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Nous voudrions réfléchir ici sur la notion de « genre érotique », plus spécialement, sur un aspect auquel la mise en relation de ces deux termes invite, à savoir l’articulation du « genre » entre le littéraire et le sexuel.

En guise d’introduction, nous aimerions faire quelques remarques.

En premier lieu, la reconnaissance d’une tradition érotico-littéraire de l’Antiquité à nos jours en passant par toutes les époques. Il semble ainsi que le lien entre écriture et érotisme soit aussi vieux que la « littérature » elle-même.

Ensuite, l’idée répandue, selon laquelle, dans le rapport entre littérature et érotisme, il y aurait une « différence générique » suivant le genre sexuel de l’auteur. Comme le souligne Gaëtan Brulotte : « […] quand les hommes écrivent ce type de récits [érotiques], c’est de la basse pornographie ; quand ce sont des femmes, c’est de l’érotisme sublime lié à quelque nouvelle liberté d’expression »[1]. Ce qui est intéressant à noter ici, c’est le rapport de dépendance établie entre la « littérarité » du genre érotique et le sexe de l’auteur. Cette idée se trouve étroitement liée à celle, d’après laquelle, la réception des œuvres érotiques différerait en fonction du genre sexuel du lecteur, même si des études sexologiques ont montré qu’en réalité, la réaction des hommes se distingue très peu de celle des femmes.

Enfin, le mythe de Tirésias, d’après Les Métamorphoses III d’Ovide, qui postule une différence dans le plaisir sexuel en fonction du genre sexuel. Ce qui, dans une perspective discursive, impliquerait une différence « essentielle » entre un discours sur la jouissance féminine et un discours sur la jouissance masculine. Dans une autre version du mythe (notamment celle de Callimaque, Hymne 5), Tirésias surprend Athéna se baignant nue et la déesse le rend aussitôt aveugle. Il importe de remarquer ici que, outre l’interdiction pour les mortels de voir les dieux à leur insu, la nudité d’Athéna pose problème à cause de son ambiguïté sexuelle : c’est une femme guerrière, née toute armée de la tête d’un homme (Zeus) et contrairement aux autres déesses (Artémis, Aphrodite, Héra etc.), elle est toujours désignée par des caractéristiques viriles (armes, amure).

Par ailleurs, nous pouvons remarquer que le châtiment infligé à Tirésias, l’aveuglement, commun aux deux versions, n’est peut-être pas sans rapport avec le « logos » grec qui, comme l’indique Heidegger, est intimement lié à la vue : « Au sens de parole, λόγος se ramène plutôt à δηλούν, rendre manifeste ce dont la parole "parle". […] La parole "fait voir" […] à partir même de cela dont il est parlé. »[2]

Finalement, même si ces considérations s’avèrent n’être que des « faits » culturels, et donc totalement arbitraires, elles n’en mettent pas moins en relief une réflexion sur le genre dans son articulation entre le littéraire et le sexuel. Il semble évident que l’on ne peut pas parler du « genre érotique » comme l’on parle du « genre policier » ou du « genre fantastique ». Dans le « genre érotique », la notion de genre s’avère ambivalente, équivoque, problématique. Ici, au moins deux acceptions s’appellent, s’excluent, se confondent : le genre en tant que genre littéraire et le genre en tant que différence sexuelle.

La notion de « genre érotique » met ainsi à mal la répartition habituelle des genres. Non pas qu’elle n’entre dans aucun genre ni qu’elle soit multi-genres. Bien plus, elle déplace la question du « genre », l’installe dans un espace « poreux », dans la jointure « précaire » du genre en tant que genre littéraire et genre sexué. Dans quelle mesure ?

Les études de genre postulent l’idée que toute production culturelle et/ou artistique est marquée par une identité sexuée, plus particulièrement les œuvres discursives et plus spécialement la littérature. Nombreuses sont les études qui ont mis en évidence le fait que la langue porte toujours en elle la différence sexuelle. Par exemple, comme le souligne Monique Wittig, d’un point de vue grammatical : « On sait qu’en français avec le pronom je, on doit marquer le genre dès qu’on l’utilise en relation avec des participes passés et des adjectifs. »[3]. Il en est de même d’un point de vue lexical comme le suggèrent les études socio-linguistiques de Robin Lakoff[4]. D’où l’émergence de concepts tels que « le langage des femmes », « langage au féminin » etc.

