Résumés
Résumé
Il y a là plus qu’une adresse aux signataires des études présentées dans le séminaire de doctorat qui se tient chaque année en Sorbonne sous ma responsabilité et s’intitule : « Diversités culturelles, Différences sexuelles ». Plus qu’une adresse aux doctorants Anaïs Frantz, Sarah-Anaïs Crevier-Goulet, Abdereman Mohamed Saïd, Mélina Balcazar, Sirkka Remes, Elsa Polverel, Audrey Szebesta, ces pages entendent donner une réception à des travaux en tous points remarquables et y apposer comme une contre-signature.
Elles entendent dire qu’elles entendent. Et qu’il y a à continuer. À faire. Ces pages, et toutes celles qui les précèdent et les ont suscitées, constituent une forme de correspondance – au sens plénier du mot.
Corps de l’article
Vous avez eu la main heureuse : « vous » désigne ici et un collectif et un chaque-fois-singulier.
Vous avez eu la main heureuse : je ne dis pas cela seulement pour souligner la part de hasard, ou la bonne surprise, la chance des rencontres qui ont eu lieu avec vous, entre vous-nous - la chance qu’il y a dans toute rencontre - et parce que c’est ici, j’y reviendrai, un vous-nous plein d’étranger, plein de la chance de l’étranger ;
si je dis que vous avez la main heureuse,
c’est d’abord pour souligner une position de principe : le principe de la main heureuse.
Die glückliche Hand, La Main heureuse, est le titre d’une composition et d’un livret d’Arnold Schönberg. Dans une conférence qu’il tint à Breslau en 1928, à l’occasion de la représentation de Die glückliche Hand, le musicien s’expliquait ainsi sur son titre :
Une main heureuse agit à l’extérieur, loin de notre moi bien protégé, plus elle agit loin, plus elle est loin de nous ; une main heureuse - plus loin - n’est que « doigts heureux » ; et plus loin encore : un corps heureux est une main heureuse et : des doigts heureux. Un bonheur au bout des doigts : toi qui possèdes en toi le supraterrestre, tu aspires au terrestre... ?
Et il terminait sur ces mots :
[…] heureuse est la main qui essaie de saisir ce qui ne peut que lui échapper, quand elle le tient. Heureuse la main qui ne possède pas ce qu’elle promet ![1]
Vous avez la main heureuse : vous vous inscrivez dans ce principe de dépossession, ce processus de dépropriation qui est à l’œuvre dans toute dynamique artistique. Dans l’écriture littéraire au premier chef, et dans le travail de réflexion critique qui lui est indissociable : c’est-à-dire son cheminement, ses tâtonnements, son aveuglement, ses épiphanies.
Vos études se sont vouées avec rigueur, avec exigence et lucidité, à ce qui arrive : au jeu, au Venant, au hasard. Aux genres de tous bords qui travaillent l’élaboration des formes en littérature : genres codifiés selon les canons culturels ; genres des diverses grammaires ; genres sexuels riches d’infinies différences, de quasi-genres, d’énergies inimaginables.
Vous vous êtes voués à l’événement d’écriture, la vôtre et celle de vos auteurs, ceux qui vous donnent l’écriture - qui vous donnent la main, sur qui vous vous faites pour ainsi dire la main. Choisir son ou ses auteurs, c’est choisir son ascendance, sa famille littéraire. (Et si l’auteur préféré vient à décevoir, comment être critique avec justesse ?) Vous vous êtes livrés courageusement - et vous avez su désigner vos craintes et vos courages - à l’événement d’écriture qui fait arriver la pensée à la pensée. Avant cela, ça ne pense pas.
Je veux dire que vous avez eu la force de tirer la leçon du ratage : qui n’est pas ratage mais devenir-même. Son bénéfice - ainsi Sarah-Anaïs analysant « le jeu et le ratage », ainsi Sirkka parlant de ses « repentirs » de critique.
Je crois que je vous ai vus. Vous étiez dans la torsion de l’Ange de Benjamin : avançant vers l’à-venir mais avec la tête tournée sur le parcours effectué et le réfléchissant.
Position de salut et d’inconfort tout ensemble.
Vous avez compris que la main heureuse c’est aussi la main étrangère. L’écrivante : ainsi, par exemple, que Claude Simon dessine qu’il la voit lorsqu’il est assis à sa table d’écriture.
On écrit toujours à l’étranger : de sexe, de culture, de langue.
