Corps de l’article

1. introduction

Les méthodes visuelles en sociologie sont à présent appelées à évoluer grâce à de nouveaux potentiels technologiques, mais aussi suivant les besoins de la recherche empirique de se renouveler au rythme des pratiques sociales et des environnements technologiques changeants. Cela s’applique tout particulièrement à l’étude des mobilités spatiales, qui sont elles-mêmes préoccupées par une série de transformations et d’innovations technologiques — réelles ou anticipées — qui posent de nouvelles questions tant sur le plan des recherches sociologiques que des pratiques quotidiennes (Büscher et al., 2020 ; Sonnberger et Graf, 2021). Les mobilités quotidiennes sont ainsi au centre de réflexions contemporaines autour des transitions écologiques (Calvignac et al., 2021), notamment en ce qui concerne le report modal (Meissonnier et Richer, 2015) à partir des automobilités individuelles. Les recherches sociologiques sont alors amenées à se renouveler au contact de nouvelles possibilités techniques, mais aussi face à des discours techno-centrés insistant sur des solutions individuelles, des technologies automatisées et des services à la demande (Fors et al., 2022 ; Grindsted et al., 2022 ; Quilty et al., 2022), repris aussi bien par les industries privées que dans les rationalités de politiques publiques. Ces solutions font cependant souvent l’impasse sur le caractère intrinsèquement social des mobilités spatiales (Cresswell, 2006 ; Demoli et Lannoy, 2019) et la manière dont celles-ci s’inscrivent à la fois dans des espaces situés spécifiques et dans des socialisations et parcours de vie à long terme (Adam et al., 2022 ; Brembeck et al., 2016 ; Cailly et al., 2022). Il s’agit donc de pouvoir saisir, d’une part, la manière dont les réalités socio-spatiales sont produites au rythme des déplacements et, d’autre part, d’appréhender le caractère prospectif et contingent que revêtent les espaces quotidiens dans le vécu de leurs habitants.

En faisant évoluer de nouvelles méthodes visuelles mobiles, il est possible d’examiner les pratiques et futurs mobiles de manière située et participative, permettant non seulement de capter l’épaisseur de l’expérience spatialisée des mobilités quotidiennes mais aussi de questionner les anticipations des mobilités futures. Mobiliser les méthodes visuelles de manière collaborative permet d’envisager ces (im)possibilités subjectives présentes et futures sans imposer un cadrage déterminé des espaces quotidiens qui comptent pour les participants. À l’intersection de méthodes mobiles et de méthodes visuelles, cet article montre comment de nouveaux apports heuristiques, méthodologiques et épistémologiques de ces méthodes émergent d’une expérimentation en dialogue avec les participants selon des contraintes locales situées et spécifiques.

À l’automne 2020, notre projet de recherche portant sur les habitudes de mobilité quotidiennes et les perspectives de mobilité futures dans les quartiers périurbains se heurtait à la vaste étendue d’un quartier périphérique à proximité d’une grande ville en Suède dont le terrain accidenté, le relief montagneux, l’infrastructure routière, la faible densité et le caractère semi-rural rendaient impraticables plusieurs méthodes bien établies en sociologie urbaine et des mobilités, comme les parcours commentés pédestres. Dans un même temps, les restrictions sanitaires rendaient impératif la distanciation sociale. Ces contraintes matérielles, combinées avec la volonté d’ouverture et de coconstruction des questions de la recherche, ont donné lieu à un processus d’expérimentation et d’innovation méthodologique soulignant l’apport particulier des méthodes visuelles pour rendre compte de réalités complexes en sociologie. Dans le cadre de ce projet, il s’agissait en effet d’en arriver à une compréhension approfondie, ancrée localement, des pratiques, des expériences et des imaginaires de la mobilité quotidienne dans le périmètre immédiat autour du logement des habitants. Il s’agissait en particulier de porter un regard critique sur le rôle que pourraient jouer les véhicules autonomes, les mobilités « partagées » et les services de mobilité à la demande dans les déplacements individuels et collectifs à l’avenir. Faire émerger une méthode collaborative permet d’appréhender les subjectivités sans le cadrage de solutions prédéterminées qui, trop souvent, reposent sur des visions techno-déterministes et individualistes ainsi qu’une figure de « l’usager » du transport aisé, valide et masculin (Quilty et al., 2022). Il nous fallait en outre développer une méthode qui puisse intégrer les pratiques présentes et les imaginaires du futur, et qui permette de situer les questions de mobilité dans un contexte spatial concret en donnant à l’environnement local une place centrale dans le processus. L’objectif pour nous était donc d’établir un ensemble de méthodes permettant aux participants de partager leur espace quotidien et qui seraient immersives, dynamiques et dirigées par ces gens-là.

C’est dans ce contexte qu’a été créée et expérimentée la méthode du convoi — méthode de sociologie visuelle (auto)mobile consistant à ce que des participants, dans leur propre voiture, guident une équipe de chercheurs, qui suit dans un second véhicule tout en filmant le parcours et en utilisant un téléphone portable, le microphone et les haut-parleurs de la voiture ainsi qu’un enregistreur audio pour interviewer les participants. Ces derniers construisent et commentent spontanément in situ cette réalisation filmée à travers leur propre quartier et leurs espaces familiers, selon leurs propres critères de pertinence, après avoir participé à des entretiens semi-directifs en ligne et, pour certains, à des ateliers de co-design. Cette méthode du convoi a mis en évidence les fonctions complexes, contingentes et socio-spatialement situées des (auto)mobilités habituelles et d’explorer leurs dimensions fondamentalement sociales, symboliques et affectives.

