Résumés
Résumé
La « Profession de foi d’un Centre de Recherches en Études Féminines et de Genres » répond à la nécessité de suspendre, le temps d’un rêve d’utopie, l’enseignement généreux et dynamique que Mireille Calle-Gruber met à la disposition des étudiants-chercheurs de la Sorbonne Nouvelle, afin d’en saisir les enjeux et d’en cerner la spécificité. La « profession de foi » est à entendre à tous les sens de l’expression : au sens actif de la locution, il s’agit de faire (poiein) « profession » (confession) de la foi d’une doctorante en l’urgence de préserver un espace-temps à l’écriture et à la recherche en littérature dans une société qui vise à toujours gagner plus (de temps, d’argent) ; au sens littérale du syntagme, il s’agit de témoigner d’une « profession » différente mais vitale à la sauvegarde de l’« humain ». Où la « foi » tient lieu de richesse et l’hospitalité de loi.
Mots-clés :
- Études de genres,
- Travail en séminaires,
- Recherche en littérature,
- Résistance au phallogocentrisme,
- Utopie
Abstract
The "profession of faith of a centre of research in Women and Gender Studies" is designed to suspend, in the span of a utopian dream, the dynamic and generous teaching which Mireille Calle-Gruber makes available to students and researchers at the Sorbonne Nouvelle, so that the specificity of what is at stake may be grasped. A "profession of faith" can be understood in various ways. In the active sense of the expression, meaning that a doctorate student makes (poiein) a "profession" (confession) of her faith in the urgency to preserve a spacio-temporal domain for writing and for literary research, in a society where monetary and temporal gain are the number one priority. And taking the expression in its literal sense: to vouch for a "profession" that is different but vital in preserving what is "human". Where faith stands for wealth and hospitality is the law.
Corps de l’article
Sommaire
Un genre érotique ? Abdereman Said Mohamed
Sang : le texte et ses règles Melina Balcázar Moreno
Métamorphoses des genres Sirkka Remes
Les débordements du genre, l’autoportrait en vert, envers et contre tout... Un autoportrait en vert de Marie Ndiaye Elsa Polverel
... pour qu’il arrive des genres de tous bords Mireille Calle-Gruber
Présentation
Deux désirs sont à l’origine de ma prise de parole en cette séance. Le premier porte sur l’une des composantes théoriques de notre Centre de recherche en études féminines et de genres : il s’agit du mot « genres » que Mireille Calle-Gruber met au pluriel à la différence des gender studies que l’on traduit par « études de genre » ou « du genre » en français. Le terme a soulevé maints débats au cours des séminaires du mardi matin au premier semestre. Et les lectures de Derrida, de Monique Wittig et de Judith Butler que nous avons faites, loin d’aboutir à une synthèse, n’ont fait qu’ouvrir davantage l’éventail des interprétations.
Le mot « genre » se trouve en effet au croisement de toutes les disciplines et il concerne toutes les « sciences », des sciences humaines aux sciences dites « dures » qui sont reconnues « scientifiques », en passant par la philosophie, le littéraire et les « sciences de la vie ». Plus intimement encore, le « genre » touche à la science dans son étymologie : « scire » en latin cela signifie « savoir ». Le dictionnaire définit de fait la « science » comme « un corps de connaissance ayant un objet déterminé et reconnu et ayant une méthode propre », et comme « un domaine organisé du savoir ». Selon l’acception académique du terme, le « genre » aurait donc pour fin de découper le « savoir » en « domaines » et en « corps de connaissance » séparés, appelés « sciences », et dont l’ensemble totaliserait le « savoir humain ».
Ce fantasme de maîtrise, de toute-puissance et de totale mise en lumière témoigne d’un désir absolu de connaissance, et c’est sans doute le propre du genre que la tradition nomme « humain » que de l’éprouver. Mais c’est ignorer par là-même la composante fondamentale du « savoir » que Jacques Derrida rappelle dans le texte intitulé justement « La loi du genre » :
« c’est précisément un principe de contamination, une loi d’impureté, une économie du parasite […] je parlerais d’une sorte de participation sans appartenance. Le trait qui marque l’appartenance s’y divise immanquablement, la bordure de l’ensemble vient à former par invagination une poche interne plus grande que le tout, les conséquences de cette division et de ce débordement restant aussi singulières qu’illimitables »[1].
