Résumés
Résumé
Si l'on veut réfléchir sur les différences de sexes de personnages au cinéma moderne, il s'offre la possibilité, la plus évidente peut-être, d'examiner les transformations des héros-types dans les genres les plus répandus au cinéma, c'est-à-dire dans le mélodrame et le film d'action. Or un pareil parcours mènerait sans doute à une généralisation plus ou moins grossière qui en effet risquerait d'être non pas un bilan de changement dans la conception de ce qu'on pourrait appeler « une héroïne » ou « un héros » cinématographique modèle, mais une autre contribution à l'image stéréotypée de la femme ou de l'homme contemporains. C'est pour cette raison que j'ai choisi – pour montrer l'inévitable différenciation des deux sexes – un concept cinématographique tout à fait différent, celui de Eric Rohmer, dans lequel la représentation de l'homme et de la femme ne passe pas par la définition « politiquement correcte » de deux sexes (ce qui était récemment très à la mode, surtout dans le cinéma américain). Chez Rohmer, il s'agit plutôt d'une représentation refoulée ou quasi-invisible des stéréotypes du féminin et du masculin, tant au niveau du discours qu'au celui de l'action – deux éléments les plus importants dans le cinéma de ce réalisateur.
Abstract
For a standard study of gender differences in the characters of modern cinema, the most evident possibility might be to examine the transformation of the typical heroes of the two most popular cinematic genres, that’s to say, in melodrama and action films. Choosing this course of action, however, would most certainly lead to a more or less rough generalization that, rather than reporting the progress of change in the cinematographic models of what we can call « a heroine » or « a hero », would rather be just another contribution to the stereotyped images of contemporary women and men. It is for this reason that I chose – so as to show the inevitable differentiation of the two sexes - a cinematic concept that is completely different, that of Eric Rohmer. In his films, the representation of man and woman is not defined as the « politically correct » concept of the two sexes (that which has recently been very popular, especially in American cinema.) For Rohmer, rather, gender difference pertains to a repressed or barely discernable representation of masculine and feminine stereotypes, equally as far as discussion is concerned as is action, two of the most important elements in this director’s films.
Corps de l’article
Si l’on veut réfléchir sur les différences de sexes de personnages au cinéma moderne, il s’offre la possibilité, la plus évidente peut-être, d’examiner les transformations des héros-types dans les genres les plus répandus au cinéma, c’est-à-dire dans le mélodrame et le film d’action. Or un pareil parcours mènerait sans doute à une généralisation plus ou moins grossière qui en effet risquerait d’être non pas un bilan de changement dans la conception de ce qu’on pourrait appeler « une héroïne » ou « un héros » cinématographique models, mais plutôt une autre contribution à l’image stéréotypée de la femme ou de l’homme contemporains. C’est pour cette raison que j’ai choisi - pour montrer l’inévitable différenciation des deux sexes - un concept cinématographique tout à fait différent, celui de Eric Rohmer, dans lequel la représentation de l’homme et de la femme ne passe pas par la définition « politiquement correcte » de deux sexes (ce qui était récemment très à la mode, surtout dans le cinéma américain). Chez Rohmer, il s’agit plutôt d’une représentation refoulée ou quasi-invisible des stéréotypes du féminin et du masculin, tant au niveau du discours qu’au celui de l’action - deux éléments les plus importants dans le cinéma de ce réalisateur[1]. Cependant il faut souligner que chez Rohmer, ces stéréotypes atteignent moins les caractères propres (et très particuliers) des personnages que ce que qu’on pourrait appeler une « étiquette » la plus générale grâce à laquelle les héros rohmeriens sont présentés comme, par exemple, un « homme, catholique et célibataire », un « jeune libre-penseur », une « femme indécise », etc.
Eric Rohmer, le cinéaste théoricien issu de la Nouvelle vague, pourrait être défini - dans ces cycles cinématographiques de Six contes moraux et surtout de Comédies et proverbes (je ne vais pas parler des Contes des quatre saisons car ils se présentent comme une synthèse des deux cycles précédents) - avant tout comme un metteur en scène du banal, du quotidien ou de l’ordinaire. En même temps, il faut souligner que la banalité dans laquelle baigne le cinéma rohmérien n’est pas associée à l’élément féminin, comme certains pourraient le croire, mais elle touche également aux deux sexes. Cette caractéristique de la démarche artistique n’est pourtant que partielle car ce qui frappe le plus chez Rohmer n’est pas tellement la banalité elle-même, mais sa transfiguration (voire sa conceptualisation) par l’arrangement de ce qu’on perçoit comme « l’histoire » du film, dans un espace[2] précis et dans des discours tenus par les personnages. Car le principe créateur utilisé par Rohmer est ce que j’appelle la « mise en langage » du vu, de l’image perçue soit par le héros / l’héroïne, soit par le spectateur. Ce principe est fondé sur la dualité plus ou moins compétitive de l’image et de la parole. Cela veut dire que, malgré l’impression première du dédoublement de l’image par la parole qu’on peut avoir en regardant la majorité des œuvres cinématographiques de Rohmer, les vecteurs de l’image et ceux de la parole ne sont point identiques ; au contraire, ils agissent souvent en sens opposés, selon la devise principale du réalisateur qu’au cinéma, l’image est faite pour montrer et la parole pour signifier. Soit c’est donc la parole qui éclaire (ou au contraire occulte) l’image, soit c’est l’image qui se précipite sous l’influence de la parole.
