Résumés
Résumé
Cet article vise à déployer l’éventail sémantique du « genre » que la tradition, dans son désir de « définir » et d’ « identifier », réduit trop souvent en parlant soit de genre biologique (humain/animal/végétal), soit de genre sexuel (féminin/masculin), soit de genre textuel (littéraire/philosophique/sociologique) et littéraire autobiographie/poésie/essai). Or « la loi du genre » que formule Jacques Derrida dans l’essai éponyme ouvre le mot à sa littéralité : où le genre génère du « sujet » à la lettre. Troublant infiniment l’ordre canonique du savoir et du s’avoir, et donnant à découvrir au lecteur un « propre » genre de génération – sous le couvert du voile apocalyptique de la langue en littérature.
Mots-clés :
- Genres,
- Genèse du sujet,
- Sujets de l’écriture,
- Voile de la langue,
- Génération du texte.
Abstract
: This essay aims at unravelling a whole semantic spectrum of "gender", which tradition, in its desire to "define" and "identify", has all too often simplified down to either biological gender (human/vegetable/animal), or sexual gender (feminin/masculin), or textual gender (literary/philosophical/sociological), or literary gender (autobiography/poetry/essay). Jacques Derrida, however, in his essay entiled "la loi du genre" opens the word up to its literality: where gender literaly generates the "subject". Infinately disturbing the canonical ordering of knowledge and self-possession, and allowing the reader to discover a type of generation in itself - under the apocalyptic veil of language.
Corps de l’article
« Au commencement, il y eut le ver »
Jacques Derrida, Un ver à soie
Au commencement du genre de culture dit « occidental » se trouve le récit de la Genèse, déjà double (premier et second récits de la Création), et interprété(s) différemment selon les traductions. Au commencement du « genre humain » dans cette tradition se trouve la scène de la découverte de la complexité de l’être (premier récit de la Création) :
Elohîm dit : « Nous ferons Adâm - le Glébeux -
à notre réplique, selon notre ressemblance.
Ils assujettiront le poisson de la mer, le volatile des ciels,
la bête, toute la terre, tout reptile qui rampe sur la terre. »
Elohîm crée le glébeux à sa réplique,
à la réplique d’Elohîm, il le crée,
Mâle et femelle, il les crée. »[1]
Dieu dit et ils sont. L’autorité divine fait preuve d’auctorialité, du latin « auctor » (accroître, augmenter), qui donne le mot « auteur » en français. C’est la performativité de la langue qui éprouve la responsabilité du sujet : « à la réplique d’Elohîm, […] il les crée ». Au commencement Dieu répond. Il répond de la langue dans laquelle seule du « genre » se promet. Et ce de façon hétérogène : et masculin et féminin (« mâle et femelle »), et singulier et pluriel (« le […] les ») ; en rapport à d’autres genres d’êtres vivants : au « poisson », au « volatile », à la « bête », au « reptile ». En rapport à d’autres genres d’éléments : à la « terre », à la « mer », aux « ciels ». En rapport au genre inconnu que représente Dieu : « selon notre ressemblance » dit Elohîm. « Elohîm », c’est à la fois « nous » et « il », c’est peut-être « mâle et femelle » - l’apposition au pronom personnel sujet laisse, dans la traduction d’André Chouraqui, la lecture du verset dans l’équivoque ; et la disposition du texte actualise l’étrange genre de relation qu’ « Elohîm » entretient avec sa « création ». Il s’agit d’une relation remarquable à tous les sens de l’adjectif que remarque d’ailleurs Jacques Derrida dans le texte intitulé, justement, « La loi du genre »[2]. « Remarquable », la relation entretenue entre « Elohîm » et « Adâm » (adama signifie la terre en hébreu ; Adam, ici, c’est l’être humain) l’est tout d’abord au sens où l’épisode (« relation » > « relatio » < le récit) marque au point qu’il promet au moins deux mille ans d’Histoire « occidentale ». Elle l’est, ensuite, de façon prosaïque, dans la traduction d’André Chouraqui, au sens où le chiasme la met en évidence : « Elohîm... crée... réplique/ réplique... Elohîm... crée ». Elle l’est, enfin, littéralement, au sens où une prolifération prend acte : « réplique... ressemblance... réplique... réplique » ; « crée... crée... crée... » - il (« Elohîm ») < « nous » ; le (« le Glébeux ») < « les ». Le re-marquage lexical et grammatical actualise un démarquage générique au sens contradictoire du terme. D’une part, du genre se démarque au sens où « Adâm » se distingue d’« Elohîm » (c’est la venue au jour, la naissance de l’humain en tant que genre). En même temps, du genre se dé-marque au sens où, mis en rapport avec « Elohîm », « Adâm » perd sa « marque », le trait qui définit son appartenance à un genre dont la distinction est différée au fil de la relation qui s’annonce et simultanément la re-marque au lieu de rapports d’un autre genre encore : le texte parle d’ « assujetti[ssement] » au sujet d’autres genres d’êtres vivants. Enfin, du genre se dé-marque au sens où, mis en rapport avec « le Glébeux », « Elohîm » perd sa « marque », ce trait qui sépare absolument l’humain de son « origine » avec laquelle il entretient une relation de « ressemblance » (révélant un re-marquage générique au lieu de ce qu’Emmanuel Lévinas appelle le « sans rapport »[3]). Au commencement, Dieu s’adresse à la langue qui découvre du genre - en travail au lieu d’une économie que Maurice Blanchot qualifie de « littéraire »[4]. Telle est « la loi du genre » que la tradition judéo-chrétienne définit comme « humain » qui ne connait que : de la langue (depuis la langue) - de cette connaissance à la fois absolue et relative (singulière et reprise) qu’éprouvent Ève et Adam en tentant l’interdit dans l’épisode dit du « péché originel » (second récit de la Création).
Le serpent était nu,
plus que tout vivant du champ qu’avait fait IHVH Elohîm. […]
Le serpent dit à la femme :
« Non vous ne mourrez pas, vous ne mourrez pas,
car Elohîm sait que du jour où vous en mangerez
vos yeux se dessilleront et vous serez comme Elohîm,
connaissant le bien et le mal. »
La femme voit que l’arbre est bien à manger, […]
Elle prend de son fruit et mange.
Elle en donne aussi à son homme avec elle et il mange.
Les yeux des deux se dessillent, ils savent qu’ils sont nus ».[5]
Lorsque tentés par le serpent, Ève et Adam transgressent l’interdit, mangent du fruit de l’arbre et prennent connaissance des différences (bien et mal, féminin et masculin, vie et mort) à l’œuvre dans la condition d’être (« humains »), ils éprouvent « la loi de la loi du genre » qu’à son tour Derrida « tente » de saisir :
« c’est précisément un principe de contamination, une loi d’impureté, une économie du parasite […] je parlerais d’une sorte de participation sans appartenance. Le trait qui marque l’appartenance s’y divise immanquablement, la bordure de l’ensemble vient à former par invagination une poche interne plus grande que le tout, les conséquences de cette division et de ce débordement restant aussi singulières qu’illimitables »[6].
Le « parasite » en l’occurrence, dans le récit biblique, ce n’est pas le serpent, comme la tradition a interprété l’épisode : seuls la femme et l’homme « mange[nt] » du fruit, seule la langue du récit fourche sur « Elohîm » par le truchement de l’adverbe de comparaison « comme ». La relation initiale que le serpent noue avec la femme rendant impossible la simplification générique d’un-genre-« humain »-né-deux, plus de deux sexes, plus de trois langues, plus de six yeux, plus de douze paupières se dessillent et prolifèrent entre le serpent qui parle, la femme qui répond et mange, et l’homme qui mange en regard de l’interdit ordonné par Dieu ; contaminant, « au commencement », les frontières établies après coup entre les genres (le sacré le profane ; l’humain l’animal ; féminin masculin). Or c’est de « participation sans appartenance » qu’il s’agit ; et la comparaison, comme la « ressemblance », réplique sans attenter au caractère sacré (« sacer » en latin, « séparé ») de l’ « origine » d’un genre conçu « à l’image » de la divinité (« nu » est le serpent, plus que tout vivant du champ de la Création ; « nus » se découvrent la femme et l’homme parasitant l’ordre divin). Comme s’il n’y avait de démarquage générique que dans la réserve narrative d’un inter-dit qui toujours déjà diffère le trait, et couvre d’un voile pudique une « origine » en re-trait.