La « loi du genre » met en évidence la nécessité d’en passer par une « méthode », par une « organisation », - Derrida parle de « principe » et de « loi » -, c’est-à-dire par de la langue, afin d’élaborer un « savoir ». De sorte qu’il n’y a pas de « science » sans « sujet », et nulle « connaissance » sans la mise à l’épreuve singulière par un travail du penser : autrement dit, qu’il n’y a pas de « savoir » sans la fourche de la langue qui, en retrait, repose la question du genre.
En affirmant que « les conséquences de cette division et de ce débordement rest[ent] aussi singulières qu’illimitables », Derrida dénonce la vanité de la conception du savoir héritée des Lumières. Imprévisible et infini, le savoir s’avère irréductible au projet encyclopédique ; par ailleurs, le savoir advient à l’insu du sujet : il travaille dans l’ombre de la connaissance pour venir « former par invagination une poche interne plus grande que le tout ». Les termes d’ « invagination » et de « parasite » que Derrida utilise renvoient respectivement au féminin et à l’animal ou au végétal. Ils parasitent le genre d’une humanité conçue à l’image de la virilité dont ils mettent à nu « l’impureté », la complexité et le travail. Par là-même, ils destituent le sujet pensant-connaissant de sa position de maitrise et le découvrent démuni, ignorant, impuissant, comme débordé par son propre désir de savoir.
De chaque « domaine du savoir », la « loi du genre » trouble l’assurance. Elle bouleverse savoir et connaissance qui sont autant de tentatives de s’avoir de la part du sujet, au sens de se connaitre en propre. C’est donc au plus sensible de la question du sujet que touche la « loi du genre », au point critique où le savoir fait défaut, au lieu insondable où la tentative de con-naître rencontre le voile de la langue.
Or, lorsque j’entends ou lorsque je lis ce qui se dit généralement des « études de genre », je ne reconnais pas les problématiques que nous soulevons au séminaire, ou du moins la manière dont nous les abordons par le biais du littéraire. Il m’apparait donc nécessaire de nous arrêter un moment et de nous interroger, à notre tour, sur le genre des études de genres que nous pratiquons.
D’emblée, le geste met en évidence ce que l’approche de Mireille Calle-Gruber a de différent et de spécifique. Je vous propose donc dans un premier temps de faire rapidement le point sur la « méthode » qu’elle met à notre disposition.
Les genres
Les « études de genre » sont rares en France. Elles sont issues des « Women’s studies » américaines. C’est d’ailleurs au Canada que Mireille Calle-Gruber commence à théoriser ces questions. Elle poursuit, en France, avec Jacques Derrida et Hélène Cixous, à laquelle elle succède à Paris VIII au début des années 2000, prenant la direction du Centre de Recherches en Études Féminines. Mais c’est à Paris III, à la rentrée 2007, qu’elle inaugure le Centre de Recherches en Études féminines et de Genres. Marquant, par l’ajout « et de Genres » à l’intitulé, le mot « genres » figurant au pluriel, qu’il ne s’agira pas de limiter l’approche théorique à une « spécificité du « féminin » ou à la place des femmes dans le monde », tel que le donne parfois à penser le terme d’« études féminines ». De fait, il s’agira de « penser le statut des « genres » et des différences sexuelles, leurs modes d’inscription et leurs effets dans nombre de pratiques culturelles et symboliques »[2]. Car, et c’est le postulat, ce n’est qu’à travers la lecture des « genres » et des « différences sexuelles » à l’œuvre dans ce qui depuis Aristote distingue le genre humain, c’est-à-dire à l’œuvre dans la parole, qu’elle soit orale, écrite, dansée ou filmée, que quelque chose de « l’expérience humaine » peut être mis à nu et par là-même étudié.
« ...il n’y a pas de pensée hors des langues, pas de langues hors des littératures, et pas une langue mais toujours plus d’une. Et pas le « gender » (catégorie généraliste) sans les genres ainsi que dit la langue française : à savoir une indissociable constellation des genres biologiques, des genres grammaticaux et des genres littéraires »[3].
Le pluriel auquel Mireille Calle-Gruber accorde le mot « genre », et je la cite dans le Liminaire au numéro 142 de la revue Littérature consacrée à l’étude de « La différence sexuelle en tous genres », « appelle plusieurs lectures, plusieurs reprises, oblige à reprendre, à s’y prendre »[4]. D’emblée, le pluriel ouvre à « la polysémie du mot »[5]. Comme si c’était dans les « reprises » de la tentative d’identifier du « genre » que du « sujet » pouvait « prendre » ; davantage, que du sujet pouvait « se prendre », ou « s’y prendre » ajoute Mireille Calle-Gruber, s’y prendre pour se trouver, pour trouver le genre auquel il est censé répondre et la manière de l’incarner.