Proposant un dispositif méthodologique permettant de mieux saisir les pratiques et enjeux autour des transitions (auto)mobiles, cette expérience met en évidence le rôle des méthodes visuelles dans l’étude des mobilités, et dans la relation d’enquête en sciences sociales. Nous expliquons ci-dessous en quoi consiste le convoyage et en quoi il diffère d’autres stratégies ethnographiques et visuelles, pour ensuite dégager trois perspectives par lesquelles ce dispositif audiovisuel et automobile permet de produire et de poursuivre les interrogations sociologiques des mobilités quotidiennes : produire des sites d’interaction pour l’enquête et les relations de recherche, documenter l’épaisseur expérientielle des espaces et concevoir des récits situés au-delà du moment de l’enquête.

2. méthodes mobiles et sociologies visuelles

Il a été longtemps argumenté que les réalités socio-spatiales changeantes et l’impératif de saisir de manière approfondie les pratiques spatiales et représentations autour des mobilités requièrent une innovation méthodologique et le développement de méthodes mobiles (Büscher et al., 2011), capables de saisir les réalités sociales « en mouvement ». Dans ce contexte, les méthodes visuelles, qui se sont répandues dans la pratique sociologique à partir des années 1980, trouvent une application de plus en plus courante. C’est entre autres dans le cas des méthodes de parcours commentés, de « filature », de « go-along » ou de « ride-along »[1], qui se fondent sur l’interaction des chercheurs et participants dans des contextes spatiaux particuliers, que les techniques visuelles se voient intégrées.

Les méthodes de parcours commentés ou différentes formes de « go-along » ont été bien établies comme pratique ethnographique (Ingold et Vergunst, 2008), notamment dans les études urbaines. Elles y offrent un moyen de combiner simultanément mouvement, perception et description afin de fournir un aperçu de la manière dont les qualités sensorielles de l’environnement participent à sa fonction « publique » (Thibaud, 2001), d’évaluer les éléments de l’espace sociomatériel, d’avoir une idée des pratiques spatiales et de l’architecture sociale (Kusenbach, 2003), de déterminer les facteurs environnementaux de la mobilité (Nijs et Daems, 2012 ; Van Cauwenberg et al., 2012), ou d’établir la recherche ethnographique comme un processus partagé de création de lieux (Pink, 2008). Les « ride-along » consistant à « s’asseoir avec les gens pendant qu’ils conduisent » (Pink et al., 2019) sont une composante possible de la recherche ethnographique, par exemple en sociologie du travail (Desfontaines, 2005 ; Jeanjean, 2006), pour « saisir le travail en acte » et mettre en évidence les « compétences spatiales » (Cholez, 2008). De même, les « ride-along » à vélo se sont avérés instructifs à la fois dans la recherche sur la mobilité et comme moyen de se déplacer pour le travail de terrain ethnographique (Wegerif, 2019). Les ethnographies vidéo délibérément interventionnelles en voiture donnent à leur tour accès à l’expérience sensorielle incarnée de la conduite in situ en engageant la rencontre avec le participant (Pink et al., 2019) ; les « ride-along » constituent aussi un atout précieux dans la recherche ethnographique de design sur la (future) conduite autonome (Osz et al., 2018). Il a été établi à plusieurs reprises que les méthodes de type « parcours commentés » compensent et évitent les défauts d’autres méthodes ethnographiques basées sur l’observation ou l’intervention (Kusenbach, 2003), y compris les techniques d’observation directe et d’entretien (Lenel, 2019). Ces dernières ayant pour limite de ne pas inclure la perception de l’environnement des personnes les plus concernées par la recherche ethnographique ou d’omettre des aspects centraux de l’interaction avec l’environnement, car elles déconnectent la situation d’entretien de l’expérience dans l’espace matériel réel. L’objectif ici a donc été de proposer un modèle de parcours commentés plus adapté qui facilite un positionnement méthodologique de recherche avec, plutôt que sur, les personnes et leurs mondes matériels.

La méthode du convoi présentée ici se concentre non seulement sur l’acte de conduire et son expérience sensorielle, l’interaction avec la voiture ou encore le comportement du conducteur dans des situations de trafic spécifiques, mais aussi et surtout sur les qualités — physiques, sociales, symboliques — d’un espace particulier, et sur les pratiques et processus de construction de sens qui y sont liés. Par conséquent, contrairement à de nombreuses situations de « go-along » ou « walk-along », l’accent est mis moins sur l’expérience sensorielle de l’espace que sur l’anticipation et les stratégies impliquées dans la navigation dans cet espace, telles qu’elles sont médiées par la voiture. De plus, plutôt que d’accompagner les participants dans un déplacement habituel qui se voudrait réaliste ou « naturel » (Kusenbach, 2003), notre dispositif produit une situation nouvelle qui repose sur l’interaction entre les participants, leur espace familier, les chercheurs et le dispositif technique, y compris visuel. Les participants y sont invités à relier d’une façon nouvelle les lieux et les itinéraires les plus importants pour (leur) mobilité autour de leur lieu de résidence. Plutôt que d’aspirer à récolter un échantillon objectif de routines quotidiennes existant de manière indépendante ou « naturelle » (Lahlou, 2006), notre approche vise ainsi à donner aux participants la possibilité de coconstruire le processus de recherche lui-même. Certaines méthodes de parcours commentés insistent sur le caractère plus collectif et émergeant (Clette et al., 2007) des parcours réalisés en commun. Même si la co-construction a été relevée comme un aspect inhérent à certains dispositifs techniques de recherche — ainsi, dans le cadre des filatures, « une négociation constante s’opère entre la chercheuse, la personne qu’elle file et le monde » (Aumais et Vásquez, 2023) —, il s’agit bien ici d’une démarche délibérée et une invitation explicite à la négociation. L’objectif de nos convois filmés est en effet de produire, à partir d’une situation sociale particulière, un matériau de recherche et une expérience en commun.

