Résumés
Résumé
La théorie politique nous enseigne que l’empire chinois est celui du despotisme théocratique. L’État patriarcal en constitue le fondement ; à sa tête, le tyran dirige, à travers une multitude d’échelons hiérarchiques, un gouvernement systématiquement organisé. L’individu est moralement dépourvu de personnalité propre. L’histoire de l’empire n’est que la répétition d’une même ruine majestueuse. Dans la réalité, les groupes intermédiaires – corporations, ordres, classes, castes – ne sont là que pour consolider l’architecture d’ensemble. La société ainsi bâtie se reproduit l’infini. Le tout commande les parties.
Mots-clés :
- Gouvernance de l’empire chinois,
- Empire de Mao Zedong,
- Mission Macartney
Abstract
The political theory teaches us that the Chinese empire belongs to the theocratic despotism. The patriarchal State constitutes the base; on the top, the tyrant manage, through a multitude of the hierarchic echelons, one government systematically organized. The individual is morally lacking in its own personality. The history of the empire is only the repetition of the even majestic ruin. In the reality, the intermediary groups- corporations, orders, states, castes- are only for reinforcing the entire architecture. The society thus built reproduce to the infinite. The whole commands the parts.
Keywords:
- Chinese empire,
- Mao Zedong's empire,
- the Macartney Mission
Corps de l’article
Les grands empires ont été fondés par de grands centralisateurs, qui ont pétri dans leurs mains de fer une glaise informe : Nabuchodonosor, Xerxès, Alexandre, César, Charlemagne, Pierre le Grand, Napoléon, Staline, Mao. Ces géants ont maté les rebelles, imposé des organisations hiérarchisées qui leur ont longtemps survécu, comme de grandes pyramides qui n’offriraient point prise aux tempêtes. Aucun de ces empires ne fut plus solidement bâti que l’Empire chinois, dont les architectes s’appellent Confucius et Qin Shi Huangdi. Tout y est ordonné pour assurer la durée et la grandeur de l’État, en faisant dépérir l’individu, pour n’exalter l’homme que dans sa dimension collective. Chacun s’emboîte dans une hiérarchie. Les valeurs communes s’imposent à tous. Tel est l’objet de cet article : étudier successivement la gouvernance des empires en Chine à travers l’Empire du Milieu et l’Empire maoïste.
L’Empire du Milieu : La seule civilisation sous le ciel ?
Il n’est pas inutile de rappeler que le contentieux sino-britannique au sujet de la colonisation prend sa source dans la guerre coloniale, dite Guerre de l’Opium, menée par les Européens contre l’Empereur de Chine afin de le contraindre à ouvrir les frontières de son vaste empire à la libre circulation des marchandises, essentiellement de l’opium ; une confrontation précédée par de multiples ambassades et tentatives d’infiltration par les Occidentaux. Le diktat colonial laissera, à n’en pas douter, des traces profondes dans le sentiment nationaliste et le désir de revanche des Chinois. Cela nous vaut cette appréciation d’Alain Peyrefitte :
« Le heurt d’une société avancée et d’une société traditionnelle, je n’en ai jamais connu d’exemple plus fort que la fière rencontre, lors de l’expédition Macartney en Chine, du premier pays saisi par la révolution industrielle et de la plus brillante des civilisations coutumières. La plupart des collisions cultuelles furent celles du "civilisé" et du "bon sauvage". Le débat entre monde industrialisé et tiers-monde... a été initialement vicié par la conquête coloniale. Celle-ci a infligé à l’âme du colonisé l’intolérable blessure d’un complexe d’infériorité collective ; et à l’âme du colonisateur, après l’enivrement de sa domination, un fréquent sentiment de culpabilité pour cause de conduites spoliatrices. Mais la rencontre entre les représentants de deux sociétés qui se croient chacune - non sans de solides raisons - la plus civilisée du monde, après avoir connu au cours des siècles un développement séparé, a quelque chose d’unique. »[1]