Je crois qu’on ne peut écrire-penser que dans l’ambivalence : tantôt du côté de Paul Celan lorsqu’il affirme « Je ne vois pas de différence entre une poignée de main et un poème » ; tantôt du côté d’Assia Djebar qui écrit avec la main-greffée :
Eugène Fromentin me tend une main inattendue, celle d’une inconnue qu’il n’a jamais su dessiner.
En juin 1853, lorsqu’il quitte le Sahel pour une descente aux portes du désert, il visite Laghouat occupée après un terrible siège. Il évoque alors un détail sinistre : au sortir de l’oasis que le massacre, six mois après, empuantit, Fromentin ramasse, dans la poussière, une main coupée d’Algérienne anonyme. Il la jette ensuite sur son chemin.
Plus tard, je me saisis de cette main vivante, main de la mutilation et du souvenir et je tente de lui faire porter le « qalam ».[2]
Le « principe de la main heureuse » c’est-à-dire du plus loin et du décentrement, n’est qu’une autre appellation de ce qu’Anaïs a si justement analysé : la position de fragilité comme impératif de la recherche.
« L’être à l’autre », dit Levinas. Un être-à-l’autre qui relève de la non assurance, du non-savoir.
Diversités culturelles, Différences sexuelles : c’est aborder des sols mouvants. C’est être confronté à l’innommable.
Comment nommer cela : sexe, genre, différences sexuelles, érotique ?
Comment nommer cela : francophonie, francographie, postcolonial, littératures de langue française (au pluriel ? au singulier ?) ?
Comment s’efforcer de tenir le lieu d’impouvoir ? se tenir à l’intenable ? S’exposer, s’expeauser ?
Prendre par le pluriel de genres - mais pas exclusivement car cela risquerait alors d’être un évitement du mot « sexe » ; il faut au contraire les convoquer tous, les mots -, prendre par le pluriel de genres, donc, présente l’avantage de maintenir dans le tremblement. Entre trois significations : bio-sexuelle, grammaticale, littéraire, cette dernière n’étant pas la moindre puisqu’il y va de la question de la forme.
Tremblement de la pensée - qui est la seule pensée possible.
Tremblement méthodologique : à l’autre on ne va jamais assez désarmé. Ce qui ne veut pas dire qu’on soit sans théorie, sans langue ni sans exigence.
La plus grande force, c’est de faire - de travailler - avec ses faiblesses.
Quant à l’autre, on ne peut se contenter du minimum, on ne cherche pas le plus petit dénominateur commun. On veut pleinement les différences, l’altérité incontournable. Rien d’en commun. Rien de commun.
De l’autre, tout est extra-ordinaire.
Nous sommes bourrés de préjugés, habitués aux dressages. C’est par l’écriture qui donne du temps et du champ - et du corps, celui du texte, de la langue - qu’il est possible de travailler sur « soi », ses langues et ses cultures. C’est-à-dire : penser. C’est le principe de Proust.
Cultures et langues sont à la fois lieu d’éclosion et de clôture. On l’entend très bien dans vos études où vous prenez soin de distinguer « sexe » et « genre » et d’en suivre le jeu différentiel dans les œuvres de Genet, de Novarina, de Duras. Ou bien êtes attentifs aux passages humain-animal, humain-inhumain, chez Kierkegaard ou Lyotard. N’avez pas oublié de soustraire le genre à la généralisation, au général, au générique.
Lyotard, dans L’inhumain, souligne qu’il y va du défi lancé à la pensée par le corps sexué de la langue :
marqué de la transcendance irréparable inscrite sur le corps par la différence des sexes. Le reste que laisse cette différence-là, non seulement le calcul, mais même l’analyse n’en vient pas à bout. Elle fait penser sans fin, elle ne se laisse pas penser. La pensée n’est pas séparable du corps phénoménologique. Mais le corps sexué est séparé de la pensée et le lance.[3]
Que la langue (et l’écriture) est sexuée - et politique - vous l’avez très bien fait entendre : avec Virginia Woolf ; avec Genet, avec Novarina, voire en montrant les limites de Gilles Zenou. À quoi s’articule l’érotique du genre (c’est la question abordée par Abdereman) qui n’est pas le « genre érotique » mais l’érotique du texte et de la pensée en effets. Il faudrait développer cela : qu’il y a une érotique de la pensée.