Les méthodes visuelles, et en particulier les vidéos ont fait l’objet d’un intérêt croissant pour les études des mobilités et pour étudier des réalités « en mouvement ». Les approches ethnographiques de parcours embarqués permettent de dégager des pratiques de mobilité que les entretiens empêchent de recouvrir (Jarrigeon et al., 2015) et de soulever les matérialités et éléments tacites et routiniers des comportements (Hansson, 2015). Spinney (2011), utilise le terme mobile video ethnography pour décrire sa propre étude du cyclisme en ville, utilisant une seule caméra vidéo pour enregistrer les trajets de ses participants en « ride-along » ou en leur en confiant l’enregistrement. En mettant chercheurs et dispositif empirique en mouvement, il est possible de capter l’expérience subjective de réalités éphémères qui sont autrement difficiles à restituer. La démocratisation des moyens technologiques permet ainsi de prolonger et mettre en mouvement les utilisations de caméras frontales « subjectives » (Lahlou, 2006)[2]. Plutôt que de laisser la caméra accompagner seule les participants en mouvement pour « capter » leur univers sensoriel (Myrvang Brown et al., 2008) ou les patterns ordinaires de leurs pratiques habituelles (Figeac et Chaulet, 2016), nous proposons de placer le dispositif filmique au centre d’une interaction négociée dont la mobilité est l’objet explicite. En introduisant une dimension collaborative, un dispositif filmique ou documentaire prend acte du monde comme étant en permanence émergent et inachevé, et conteste des paradigmes conventionnels associés à l’innovation technique (Pink, 2022) qui entourent habituellement les discours sur l’avenir de l’(auto)mobilité. Ce format, à l’intersection de la vidéo et et des parcours commentés, permet aux participants de développer des récits alliant représentations visuelles et verbales et de se saisir du dispositif de recherche pour agir sur des relations de pouvoir qui déterminent leurs espaces (Downing, 2008 ; Pink, 2004), dans notre cas, l’espace (périurbain). Ce dispositif permet de renforcer l’explicitation du lien entre chercheurs et participants (Hémont et Patrascu, 2016). L’intégration de la vidéo dans les méthodes de parcours commentés peut à la fois servir de catalyseur pour une meilleure compréhension ethnographique des expériences d’autrui, et représenter ces expériences à un public plus large (Pink, 2007). Si, en anthropologie, l’introduction plus fréquente de la vidéo coïncide historiquement avec l’assouplissement des frontières entre arts et sciences et une recrudescence d’approches plus subjectives (Downing et Tenney, 2020), en sociologie, les méthodes visuelles ont eu plus de difficulté à s’établir. Elles y ont cependant fait preuve de leur pertinence pour poser les questions et porter des perspectives propres au regard sociologique. Faire la sociologie « par l’image » (Vander Gucht, 2017) permet de traiter, dans une même interrogation filmique, à la fois la question sociologique et la réponse que la recherche peut y apporter. C’est donc dans et par l’image que se réalisent observation, analyse et communication et que se saisissent les articulations contingentes entre espaces quotidiens et pratiques automobiles. Dans ce qui suit, nous interrogeons la manière dont filmer en mouvement peut aussi aider à coproduire la collaboration et la négociation non seulement du dispositif mais aussi des questionnements de la recherche. Nous montrons comment la configuration particulière du convoi permet de faire coexister différentes temporalités de recherche, différentes fonctions de l’image sociologique et différents niveaux du récit de la vie quotidienne.

3. la technique du convoi filmé

La méthode du convoi consiste à ce que les participants, dans leur voiture, guident les chercheurs, qui les suivent dans une deuxième voiture, à travers une zone spécifique à partir d’un point de départ proposé par les participants. Ces derniers décident de l’itinéraire relativement à une série de questions initiales, en se basant sur les lieux et les trajets les plus pertinents pour leur expérience. Tout au long du parcours, participants et chercheurs échangent entre eux par téléphone portable ; la conversation fait l’objet d’un enregistrement audio et toute la séquence est enregistrée en vidéo. Nous appelons cette façon particulière de conduire ensemble « convoyage », non seulement pour son montage technique, mais aussi en raison de ses dimensions collaboratives comme nous l’expliquerons plus loin.

Cette démarche a été mise à l’épreuve dans le cadre d’un projet de recherche à méthodes multiples portant sur les mobilités futures dans les quartiers périphériques. L’étude s’est concentrée sur une zone semi-rurale dans la périphérie immédiate d’une ville de taille moyenne en Suède. Notre travail de terrain a été entrepris dans la périphérie de l’une des plus grandes villes de Suède, avec une population croissante d’un peu moins de 7000 habitants dans une région semi-rurale et vallonnée qui s’étend sur environ 70 km2, où des quartiers résidentiels épars sont reliés entre eux et à la ville par une seule route rapide. Bordée sur deux côtés par une réserve naturelle, des exploitations agricoles et des fermes résiduelles, cette région, en raison de sa topographie spécifique, son infrastructure et sa disponibilité des transports publics, s’avère un exemple particulièrement éloquent en matière de transitions de mobilité. Dans cette zone rurale (ci-après la « région »), se trouvant à 20 km du centre-ville le plus proche, où d’anciennes maisons de vacances avaient été transformées en résidences permanentes, la réalisation de nouveaux logements à grande densité défie les infrastructures existantes et transforme la composition démographique. Une part importante de la population a un niveau d’éducation élevé, et fait la navette entre son lieu d’habitation et le centre urbain.

La phase initiale de la recherche comprenait des entretiens en ligne et des ateliers collectifs virtuels de co-design[3] avec 22 participants recrutés dans des écoles, associations et organisations de quartier locales et en organisant des événements de recrutement à l’extérieur du supermarché local. Les participants étaient âgés de 14 à 77 ans et vivaient dans des ménages de composition variable ; 11 étaient des parents d’enfants en âge scolaire. Ce groupe de participants a été diversifié pour refléter l’importance de la logistique familiale dans la mobilité locale et nous avons interrogé plusieurs membres de la même famille (partenaires et/ou leurs enfants) dans trois cas. Les participants vivaient dans différents types de quartiers, allant de groupes d’habitations denses à des zones faiblement peuplées, d’endroits éloignés à des quartiers accessibles plus proches du réseau routier rapide. Avec des personnes issues de ce panel initial de participants, nous avons effectué un total de 11 convoyages de 45 à 120 minutes dans cette même zone, entre octobre 2020 et juillet 2021. Les personnes qui ont participé au convoyage étaient âgées de 39 à 67 ans et vivaient toutes dans la commune depuis plus d’un an. Deux de ces convoyages mettaient en scène deux participants ensemble ; deux des participants étaient accompagnés d’un enfant. Les participants au convoyage se sont servis de leurs propres véhicules ou de voitures de société auxquelles ils avaient accès pour un usage privé.