De fait, le sentiment de fierté basé sur une forte tendance anthropocentrique propre à la Chine impériale explique fort bien certaines susceptibilités, ainsi traduite par trois observateurs cités par A. Peyrefitte :
« Rien ne serait plus trompeur que de juger de la Chine selon nos critères européens. » (Lord Macartney, ambassadeur anglais, 1794 )[2]
« L’Empire chinois est celui du despotisme théocratique. L’État patriarcal en constitue le fondement ; à la tête, un père qui règne aussi sur la conscience individuelle. Ce tyran dirige, à travers une multitude d’échelons hiérarchiques, un gouvernement systématiquement organisé... L’individu est moralement dépourvu de personnalité propre. L’histoire de la Chine est encore essentiellement sans histoire ; elle n’est que la répétition d’une même ruine majestueuse. Aucun progrès ne peut y prendre place. » ( Hegel, 1822 )[3]
« Il est facile de réfuter la conception hégélienne d’une Chine croupissant dans son immobilisme... Et pourtant Hegel avait raison. » (Etienne Balazs,1968)[4]
Venus en Chine, en pleine Révolution française, proposer le mouvement et l’échange, l’ambassadeur anglais, Macartney et ses compagnons ont, selon A. Peyrefitte, vu dans la société chinoise un modèle de société close : un système compact comme une boule de billard - si complet, précis, exigeant, que l’on court un grand risque à ne pas s’y plier. On n’y échappe que par la fraude, la concussion ou l’inertie. Les textes canoniques, ceux qui ont inspiré ou qu’a inspiré Confucius, contiennent la solution de chaque difficulté. Tout y est dit.
Toujours selon A. Peyrefitte, les Chinois considèrent que pour ne pas changer, il vaut mieux éviter d’échanger. Or les Anglais avaient porté le négoce à un niveau jamais atteint ; ils voulaient le porter plus haut encore. Ils avaient deviné que, par le commerce, chacun gagne : le vendeur et l’acheteur. La Chine mandchoue pousse à l’extrême le mépris du commerçant, la méfiance envers le négoce, le refus des inventions étrangères. Bien qu’une économie intérieure de marché y soit fort développée, le commerce extérieur y est étranglé par le garrot d’un monopole sous contrôle bureaucratique. Macartney en Chine, c’est la rencontre entre ceux qui ont le plus développé la civilisation du libre échange et ceux qui y sont le plus réfractaires.
Cette répugnance de tout ce qui est étranger tient, entre autres choses, au fait qu’il y a dans la Chine impériale une science du gouvernement, qui se confond avec un système, celui-là même de la société. C’est ainsi que trois cent mille Mandchous ont réussi à gouverner des Chinois mille fois plus nombreux, tout simplement en s’emparant d’une structure inchangée - la bureaucratie céleste, dominant une hiérarchie immuable : l’Empereur règne ; son Grand Conseil gouverne ; ses mandarins administrent ; ses paysans cultivent, ses artisans fabriquent, etc. Les rouages s’enchaînent parfaitement l’un sur l’autre.
À l’intérieur d’elle-même, la société chinoise était divisée en des sortes de castes, plutôt que classes ; les cloisons existant entre elles n’étaient pas beaucoup plus aisées à franchir que les cloisons entre Chinois et Barbares. On ne pouvait les traverser que par des études ès lettres confucéennes, vérifiées par concours. Les sociologues chinois insistent sur la mobilité que conférait ce système et sur le faible rôle qu’y jouait l’hérédité. Mais ce cursus studiorum inculquait les règles du cloisonnement, dont les mandarins, fussent-ils fils du peuple, devenaient à leur tour les garants par délégation de l’Empereur, lequel répondait de ces règles devant le Ciel, dont il avait reçu mandat de les préserver. Nul ne pouvait échapper à cet Ordre.