Cette dualité de l’image et de la parole se montre toute à fait séduisante pour une formulation hypothétique concernant le dualisme homme/femme. Je m’explique : dans une perspective du monde occidental patriarcal, on pourrait dire, grosso modo, que la femme a été depuis longtemps condamnée à être montrée (en tant que l’idéal de la beauté, éloquente par sa visibilité et pourtant muette), tandis que l’homme s’est approprié le pouvoir de signifier, donc d’avoir le droit à la parole, d’être le porteur du discours dominant, de créer un univers spirituel, par opposition à la femme qui est en quelque sorte le symbole de la matérialité.
Or ce schéma peut fonctionner aussi sous une forme inverse, celle des stéréotypes de la vie banale où la femme est considérée comme un être bavard, gaspillant ses paroles, les semant partout et créant verbalement un univers virtuel, fictif, furtif, éphémère et donc vain... L’homme par contre est défini comme un être de l’action, de la création solide et de ce qui est solide (tant au niveau matériel que spirituel).
Cette définition double des clichés concernant l’image et la parole, l’acte et le discours peut être illustrée par les deux cycles mentionnés de Rohmer, grâce à la narration strictement masculine de Six contes moraux et grâce à la forte présence féminine à la performation langagière saillante et abondante des personnages féminins dans Comédies et proverbes. Pourtant Rohmer ne peut pas être considéré comme un exemple du réalisateur qui succombe à la représentation classique de la femme et de l’homme au cinéma. Tout de même, dans Six contes moraux, il semble illustrer la première conception, action-elle, parole-lui, donc la conception de la femme montrée, pas tout à fait passive, pourtant subordonnée au statut que l’homme lui impose. Les actes de la femme ne sont pas, en général, dotés d’un commentaire qui sortirait de sa propre bouche, c’est donc justement l’homme qui commente ce qu’elle fait ou ce qu’elle a fait. Elle est ainsi, malgré le fait qu’elle parle, sournoisement muette. L’homme qui est aussi le narrateur du film, est alors celui qui contrôle le dit, qui élabore un discours et par conséquent un récit - plus précisément encore : le récit même du film.
Dans Comédies et proverbes, Rohmer applique plutôt la deuxième conception : c’est le discours féminin qui est au centre de l’attention, tandis que l’homme est présenté surtout comme un objet intéressant pour la femme, un objet à séduire ou à observer. Mais ce discours féminin est un discours abondant, aléatoire, intuitif, et qui se distingue du discours de l’homme présenté par Six contes moraux.
Pour illustrer ce que je viens de dire, je ne choisis qu’un exemple de chaque série, même si l’on pourrait s’arrêter à chaque film et essayer de dépister les traits caractéristiques de cette typologie triviale des différences de sexes, au niveau du discours. Pour Six contes moraux, l’exemple le plus pertinent serait sans doute La collectionneuse (1969) où la jeune fille Haydée représente un personnage le moins bavard du film, même si elle reste un centre négatif de l’histoire, à cause de sa façon d’agir. Le fait qu’elle « utilise » sexuellement et sans commentaire toujours de nouveaux hommes qu’elle laisse ensuite, indifférente, partir, vexe ses deux colocataires dans une villa d’été. Ces deux jeunes hommes sont d’un côté offusqués parce qu’elle n’a - au début - choisi aucun d’eux, mais de l’autre côté ils jugent son comportement, plus ou moins masculin (selon le stéréotype), comme scandalisant. Ils font les discours taquinant à propos du prochain invité dans la chambre de la jeune fille, ils se l’offrent (comme si le choix dépendait d’eux et pas d’elle), mais en réalité ils reculent devant ce danger anarchique, devant cette approche d’une collectionneuse qui élargit frénétiquement sa collection. Ce n’est que quand l’un d’eux succombe à ses charmes, que le personnage masculin passera aussi du côté de l’acte dénué de parole et que son discours perdra de force. Haydée pourtant ne trouvera pas de lieu pour élaborer son propre discours, et même quand elle sera humiliée par les hommes, elle essayera de se défendre plutôt par l’action et que par la parole. Ce qui est d’ailleurs très symptomatique dans ce film, c’est la présentation introductive des trois personnages principaux : tandis qu’Adrien (le narrateur) est montré dans un plan d’ensemble entre deux filles en discutant sur la beauté, et Daniel, le second jeune homme, en train de faire un discours enflammé, idéologiquement engagé sur l’art, Haydée nous est donnée à voir dans un gros plan - concrètement celui de ses fesses et cuisses - en maillot de bain, errant ou chassant les hommes sur la plage.