Nous avons utilisé une Volvo XC90 hybride comme « voiture suiveuse », un iPhone 5 amplifié par le système de communication/infotainment SPA de la voiture, utilisant le microphone et les haut-parleurs du véhicule pour interviewer les participants. L’entretien a été capté à l’aide d’un enregistreur audio (Sony icd-ux570) placé au centre de la voiture. L’automobile de tête, la route et l’espace environnant ont été filmés avec une caméra GoPro Max 360 tenue par la chercheuse occupant le siège passager. Après avoir expérimenté avec une caméra statique fixée par une ventouse sur le pare-brise derrière le rétroviseur et avec la fonction 360° de l’appareil, qui offrait une occasion immersive d’enregistrer tout l’environnement et les différentes profondeurs de l’espace, il a été constaté qu’une caméra tenue à la main par la chercheuse avec la fonctionnalité de vue frontale permettait de concentrer le matériel visuel capté sur l’interaction qui reflétait la dimension coconstructive de la méthode. En effet, alors que les participants indiquaient aux chercheurs certaines caractéristiques de l’environnement, la caméra suivait leur regard. Les participants orientaient ainsi l’attention et le contenu de l’interaction et de la vidéo de multiples manières : en choisissant l’itinéraire, en codirigeant verbalement la prise de photos et en commentant certains éléments de l’environnement ainsi que les efforts et l’aisance de la conduite.

Figure 1

Images tirées des convois filmés ; à gauche : Félix nous indique un raccourci que son fils emprunte pour relier deux quartiers sans faire le détour par la grande route, soulignant les limites de l’automobilité ; en haut à droite : Amanda remarque : « … beaucoup d’amis de nos enfants vivent le long de la route où nous allons arriver là maintenant et ils doivent marcher dans le noir sur cette toute petite bande étroite ça leur fait peur et même aux conducteurs parce que soudainement tu vois apparaître un enfant super proche devant toi — Regarde ! ! » ; en bas à droite : Erika nous montre l’une de ses routes préférées où elle se sent à l’aise pour conduire.

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Le point de rencontre initial de chaque convoi a été fixé selon la proposition des participants, ce qui nous a fourni des informations supplémentaires sur leur perception et leur pratique de la région. En dehors des domiciles des personnes, les quelques points de rencontre proposés de manière récurrente sont des commerces de proximité et un stationnement pour les navetteurs. Les consignes initiales données aux participants consistaient à « guider » les chercheurs à travers le quartier en fonction de leurs préférences et de leurs priorités, en se concentrant sur les lieux importants pour eux, les lieux qu’ils visitaient fréquemment, les lieux qui leur plaisent particulièrement et les lieux/les choses qu’ils aimeraient voir changer. Étant donné que tous les participants avaient préalablement pris part à des entretiens en ligne et/ou à des ateliers de co-design, les discussions pendant le trajet en voiture et les choix d’itinéraires ont été en partie informés par les thématiques de ceux-ci, notamment les mobilités actuelles et potentielles, les qualités de l’espace local et les manières (réelles ou souhaitées) de l’habiter, les considérations de sécurité et les possibilités de transiter vers des pratiques de mobilité plus durables et partagées. Des questions de suivi ont parfois été préparées par les chercheurs sur la base de ces interactions. Les participants faisaient par ailleurs eux-mêmes référence à des lieux et des idées qu’ils avaient évoqués au cours des entretiens, le trajet en voiture fonctionnant en partie comme une matérialisation et une expansion des rencontres virtuelles précédentes. Au-delà d’une description du trajet « en train de se faire », les échanges et les parcours se construisent donc mutuellement : les participants nous conduisent vers des lieux ayant une signification particulière pour eux et le passage par les espaces locaux suscite des commentaires supplémentaires sur ce qu’ils représentent.

Après synchronisation des bandes-son et image, les matériaux ainsi récoltés ont fait l’objet d’une analyse thématique, notamment par le biais du logiciel atlas.ti, et cela, selon plusieurs aspects : les discours ont été croisés avec les thématiques mises en évidence lors des entretiens et ateliers (voir aussi 4.1) en les élargissant (voir aussi 4.3). Les connexions établies entre représentations, imaginaires et récits d’une part et l’expérience partagée de l’espace d’autre part ont servi à saisir les expériences spatiales dans leur épaisseur (voir 4.2).

Sur la base de ces éléments, la méthode offre des qualités heuristiques remarquables en construisant le protocole de recherche progressivement avec les participants et l’espace dans lequel ils conduisent. En associant une méthode de parcours commentés à des modalités automobiles et en tirant profit des méthodes visuelles, se fabrique une expérimentation qui aborde de nombreuses dimensions d’un espace local et qui opère sur plusieurs plans temporels en lien avec la mobilité quotidienne. Ci-dessous, nous verrons comment cet assemblage d’une méthode visuelle, d’un dispositif mobile et d’un environnement (péri)urbain a permis de faire émerger trois apports clés des méthodes visuelles utilisées dans le cadre d’une recherche en mobilité.

