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La commémoration d’État est une remémoration officielle et obligatoire. Elle consiste à diffuser dans l’espace public des signes éminents dont la permanence dans le corps social exige une inscription individuelle et psychologique. Ici, la lettre de Guy Môquet, symbole[1] des « autres lettres » et « de tous les autres fusillés » (Bulletin Officiel du 30 août 2007[2]) est un signe polysémique qui renvoie pêle-mêle à la Résistance, au sacrifice, aux valeurs de liberté et d’engagement politique (donc aussi au communisme), au patriotisme (à la « fierté » nationale), à l’amour filial, à la jeunesse. Toutes notions chargées autant d’affects que de concepts.

Apparemment, il semble bien difficile d’en contester la légitimité, en raison du droit de l’État de créer des commémorations et du droit des élus d’en choisir les modalités. Pourtant, la communication sur ce monument mémoriel est paradoxale : elle contient des injonctions contradictoires, susceptibles de sidérer, et surtout des implications symboliques qui supposent des remaniements plus qu’embarrassants.

Le premier problème est le pathos. La lettre de cet adolescent, de cet « enfant », est très émouvante. Le risque est non nul que l’émotion envahisse le lecteur ou l’auditeur et qu’ainsi, la réflexion devienne, sinon impossible, du moins difficile. Susciter des affects de pitié et d’indignation, de compassion et d’admiration, n’est pas en soi chose nuisible : tout dépend du cadre dans lequel ces sentiments reçoivent sens et portée. Le Bulletin Officiel prescrit explicitement que la lecture soit suivie d’une « réflexion collective » ; de telle sorte que, si l’on admet que les professeurs font leur travail de transmission de connaissance et ne se livrent pas à une amplification du pathétique, l’argument, qui affirme que serait nié le principe selon lequel l’École doit privilégier l’approche critique et réfléchie[3], n’est pas entièrement recevable. En effet, il fait comme si les enseignants n’avaient aucune marge de manœuvre dans l’espace scolaire et comme si, au sein même de leur travail, ils devaient se conformer non seulement à la lettre des directives (obligation professionnelle normale) mais aussi à leur esprit (ici une adhésion problématique à une sorte de propagande).

Certes, il est possible et néfaste que ce pathos tende à brouiller la complexité historique, et que la lettre, lue sans repère précis, soit reçue comme détachée de toute situation concrète et favorise ainsi une fâcheuse hystérisation[4]. Cependant, là encore, les professeurs auront eu à cœur de décrire précisément le contexte historique exact de l’assassinat de ce garçon et plus généralement la pluralité des Résistances[5].

Mais il y a le clip vidéo[6] réalisé par François Hans et diffusé à la télévision le lundi 22 octobre 2007. Le contexte de la Résistance y est à peu près absent ; seuls des casques allemands et un officier permettent de situer approximativement la scène. Aucune allusion aux « camarades » ; seul, un vague poing levé, dans un coin, signale discrètement que Guy Môquet fut « communiste » ; on ne peut deviner pourquoi ce garçon est fusillé. Le fil narratif très simple (la rédaction de la lettre puis l’exécution) supporte un morcellement des plans, ponctués de ralentis à répétition. Le clip vidéo est construit par analogie avec la réminiscence émouvante d’un passé douloureux : l’émotion mémorielle fonctionne par flashs, au moyen d’images chargées d’affects qui surgissent dans l’esprit et envahissent de manière obsédante la conscience. Le film imite ce trait afin d’accroître le pathétique jusqu’au mélodrame, dans une sorte de sidération iconique.

Beaucoup de signes d’intemporalité. Une sorte d’éternité plane, signifiée par des couleurs tirant sur le noir et blanc et des corps désincarnés. Les fusillades ne font couler aucun sang ; seule une main anonyme, sur un barbelé, saigne. Ces corps se rapprochent de la statue, ils sont faits de la matière des héros, qui sont des surhommes, c’est-à-dire des dieux (une sorte de marbre vivant). Une euphémie lénitive et une abstraction infantile dominent cette reconstitution de carnaval. Les méchants sont physiquement hideux et sont ainsi faciles à reconnaître. Le poteau de l’exécution convoque l’imagerie chrétienne, la matrice iconique de la croix vient souligner le sacrifice de soi comme un acte absolument aimable. L’atmosphère est archaïque : c’est le combat du chevalier blanc contre les forces du mal. La Résistance entre ainsi dans la légende, à peine dans le mythe, plutôt dans l’hagiographie.