On n’oublie pourtant pas, même dans cette opposition de la parole et de l’action, que parler c’est déjà agir, et que l’action, elle-même, est douée d’éloquence, mais le fait qu’un personnage du film parle ne veut pas forcément dire qu’il produit un discours dominant, revendiquant certaines positions ou points de vue qui vont envahir le ton global du film. La notion de discours est donc dans ce sens beaucoup plus liée à celle de narration générale du film qu’au simple fait de s’exprimer par la parole. Et dans La collectionneuse, le narrateur, ce n’est point Haydée, c’est Adrien, et c’est lui qui à la fin entraîne l’histoire avec lui, en laissant Haydée, toujours la même, partir, s’évanouir, disparaître au profit de l’élaboration de la dernière action discursive, même si lâche, d’Adrien, désormais incapable de rester seul (c’est-à-dire dans le silence).
Dans Comédies et proverbes, le principe de la narration change. Ici, les héroïnes féminines seront dans le rôle du narrateur indirect du film, elles seront placées au centre de l’histoire - de leur histoire - comme les sujets, et donc comme les sujets parlants, aptes à produire un discours. Dans Le beau mariage (1982), Sabine s’invente toute une histoire d’amour entre elle et un jeune avocat, mais cet amour n’a lieu que dans son discours, d’ailleurs assez militant, et qui ne prend pas en considération la parole et même l’action du « futur époux » qui en fait ne donne aucun signe de la réciprocité amoureuse. L’interprétation des actions sobres de cet homme (qui est très peu présent dans l’image, ce n’est que la parole de Sabine qui le fait exister) est donc inadéquate, c’est une illusion verbale par excellence. Le fait que Sabine croit ce qu’elle dit semble prouver la définition-cliché de la virtualité du discours féminin, subjectif, égocentrique, mais qui ne s’effondre qu’après plusieurs heurts contre la réalité de l’action et de l’image. On voit que l’histoire d’amour de Sabine n’a aucun référent, qu’elle se déroule uniquement dans le langage, pourtant, on est amené par son discours et par le récit du film qui en ressort, à espérer que finalement la parole vivante de cette héroïne pourra donner naissance à une réalité. Or ce principe biblique du verbe au commencement de tout n’a pas de place dans ce film de Rohmer (il faudrait ajouter qu’il l’aura, mais ce ne sera que dix ans après dans Le conte d’hiver). Si l’on essaie maintenant de qualifier le discours de Sabine, dont je viens de dire qu’il était militant, on pourrait le désigner - justement par son ton et par sa force - comme un discours pseudo-féministe mais qui s’avère ensuite presque anti-féministe, revendiquant pour la femme la place près du foyer familial, le calme de la vie intérieure plus ou moins passive. C’est donc un grand paradoxe que Rohmer met en place en nous présentant au début du film - et par l’image - une héroïne mécontente, mais autonome et émancipée (qui a une liaison avec un peintre marié, qui travaille et essaie toute seule de gagner sa vie) et en déconstruisant juste après cette image de la femme moderne, par un discours naïf, traditionaliste et radical que Sabine produit. Je ne peux pas dire qu’il en n’est pas autant pour les discours masculins dans Six contes moraux, là aussi le discours entre souvent en conflit avec la réalité - donc l’image, mais ce qui est déterminant pour ce premier cycle, c’est que le récit filmique reste porté par ce discours, contrairement aux Comédies et proverbes où il se déplace dans l’image, dans l’action souvent dénuée de parole.