Étudier les genres et non pas le genre, c’est donc faire-avec la polysémie du terme, c’est articuler-les-différences qu’il comprend et « Garder à l’œil [l]e triple champ »[6] des genres grammaticaux, biologiques et littéraires à l’œuvre dans l’advenir de ce que la tradition définit comme « sujet ». De façon à déconstruire la représentation dichotomique d’une pensée que Jacques Derrida qualifie de « phallogocentrique » dans laquelle « langage » et « corps », « nature » et « culture », « humain » et « animal », « vie » et « art », « masculin » et « féminin », sont strictement séparés, identifiés, voire stigmatisés, soumis qu’ils sont à l’entière « connaissance » du sujet. Afin de rendre à la lisibilité le travail complexe de la langue dans lequel seul de l’ « humain » se promet : ce dont l’écriture littéraire témoigne qui exhausse des genres d’infinies potentialités.
C’est donc de promesse et non de « définition » qu’il s’agit quant au genre des « études de genres » que nous pratiquons. Tant, et je cite Judith Butler dans son essai intitulé Trouble dans le genre :
« le genre est un phénomène complexe qui, en tant que totalité, est constamment différé, un idéal impossible à réaliser quel que soit le moment considéré. Ainsi une coalition ouverte mettra en avant des identités qui seront tour à tour prises ou mises de côté selon les objectifs du moment ; ce sera un assemblage ouvert permettant de multiples convergences et divergences sans qu’il soit nécessaire d’obéir à une finalité normative qui clôt les définitions ».[7]
En manière de transition vers le second point de mon intervention, je résumerai la spécificité des « études de genres » que nous menons au séminaire par leur différance : c’est-à-dire par leur absence de spécificité et par l’impossibilité qu’il y a d’en clore un « objet déterminé » pour reprendre la définition canonique de la « science ».
Comme si le « savoir » vers lequel elles tendent demeurait à attendre d’un rapport imprévisible aux textes. Comme si la « connaissance » à laquelle elles prétendent restait à découvrir au fil de l’écriture et de la lecture qui irréductiblement altèrent le « sujet » qui s’y livre : au risque de « se » perdre donc, et de perdre le sens au fur et à mesure de la recherche.
Le second désir qui me pousse à prendre la parole répond du premier. Le paradoxe que j’ai mis en évidence quant à la spécificité d’une méthode qui se distinguerait par sa différence, constitue il me semble un geste humain par excellence. C’est un geste fragile certes, et dangereux, de par l’incertitude, la subversion et la précarité qu’il engage. Mais c’est un geste vital, et c’est un geste qui, du fait de sa vulnérabilité et de la menace qu’il présente, se trouve, à chaque époque et en toutes sociétés, mis en danger. Il l’est actuellement en France, et en particulier à l’université qui, idéalement, se porte garant de sa sauvegarde.
Je crois qu’il n’est absolument pas anodin de poursuivre des recherches en littérature dans les conditions dans lesquelles nous le faisons, et je crois qu’il est essentiel de prendre conscience du désir et de la persévérance que cela révèle, afin de leur donner toute la force dont ils ont besoin.
Des réformes sont en cours quant à l’avenir de l’université française. Elles peuvent s’avérer catastrophiques comme elles peuvent se découvrir bénéfiques : aussi faut-il rester vigilant, et saisir l’opportunité qui nous est donnée de revendiquer la dimension capitale que représente l’hospitalité théorique et créatrice d’un Centre de recherches en études féminines et de genres.
Je prendrai deux textes à témoin qui apporteront à la « profession de foi » que je vous confie l’autorité de la lettre.
Résistances
Le premier est de Jean-François Lyotard[8]. Il s’agit de l’avant-propos du livre intitulé L’inhumain qui rassemble des « causeries sur le temps ». Ce sont des exposés de commande destinés à un large public. Dans l’avant-propos, Lyotard relève une complexité quant à la question humaine dans nos sociétés contemporaines : « et si les humains, au sens de l’humanisme, étaient en train, contraints, de devenir inhumains, d’une part ? Et si, de l’autre, le « propre » de l’homme était qu’il est habité par de l’inhumain ? Ce qui ferait deux sortes d’inhumain ».