« Dès qu’on entend le mot "genre", dès qu’il paraît, dès qu’on tente de le penser, une limite se dessine. Et quand une limite vient à s’assigner, la norme et l’interdit ne se font pas attendre : "il faut", "il ne faut pas", dit le "genre", le mot "genre", la figure, la voix ou la loi du genre. Et cela peut se dire du genre en tous genres, qu’il s’agisse d’une détermination générique ou générale de ce qu’on appelle la "nature" ou la physis (par exemple un genre vivant ou le genre humain, un genre de ce qui est en général) ou qu’il s’agisse d’une typologie dite non naturelle et relevant d’ordres ou de lois qu’on a cru, à un moment donné, opposer à la physis selon les valeurs de tekhné, de thesis, de nomos (par exemple un genre artistique, poétique ou littéraire). »[7]
Que l’interdit marque la naissance du « genre en tous genres », cela signifie qu’il n’y a pas de genre sans la fourche de la langue qui, « au commencement », (re)pose la question du « genre ». Autrement dit, il n’y a de « sujet » - d’énonciation, humain, vivant, de discours, naturel - que « la figure, la voix, ou la loi du genre » qui cultive l’identification au lieu d’une économie littéraire, et qui d’emblée diffère la tentative d’Ève que relate le second récit de la Création. « Que se passe-t-il quand le bord fait une phrase ? »[8] interroge plus loin Derrida, révélant la « phrase » qu’ajoute l’analyse à « la loi de la loi du genre » (qui déjà ajoute à « la loi du genre »), contaminant le « principe » qui simultanément s’y fait jour. Cette mise en question du « bord » (du discours, du genre, du sujet, de la « nature » ou de la « culture », tant au sens de « limite » qu’au sens de « parti » (« participer », « partager »)) à laquelle procède Derrida, révolutionne la conception occidentale d’un « genre » dont la tradition ignore l’étymologie latine : genus, generis, cela signifie la « naissance » au sens progressif d’« engendrement ». De sorte que du « genre » ne se distingue que - la génération [9], autrement dit la performance (le et la geste). Telle est l’impudente autorité de la langue qui d’un même souffle produit et anéantit du genre, ouvre et ferme un récit ; clin d’œil d’Ève et d’Adam éprouvant l’interdit que Derrida nomme « la clause du genre » :
« clause disant à la fois l’énoncé juridique, la mention faisant droit et texte de loi, mais aussi la fermeture, la clôture qui s’exclut de ce qu’elle inclut […]. La clause […] du genre déclasse ce qu’elle permet de classer. Elle sonne le glas de la généalogie ou de la généricité auxquelles elle donne pourtant le jour. Mettant à mort cela même qu’elle engendre, elle forme une étrange figure, une forme sans forme […]. Sans elle il n’y a ni genre ni littérature mais dès qu’il y a ce clin d’œil, cette clause […] du genre, à l’instant même où s’y entament un genre ou une littérature, la dégénérescence aura commencé, la fin commence. »[10]
La fin commence, raconte l’épisode intitulé « La chute » par la tradition, l’Histoire s’engouffrant comme par « invagination » dans le cillement d’une nudité à la fois partagée et singulière (propre et parasite). La fin commence, rappelle Jacques Derrida au terme d’ « Un ver à soie »[11] que brode, par prétérition, parasitage et contamination (« et là je ne brode plus » annonce-t-il en guise d’introduction au passage, l’italique marquant par suite l’invagination narrative en acte à l’insu de l’énonciation), la scène de la découverte d’un autre genre de culture encore : celui « de Sères, les Sères, semble-t-il, un peuple de l’Inde orientale avec lequel on faisait le commerce de la soie » - c’est-à-dire la « sériciculture »[12].