4. ce que fait la sociologie visuelle embarquée en convoi

4. 1 Mobiliser le visuel comme site d’interaction pour l’enquête

Le point de départ de cette méthode réside dans ce que le dispositif du convoi, avec la vidéo au centre, fait faire à tous les acteurs impliqués. En effet, créer la situation, construire un récit filmique d’un espace et de sa pratique en mobilité, positionne l’outil visuel en tant que site où sont réunies les interactions productrices de connaissances sociologiques. D’une part, la méthode facilite l’introduction d’un élément collaboratif en invitant les participants à construire l’itinéraire et à guider le convoi. D’autre part, ce processus encourage l’explicitation de connaissances et d’observations tacites et inexprimées. En étant aux commandes de la voiture de tête et en guidant les chercheurs à travers leur région, les participants prennent les décisions à chaque tournant concernant les lieux pertinents à visiter, et construisent activement le récit filmé en reliant différents espaces selon leur proximité spatiale, sociale, symbolique ou par leur pratique régulière. Ces décisions sont prises in situ selon leur propre connaissance de l’espace, ainsi que des perceptions momentanées, y compris les événements de la circulation. Prendre ces décisions conduit à renégocier et à coconstruire perpétuellement les stratégies de « déplacement » et les éléments pertinents à inclure dans la recherche. Les participants jouent donc un rôle plus actif dans le processus de recherche, en établissant l’itinéraire en fonction de leurs propres choix, préférences et priorités et en assumant la direction de la rencontre momentanée. Plutôt que de sonder avec des instructions ou des artefacts prédéfinis, le convoi permet à l’espace de devenir une incitation continuellement renouvelée pour les participants, combinant ainsi les avantages d’autres outils de recherche ethnographique et urbaine. En sélectionnant des lieux d’intérêt et en fixant une séquence entre eux (passer d’un lieu ou d’un itinéraire à un autre), soit spontanément, soit en fonction des routines établies, les participants déterminent des connexions logiques entre différents éléments de leur environnement. Il peut s’agir d’éléments matériels (par exemple la proximité géographique ou la qualité du paysage de l’itinéraire), temporels (en suivant les séquences des routines quotidiennes) ou sociaux (en fonction des relations et significations associées aux différents lieux et au trajet). Ces catégorisations comprennent les lieux préférés ou ceux pour lesquels les gens ressentent un attachement particulier, ou encore ceux qui leur causent un problème ou qui nécessitent une amélioration. Dans tous les cas, l’itinéraire est fondé sur le dialogue entre les chercheurs et les participants de manière chaque fois renouvelée autour de la vidéo et du trajet sur la base des catégories socio-spatiales qui émergent de l’interaction tout en reflétant l’utilisation raisonnée par les participants de l’espace de proximité qu’ils habitent et pratiquent.

Le guidage d’une deuxième voiture en convoi invite également les participants à rendre explicites les pratiques tenues pour allant de soi et évidentes, et les connaissances tacites ou incorporées, et à rendre apparents les « modes de savoir quotidiens » (Pink et al., 2019). Ils y instruisent le conducteur de la seconde voiture : « Tournez ici ; le panneau bloque la vue, attention, cette route est étroite ; ici, on ne voit pas arriver les vélos et ils vont très vite ; il n’y a pas de place pour faire demi-tour plus loin. » L’intervention de la technologie visuelle dans la rencontre allège la difficulté commune de rendre explicites et visibles les actions ordinaires (Avril et al., 2010) et dispense, tout au moins en partie, de devoir inciter les participants à « penser tout haut » (Charters, 2003 ; Gill et Nonnecke, 2012 ; Whalley et Kasto, 2014). En guidant un deuxième conducteur, l’accent est mis sur l’interface entre le conducteur-voiture (Dant, 2004) et le monde physique en relation avec son environnement. Quand Mats et Linda emmènent les chercheurs sur le chemin de terre que le couple emprunte habituellement pour se rendre dans leur coin préféré de la forêt voisine, Mats nous prépare aux défis à anticiper :

… Juste un petit avertissement. Quand nous entrons dans la forêt, à quelques kilomètres, la connexion commence à être mauvaise (au téléphone). Donc soyez prêts pour ça ! […]

Dans un instant maintenant, la route va se dégrader, mais si on y va doucement… on doit travailler avec les gens qu’on rencontre, donc parfois il faut faire marche arrière et trouver les petites poches où on peut attendre et laisser passer l’autre personne. Mais aujourd’hui, c’est vendredi, donc je ne pense pas qu’il y aura tant de monde. Mais le week-end, il y a beaucoup de monde, les gens ont découvert qu’il y a la forêt, surtout avec la pandémie.

Figure 2

Mats et Linda nous guident dans les terrains difficiles qu’ils traversent plusieurs fois par semaine pour leur travail dans la forêt en bordure du quartier.

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Avec leurs itinéraires, les participants nous font part, en les cartographiant, par exemple, des lieux qui leur causent des problèmes, qui exigent une attention particulière ou des compétences situées, ou qui contraignent la mobilité locale de manière générale. Les participants ont signalé des endroits où il était difficile de conduire, où la cohabitation entre les différents usagers de la route était ardue, ou qui nécessitaient une bonne dose de concentration, en raison d’infrastructures défectueuses ou absentes, de l’environnement naturel ou d’appropriations conflictuelles de l’espace. S’investir dans le projet de la vidéo guidée conduit à montrer les opérations essentielles pour assurer la fluidité du parcours et des interactions.

Les voitures qui font partie du dispositif méthodologique participent à cette interaction, et mettent ainsi en évidence les potentiels, mais aussi les limites — présentes ou futures — de l’automobile dans cet environnement, par exemple lorsque les participants nous avertissent de terrains accidentés, de problèmes de visibilité ou lorsqu’ils indiquent des chemins non tracés et des raccourcis empruntés habituellement à pied ou à vélo. Alors même que la centralité de l’automobile dans le convoi reflète l’importance que joue cette dernière dans ce terrain de recherche particulier, sa participation à l’enquête permet aussi de remettre en question la voiture comme mode de transport viable pour l’avenir. C’est alors que les participants soulèvent les différentes manières de connaître cet espace (avec ou sans la voiture), que la complexité de ce choix modal au-delà de l’efficacité (Kaufmann, 2002) devient visible. Cela est d’autant plus le cas, compte tenu de l’épaisseur relationnelle des espaces locaux dont il sera question à la section suivante.