Or depuis les formalistes russes, plus précisément Roman Jakobson, il est acquis que le langage, dans son usage littéraire, se défait de sa référentialité quotidienne au profit d’une certaine poéticité, ou plutôt « poiéticité » (de poïein : faire, fabriquer). La question qu’il convient alors de se poser est celle du devenir de cette marque sexuelle dans l’usage littéraire du langage, plus particulièrement dans le « genre érotique » où se trouve problématisé le rapport entre la langue et le sexe.

En effet, le genre érotique, au-delà des idées reçues, pose d’emblée la question du langage dans son rapport avec le sexe. Il ne s’agit pas seulement d’une représentation du sexe dans l’écriture ; le genre érotique interroge le genre en ce qu’il est articulation entre le littéraire et le sexuel. L’éros, dans cette conjoncture, redouble la question de la différence sexuelle tout en interrogeant le genre dans sa perspective littéraire.

Pour appuyer notre propos, nous pouvons prendre pour exemples les romans de Jean Genet, notamment Querelle de Brest[5]. Ce roman, à plus d’un égard, invite à interroger les normes littéraires dans leur implication avec le genre sexuel. Comparé à d’autres textes, celui-ci fait de l’interrogation quant à la double articulation du genre (littéraire et sexuel) un enjeu du texte en train de s’écrire.

Dans ce texte, le narrateur, qui est également écrivain (auteur du livre que le lecteur est précisément en train de lire), problématise la « démarche » linguistique de l’écriture. Les mots deviennent lieu de doutes et de mise à l’épreuve. Dans cette hyperconscience du devenir-texte, le narrateur met en évidence une hypersexualité de la langue qui excède le savoir anatomique. C’est dans cette perspective que la réflexion sur le genre en tant que forme littéraire se trouve habitée par une réflexion sur le genre dans sa dimension sexuelle. Mais loin de dresser une « vraisemblable passerelle générique » entre le littéraire et l’assignation sexuelle, le texte procède à une déstabilisation des normes génériques d’une langue qui peut tout dire. Il apparaît ainsi une double contestation : celle des normes linguistiques dans l’articulation des désignations sexuelles et celle des déterminations sexuelles dans leur articulation linguistique. Par exemple, de Mme Lysiane, seule figure féminine du roman, le texte nous dit qu’: « Elle bandait vraiment pour lui [Robert]. » (p.87). Le verbe « bander », mis en exergue par l’adverbe « vraiment », employé avec un pronom personnel de genre féminin, intrigue. Il ne s’agit pas de n’importe quel verbe. Le verbe « bander » comporte l’image de la virilité dans l’accomplissement de sa « fonction » et surtout dans son fait le plus constatable. Le texte défait ainsi les codes de sexuation dans la langue en remettant en cause les associations verbales habituelles. De même lorsque Mme Lysiane apprend les relations homosexuelles entre Querelle et son mari, elle réplique : « Alors tu es un tapette. » (p.246). Ce qui fait rire Querelle « […] parce qu’il savait que l’on dit : "une"[6] tapette. » (p.246). Ici, la logique à la fois référentielle et grammaticale de la différence sexuelle se trouve déstabilisée. Le texte invite à réfléchir sur les modalités qui règlent la marque sexuelle dans la langue. Dans le premier cas, le déterminant renvoie au référent de l’énoncé, c’est-à-dire à Querelle, d’où le masculin. Dans le deuxième cas, il réfère au mot « tapette » dans sa forme grammaticale et à la suffixation qui marque le genre féminin. Le glissement générique du déterminant (du masculin « un » au féminin « une ») souligne l’interférence de deux « économies » sexuelles en œuvre dans la langue et une non-assignation des rôles sexuels. Le texte met ainsi en garde contre toute considération purement référentielle de la différence sexuelle dans la langue. Il souligne un « sexuation de la langue » indépendante de la référence physiologique, au carrefour de la grammaire et de la sémantique. Ce qui est remarquable, c’est que le texte fait ressortir cette « sorte » de sexualité linguistique à travers des déterminants qui, en eux-mêmes, n’ont pas un « sens plein », donc ne renvoient pas à un objet ou à une entité qui serait sexué(e). Pourtant ils portent en eux la différence sexuelle et leurs variations en genre bousculent le sens et la signification du mot auquel ils se rapportent. C’est le cas par exemple dans le passage de « la » prose à « le » prose que le texte signale avec beaucoup d’ironie :