De ce genre de contamination (de la fin par le commencement, du propre par le parasite et d’une culture par l’autre, autrement dit du genre par sa loi « propre ») le texte intitulé « Un ver à soie »donne, non pas un exemple (« Pas du tout. Ce n’est pas l’exemple d’un tout général ou générique. Pas du tout. Du tout - qui commence par finir et n’en finit pas de commencer à partir de soi »[13]), mais naissance. Parasite, « Un ver à soie » l’est tout d’abord de « Savoir », le texte qui le précède dans Voiles. Il l’est aussi, peut-être, à moins qu’eux le soient, des dessins d’Ernest Pignon-Ernest qui bordent, et débordent, et brodent l’écriture d’Hélène Cixous et de Jacques Derrida. « Points de vue piqués sur l’autre voile » : le sous-titre d’ « Un ver à soie » travaille l’amphibologie à l’œuvre de la première à la dernière ligne du livre[14], de sorte que nul « point final » n’en peut dé-finir (limiter ; génériquement identifier) la lecture. Le verbe « piqués », entre autres, participe (il s’agit d’un participe passé) à ce jeu de remarquage-démarquage générique à l’œuvre auquel se pique le « je » (du coup piqué comme on le dit d’un meuble par les vers), sans néanmoins appartenir : toujours déjà, le « point » est « piqué » (pris, volé) « sur l’autre voile », selon la technique du surjet qui d’un fil sert deux bords de tissus séparés. En effet, et en contrepoint au tissage complexe de Voiles, la scène de la découverte par l’enfant de la culture du ver à soie qui surgit au terme d’ « Un ver à soie » procède de l’art de la diminution qui consiste à « travailler deux mailles à la fois, en jouer plus d’une en tout cas »[15]. De sorte que, sous couvert de vérifier le souvenir du miracle du devenir-soie du ver en rapport au voile masculin que représente dans la culture juive le « tallith »[16], ce tissu enchevêtré de matières hétérogènes mais « pris[es] sur du vivant »[17], fils de laine et/ou de lin ou de soie tissés en vue de confectionner à l’homme une seconde « peau »[18], c’est l’intimité d’un soi de la langue, autrement dit d’un soi au féminin (que rejoue chaque fois le -e du féminin à la fin du mot « soie »), que le texte révèle. Cela advient au présent de la lecture qui chaque fois reprend le fil de la phrase pour en développer impudiquement la voile - celle au secret de laquelle s’écrit « Savoir »[19] ; celle qui gonflée par le vent ramène Ulysse « à lui-même dans son odyssée »[20] pendant que Pénélope use de la ruse de l’inachevable confection d’un suaire pour abuser les prétendants au trône d’Ithaque[21] ; celle à l’image de quoi le papillon déploie des « ailes »[22] au moment du « retour à soi »[23] lors de la venue à maturation du cocon. Celle, enfin, au commencement, dans laquelle Dieu souffle une « haleine de vie » pour le récit de la Création : la voix la langue. Non pas, en opposition au tallith, le voile féminin imposé par la loi dans certaines cultures - quoique le sujet ne soit jamais loin. Mais la voile la langue que déploie « Un ver à soie », « sans voile et sans pudeur »[24], c’est-à-dire en sécrétant l’intimité d’un « soi » trouvé dans un rapport animal (d’anima en latin, « souffle, vie ») à la lettre - ce que Mireille Calle-Gruber met à jour dans le texte intitulé « Le fil de soie » :
« Du secret, la seule inscription possible est celle du […] retour de langue, de l’intervallaire répétition pour ce qui n’a pas de mot, pas encore, qui va sans mot dire.
Car le miracle, c’est précisément le devenir-soie qu’est le ver à soie, un « savoir le vivant » que l’humain sait ne pas savoir savoir ; c’est la faculté qu’a l’animal de tisser du même fil le vivant le mourant, et pas de Moire en ce tissu, pas de Parque ni d’apprêt. C’est un savoir qui échappe à la dichotomie nature-culture et fait présent d’un voilement qui est principe de soi(e). »[25]
Faire « présent d’un voilement qui est principe de soi(e) » : tel est le savoir-faire du ver que découvre l’enfant en cultivant des bombyx à El Biar-Alger. C’est un « savoir ne pas abuser, savoir tenir en réserve »[26] à la manière dont le geste d’Ève garde du fruit pour partager - sans pour autant réfréner le moindre désir : les vers sont voraces, « A la vérité, il leur fallait beaucoup de mûrier, trop, toujours plus »[27] ; et Ève est avide de connaissance au point de transgresser l’interdit de la mort et de mettre à nu l’animal « nu/plus que tout vivant du champ » de la Création. De même, le pré-adolescent (« Avant mes treize ans ») a soif d’élucider le secret du devenir-soi du ver-je (la maturation sexuelle de la verge) en rapport avec l’étrange opération du devenir-soie du ver :
« il fallait bien imaginer à l’origine de leur soie, à ce lait devenu fil , à ce filament prolongeant leur corps et s’y retenant encore un certain temps : la salive effilée d’un sperme très fin, brillant, luisant, le miracle d’une éjaculation féminine qui prendrait la lumière et que je buvais des yeux. »[28]
