Résumés
Résumé
J'aimerais confronter ici les points de vue de deux écrivains célèbres – François Mauriac et Jean-Paul Sartre – concernant les personnages de romans, ou plus précisément la liberté des personnages dans le roman. Je situerai tout d'abord la dispute dans le contexte littéraire tout en considérant les situations respectives de Mauriac et de Sartre. J'analyserai ensuite les reproches de Sartre concernant la liberté des personnages dans les romans de Mauriac, ainsi que l'argumentation qui les soutient. Puis j'étudierai les réactions de Mauriac à cette critique pour voir finalement les conclusions que l’on peut tirer de cette dispute.
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J’aimerais confronter ici les points de vue de deux écrivains célèbres, François Mauriac et Jean-Paul Sartre, concernant les personnages de romans, ou plus précisément la liberté des personnages dans le roman. Je situerai tout d’abord la dispute dans le contexte littéraire tout en considérant les situations respectives de Mauriac et de Sartre. J’analyserai ensuite les reproches de Sartre concernant la liberté des personnages dans les romans de Mauriac, ainsi que l’argumentation qui les soutient. Puis j’étudierai les réactions de Mauriac à cette critique pour voir finalement les conclusions que l’on peut tirer de cette dispute.
Le 1er février 1939 Sartre publie dans La Nouvelle revue francaise l’article intitulé « Monsieur François Mauriac et la liberté », dans lequel il reproche à Mauriac le manque de liberté de ses personnages. Sartre introduit dans sa critique, sans les distinguer tout à fait, la question de la toute-puissance du romancier et celle de son omniscience. Il faut préciser que la critique de Sartre ne fut ni la première ni la dernière pour semer les doutes à l’époque, la crise du roman se poursuit tout au long de 20e siècle et certains écrivains cherchent une voie nouvelle où s’orienter.
En cette année-là, Mauriac se trouve bientôt à mi-chemin de sa carrière littéraire. Il a écrit des poèmes, dix-sept romans, plusieurs nouvelles, une pièce de théâtre, de nombreux essais, les deux premiers tomes de son Journal. Il collabore à divers journaux et revues. Sartre, par contre, n’est qu’au début de sa carrière et ignoré du grand public. C’est ce qui fait écrire à Caroline Cassevile dans son article Mauriac et la critique sartrienne que Sartre a échafaudé sa critique uniquement pour se faire « une publicité et pour être reconnu du public lettré »[1] . Quelle carrière a donc Sartre derrière lui en 1939 ? Il est parvenu à faire publier son roman La Nausée. Ensuite, trois nouvelles paraissent successivement, Le Mur, en juillet 1937, La chambre en janvier 1938 et l’Intimité en août 1938. Ces trois nouvelles seront reprises intégralement dans le recueil Mur publié en 1939. Sartre entreprend en même temps ses premières critiques littéraires : Sartoris par Wiliam Faulkner et À propos de John Dos passos et de 1919. Anna Boscheti remarque qu’« il s’agit ici (…) de sorties limitées, objectivement orientées par les exigences stratégiques d’une phase précise de sa carrière. Les écrivains auxquels elles sont consacrées correspondent à des positions clefs dans le panorama littéraire de l’époque : des maîtres dont le jeune écrivain se réclame. »[2] En attirant l’attention sur des auteurs étrangers, Sartre sera comme Caroline Casseville l’a bien exprimé dans son article « Le chantre de la nouveauté naissante » : le jeune philosophe, en découvrant son intérêt pour le roman américain et ses innovations techniques, va contribuer à établir la réputation de Faulkner en France. À une époque où la nécessité de renouvellement des valeurs se fait sentir, un jeune écrivain ouvre ainsi, sous l’égide de Paulhan, des horizons nouveaux. C’est justement Paulhan qui veut amener Sartre vers la critique de roman. Il confie à Roger Martin qu’il tâche d’aiguiller Sartre vers une campagne romanesque.