Tirant les leçons de l’échec de l’ambassade anglaise de 1793, A. Peyrefitte estime que l’expédition Macartney et son échec contiennent en germe les affrontements des deux siècles qui suivent : la collision culturelle de l’Occident et de l’Extrême-Orient ; le choc des pays industrialisés et du tiers-monde. Mais si la Chine est logique avec elle-même en restant close, l’Angleterre souffre de quelque incohérence en voulant imposer l’ouverture. L’originalité de la civilisation chinoise, Macartney et ses compagnons ne l’admettaient pas avec plus de largeur d’esprit que la Chine ne voyait l’Occident. Tout en sachant qu’ils allaient vers un peuple raffiné, ils ne l’abordaient pas autrement que de moindres capitaines ou marchands n’abordaient les peuplades d’Afrique. La Chine se dit civilisation supérieure par essence, et assure son expansion aux dépens d’inférieurs ou de « Barbares cuits ». L’Angleterre se dit civilisation supérieure parce que moderne, c’est-à-dire fondée sur la science, la libre circulation des idées et la maîtrise de l’échange commercial. Les deux codes ne peuvent communiquer.[5]
Un des traits anciens et originaux de la civilisation chinoise est l’idée selon laquelle derrière les facteurs économiques, sociaux et politiques qui contribuent au déclin et à la chute d’une dynastie et, conjointement, à l’ascension d’une autre, oeuvre un facteur plus important et finalement décisif : la qualification morale d’une famille ou d’un groupe à l’exercice du pouvoir. Et c’est ainsi, pour traduire les choses en termes modernes, qu’un État puissant mais injuste ne peut que décliner, un État faible, mais sage et juste, ne peut que s’élever. Tout en Chine va ainsi avoir une qualification morale ; et cet aspect des choses doit toujours être pris en compte lors de l’examen des divers conflits dans lesquels les Chinois sont impliqués (affaires " intérieures" sino-taiwanaises ; confrontations sino-soviétique, sino-vietnamienne, sino-occidentale, etc. ).
Dans le système ancien, toute légitimité politiques s’articule donc autour de la notion de mandat du ciel, avec les connotations morales qu’elle comporte. Cette notion pénétrera la mentalité chinoise et l’imprégnera à tel point qu’aujourd’hui encore, à des millénaires de distance, on peut la retrouver dans cette théorie de Mao Zedong, reprise par la classe dirigeante chinoise, selon laquelle un petit pays peut triompher d’une grande puissance si sa cause est juste, le peuple, en l’occurrence, prenant la place du ciel.
Très tôt donc se dessine une organisation des idées sur la société et l’histoire qui est fondamentalement morale et qui s’inscrit dans un cadre général religieux. Ce caractère original confère alors à l’organisation sociale une dimension politique car elle lui fait dépasser le cadre familial auquel l’assise du pouvoir est naturelle, même si cette société est toujours conçue sur le modèle familial.
Le mépris traditionnel de la Chine pour tout ce qui ne procède pas d’elle-même peut être apprécié au travers de l’ordre impérial au Roi d’Angleterre George III :
« Cette année, tu as, Roi, fait partir des envoyés porteur d’un placet et tu les as munis d’objets provenant de ton pays et destinés à m’être présentés. En songeant au respect et à la bonne volonté dont tu faisais ainsi preuve d’une façon déterminée, j’en ai ressenti une profonde joie. Tu vis à une telle distance de la Chine que l’envoi d’ambassades faisant par mer un aussi long voyage doit te causer beaucoup de tracas. Tes envoyés, en outre, ne peuvent être au fait des formes rituelles chinoises ; il en résulte des discussions répétées que je ne saurais apprendre avec plaisir.