Je remarquerai ici, outre la nudité épicène que donne à voir le travail de la confection de la soie, « le miracle d’une éjaculation féminine » dé-marquant « à l’origine » le « fil de soi(e) », la nécessité dont témoigne la voix narratrice d’avoir recours à l’ « imagin[ation] », autrement dit au voile de la fiction (« la culture de confection, la culture confectionnée selon la fiction »), afin de savoir (de s’avoir, de tirer du soi de la langue, de se voir nu soi) - quelle que soit la nature du genre de culture en question : « Car celui-ci ne croyait pas ce qu’il voyait, il ne voyait pas ce qu’il croyait voir, il se racontait déjà une histoire, cette histoire-ci, comme une philosophie de la nature pour boîtes à chaussures »[29]. Elle marque, cette nécessité, le « retour de langue » auquel renvoie Mireille Calle-Gruber dans « Le fil de soie ». C’est un principe d’approche par approximation, c’est-à-dire par reprises, feintes, voilements, éloignements, attouchements et rapports de comparaison (l’attestent les figures de rhétorique au moyen desquelles le texte copule : appositions, allitérations, analogies sonnantes, références, métaphores, métonymies, répétitions et paronomases) où chaque lettre compte, et conte, et raconte l’invisible « progrès du tissage »[30] que cultive l’enfant au secret d’une boîte à chaussures. Où la mort est prise à partie de la connaissance, « érection ou détumescence »[31] travaillant côte à côte en vue d’une même « sécrétion »: « Son œuvre et son être pour la mort »[32]. Comme s’il s’agissait, pour le sujet de l’écriture que découvre Derrida à travers l’expérience d’un récit de l’intime, de faire, à l’image de la « transformation du mûrier en soie »[33] par le ver, du soi de la mort. Autrement dit de faire présent - sans concession, « En vue de revenir à soi, d’avoir à soi ce que l’on est, de s’avoir et de s’être en mûrissant mais en mourant aussi à la naissance »[34]. Tel se formule l’étrange paradoxe d’un faire « don du don » que Mireille Calle-Gruber met en évidence dans « Le fil de soie » et qui « est en vérité […] l’injonction d’exercer : à son tour, au secret, d’ouvrer, d’ouvrir la langue, d’inventer […] s’en remettre à la langue. À sa promesse »[35] : « Ce que je m’appropriais sans le retourner vers moi, ce que je m’appropriais là-bas, dehors, au loin, c’était l’opération »[36].
Le « retour de langue » est donc à la fois retour d’âge (venue à maturation, approche de la mort), éternel retour (renaissance, découverte d’une nudité) et retour à soi par l’écriture (un s’avoir par économie du repentir en peinture : c’est Montaigne intimant au lecteur de « se […] r’avoir de soi »[37]). C’est un faire don à la langue de son propre genre (de loi, de mort, de nudité) à la manière dont Dieu crée le glébeux « nus » « à sa réplique », à la réplique du serpent qui incite la femme et l’homme à prendre connaissance de la mort. C’est l’opération qui n’est possible qu’au moyen de l’écriture littéraire qui seule remarque le tissage des différences à l’œuvre dans le devenir-soi d’un genre - ou plutôt des genres tels que Mireille Calle-Gruber les articule :
« ... il n’y a pas de pensée hors des langues, pas de langues hors des littératures, et pas une langue mais toujours plus d’une. Et pas le « gender » (catégorie généraliste) sans les genres ainsi que dit la langue française : à savoir une indissociable constellation des genres biologiques, des genres grammaticaux et des genres littéraires »[38].
« Au commencement, il y eut le ver qui fut et ne fut pas un sexe, l’enfant le voyait bien, un sexe peut-être mais alors lequel ? »[39]. Au commencement, toujours déjà, la fiction d’« une histoire » (la feinte du ver qui s’ensevelit pour renaître, la curiosité d’Ève désirant voir ce que déjà elle parasite de son propre geste, la ruse du virus-l’écriture « qui porte la mort à retardement dans la multiplication de soi »[40]) contamine les genres (au 12e siècle, le mot « genre » signifie le « sexe »). Derrida ajoute : « cette histoire-ci », celle-là même que lève l’écriture-lecture qui la souffle (qui la dérobe ; qui l’anime) - le « retour de langue » parasitant toujours déjà les genres mêmes qu’il dissémine (qu’il sème, qu’il engendre ; qu’il disperse et contamine de genres hétérogènes). Comme si l’intimité d’un « genre » (celui du ver, celui d’une voix, celui d’un sexe ou du texte qui en relate la geste) se découvrait : interdit au savoir. Comme si le secret du « genre » (le soi d’une espèce de « sujet », la nudité de sa loi) se trouvait : à inventer « entre les mues »[41] de l’animal qui l’incarne, du sexe qui l’annonce, du texte qui le (dé)voile - au tout autre générique que représente le ver pour l’enfant et le serpent pour Ève ; ou encore le fil de la phrase pour l’auteur-lecteur qui du même indécidable geste s’y retrouve et s’y perd, « à la distance infinie de l’animal […] si proche dans son éloignement incalculable »[42].