Mais pourquoi Sartre a-t-il choisi précisément Mauriac pour attaquer à travers lui toute une conception du roman ? Mauriac représente l’archétype de tout ce que Sartre rejette : l’homme bourgeois et l’écrivain catholique (même si Mauriac le nie). Tout en luttant contre Mauriac, en dénonçant l’esthétique romanesque de l’un des maîtres du roman de l’époque, Sartre lutte contre la littérature académique et traditionelle. Il s’agit de démontrer, à travers La Fin de la nuit (la suite du fameux roman Thérèse Desqueyroux), que l’ensemble du roman mauriacien est caduc et nul, pour tenter en même temps de lui opposer un nouveau type de roman, le roman existentialiste.
Sartre définit tout d’abord le roman comme une chose qui acquiert son existence par la lecture et donc grâce au lecteur. C’est au lecteur que revient la mission de créer le roman en épousant la condition du personnage romanesque. Afin que cette mission puisse se réaliser, Sartre exige de tout romancier la liberté des personnages :
« Voulez-vous que vos personnages vivent ? Faites qu’ils soient libres. Il ne s’agit pas de définir, encore moins d’expliquer (dans un roman les meilleurs analyses psychologiques sentent la mort), mais seulement de présenter des passions et des actes imprévisibles. »[3]
Il faut effacer autant que possible la présence du romancier. Toute l’argumentation de Sartre repose sur l’idée que Thérèse Desqueyroux n’est pas libre, car au-delà de son caractère, elle a un destin, destin qui « est fait, pour une part, d’un vice de son caractère et, pour une autre part, d’une malédiction qui pèse sur ses actes. Or ces deux facteurs ne sont pas compatibles : l’un peut être constaté au dedans par l’héroïne elle-même, l’autre demande une infinité d’observation faites du dehors par un témoins attentif ».[4] Et selon Sartre le romancier ne peut pas être complice et témoin à la fois. On trouve, en effet, dans La Fin de la nuit, l’usage équivoque du pronom personnel « elle », qui illustre d’un côté un sujet, quand il renvoie à la conscience de Thérèse, et de l’autre un objet, quand il reflète un jugement porté par l’auteur. Dans « la raison qui lutte contre les passions (…), l’âme chrétienne minée au corps par l’imagination et qui se rebelle contre les appétits du corps »[5], Sartre retrouve le « combat de la liberté contre la nature qui se recommande par son antiquité vénérable et son orthodoxie. »[6]. Mauriac, hésitant entre le point de vue de son personnage et le jugement qu’il porte sur lui de l’extérieur brise la vraisemblance tragique du roman. À travers l’exemple de Thérèse, Sartre veut démontrer que les interventions explicatives du narrateur empêchent l’identification du lecteur avec le personnage. Les commentaires que le romancier introduit, alliés aux propres commentaires des personnages entre eux, détruisent la possibilité de cette identification (lecteur-protagoniste), car le lecteur en sait toujours plus que le héros.
Cette façon de s’identifier d’abord avec son personnage, puis de l’abandonner soudain pour le considérer du dehors comme un juge, est, selon Sartre, caractéristique de l’art de Mauriac. Justement à la faveur de cette troisième personne (qui est ambiguë), Sartre trouve étrange le fait que Mauriac puisse passer de Thérèse-sujet à Thérèse -objet au cours de la même phrase:
« Elle entendit sonner neuf heures. Il fallait gagner un peu de temps encore, car il était trop tôt pour avaler le cachet qui lui assurerait quelques heures de sommeil; non que ce fût dans les habitudes de cette désespérée prudente, mais ce soir elle ne pouvait se refuser ce secours. »[7]
On peut se demander qui juge ici Thérèse comme une « désespérée prudente »? Mauriac se permet à plusieurs endroits du roman ces courtes remarques au sujet de Thérèse. Ce qui gêne Sartre, ce sont justement ces appréciations définitives sur les personnages que Mauriac glisse dans le récit. « Avant d’écrire il forge leur essence, il décrit qu’ils seront ceci ou cela. » [8]
Mauriac, selon Sartre, a assassiné la conscience de ses personnages « en usant de toute son autorité de créateur » [9].