La forme particulière du convoi filmé élargit l’assemblage routinier de la voiture de tête pour inclure la personne qui mène et celle qui suit, ainsi que la technologie de communication et de vidéographie. Alors que l’entité conducteur-voiture s’appuie sur son utilisation routinière et habituelle pour devenir une « forme ordinaire d’interaction sociale incarnée » (Dant, 2004, p. 74), maintenir le convoi intact nécessite une adaptation explicite qui perturbe les qualités ordinaires et routinières de chaque combinaison conducteur-voiture. Cela offre une autre perspective de relation à l’environnement rendant plus visibles les qualités processuelles et contingentes de chaque assemblage — sans toutefois se concentrer exclusivement sur la matérialité de l’acte de conduire. Intégrer à la vidéo les éléments les plus pertinents à chaque séquence du voyage invite à alimenter l’échange qui est central à l’enquête en mouvement. L’ajustement mutuel continu au sein du convoi engage également les participants et les chercheurs à investir activement l’environnement dont il s’agit de comprendre les sens et les usages (par opposition aux couches de technologie dans ces assemblages de conduite qui contribueraient au désengagement [Dawson, 2015]). Devoir rester visibles les uns par rapport aux autres, maintenir un champ visuel commun avec la caméra, cela conduit à porter attention à l’espace et aux rythmes de mouvement désormais partagés et à en faire prendre conscience. L’effort fourni dans la réalisation de cette interaction reflète et interroge ainsi les efforts fournis quotidiennement pour la production toujours contingente des espaces de proximité (Lefèbvre, 1974) et les mobilités qui sont l’élément central de cette activité. Le dispositif visuel impulse, cadre et documente cette interaction que tous les acteurs doivent participer à maintenir pour qu’elle ait lieu.

Concevoir ainsi l’(audio)visuel en tant que site d’interaction et de production émergeant du fait de suivre et guider surpasse en partie les questions relatives à la simultanéité qui ont pu être abordées par le passé. Plutôt que de se heurter au dilemme de « suivi anticipé/anticipatory following » que mentionne Büscher (2005) pour décrire les situations où le chercheur tente de maintenir un synchronisme entre le maniement de la caméra et les pratiques et sujets d’intérêt, il s’agit d’un suivi guidé, délibéré et explicite qui met en évidence la diversité des relations impliquées dans la situation.

4.2 Documenter l’épaisseur expérientielle des espaces

Dans le cadre de notre projet de recherche, la méthode visuelle (auto)mobile s’intègre dans un dispositif plus large avec d’autres méthodes de recherche complémentaires. Le convoi filmé se place ainsi entre la production de récits sur les représentations et pratiques des participants, l’objectivation du contexte matériel au moyen des cartographies, et la cocréation des possibilités d’avenir. L’un des apports particuliers de la vidéo réside alors dans le fait qu’elle permet de réunir dans un seul média plusieurs couches de contenus et de rapporter les récits les plus importants quant à l’expérience de mobilité aux environnements matériels, aux pratiques routinières des participants dans leurs espaces de proximité. Cela permet par exemple de faire émerger les éléments affectifs et relationnels des espaces locaux. Félix mentionne ainsi en passant dans le centre du quartier voisin : « Voici l’église ; c’est là que mon fils va chez les scouts. Hier, ils ont fait un feu de camp, juste là, à côté de la caserne des pompiers, et il est rentré à la maison en sentant la fumée… »

Constituant un maillon dans le cadre d’un dispositif de recherche plus global, la vidéo en convoi intervient souvent à la suite d’un entretien en visioconférence durant lequel les participants auront dessiné sur des cartes de la région pour traduire une réflexion sur les lieux favorables, contraignants, consubstantiels à leurs mobilités et routines locales. Les entretiens semi-structurés en ligne étaient focalisés sur les récits biographiques des participants, leurs trajectoires résidentielles, les perceptions de leur quartier, les pratiques de mobilité et les relations de partage existantes qui informent leurs mobilités quotidiennes. On demandait également aux participants quelles améliorations potentielles et quels développements futurs ils envisageaient pour leur environnement immédiat et leurs déplacements. Cette combinaison de méthodes traditionnelles d’entretiens, en ligne et mobiles d’accompagnement (voir Merriman, 2014) nous a permis d’en apprendre davantage sur l’aménagement et la signification des espaces locaux, et sur la manière dont les pratiques décisionnelles existantes et imaginées en matière de mobilité étaient ancrées dans le contexte socio-spatial. Lors du convoi, les participants et chercheurs pouvaient en effet, dans leur récit, faire référence à des éléments discutés pendant l’entretien et évoquer des réalités qui se situaient en dehors du moment même du parcours guidé, nourries par les éléments spatiaux mobiles et immobiles rencontrés. Établir la relation de recherche dans le contexte d’un dispositif de recherche, mais surtout dans l’interaction avec le convoi en mouvement dans l’espace local, permet de dégager des épaisseurs expérientielles, relationnelles et affectives, et d’ancrer les échanges précédents et présents dans l’espace. Donner ainsi un sens à une expérience visuelle partagée apporte en outre une dimension de réflexivité additionnelle. Christa, en mentionnant toujours plus de pratiques et relations dans son espace de proximité que l’on parcourt ensemble, s’étonne de la densité de ces relations et pratiques qu’elle entretient sur un temps moyen dans cette région. Lorsqu’elle va jusqu’à expliquer qu’elle s’approvisionne en engrais naturel dans une grange équestre sur le bord du chemin, elle s’interrompt : « En fait, je vais dans plus d’endroits que je pensais au départ ! On n’y pense pas vraiment, hein ? », ce qui donne lieu à un échange réflexif sur la manière dont produire le film en mouvement et en situation rend présentes et interroge l’épaisseur et la diversité réelles des relations à l’espace de proximité.