Sous le coup d’« Une écriture dont le fil ne vient pas ni ne va pas de soi mais qui sécrète ses lois »[43] la « philosophie » met à nu son étymologie « propre » (l’ « étymon » désigne un « discours vrai ») : elle se « fai[…]t faire l’amour »[44] à s’avoir. Et l’« autobiographie » révèle le voile de la langue dont s’abuse l’auteur-lecteur (c’est une « autobiographie du leurre »[45]). Tant il n’y a pas de « genre » (de sujet, de sexe, de voix) en dehors du « fil de soi(e) sécrété par l’autre »[46] que file la voile la langue en littérature.
Tel est « Le verdict »[47] auquel tend « Un ver à soie » : c’est le dit du ver que l’auteur-lecteur ne peut ni lire ni écrire ni connaitre mais encore désirer voir. C’est un « savoir le vivant » dont la « vérité » est « véraison »[48] à la ressemblance des fruits de la vigne qui mûrissent et de la chenille qui devient papillon. « La formule vivante, minuscule mais encore divisible du savoir absolu »[49]. Que la « formule » du « savoir absolu » soit « encore divisible », qui plus est « vivante », cela signifie que le « retour de langue », toujours déjà, travaille l’histoire aux différences. Qu’il n’y a pas de « nature » en dehors de la « culture » (du ver, de la soie, de l’inconnu générique que représente la littérature (une « philosophie de la nature » ?)) dans laquelle seulement du « sujet » se confectionne - en « surjet », en apprentissage, en formation ; « forme sans forme », « étrange figure » augmentée de sa fin, infiniment en diminution. Qu’il n’y a pas de « mal » (« Comme si tout à coup le mal, rien de mal n’arrivait plus »[50]) en dehors de la mort que le ver à soie tisse à même la sécrétion du voile régénérateur et dont Ève fait l’épreuve en prenant connaissance. Et pas de « soi » sans le voile de la langue qui est un voile au féminin (c’est un voile de soie). Des genres, donc - et nus. Comme un ver à soie dont le travail formule un genre de connaissance - inconnu, comme le « je » de l’écriture « reste encore »[51], vierge à soi, « petite verge innocente »[52] « mâle et femelle » à la fois. À lire, à écrire, à tramer (voiler) en vue de voir : à mettre à l’épreuve de « la littérature ».
Parties annexes
Notes
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[1]
Genèse, 1, 26, in La Bible, traduction d’André Chouraqui, Paris, Desclée de Brouwer, 1989, p.20, je souligne.
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[2]
Derrida, Jacques, « La loi du genre » in Parages, Paris, Galilée, 1986, p.263.
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[3]
Voir Lévinas, Emmanuel, Le temps et l’autre, Paris, Quadrige/PUF, 2004 (Fata Morgana, 1979).
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[4]
J’entends par « écriture littéraire » le « produit » du rapport à l’œuvre dans l’énonciation tel que Maurice Blanchot en esquisse le procès : « mouvement infini qui […] éprouve, […] transforme, […] déloge de ce « Je » assuré, à partir de quoi [l’auteur] croit pouvoir questionner sincèrement » du « sujet », c’est-à-dire du « soi » (Blanchot, Maurice, Le Livre à venir, Paris, Gallimard, 1959, (Folio Essais ; 48), p.44). C’est l’ « appropriation » sans appropriation de l’opération du devenir-soie par la voix narratrice d’ « Un ver à soie ». (Voir l’analyse ci-dessous)
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[5]
Genèse, 3, 1-7, ibid.
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[6]
Derrida, Jacques, « La loi du genre », ibid., p.256.