Peut-être s’agit-il de récupérer un symbole de l’opposition communiste afin de priver celle-ci d’un signe de reconnaissance (la tactique de « l’ouverture[7] ») ; certainement de reprendre à son compte l’amour de la patrie mais vidée de toute implication politique. Cet éloge du sacrifice et de la piété filiale font signe vers des notions dépolitisées de la famille et de la patrie. La Résistance devient un décor, un fond consensuel et aimable, pour une exaltation du don total de soi. L’indétermination du bien en vue duquel un sacrifice est demandé ne peut qu’inquiéter. Une telle exploitation de la jeunesse en vue d’une idée purement émotionnelle de la patrie est choquante et suspecte.

Le BO du 30 août 2007 cite le discours[8] du président de la République, le 16 mai dernier, au monument de la Cascade du bois de Boulogne[9] : « Soyez fiers de vos aînés qui vous ont tant donné ; aimez la France car c’est votre pays et que vous n’en avez pas d’autre ». Étrange formule qui signale une obsession et un remaniement.

L’obsession des étrangers, ceux qui ont deux pays : un pays d’origine et un pays d’adoption. Difficile de ne pas se souvenir d’une phrase de la campagne électorale : « La France, aimez-la ou quittez-la »[10]. Dire « vous n’en avez pas d’autre », c’est enjoindre de briser toute référence à une terre étrangère, c’est poser une injonction de fusion, c’est rejeter à la fois la possibilité du cosmopolitisme et la réalité de l’apatridie, c’est nier la pluralité humaine : exiger de n’être que d’un seul lieu. Monisme culturel, monolithisme politique et social.

Un remaniement. La victime résistante est appelée ici à se substituer à la victime juive. Cette dernière, malgré son innocence absolue, renvoie une image de la France dont il est difficile d’être fier : la collaboration, la dénonciation, la participation à la déportation. La victime résistante est un support pour une fierté légitime (le seul crime de Guy Môquet est d’avoir distribué un tract : il est innocent). Il est vrai que le candidat puis le président ont sonné la fin du temps de la repentance : « La France n’a pas commis de génocide »[11]. En même temps que le communisme de Guy Môquet, et plus généralement la pluralité des Résistances, sont effacés du tableau de l’histoire de France, les Juifs de France, déportés, assassinés.

Claironner qu’on en a fini avec la repentance ne vaut pas que pour la colonisation : cela concerne aussi la collaboration dont il n’y a plus lieu de se repentir[12]. La manœuvre est habile : il sera quand même malaisé d’accuser cette commémoration de révisionniste, puisque, avec la référence à la Résistance, c’est aussi la collaboration qui est évoquée. Précisément, évoquée seulement. La condamnation - par la même voix - de la repentance redouble sa mise de côté.

La lettre de Guy Môquet[13] n’a pas été choisie seulement parce qu’elle permet de faire disparaître, dans le flot d’émotions, le problème de la détermination politique de la patrie ; elle a été élue parce qu’elle permet de relancer la concurrence des victimes et de favoriser la disparition des victimes juives, non pas sans doute par antisémitisme mais parce que les assassins des Juifs ternissent le tableau dont rêve le conseiller spécial. Cette commémoration dit : oublions les victimes juives, oublions les collabos. Révisons doucement l’histoire.

La double contrainte est donc bouclée. D’un côté, lire cette lettre, c’est cautionner ces remaniements suspects, une idée sacrificielle de la patrie, un éloge de l’engagement dénué de tout contenu politique, un révisionnisme subtil et indirect ; de l’autre côté, refuser sa lecture, c’est faire violence à ce jeune homme si touchant, c’est sembler rejeter la Résistance elle-même et la communauté aimable obtenue grâce aux affects partagés. Dans les deux cas, on se trahit soi-même. Subtile opération de manipulation psycho-politique.

On peut toujours souhaiter que le conseiller, très « spécial » en effet, scribe du président et peut-être inspirateur de son idéologie politique, soit écarté. Mais la question demeure : quelle fonction ce quasi-révisionnisme joue-t-il dans l’ensemble de la politique de M. Sarkozy ?