Les explications de Félix, parent de deux enfants et coach amateur d’une équipe de football local, illustrent comment sociabilités, mobilités résidentielles et quotidiennes, et imaginaires du futur sont intégrés à l’espace et comment chaque parcours donne lieu à de nouvelles interprétations des liens entre ces éléments :

Maintenant, je pense que nous pouvons aller d’abord au terrain de football, qui est assez proche de tout ici — c’est l’arrêt de bus où les enfants descendent pour marcher jusqu’à l’école — et maintenant, on arrive au parking à l’extérieur du terrain de football : il y a parfois beaucoup de voitures et il peut y avoir des embouteillages, surtout quand c’est un jour de semaine et qu’il y a beaucoup d’équipes qui s’entraînent en même temps. C’est un peu gênant d’avoir toute cette circulation au milieu de ce quartier… Ici, c’est assez étroit, et c’est une mauvaise route… Les gens sont probablement un peu ennuyés. Si je devais changer quelque chose, je préférerais que le terrain de football soit situé ailleurs… Mais encore une fois… lors de la fête nationale en été par exemple, il y a une célébration organisée par le club et tous les enfants jouent les uns contre les autres, et vous pouvez rencontrer tous les parents des autres équipes et c’est un bon événement et c’est bien qu’il soit si proche de l’endroit où nous vivons…

Faire intervenir la vidéo renforce en effet le caractère performatif de l’exercice : les participants y mettent en scène et réactualisent leur place par rapport à l’espace local. Dans le passage ci-dessus, Félix nous fait la démonstration, en coréalisant le film, de la manière dont les configurations spatiales et les pratiques de mobilités communes concourent à produire les relations de cohésion et de conflit localement. Au rythme du convoi, il nous parle de la façon dont les rythmes de la vie s’inscrivent en lui et le transforment au-delà, et parfois en dépit, du caractère planifié de l’espace. Ce sont notamment des éléments qui échappent à l’automatisation des mobilités quotidiennes et requièrent une mise en débat des espaces communs, de la route qui déborde. Mais il met également en lumière sa propre position par rapport à cet espace qui pose question, aux normes de partage de l’espace commun et à la légitimité respective de la séparation entre espace public (route) et privé (terrains avoisinants) et d’une infrastructure sociale commune (le terrain de football comme lieu de socialisation central). Construire la vidéo en mouvement participe aussi à construire son récit à ce sujet. Finalement, Félix nous montre aussi l’importance de son propre rôle par rapport à la vie locale.

4.3 Situer les narrations et combiner les temporalités

Pendant que les participants nous guident dans leur quartier, leurs récits sont construits en dialogue avec l’espace physique qui les entoure. Au fur et à mesure qu’ils dirigent notre attention et la leur, le récit automobile fait émerger la manière dont leurs mobilités sont interconnectées avec les relations et les routines particulières qu’ils développent dans la région. Ainsi, Amanda se laisse guider à la fois par l’intention d’attirer notre attention sur des priorités qu’elle compte rapporter aux acteurs des politiques publiques, tout en espérant les influencer, et sur les anecdotes que lui inspire le passage d’un bout de route particulier. Elle poursuit par le récit portant sur la manière dont elle a appris à conduire à son fils dans le contexte matériel distinctif de son quartier semi-rural, avec ses contraintes et écueils :

Je pense qu’on va aller à Stonestock parce que c’est un endroit où… je pense qu’il y a beaucoup de choses… qui doivent être changées. Et nous pouvons rester là un moment, nous pouvons parler un peu, parce que quand nous conduisons, nous passons si vite. Ici, sur cette route, je sais qu’une fois j’ai dû venir en aide à mon fils parce qu’il était en panne d’essence, alors il est resté ici et il n’y a pas beaucoup d’espace, alors il avait vraiment peur parce que cette route est si étroite.

Investi de souvenirs passés marquants et de projections vers l’avenir, l’espace en tant qu’il est filmé donne ainsi une nouvelle cohérence aux récits d’événements distincts. Le convoi filmé participe ainsi à rendre présente, pour la recherche et ses participants, l’importance d’expériences passées, et met en évidence l’articulation entre le vécu des participants et leurs pratiques de l’espace local. Une participante nous explique les distances à franchir depuis l’un des quartiers qu’elle visite régulièrement vers la route principale et les transports en commun, elle raconte : « … Juste avant le COVID, mon amie a fêté ses 50 ans et nous avons descendu cette rue à pied ; j’avais des talons hauts et une belle robe, et nous avons bu du champagne en marchant jusqu’ici ».

Figure 3

Edna nous guide dans la descente de la colline depuis la maison de son amie.

-> Voir la liste des figures

Filmer l’espace local et en produire ainsi un récit continu permettent également de mettre en évidence, par les moments de rupture dans ce récit, les incohérences, incertitudes et dysfonctionnements vécus dans l’usage de l’espace local et dans les biographies. Au fur et à mesure que les participants font part de différents éléments de leur environnement dans un récit matériel, l’absence de certains autre éléments de leur environnement sociomatériel devient par exemple évidente pour les chercheurs et eux-mêmes. Pour Elena, traverser le récit par l’espace l’incite à se projeter dans le temps :

Je suis souvent à la maison maintenant ; avant d’emménager ici, je pouvais toujours aller partout à pied ou à vélo. Si vous habitez plus dans les collines, c’est plus facile de marcher ou de faire du vélo. Et peut-être que maintenant que nous n’avons plus qu’un enfant à la maison et que je vais peut-être travailler moins [au bureau], j’aurai plus de temps…

C’est la rupture dans le récit, la difficulté à établir des connexions logiques et narratives entre différents lieux, qui font émerger ce qui est vécu comme un manque dans l’environnement socio-spatial. C’est le cas lorsque les participants font état de leur difficulté à choisir l’étape suivante du parcours, par manque de choses « à voir ». L’absence d’un centre local nettement identifiable est un objet récurrent de ces moments. Alors qu’une participante nous déclare : « Je vous emmènerai dans le centre là-bas et vous verrez qu’il n’y a rien », cela converge sur l’observation d’un manque d’infrastructures sociales (Klinenberg, 2018) et de marqueurs spatiaux (Lynch, 1960).