« Il nous fait prendre ces vues extérieures pour la substance intime de ses créatures, il transforme celles-ci en choses.(…) Seules les choses sont, elles n’ont que des dehors. Les consciences ne sont pas : elle se font. Ainsi M. Mauriac, en ciselant sa Thérèse sub specie aeternitatis en fait d’abord une chose. Après qu’il rajoute, par en dessus, toute une épaisseur de conscience »[10].
Sartre compare Mauriac-romancier à Dieu, car il n’y a que « Dieu qui voit le dedans et le dehors, le fond des âmes et les corps, tout l’univers à la fois. De la même façon, M. Mauriac a l’omniscience pour tout ce qui touche à son petit monde »[11]. Il ajoute à la fin : « Il a choisi la toute-connaissance et la toute puissance divines... Dieu n’est pas un artiste; M. Mauriac non plus »[12].
Mauriac, évidemment, réagit à ces mots violents. On peut lire sa réaction par exemple dans Paroles perdues et retrouvées, mais aussi, ce qui peut paraître comme un paradoxe, dans un ouvrage qui précède la publication de l’article de Sartre, car en effet Mauriac a abordé la question de la liberté de ses personnages plusieurs années avant 1939. Il s’agit surtout de l’essai Le Roman qui a été publié en 1928 et de l’essai Le Romancier et ses personnages publié en 1933. Dans les deux, la question de la liberté de ses personnages le préoccupe.
« Il s’agit de laisser à nos héros l’illogisme, l’indétermination, la complexité des êtres vivants; et tout de même de continuer à construire, à ordonner selon le génie de notre race - de demeurer enfin des écrivains d’ordre et de clarté... Le conflit entre ces deux exigences : d’une part, écrire une oeuvre logique et raisonnable ; d’autre part laisser aux personnages l’indétermination et le mystère de la vie - ce conflit nous paraît être le seul que nous ayons vraiment à résoudre »[13].
(Le Roman)
Mauriac ne veut pas une parfaite soumission de ses personnages, au contraire, il veut que ses « créatures lui résiste »[14]. Jusqu’à quel point le romancier est-il maître de ses personnages ? se demande Mauriac dans son essai. Ces personnages ne sont pas, selon lui, des pauvres marionnettes, mais il avoue pourtant en même temps qu’il ne peut pas les abandonner.
« Le romancier ne peut en tirer les ficelles, comme à des pantins, ni les abandonner à elles-mêmes, car alors il nous montrerait plus que des êtres contradictoires. »[15]
Mais n’était-ce pas justement cela l’idée de Sartre ? La liberté ne s’exprime-t-elle pas entre autres choses par la contradiction des personnages ? Dans Le romancier et ses personnage, Mauriac ne dissimule pas la toute-puissance de l’écrivain. En lisant certains lignes, nous pouvons avoir l’impression qu’il « OBLIGE » en effet un peu trop ses personnages, ce qui prouve tout simplement qu’il est toujours derrière eux. « Le romancier, écrit Mauriac, peut obliger ses personnages à découvrir en eux leur âme, il peut les sauver », et il ajoute un peu plus loin : « il peut les obliger à lever un peu la tête, (…) prendre leurs mains tâtonnantes, (…) les obliger à pousser ce gémissement que Pascal voulait arracher à l’homme misérable et sans Dieu. »[16]. Il est important pour Mauriac de concilier la liberté de la créature et la liberté du Créateur, car « il faut aussi que Dieu soit libre, infiniment libre d’agir sur sa créature; et il faut que le romancier jouisse de la liberté absolue de l’artiste en face de son ouvrage (…) il dirige les personnages de ses livres dans la voie qu’il leur a choisie. »[17].