Le double soupçon dont Lyotard fait part révèle à mon sens un savoir aussi paradoxal que fondamental et qu’il importe de préserver dans ce qu’il présente d’obscur et d’ « inaccordable »[9]. Non seulement l’humain serait « habité par de l’inhumain », mais encore il y aurait « deux sortes d’inhumain ». D’un côté, il y a ce qui est aujourd’hui taxé d’ « inhumain » par la doxa : c’est-à-dire tout texte qui enfreint les normes de lisibilité. « Soyez communicable, est-il prescrit. […] parlez des humains humainement, adressez-vous aux humains »[10]. De l’autre côté, il y a ce désir que pointe Lyotard de communiquer à tout prix et à toute vitesse au risque de perdre le temps de penser, et donc, de prendre connaissance et de s’accomplir sujet.
L’appel de Lyotard à résister contre la tendance contemporaine à vouloir « gagner du temps » en réconciliant l’indécidable, témoigne d’une urgence à retrouver un espace où interroger l’impensable condition d’être « humain » en tension entre deux « inhumains ». « Aller vite, c’est oublier vite » insiste Lyotard. Aller vite oblige de plus à renoncer à l’écriture et à la lecture qui « sont lentes qui s’avancent à reculons dans la direction de la chose inconnue « à l’intérieur » »[11]. Aller vite revient donc à ignorer la trace, l’histoire, la mémoire. De sorte qu’en s’efforçant à gagner du temps, le sujet perd, non seulement le seul savoir qui reste : à savoir, qu’il y a du perdu ; mais encore il perd la possibilité d’assurer à l’humain un genre de spécificité, aussi étrange que celui-ci puisse se révéler.
C’est de fait par le biais de la perte, du manque, du retard et de l’oubli, que Lyotard s’avance à distinguer une « condition de l’homme ».
« Dénué de parole, incapable de la station droite, hésitant sur les objets de son intérêt, inapte au calcul de ses bénéfices, insensible à la commune raison, l’enfant est éminemment l’humain parce que sa détresse annonce et promet les possibles. Son retard initial sur l’humanité […] est aussi ce qui manifeste à cette dernière le manque d’humanité dont elle souffre, et ce qui l’appelle à devenir plus humaine. […] Qu’il lui reste toujours à s’affranchir de l’obscure sauvagerie de son enfance en en effectuant la promesse, c’est précisément la condition de l’homme »[12].
Ailleurs dans le texte, Lyotard compare l’enfant au bébé chat : à la différence de l’animal, l’enfant n’est pas « programmé » à la naissance, et c’est pourquoi il a besoin d’en passer par un apprentissage. Ce que Lyotard appelle « la condition de l’homme » va donc à l’encontre de la conception traditionnelle d’un sujet pensant-connaissant. C’est la condition d’un être à venir - Lyotard parle de « promesse ». C’est une condition impossible à définir a priori mais qui reste encore et toujours à s’approprier.
Il ne suffit donc pas, et Lyotard le souligne, de déclarer comme le font les amateurs de vitesse que le « propre de l’homme est son absence de propre » pour « savoir ». Ce serait faire l’impasse sur le procès d’appropriation qui constitue une tâche inachevable. De même qu’il reste toujours au sujet à « s’affranchir de l’obscure sauvagerie de l’enfance », de même, l’appropriation par l’homme de son « absence de propre » reste toujours à tenter.
Je retiens de l’avertissement de Lyotard que la tension est vitale. Elle constitue un ton, elle fait la texture d’une voix, elle témoigne qu’il y a de l’humain en promesse dans un désir de savoir. Et Lyotard affirme que :
« C’est la tâche de l’écriture, pensée, littérature, arts, [que] de s’aventurer à en porter témoignage »[13].
Le second texte est de Virginia Woolf. Il s’agit du dernier essai rédigé par l’écrivaine et publié en France bien après sa mort aux éditions des Femmes sous le titre Trois Guinées [14]. Écrit en 1938, le texte dynamite le système d’une société qui non contente d’opprimer les femmes depuis des siècles s’apprête au désastre de la seconde guerre mondiale. La question que pose Trois Guinées est moins « pourquoi » que « comment », et moins « comment cela est-il possible ? » que : « comment résister » au désastre que ne cesse de reproduire l’humanité ?