La Cour impériale ne tient pas pour précieux les objets venus de loin, et toutes les choses curieuses ou ingénieuses de ton royaume ne peuvent non plus y être considérées comme ayant une rare valeur. Roi, maintiens la concorde parmi ton peuple, veille à la sécurité de ton territoire, sans te relâcher en rien. Voilà, en vérité, ce que je louerai... C’est afin que tu obéisses longtemps que je t’adresse cet ordre impérial. »[6]
Ce système politique organisé autour de l’empereur, A. Peyrefitte le qualifie de chef-d’oeuvre bimillénaire.[7] Au sommet du monument se trouve le Fils du Ciel, incarnation de la divinité sur terre. Immédiatement au-dessous, cimentant le sommet et les arêtes de la pyramide, le Grand Conseil, les vice-rois, les gouverneurs et toute la hiérarchie des fonctionnaires-lettrés : seuls capables de lire et d’écrire dans la langue de l’élite, ils sont en charge de transmettre à la masse les volontés de l’Empereur et les valeurs de l’Empire. Puis les paysans, immense masse nécessaire à la subsistance de l’ensemble : ce sont les vrais producteurs ; les autres classes ne sont là que pour leur permettre de produire.
Le système vise à la puissance et à l’efficacité : avant tout, il doit gagner les guerres et garantir la production agricole. La dynastie est responsable de l’ordre et de la subsistance. Si elle vient à faillir dans cette double tâche, le mandat du ciel lui est retiré. Elle n’est que le premier serviteur de l’Empire, qui existait avant elle et devra durer après elle.
Ce système a si bien fait ses preuves en Chine qu’il a essaimé, comme en Corée ou au Vietnam. Il a même servi de modèle en Occident pour l’instauration des examens et concours. La Chine a fixé le modèle de l’État centralisé à un niveau que les pays d’Europe n’ont atteint qu’à une date beaucoup plus récente. Cette civilisation s’est ainsi diffusée, avec une puissance et une continuité incomparables, pendant plus de vingt siècles.
Pour se mettre à l’école d’autrui, les Chinois auraient dû s’arracher à un orgueil millénaire. Il leur a fallu deux siècles de tragédies pour commencer à se faire à cette idée. Mais rien n’assure encore qu’ils s’y tiennent. De 1793 à 1978, la Chine s’est voulue son propre modèle : malgré quelques tentatives vite dénoncées, elle a refusé de se mettre humblement à l’école de l’étranger, car il n’est de civilisation que chinoise. Tout le mal lui vient nécessairement de l’extérieur.
Il aura fallu l’élimination de la Bande des Quatre, puis la contestation de l’héritage de Mao, pour que commence à être révisée l’interprétation du passé de la Chine. L’historiographie officielle a été longue à réexaminer. Car de nombreuses interrogations demeurent. En effet, se demande Peyrefitte :
« Comment comprendre, hier, que lors de la Guerre de l’opium, une poignée de soldats occidentaux, à vingt mille kilomètres de leurs bases, aient pu tailler en pièces l’armée chinoise sur son propre sol ? Comment comprendre, aujourd’hui, un sous-développement si pesant ? Tant de chefs-d’oeuvre, tant d’inventions, tant d’intelligence, tant d’ardeur au travail, tant de génie collectif ! Quarante siècles de la civilisation la plus éclatante ! Quarante ans de régénération par la révolution ! Les dirigeants et la doctrine les plus infaillibles du monde ! Tout cela pour arriver au niveau de vie des habitants de telle République tropicale, dont les aïeux, aux siècles dernier, vivaient à l’âge de la pierre taillée » [8]?
L’Empire maoïste
Xuantong, dernier Empereur (connu sous le nom de Puyi) fut capturé par les soviétiques en 1945, rendu à la Chine en 1950 et amnistié au bout de neuf ans. Il est mort en 1967. Le 23 juin 1964, Mao Zedong en parle en ces termes :
« Il reste encore un empereur de la dynastie mandchoue ; il en va de même avec lui... Il a maintenant sa liberté et peut aller où bon lui semble. Autrefois, quand il était empereur, il ne jouissait que d’une liberté très limitée... Il avait peur que le peuple ne l’attaque et il craignait aussi de perdre sa propre dignité... Les Américains nous accusent de procéder à des "lavages de cerveau". Je ne sais pas encore aujourd’hui comment on peut laver un cerveau... Il faut entretenir de bons contacts avec l’empereur Xuantong. Guangxu et Xuantong sont mes deux prédécesseurs directs. Le traitement de cent yuan environ accordé à Xuantong est trop faible ; il ne faut tout de même pas oublier que cet homme est empereur... »[9]
Il est pour le moins symptomatique de l’idéologie maoïste que son fondateur considère les derniers empereurs comme ayant été ses prédécesseurs, alors qu’en bonne logique « prolétarienne », c’est le peuple tout entier qui devient le détenteur d’un pouvoir naguère concentré entre les mains d’un seul homme. C’est dire si, consciemment ou non, Mao Zedong entend bien être quelque part l’héritier de la tradition bimillénaire des empereurs chinois.