« Le mot que nous allons employer ne la choquait plus à force de se l’être mentalement répété, qu’un docker avait lâché à son passage : "son prose". La responsabilité, la confiance en soi de Madame Lysiane résidait dans son prose. »

(p.157)

De plus, dans un texte qui réfléchit sur le langage, qui tend à confondre les notions de poésie et de prose, l’emploi du mot « prose » en référence à une caractéristique sexuelle (au sens de « fesses ») réitère la question du rapport entre la langue et le sexe. Cela s’entend d’autant mieux, qu’en plus de l’homonymie, le texte évoquait plus tôt la « délicatesse » verbale de Mme Lysiane[7].

De Robert, le frère jumeau de Querelle et personnage modèle de l’hétérosexuel, le texte nous indique qu’il se refuse à employer le genre féminin, même lorsqu’il s’adresse à une femme, de peur que sa virilité n’en pâtisse. Le texte indique ainsi :

« […] (La maladresse de Robert, son indifférence pour les femmes ne lui donnait pas le goût pour le langage, fût-il seulement poli, approprié au sexe. Parler tendrement à une femme, lui parler même au féminin, l’eût à ses yeux ridiculisé[8])... mon pote, mais t’es compliquée (il fléchissait pourtant sur l’"e" des adjectifs et ce fléchissement l’avertissait de la présence de la femme dans le langage[9]) t’es compliquée. »

(p.158)

Á l’inverse de Robert, le lieutenant Seblon, qui est une sorte de projection du narrateur dans « le livre »[10], dans un passage de son carnet de bord que le récit nous donne à lire, il accorde les adjectifs et les participes passés au genre féminin, malgré son sexe masculin. Il écrit : « Quand je serai vieille […]. J’étais heureuse. […] Je suis comblé. Je cesse : je suis comblée[11] » (p.81). Certes l’inversion du personnage (son homosexualité) pourrait expliquer cette inversion grammaticale. Toutefois, ce qu’il est important de noter, c’est que le mot « pédéraste », qui apparaît dans le texte selon différentes modalités, est refusé pour caractériser les personnages hommes qui ont des relations sexuelles entre eux et dont le texte rapporte les aventures ; par contre, il caractérise celui dont il n’est jamais question d’actes sexuels dans le texte. Nous pouvons lire :

« En effet, Mario, ni aucun des héros de ce livre (sauf le lieutenant Seblon, mais Seblon n’est pas dans[12] ce livre) n’est pédéraste […]. »

(p.71)

Le texte insiste sur « l’idée énorme et mal équilibrée de "pédé"[13] » (p.77). Á l’instar de Querelle, le texte interroge : « "pédé", qu’est-ce que c’est ? Pédé ? C’est un "pédé"[14] ? ». Quelques pages plus loin, nous retrouvons le mot « pédéraste », seul, dans un emploi de dictionnaire :

« Au mot "pédéraste"[15] : extrait du Larousse : "on découvrait chez l’un d’eux une grande quantité de fleurs artificielles, de guirlandes et de couronnes, destinées sans aucun dote à servir, dans les grandes orgies, d’ornements et de parures". »

(p.85)

Le mot « pédéraste » n’est plus ici perçu dans sa relation avec la langue en général mais précisément dans cet intermédiaire entre le linguistique et le sexuel. Le texte met ici en évidence l’existence d’un « imaginaire linguistico-sexuel » qui dépasse la simple « référentialité » du langage et les pratiques effectivement sexuelles. Il indique le décalage entre ce que les mots signifient et ce qu’ils nomment. Par là, il suggère une distinction entre l’« expression », la « référence » et le « sens » de la différence sexuelle.