Les récits qui se construisent, par le biais de la vidéo, en images et en contact avec l’espace, reflètent les catégories logiques, les représentations et relations qui régissent les pratiques de mobilité dans la région. Dans tous les cas ci-dessus, l’acte de guider un second ensemble conducteur-voiture construit une cartographie narrative sur plusieurs plans, où l’interaction présente, les expériences passées et les routines, les relations sociales, les significations et les dimensions affectives se chevauchent pour refléter la profondeur et la complexité de modes d’habiter des espaces locaux.

5. conclusion

Engager la sociologie visuelle dans une méthode ethnographique mobile prend acte des interrogations communes qui motivent méthodes visuelles et mobiles en étudiant des mondes sociaux en devenir. Dans le cadre d’un dispositif de recherche plus large, la méthode du convoi permettra de matérialiser les éléments virtuels et abstraits des méthodes qualitatives en face-à-face qui reposent sur la représentation et les récits, tout en contribuant à préciser les connaissances tacites et incorporées, autrement imperceptibles dans les techniques d’observation, y compris certaines méthodes ethnographiques visuelles et mobiles établies. Bien plus que de couvrir ainsi les angles morts possibles dans l’exploration des mobilités futures, l’audiovisuel agit ici sur plusieurs plans.

Il offre un site d’interaction par lequel rendre explicites à la fois la relation de recherche et les productions sociales de l’espace local. Ayant émergé pendant la pandémie de COVID-19, où le respect d’une distanciation sociale faisait l’objet de prudents et laborieux efforts délibérés, cette méthode démontre aussi la construction active de relations sociales autour de la voiture, de l’espace local et des acteurs humains impliqués. Ces productions toujours contingentes dépassent alors un « entre-deux » (Lenel, 2019) qui se situerait entre des individus et un espace local. L’invitation à créer un récit de son environnement quotidien et de la manière d’y naviguer permet aux participants à la recherche d’expérimenter un récit automobile et audiovisuel qui donne de la profondeur temporelle aux façons d’habiter les espaces locaux. Ainsi, la méthode du convoi allie à certains égards les apports respectifs d’entretiens (y compris biographiques) et d’autres méthodes visuelles comme le photovoice.

La méthode du convoi permet une collaboration non seulement sur le plan de la production des matériaux de recherche, mais aussi en ce qui a trait au dispositif même de cette dernière, chaque fois renouvelé par les acteurs impliqués. En guidant le convoi selon leurs propres critères et priorités, en interprétant le thème de la recherche, les participants se sont engagés dans la (co)construction collaborative du dispositif lui-même. Analyser le matériau ainsi produit implique donc d’avoir accès au savoir, fruit de la collaboration autour de la vidéo, et de suivre attentivement ce qui rend la coopération possible. Penser les conditions de mise en oeuvre de la dimension de collaboration dépasse donc le simple enjeu de la réflexivité (Harper, 2023) ; elle fait intégralement partie du matériau de recherche.

En traversant l’espace local, la méthode permet de faire intervenir un nombre plus important d’acteurs de nature différente. Les questions initiales constituent un thème général et une incitation primaire pour les participants à s’engager dans un parcours conduisant les chercheurs à travers la région ; toutefois, à mesure que le convoi avance, l’environnement lui-même sert d’incitation à la recherche. Faire de la voiture une participante à part entière au dispositif de recherche nous a finalement permis de la mettre au défi — en rendant explicites ses limites, en imposant des contraintes aux interactions possibles (en étant séparés en deux unités véhiculaires bien définies), en offrant l’occasion de se projeter vers un ailleurs, cela nous a permis d’approcher les mobilités futures autrement qu’en comptabilisant les conditions d’un « report modal ». Alors qu’il ne s’agit pas, dans les quartiers en périphérie, de confronter une norme post-automobile aux pratiques de mobilités actuelles, improviser les récits filmés entre deux voitures permet au contraire d’interroger les possibles et d’expérimenter différentes manières de voir l’espace.

À l’intersection de la sociologie des mobilités et de la sociologie visuelle, la méthode du convoi complète le répertoire des deux en faisant usage de l’évolution des technologies embarquées dans l’automobilité tout en étudiant les limites de l’automobile dans les pratiques d’avenir. Avec une dimension participative, elle évite des conceptions déterministes et behaviouristes de l’espace physique. Cette méthode ayant été développée pour le périurbain résidentiel suédois à partir des questions concernant les mobilités quotidiennes, elle est inévitablement marquée par ces conditions de création. Alors qu’elle est vouée à être transposée dans d’autres contextes, son application est limitée aux espaces et à la recherche où elle s’avère pertinente. Finalement, si le protocole de recherche est particulièrement accessible et flexible, les conditions matérielles de sa mise en oeuvre sont indéniablement contraignantes et exigent un certain nombre de moyens aussi bien du côté de la recherche que des participants.

La vérité sociologique qu’apporte le convoi filmé ne permet donc pas de multiplier des instants reproductibles de ce dernier, pas plus que son apport méthodologique n’offre la possibilité de se voir transplanter à l’identique dans d’autres terrains. Sa force réside dans le fait de saisir au sens fort la contingence et la fragilité des récits dans une relation de recherche, la complexité irréductible des rapports à l’espace tels qu’ils sont médiés par la voiture et les efforts toujours situés et toujours renouvelés pour favoriser, ou faire échouer, la collaboration autour d’une recherche ethnographique et d’une question sur un avenir partagé.