Les dirigeants suprêmes dont accouche la Révolution sont d’abord des hommes relativement compétents, en dépit de leur manque d’expérience dans l’administration d’un si vaste monde, et animés d’une volonté farouche. Dans l’ensemble réalistes, ils se montrent capables de remettre leurs politiques en question, mais ils n’aiment pas que d’autres le fassent. Mao Zedong en particulier : il sait reconnaître ses erreurs, une humilité bien chinoise, non exempte de tactique. Mais il n’accepte pas la critique comme ne l’acceptaient non plus les Empereurs.
La « Pensée de Mao Zedong » fait son apparition en 1938. Elle prend la forme de la sinisation du marxisme, affirmée lors de la sixième session du 6e Comité central, en octobre 1938. L’idée est simple : face aux dogmatiques regroupés autour de Wang Ming (ancien chef du Parti communiste chinois), qui se réclament des lois universelles du socialisme édictées par Staline pour le critiquer, Mao se réclame de son expérience du terrain, de sa conduite intelligente de la guerre civile, de son aptitude à analyser de façon neuve la société chinoise. Il s’en prend à ses adversaires qui pratiquent le culte du livre, des oeuvres complètes de Marx, Engels, Lénine, Staline... mais ignorent tout de la Chine. Il prône donc, comme critère de la vérité, non pas la citation correcte, mais la pratique. Il répète qu’il n’existe pas de marxisme abstrait, mais seulement un marxisme concret, qui a pris une forme nationale.
Liu Shaoqi (homme politique chinois) a apprécié en ces termes l’idéologie maoïste :
« La pensée de Mao Zedong, c’est le nouveau développement du marxisme dans la révolution nationale démocratique de l’époque actuelle dans les pays coloniaux, semi-coloniaux et semi-féodaux. C’est un modèle admirable de la nationalisation du marxisme. Elle est chinoise et en même temps, elle est entièrement marxiste. La pensée de Mao Zedong est l’unique théorie juste pour conduire notre parti. La pensée de Mao Zedong, de sa conception de l’univers jusqu’à son style de travail, c’est le marxisme sinisé en voie de développement et de perfectionnement... Ce n’est personne d’autre que le camarade Mao Zedong qui, d’une façon remarquable et réussie, a conduit cette entreprise exceptionnelle et difficile de la sinisation du marxisme... Notre camarade Mao Zedong n’est pas seulement le plus grand révolutionnaire et le plus grand homme d’État dans l’histoire de la Chine. Il est aussi le plus grand théoricien et homme de science dans l’histoire de la Chine. »[10]
À l’image de ses « prédécesseurs » manchous, Mao Zedong va mettre en place un système administratif aussi lourd que ceux des empereurs de Chine. À elle seule, la bureaucratie constitue un monde d’une extrême complexité, aux hiérarchies nombreuses et précises qui commandent les salaires, les privilèges fonctionnels et le prestige. Elle se compose cependant de deux grands ensembles inégaux : les cadres, c’est-à-dire les fonctionnaires de rang inférieur, et les cadres dirigeants qui, du Bureau politique et des Départements du Comité central, du Conseil d’État et de ses Ministères et Bureau, jusqu’aux échelons de la province et de la Préfecture au moins, forment la véritable bureaucratie.