Ce qui est valable ici pour la pédérastie pourrait s’appliquer à la notion de « la femme », comme semble le suggérer ce passage du roman :

« […] mais l’absence de femme dans cet univers oblige les deux mâles à tirer d’eux un peu de féminité. Á inventer la femme. »

(p.111)

Ici, il n’est pas question comme dans la pédérastie (telle qu’elle est définie dans le texte) d’une inversion du rôle sexuel. Le texte précise même que : « Ce n’est pas le plus faible ou le plus jeune, ou le plus doux qui réussit le mieux cette opération, mais le plus habile qui est souvent le plus fort et le plus âgé. » (p.111). Le texte fait lire ici, bien avant l’heure, la distinction aujourd’hui établie entre le sexe (biologique), la sexualité (en tant qu’orientation sexuelle) et l’identité sexuelle (résultant d’un contexte socioculturel). Á sa façon, il remet en cause l’idée d’un essentialisme sexuel. Le contexte exclusivement masculin invite à réfléchir sur « la-femme » - pour reprendre la formulation de Monique Wittig - au-delà du physiologique. Le texte met en évidence l’idée d’un constructivisme sexuel, c’est-à-dire, la pensée selon laquelle l’identité sexuelle et la sexualité résultent d’une culture. Le texte de Genet va même encore plus loin que l’idée d’une construction sociale de « la-femme ». En parlant d’« inventer la femme », il souligne son caractère mythologique, fabuleux, comme relevant de la fable. En ce sens, le texte indique que « la-femme » est avant tout une histoire de langage. Il avertit ainsi des risques d’une conception « naturaliste » de la différence sexuelle là où il n’y a en fait que jeux de langage.

Toutefois, en même temps, le texte met en évidence une certaine « sensibilité » du langage qui renvoie à quelque chose qui serait de l’ordre du charnel et par suite du sexuel. En effet, dans le texte de Genet, la rencontre entre l’écriture et l’éros invite à penser la relation entre expérience sensible et expérience linguistique au-delà d’un rapport métaphorique et/ou métonymique.

C’est à travers la figure centrale de Querelle que se reflète le mieux le rapport énigmatique entre le langage et la chair. L’origine fictive du personnage est explicitement revendiquée tout au long du roman. Querelle est présenté comme « le héros du livre » (p.11), un « personnage de roman » (p.21). Le texte détruit tout illusion réaliste du personnage. Il dénonce les procédés traditionnels visant à créer un « effet de personnage » comme le psychologisme[16]. Le narrateur auteur insiste : « Même si, par Querelle, ces réflexions n’étaient pas pensées clairement, au moins ce qui les suscite nettement sous notre plume lui causait-il un trouble lourd […] » (p.142) ou encore : « Ces pensées (non à l’état définitif où nous les rapportons, mais dans leur informe moutonnement) rapides, se chevauchant, se détruisant, l’une pour renaître grâce à l’autre, déferlaient en lui […] » (p.143). Querelle est clairement défini comme un « être de papier ». Tout semble donc être affaire de langage et de grammaticité, c’est-à-dire de possibilités langagières en ce qu’elles peuvent tout - « tout dire », comme le précise encore le narrateur :

« Nous essaierons de tenir compte de ce détail pour bien comprendre Querelle dont la représentation mentale, et les sentiments eux-mêmes, dépendent et prennent la forme d’une certaine syntaxe, d’une orthographe particulière. »

(p.15)

C’est précisément dans ce processus de destruction de l’effet de personnage, dans la revendication d’un être de papier, que se profile la tentative de comprendre le rapport mystérieux qui lie le langage à la chair, de saisir le lien particulier qui permet le passage de l’être de papier à l’être de chair. En effet, malgré ce rappel à l’évidence du caractère verbal du personnage, la rencontre entre écriture et éros découvre, avec Querelle, non un être en chair et en os, mais un être charnel c’est-à-dire voluptueux, sensuel. En cela, le texte émet l’hypothèse d’une co-appartenance « originaire » du langage et de la chair au sein de laquelle se dessinerait « l’idée d’une sexualité "pré-différentielle" » ou plutôt pré-duelle, ce qui ne signifie pas nécessairement unitaire, homogène et indifférenciée […]. »[17] C’est peut-être là, dans cet entrelacs, que réside la spécificité d’un « genre érotique », à savoir un espace perméable où l’on peut passer du littéraire au sexuel sans fin, un espace où se lit « Cette sensibilité très voilée à l’égard, non de la beauté formelle, définitive, mais de l’indication fulgurante d’une manifestation[18] sans autre nom que la poésie […] » (p.50).