D’ailleurs, il n’est pas inintéressant de rapprocher le discours masculin de Six contes moraux et le discours féminin de Comédies et proverbes aux titres respectifs de ces deux cycles cinématographiques. Là encore, les principes masculin et féminin sont sournoisement conformes aux stéréotypes de genre : le moral, voire même l’éthique sont associés au discours porté par l’homme, et la bavarderie, les proverbes, les idiolectes sont destinés d’être les caractéristiques du discours féminin. Ces étiquettes ne sont bien sûr pas décisives ou impératives pour la réception des films, mais elles reflètent tout de même assez bien le clivage entre le masculin et le féminin conçus en tant que clichés. Comme si la nécessité de différencier la parole de la femme et celle de l’homme devait absolument entraîner une certaine tendance aux représentation stéréotypées à laquelle s’ajoute aussi la différenciation de thèmes principaux : la croyance au sens religieux pour Six contes moraux contre la croyance au sens de la superstition pour Comédies et proverbes, l’éthique et les mœurs contre les habitus et les caprices, le ton solennel contre le ton léger, la morale de l’histoire contre la pointe plutôt comique.
Malgré toutes les oppositions mentionnées, il est impossible de considérer Eric Rohmer comme un réalisateur noir et blanc. La classification de Six contes moraux comme cycle masculin-cliché et Comédies et proverbes comme cycle féminin-cliché serait très exagérée. D’ailleurs ce n’était pas du tout le but de ma courte promenade à travers ces quelques films dont il était question. Il s’agissait plutôt de dévoiler le fait que la différenciation du discours selon le critère de sexe peut facilement virer à une sorte de représentation « canonisée » du genre et qu’il est pratiquement impossible de fuir ce clivage parfois pertinent, mais parfois aussi fondé sur des préjugés culturels et sociaux.
Eric Rohmer a été souvent proclamé le réalisateur qui connaît le raisonnement tant des hommes que celui des femmes : les vérités de la vie que ses personnages formulent ne sont pas loin d’un universalisme banal qui n’est donc pas menacé d’un dysfonctionnement choquant. Cet universalisme verbal, dont Rohmer est à la fois auteur et représentant, a pourtant un double visage, défini toujours par rapport au genre de celui qui parle. Et ici on rencontre un autre paradoxe, très souvent présent au cinéma, ce monde qui reste jusqu’à nos jours habité majoritairement par les hommes. La représentation de l’homme et de la femme est alors souvent la représentation que se font les hommes de la façon féminine de percevoir et de verbaliser le monde autour d’elles. Le parfait exemple de cette approche, qui m’a d’ailleurs personnellement offusquée, est le film américain Ce que veulent les femmes, conforme à la règle pseudo féministe que Hollywood applique depuis dix dernières années. Dans ce film, Mel Gibson sort d’un accident assez ridicule (pourtant dangereux) atteint d’une blessure qui cause chez lui un malaise bizarre : il est capable d’entendre le raisonnement des femmes. Or la représentation de ce bruit de la tête féminine n’est qu’une simplification atroce de ce qui se passe généralement dans une tête quelconque. Le discours féminin intérieur y dénie la notion même de la pensée - pourtant l’objectif du film était de représenter la complexité des êtres de sexe féminin qui - chose étrange - ont aussi, tout comme les hommes, l’habitude de faire travailler leurs cervelles...
De ce point de vue, Rohmer échappe à la simplification ou aux clichés caractéristiques du film américain, et cela surtout grâce à ses méthodes semi-documentaristes de travail. La parole vive des héroïnes de Comédies et proverbes doit en grande partie sa capacité de persuasion à l’improvisation des actrices, qui d’une manière autonome mettent en scène leurs propres pensées. Tout de même, Rohmer ne fuit pas le principe d’auteur du film, et ainsi l’impression d’un réalisme extraordinaire n’est en fait que son simulacre. Ainsi les différences de sexes au niveau de l’action et surtout de la parole, stéréotypées ou véridiques, sont dans les films de Rohmer issues à la fois d’une mimèsis et d’une illusion trompeuse.
Parties annexes
Notes
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[1]
Ce qui ne veut pas dire que les héros / héroïnes rohmérien(ne)s qui parlent ou agissent d’une manière plus ou moins stéréotypée sont, eux aussi, des héros / héroïnes stéréotypé(e)s. L’essentiel est d’observer la redistribution des actes et des paroles selon genre, d’observer les règles de la prise de la parole presque au niveau de ce que l’on appelle l’analyse de la conversation.
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[2]
On n’oublie pas que Rohmer, de formation architecte, choisit toujours très précisément les endroits qui accueillent ses films. La ville ou la campagne peut ainsi devenir, dans le cinéma de Rohmer, le sujet même du film, associé à la banalité déjà mentionnée. De la même façon, Rohmer thématise les actes de la parole ou les actes du corps de ses personnages.