-
[7]
Idem., p.252.
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[8]
Idem., p.274.
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[9]
Voir la théorie de Judith Butler d’une performativité du genre dans Butler, Judith, Trouble dans le genre (Gender Trouble. Feminism and the Subversion of Identity, 1999) / traduit par Cynthia Kraus, Paris, La Découverte, 2005.
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[10]
Derrida, Jacques, « La loi du genre », ibid., p.265.
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[11]
Derrida, Jacques, « Un ver à soie », in « Voiles », Revue Contretemps, Paris, n°2-3, hiver-été 1997, p. 11-50. Repris dans Hélène Cixous, Jacques Derrida, Voiles accompagné de six dessins d’Ernest Pignon-Ernest, Paris, Galilée, 1998, (Incises).
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[12]
Derrida, Jacques « Un ver à soie », ibid., p.82.
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[13]
Derrida, Jacques « La loi du genre », ibid., p.287.
-
[14]
A prendre en compte également, la première phrase du Prière d’insérer: « Voiles en tous genres, voilà d’abord l’enjeu du titre ».
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[15]
Derrida, Jacques « Un ver à soie », ibid., p.25.
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[16]
Voir en particulier Derrida, Jacques « Un ver à soie », ibid., p.65-66.
-
[17]
Derrida, Jacques « Un ver à soie », ibid., p.66.
-
[18]
Idem., p. 66. De même dans le récit de la Genèse, Dieu revêt Adam et Ève d’ « une seconde peau » avant de les chasser d’Éden.
-
[19]
Derrida, Jacques « Un ver à soie », ibid., p.61.
-
[20]
Idem., p.84.
-
[21]
Derrida, Jacques « Un ver à soie », ibid., p.25.
-
[22]
Idem., p.85.
-
[23]
Idem., p.85.
-
[24]
Idem., p.84.
-
[25]
Calle-Gruber, Mireille, « Le fil de soie » in L’animal autobiographique. Autour de Jacques Derrida, colloque de Cerisy sous la direction de Marie-Louise Mallet, Paris, Galilée, 1999, p.82 ; repris et augmenté dans Calle-Gruber, Mireille, Jacques Derrida ou La distance généreuse de l’écriture, à paraître.
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[26]
Derrida, Jacques « Un ver à soie », ibid., p.61.
-
[27]
Idem., p.82.
-
[28]
Idem., p.83.
-
[29]
Idem., p.84.
-
[30]
Idem., p.82.
-
[31]
Idem., p.83.
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[32]
Idem., p.83.
-
[33]
Idem., p.82.
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[34]
Idem., p.83-84.
-
[35]
Calle-Gruber, Mireille, « Le fil de soie », ibid.
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[36]
Derrida, Jacques « Un ver à soie », ibid., p.83.
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[37]
De Montaigne, Michel, « De la solitude » in Essais I, Paris, PUF, p.239. Cité par Mireille Calle-Gruber dans le « Liminaire » à La Différence sexuelle en tous genres, (sous la direction de Mireille Calle-Gruber), revue Littérature, Paris, n°142, juin 2006.
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[38]
Calle-Gruber, Mireille, présentation du « Centre de Recherches en Études Féminines et de Genres », la Sorbonne Nouvelle-Paris III, juillet 2007. Cf. aussi « Quelle égalité des chances dans l’Enseignement Supérieur et la Recherche en France ? » in Pari Opportunità e Diritti Umani/Equal Opportunities and Human Rights, Rome, Congrès International, Université Rome-La Sapienza, 25-26 octobre 2007, à paraître.
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[39]
Derrida, Jacques « Un ver à soie », ibid., p.84.
-
[40]
Idem., p.85.
-
[41]
Derrida, Jacques « Un ver à soie », ibid., p.82.
-
[42]
Idem., p.83.
-
[43]
Calle-Gruber, Mireille, « Le fil de soie », ibid.
-
[44]
Derrida, Jacques « Un ver à soie », ibid., p.84.
-
[45]
Idem., p.84.
-
[46]
Calle-Gruber, Mireille, « Le fil de soie », ibid.
-
[47]
Derrida, Jacques « Un ver à soie », ibid., p.85.
-
[48]
Idem., p.85.
-
[49]
Idem., p.83.
-
[50]
Idem., p.85.
-
[51]
Idem., p.84.
-
[52]
Idem., p.83.