Le dispositif textuel est le suivant. La narratrice répond à la lettre qu’un homme dit « cultivé » et habitant Londres lui a adressée, à « elle » en tant que représentante des femmes anglaises cultivées, pour lui demander comment faire, à son avis, pour « empêcher la guerre »[15]. La réponse de la narratrice prend du temps, littéralement. D’une part, elle dit avoir attendu trois ans avant d’écrire, car une telle question demande le temps de la réflexion. D’autre part, la lettre s’organise en trois temps. Chaque partie représente une guinée que la narratrice réclame au destinataire au profit de la fondation de lieux d’instruction et de recherches destinés aux jeunes filles. Dans ces lieux, que la narratrice qualifie de « privés » et dont elle revendique « l’obscurité », les jeunes filles appelées « marginales » auraient la possibilité de lire et d’écrire en retrait des lois du patriarcat. Leur devoir serait d’analyser l’organisation de la société, d’en interroger les institutions, d’en traiter les questions essentielles que sont l’éducation, la religion, la liberté, la paix et l’égalité. Leur rôle serait aussi critique que créateur. Mais il leur faudrait rester en dehors des intérêts sociaux et se consacrer uniquement à la recherche. Elles s’engageraient ainsi à en vivre sans
« jamais continuer de gagner de l’argent une fois qu’elles en auraient assez pour vivre, à éviter toute compétition, à pratiquer ces professions de façon expérimentale dans l’intérêt de la recherche et pour l’amour du travail lui-même ».[16]
La réponse de la narratrice ouvre donc sur un triple supplément de temps : d’une part, sur le temps de la lecture de la lettre, qui est dense, et qui aujourd’hui reste ; d’autre part, sur le temps que nécessite la mise en pratique du projet qu’elle propose en guise de « solution » à la guerre. Enfin, sur le temps de l’écriture et de la lecture en quoi consiste le projet. C’est donc avant tout du temps que la narratrice réclame face à l’urgence dont témoigne la demande de son destinataire : en effet, remarque-t-elle ironiquement, « un homme cultivé a-t-il jamais demandé à une femme comment empêcher la guerre ? » La réponse se doit d’être à la hauteur de la catastrophe qui s’annonce, et il ne s’agit pas d’occuper ce temps de n’importe quelle manière.
Le ton de Virginia Woolf dans Trois Guinées témoigne la colère, l’ironie et la lucidité. Dès l’incipit, la narratrice prévient le lecteur que l’expérience à laquelle elle se livre est vouée à l’échec. Et de fait, elle ne propose aucune « solution » au problème de la guerre si ce n’est la dissolution de la tentative même à laquelle elle se livre. L’échec de la communication est d’autant plus flagrant pour le lecteur d’aujourd’hui qu’il connait la suite des événements, Woolf faisant de nombreuses allusions aux régimes fascistes au fil des trois lettres.
Or ce faisant, la narratrice refuse d’assimiler la logique du discours que son interlocuteur lui soumet, et elle observe résolument la différence par le truchement de l’écriture. Là réside à mon sens le tour de force de l’essai : insensé au regard de la logique du logos et composé à la perte, le texte engage la promesse d’une révolution. Et il le fait à la lettre, par la stratégie poétique qu’il met à l’œuvre. Ainsi, c’est le spectacle d’une résistance de l’analyse que la narratrice retourne à l’envoyeur. Par là-même, elle met à nu l’irréductibilité d’une marge et la coexistence d’une temporalité autre, représentées ici par la revendication d’un rapport sans compromission des femmes aux textes.
Trois guinées et un don sans condition, le prix à payer pour « empêcher la guerre » pourrait sembler risible comparé aux budgets gigantesques que les états consacrent à faire la guerre ; et pourtant il faut croire qu’il est encore trop cher puisque les signes persistent autour de la narratrice à annoncer la prochaine. Comme si permettre aux femmes de disposer librement des textes constituait une menace plus grave encore que la montée des fascismes en Europe.
L’enjeu est de taille en effet, même si Virginia Woolf s’amuse à pousser à l’extrême l’absurdité de l’analogie. Car reconnaitre l’existence d’une autre logique que celle qui fait autorité et qui légitime l’organisation de la société, c’est risquer de remettre en question cette légitimité même : cela revient à infiltrer au cœur de la cité la possibilité de déconstruire ces « positions fausses, artificielles, adoptées par la race humaine, [qui] sont dues aux projecteurs qui paralysent la libre activité des facultés humaines et qui inhibent la faculté humaine de changer et de créer de nouveaux points d’attache, de nouveaux ensembles »[17]. Demeurées à l’écart et dans l’obscurité, les marginales seraient en effet à même de résister aux « projecteurs » de la doxa, elles seraient en mesure de rendre aux facultés humaines leur « chance de liberté ». Elles trouveraient là la possibilité de permettre aux « moitiés d’hommes [de devenir] des hommes à part entière »[18] : c’est-à-dire complexes et à venir.