Ce qui caractérise les dirigeants de tous échelons, tant civils que militaires, c’est la conscience de ce qu’ils sont et du pouvoir qu’ils détiennent, un pouvoir qui est pratiquement absolu dans cette ère d’arbitraire. Avec, au début, l’expérience en moins, ils sont les successeurs de la bureaucratie impériale et leur fonction, comme la sienne, est le service de l’État, c’est-à-dire du parti et de ses politiques. Il n’est donc pas étonnant que cette bureaucratie nouvelle reflète la nature du régime et en accuse même les traits : d’où ses défauts majeurs qui sont le style bureaucratique et l’ arrogance.
A. Peyrefitte explicite en ces termes ce qu’il appelle l’ « invariance chinoise » :
« En août et septembre 1960, à partir de Hong-Kong, j’effectuai ma première plongée dans l’univers chinois. Aussitôt me frappa la ressemblance de cette société avec celle qu’avaient décrite les compagnons de Macartney. On eût dit que chaque Chinois portait dans ses gènes l’héritage entier de l’Empire de Qianlong. La Chine avait une façon bien chinoise de se révolter contre elle-même. Afin de rompre avec son passé, elle y cherchait des références auxquelles se raccrocher pour mieux affirmer son invariance.
La manière dont les Chinois de 1960 adhéraient au jugement de Qianlong sur l’expédition Macartney soulignait encore cette continuité. Les manuels d’histoire, les ouvrages universitaires, les intellectuels avec qui je m’entretenais donnaient tous raison à l’empereur ; en langage marxiste, Macartney avait adopté une attitude « impérialiste », « capitaliste » et « colonialiste ». Chacun approuvait Qianlong pour sa réponse cinglante : "Nous n’avons besoin de personne. Retournez chez vous, reprenez vous cadeaux." C’est précisément ce que Mao venait de faire, en renvoyant les techniciens et conseillers soviétiques et en proclamant : "Comptons sur nos propres forces."
Beaucoup de responsables chinois se persuadaient encore - malgré le désastre du Grand Bond en Avant - que la Chine était supérieure à tout autre pays ; l’Occident pouvait, au mieux, lui fournir quelques recettes. Si elle avait connu tant de malheurs depuis cent vingt ans, c’est qu’elle avait été pillée par des nations rapaces. La faute ne saurait lui en incomber. Son retard, elle allait le rattraper en quelques années, pour retrouver sa prééminence plurimillénaire. »[11]
Les similitudes entre ce régime maoïste et le modèle impérial sont frappantes puisque les communistes avaient préservé le même culte de l’Empereur, la même foi dans le collectif. Mao avait remplacé Qianlong. Tout était suspendu à son bon vouloir : même délégation de pouvoir, pour la gouvernance quotidienne, à un Premier ministre qui interprétait la pensée du dieu vivant et louvoyait entre les intrigues et les factions, sans autre appui que l’approbation d’en haut ; même souci des rites protocolaires, à travers lesquels s’exprime le respect des traditions et de la hiérarchie ; même adhésion à un système commun de références donnant réponse à tout : la pensée-Mao après la pensée-Confucius.
Même prédominance de la terre : si Qianlong traite par le mépris les produits de la révolution industrielle anglaise et les commerçants de toutes nationalités, si Mao s’est appuyé sur les paysans plutôt que sur les ouvriers, c’est que la quasi-totalité de la population vit à la campagne et de l’agriculture.
Même méfiance à l’égard des étrangers. Ils ne peuvent que perturber l’ordre chinois ; leurs curiosités sont dangereuses ; il faut les surveiller attentivement.
Face à un tel monolithe, on ne peut qu’être frappé par la naïveté des Occidentaux, persuadés qu’ils sont d’être des acteurs incontournables de la prospérité chinoise, et ce, grâce à leurs solutions toutes faites : industrialisation, modernisation, démocratie, etc., composantes essentielles de l’oeuvre civilisatrice de l’Occident. C’est bien cette naïveté, teintée d’arrogance et de fatuité, qui semble avoir motivé les Anglais lors des négociations autour de la colonisation, ce qui ne peut qu’être profitable à la puissance colonisatrice.