La pensée n’est pas abstraite, comme on le pense.
C’est une pensée avec les mots, les sons, un ton : tonos, la tension. On ne pense pas, on n’aime pas, on n’a pas d’amitié sans cette tension.
D’où l’importance de la critique généreuse. Qui n’est pas sans rapport avec ce que Jabès nomme « la distance généreuse »[4].
La distance généreuse, c’est aussi façon de choisir les textes : vous avez eu la main heureuse en choisissant de grands textes, des textes que l’on dit « difficiles », qui donnent le plus grand inconfort, la plus stimulante étrangeté. Ils contraignent de mettre en jeu la grammaticalité, la grammaticité. D’écrire avec/contre la grammaire « propre ».
J’ai un jour prononcé le mot « utopie » concernant le fonctionnement de notre séminaire. A condition de prendre le soin de préciser : une utopie qui n’est pas un système ; pas totalité, pas totalisante, pas totalitaire. La référence à Trois Guinées de Virginia Woolf est exemplaire[5]. À la question posée, Virginia Woolf répond autrement. Ou plutôt : elle ne « répond » pas, elle fait le chemin. La romancière explicite fort bien sa démarche dans Une Chambre à soi :
[…] quand un sujet se prête à de nombreuses controverses - ce qui est le cas pour tout ce qui, d’une façon ou d’une autre, a trait au « sexe » - on ne peut espérer dire la vérité et on doit se contenter d’indiquer le chemin suivi pour parvenir à l’opinion qu’on soutient. Il faut se borner à donner à des auditeurs qui tiendront compte des limites, des préjugés, des particularités de la conférencière, l’occasion de tirer leurs propres conclusions. Il y a des chances pour qu’ici la fiction contienne plus de vérité que la simple réalité.[6]
Belle leçon : on n’oubliera plus d’indiquer le chemin, hodos. La méthode.
Plus qu’une utopie, on indiquera le chemin vers un lieu utopiste où ni le rêve ni la fiction ne sont exclus. Ils ouvrent à une dynamique d’échanges inéquivalents ; une circulation non-comptable.
Différences sexuelles, différences textuelles, différences langagières et culturelles : sous cette constellation s’inscrivent vos travaux.
Il devient impératif de repenser la « francophonie ».
Le mot est redoutable, parce que c’est toujours à l’autre qu’on l’applique - qu’on le « colle », faudrait-il dire ; « nous » (pas je, pas moi), un « nous » constitué, reconnaissable et reconnu ; « nous » à l’autre « francophone ».
Il est l’autre, « notre » autre, au mieux notre « hôte » dans la langue.
Il est notre autre, mais pas des nôtres.
« Francophone » est un mot qui s’entend de façons bien différentes selon le lieu où il se prononce. Il est révélateur lorsqu’on considère non pas à qui il s’applique ou s’adresse mais bien plutôt par qui il est dit. De qui il vient.
Je le sens obscurément, il ne reste plus qu’à retourner la formule : retour à l’envoyeur. Et dire ceci :
Lorsque, écrivains écrivant dans la langue-française-de-France, nous travaillons à l’écriture de notre ouvrage, lorsque nous élaborons notre matériau qui est le langage, ses lettres, sa grammaire, sonorités, croisées, rythmes et que, sujets de l’écriture, nous sommes en fait travaillés et élaborés par eux, j’affirme que nous sommes tous des écrivains francophones. L’écriture littéraire visant à faire entendre dans l’alphabet les voix d’un idiome singulier.
Je devrais donc désormais me présenter : écrivain francophone.
Française écrivain francophone.
Écrivain francophone de l’intérieur.
L’ « identité » de l’écrivain francophone est à décliner sans fin.
Ceci est peut-être une profession de foi qui fait écho à celle d’Anaïs.
Enfin, il est temps de repenser la question de la langue maternelle, la question qu’on devrait lui poser : langue, es-tu ma maternelle ?
Il est urgent d’arracher la maternelle à la nationale et d’en accueillir tout le potentiel d’ouverture. « La vie ressemble à la vibration des sons. Et l’homme au jeu des cordes », écrit Beethoven. La langue maternelle, c’est d’abord cela : une existence vibratile.
Ce à quoi nous naissons, ce dans quoi nous venons à la naissance, ce sont des timbres de voix, des sonorités, des intonations. Tel est notre berceau, fait de ces arrivages de la langue à notre insu encore qui forment le creuset des paroles à venir. Ils forment notre matrice sensitive.