Plus qu’un geste féministe, c’est une revendication humaine (et non pas humaniste) que Virginia Woolf effectue. En mettant à jour la nécessité de préserver un espace-temps où penser l’organisation de la société à l’abri de ses lois et de ses intérêts propres, elle avertit le lecteur que l’ennemi public ne se trouve pas à l’étranger mais au cœur du sujet, dans l’intimité du discours dont il revendique l’autorité. En réclamant le droit et le devoir de chaque femme d’avoir accès à la parole écrite et orale en marge du logos qui les exclue, elle appelle à un travail des genres dans le respect des différences qu’ils présentent. Il ne s’agira pas en effet de trouver un nouveau modèle à la condition humaine ; mais de veiller à assurer à chaque sujet la possibilité de tenter de s’avoir, c’est-à-dire d’essayer, au sens fort du terme qu’utilise Montaigne dans ses Essais, en résistant à une forme figée de savoir.
« Ici, comme souvent, nous avons l’exemple de l’État fasciste pour nous instruire, car si le modèle nous manque de ce que nous souhaiterions être, nous avons, et c’est peut-être tout aussi précieux, l’exemple de ce que nous désirons ne pas être. Face à l’exemple qu’ils nous donnent du pouvoir, des médailles, des symboles, des ordres […] dont ils se servent pour hypnotiser l’esprit humain, notre but devrait être de ne jamais nous soumettre à un tel hypnotisme »[19].
Je laisse ici la réflexion en suspens pour vous proposer une « définition » en cinq points non exhaustifs de ce que seraient les études de genres que nous menons au séminaire :
L’objet des études de genres est indéterminé, inconnu, imprévisible et toujours inédit.
Cet objet se révèle sujet à promesse au fil de la lecture et de l’écriture, celles-là même qui constituent la recherche.
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La science à laquelle les études de genres prétendent, loin de se prétendre « humaine », expose l’impossibilité de s’avoir et de savoir l’« humain ».
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Les études de genres mettent en péril le genre même du « corps de connaissance » qu’elles promettent.
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Les études de genres s’efforcent de trouver à la perte, dans l’obscurité et à l’insu du « sujet ».
Aussi improbable qu’une telle loi puisse paraître, j’ai néanmoins l’intime conviction que le genre de pratique qu’elle exige est vital à ce qu’on appelle l’humain. Je crois que notre devoir est de l’appliquer, de la transmettre et de veiller à ce que toute personne qui le souhaite, ait la possibilité de contribuer à sa sauvegarde, autrement dit d’entreprendre des recherches.
Parties annexes
Notes
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[1]
Derrida, Jacques, « La loi du genre », in Parages, Paris, Galilée, 1986, p.256.
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[2]
Extrait de la présentation du Centre de Recherches en Études Féminines et de Genres par Mireille Calle-Gruber. Cf. aussi Calle-Gruber, Mireille, « Quelle égalité des chances dans l’Enseignement Supérieur et la Recherche en France ? », in Pari Opportunità e Diritti Umani/Equal Opportunities and Human Rights, Rome, Congrès International, Université Rome-La Sapienza, 25-26 octobre 2007, à paraître.
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[3]
Ibid.
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[4]
Calle-Gruber, Mireille, « Liminaire » in La Différence sexuelle en tous genres, (sous la direction de Mireille Calle-Gruber), revue Littérature, Paris, n°142, juin 2006.
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[5]
Ibid, p.5.
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[6]
Ibid.
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[7]
Butler, Judith, Trouble dans le genre (Gender Trouble. Feminism and the Subversion of Identity, 1999) / traduit par Cynthia Kraus, Paris, La Découverte, 2005, p.83.
-
[8]
Lyotard, Jean-François, L’inhumain : Causeries sur le temps, Paris, Galilée, 1988, (Débats).
-
[9]
Idem., p.12.
-
[10]
Idem., p.10.
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[11]
Idem., p.10-11.
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[12]
Idem., p.11-12.
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[13]
Idem., p.15.
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[14]
Woolf, Virginia, Trois Guinées, (1938), traduit et préfacé par Viviane Forrester, Paris, 10/18 / Des femmes, 1977 (bibliothèques ; 3451).
-
[15]
Idem., p.31.
-
[16]
Idem., p.185.
-
[17]
Idem., p.188.
-
[18]
Idem., p.184.
-
[19]
Idem., p.187.