Cela dit, l’histoire de la Chine est une longue suite de conquêtes et d’annexions d’autres peuples et territoires, et l’Empire a toujours accordé une attention toute particulière à la gouvernance des questions territoriales ainsi qu’au contrôle des multiples nationalités le composant. Cette politique ne s’est jamais démentie, pas même après l’avènement du communisme, et ce, malgré quelques fluctuations idéologiques.
La mission Macartney dans une Chine à son apogée fait ressentir le heurt de deux cultures : la brillante civilisation chinoise, plus de quarante fois séculaire, et la jeune civilisation occidentale, emportée par les effets croisés des révolutions intellectuelle, scientifique, technologique, marchande, maritime, agronomique, industrielle, financière. Une seconde mission, en 1816, dirigée par lord Amherst, reçut un accueil encore plus humiliant.
Pour accéder à la Chine, les Anglais décidèrent de recourir à la force : ce fut la peu honorable guerre de l’Opium. Une société raffinée s’effondrait sous le poids de son enfermement et de son immobilisme. Cet enchaînement dramatique jette une lumière nouvelle sur la double énigme du « développement » et du « sous-développement ».
Parties annexes
Notes
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[1]
Voir l’ouvrage de Peyrefitte ,Alain, L’Empire immobile, Le choc des mondes , Paris, Fayard, 1989, p.IX.
-
[2]
Ibid., p.VII.
-
[3]
Ibid., p.VII
-
[4]
Ibid., p.VII.
-
[5]
Ibid., pp.465-466.
-
[6]
Voir l’ouvrage de Golfin, Jean, La Chine et ses populations, Paris, Privat,1982, p.82.
-
[7]
Voir l’ouvrage de Peyrefitte,Alain, L’Empire immobile, Le choc des mondes , Paris, Fayard, 1989, p.468.
-
[8]
Ibid.,p.476.
-
[9]
Voir l’ouvrage de Golfin, Jean, La Chine et ses populations, Paris, Privat, 1982, p.171.
-
[10]
Voir l’ouvrage de Gentelle, Pierre, L’état de la Chine, Paris, Ed. La Découverte, 1989, p.232.
-
[11]
Voir l’ouvrage de Peyrefitte, Alain, L’Empire immobile, Le choc des mondes , Paris,Fayard, 1989, p.XI.
Bibliographie
- ARAY, Siwitt, Les Cent Fleurs, Paris, Flammarion, 1973, 187 p.
- CHANG, Yin-ta i, L’origine du communisme russe, Taipei, Institut de Taipei, 1970, 212 p.
- CHEN, Jerome, China and the West : Society and culture 1815-1937, Bloomington, Indiana University Press, 1979, 450 p.
- CHENG, Kwang, Les communistes internationaux et les gauchistes utilisent l’Eglise Chrétienne, Taipei, Editions de l’Extrême- Orient,1982, 246 p.
- GAUDU, Agnès, Chine, L’Empire déchiré, Paris, Ed. Ramsay, 1989, 276 p.
- GENTELLE, Pierre, L’état de la Chine, Paris, Ed. La Découverte, 1989, p.454.
- GOLFIN, Jean, La Chine et ses populations, Paris, Privat, 1982, 576 p.
- HUCKER, Charles O., Confucianism and the Chinese Censorial System, New- York, Atheneum, 1965, 298 p.
- HUGH, Seton Watson, The Imperialist Revolutionaries, Stanford University, 1978, 349 p.
- MAO, Zedong, Oeuvres choisies, Pékin, Presses étrangères, 1977 ; Pensée de Mao Zedong (1949-1968), Taipei, Edition Taiwan, 1969, 136 p.
- MARX et ENGELS, Oeuvres sélectionnées, Moscou, Maison d’édition en langue étrangères, 1962.
- PAI, Wan-Hsiang, Chine communiste : passé, présent et futur, centre d’études sur les problèmes de la Chine continentale, Taipei, 2000, 440 p.
- PEYREFITTE, Alain, L’Empire immobile, Le choc des mondes, Paris, Fayard, 1989, 556 p.