Mauriac évoque dans son Journal que, selon lui, un bon critique sera celui qui, ayant à juger un écrivain, bien loin de lui demander d’être un autre que lui-même, cherchera si dans l’ouvrage étudié, l’auteur a su rester fidèle aux lois de son univers. Il ajoute également qu’il n’existe pas de règle universelle qui permette de condamner un écrivain. Mauriac voulait certainement démontrer par-là que la critique sartrienne avait ses limites.
Dans les années suivant cette fameuse dispute, il y eut des critiques littéraires qui voulurent à tout prix défendre Mauriac contre « ce jeune professeur de philosophie » qui ne cherchait que se montrer. Surtout pour ce qui est de l’omniscience de l’auteur, le réquisitoire de Sartre leur semble spécieux, car « au fond, le point de vue si passionnément recherché, on peut le trouver dans une conscience qu’ont les personnages de Mauriac - Thérèse plus que tous - de leur exclusion, de leur différence. »[18] Quant à Mauriac, il était trop fin pour ne pas trouver dans l’agression de Sartre l’occasion d’une autocritique. En 1950, dans la préface du tome II des Oeuvres romanesques et théâtrales complètes, il écrivait que si Thérèse dans le premier ouvrage qui porte son nom, s’est imposé à lui, c’est lui qui s’impose à elle dans La Fin de la nuit ; et ce n’est pas un hasard si Jean-Paul Sartre, pour mieux l’accabler, a choisi précisément ce livre. Mauriac sans doute a été plus touché par la critique qu’il ne le laisse voir, car il a pris grand soin, dans ses romans ultérieurs (dans La Pharisienne par exemple, roman écrit l’année suivante) d’éviter les interventions d’auteur dans le récit. La critique de Jean-Paul Sartre « pinçant et s’amusant plus que mordant »[19] devait amener Mauriac à rectifier son habitude de laisser trop apparaître l’auteur derrière le narrateur.
Bien des années plus tard, en 1960, Sartre déclara à Madeleine Chapsal, journaliste de L’Express, qui lui demandait s’il maintenait ses affirmations à propos de Mauriac:
« Je crois que je serais un peu plus souple aujourd’hui, en pensant que la qualité essentielle du roman doit être de passionner, d’intéresser, et je serais beaucoup moins vétilleux sur les méthodes. C’est parce que je me suis aperçu que toutes les méthodes sont des truquages, y compris les méthodes américaines. On s’arrange toujours pour dire ce que l’on pense au lecteur, et l’auteur est toujours présent. »
Caroline Casseville, déjà citée, considère comme « une ironie du sort » que le théoricien du roman dût finalement abandonner le roman en laissant inachevé Les Chemins de la liberté, tandis que Mauriac ne cessera d’écrire des romans jusqu’à la fin de ses jours.
Parties annexes
Notes
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[1]
Casseville, C.: Mauriac et la critique sartrienne. In: Nouveaux Cahiers François Mauriac, p. 82
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[2]
Boschetti, A.: Sartre et les Temps Modernes, une entreprise intellectuelle, p. 63
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[3]
Sartre, J.P.: Nouvelle Revue Française., p. 215.
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[4]
Ibid., p. 216.
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[5]
Ibid., p. 217.
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[6]
Ibid., p. 219.
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[7]
Mauriac, F.: Oeuvres romanesques et théâtrales complètes III., p. 158.
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[8]
Sartre, J.P.: Nouvelle Revue Française, p. 222.
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[9]
Ibid., p. 227.
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[10]
Ibid., p. 228.
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[11]
Ibid., p. 230.
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[12]
Ibid., p. 232.
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[13]
Mauriac, F.: Oeuvres romanesques et théâtrales complètes II., p. 765.
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[14]
Ibid., p. 180.
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[15]
Ibid., p. 766
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[16]
Ibid., p. 851.
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[17]
Ibid., p. 767.
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[18]
Lacouture, J.: François Mauriac, p. 227.
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[19]
Monférier, J.: François Mauriac du ”Noeud de vipères" à ”La Pharisienne", p. 107.