C’est une sorte d’état d’avant-la-grammaire. Ou plutôt, c’est une grammaire du corps avant que d’être une grammaire des codes ; une grammaire des silences et bruits avant que des mots ; des formes et des couleurs avant que des noms. Ce sont des chaînes d’inanités sonores avant que de devenir des enchaînements syntaxiques logiques.
Tous les jours nous en faisons l’expérience : nous sommes un corps-à-langues. Je veux dire un corps de résonances. Nous avons du coffre, nous pulmonons, nous palpitons, nous accompagnons du geste. Nous ne parlons pas du bout des lèvres ; nous n’entendons pas seulement avec les oreilles. Ma langue maternelle, lorsque je la parle, je l’entends dans ma gorge et mon arrière-gorge. Et si celui qui me parle je l’entends à l’oreille, il est des phrases que je reçois au plexus, au ventre, dans l’émoi sans nom.
C’est dire que la langue maternelle est hospitalité infinie pour la venue de l’être au monde. Elle fait de la langue beaucoup plus qu’un savoir linguistique et plus qu’un avoir identitaire. Elle est pleine de promesses d’autres-langues. La maternelle dispose à l’inconnu et à l’insu, aux partages et aux partitions : elle est merveilleusement et dangereusement poreuse.
En suite de quoi vient le temps de l’apprentissage de la langue maternelle. Moment indispensable qui permet d’acquérir codes, règles, syntaxe, rhétorique, normes et discipline. Cet apprentissage n’est pas seulement un effort d’analyse intellectuelle : c’est aussi un dressage du corps. Apte aux discours et aux opérations de toutes sortes, c’est la langue maternelle du père, la langue-tuteur, la langue institutrice.
Nous sommes donc les héritiers d’au moins deux langues maternelles (outre les situations de bilinguisme et de plurilinguisme dans lesquelles nous nous trouvons sans cesse et dont toute langue porte trace dans l’étymologie).
Il y a la langue maternelle que nous parlons en commun, apprise et transmise institutionnellement, et la langue maternelle première, la matricielle, mère de toutes langues, que nous habitons et qui nous habite.
Il importe de sans cesse veiller à laisser à cette matrice hospitalière tout le champ possible. C’est la littérature qui donne libre cours et toute capacité créative à l’hospitalité de la langue maternelle. L’écriture littéraire fait vibrer la corde sensible de nos objets de pensée, ravive la mémoire de la langue que nous croyons nôtre et qui est tout autre ; que nous croyons connaitre et que nous découvrons.
C’est toujours l’autre qui me donne ma langue maternelle.
J’éprouve plus que jamais qu’écrire est expérience de dépossession où la maternelle devient langue de croissances nouvelles, révélatrice de la soif d’autre qui l’habite. La littérature offre la chance de prendre la porte du texte, de passer à tout moment des seuils.
La langue maternelle apprend à apprendre à suivre les passages transfrontaliers des langages à l’œuvre.
Et à suivre la recommandation de Beethoven :
« Perfectionner, si possible, l’appareil auditif, et puis voyager ».
Parties annexes
Notes
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[1]
Ce texte, écrit en 1928, fut publié pour la première fois dans Arnold Schönberg, Gesammelte Schriften I, ed. par I. Vejtech, Francfort, 1976 ; repris dans Schoenberg, Kandinsky. Correspondance. Écrits, Contrechamps, N°2, avril 1984 : « Arnold Schoenberg, Conférence de Breslau sur « Die glückliche Hand », p.88.
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[2]
Assia Djebar, L’Amour, la fantasia, Paris, Jean-Claude Lattès, 1985, p.255.
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[3]
Jean-François Lyotard, L’inhumain. Causeries sur le temps, Paris, Galilée, 1988, p.31.
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[4]
Edmond Jabès, Je bâtis ma demeure (Poèmes, 1943-1957), Paris, Gallimard, 1959. Cité par Jacques Derrida, dans « Edmond Jabès et la question du livre », L’Écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p.108.
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[5]
Cf dans le dossier l’article d’Anaïs Frantz, « Profession de foi d’un Centre de Recherches en Études Féminines et de Genres ».
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[6]
Virginia Woolf, Une Chambre à soi, traduction de Clara Malraux, Paris, Denoël, 1977. Collection 10/18, p.8. C’est moi qui souligne.