On entend parfois à propos de l’expression « sociologie visuelle » qu’elle constituerait une forme de pléonasme puisque la pratique de la sociologie implique nécessairement de s’adonner à l’observation du monde social. Si l’affirmation n’est pas forcément fausse, elle est néanmoins à courte vue puisqu’elle fait fi d’une importante réflexion théorique, épistémologique et méthodologique sur la place des images et du monde visuel en sociologie, menée au cours des cinquante dernières années. En effet, dès 1974, le sociologue américain Howard Becker (1974) proposait, dans un article devenu paradigmatique, une réflexion sur les relations entre photographie et sociologie. Ce texte constitue en quelque sorte l’impulsion de départ d’une pratique qui vise une intégration éclairée et méthodique du matériel visuel dans la sociologie, et que plusieurs sociologues s’emploieront à développer au cours des décennies qui suivront (Harper, 2016). Si les activités sociologiques qui incorporent le matériel visuel se sont institutionnalisées plus rapidement dans le monde anglo-saxon, grâce notamment au travail fédérateur de l’International Visual Sociology Association (IVSA), elles ont néanmoins fait l’objet de plusieurs travaux marquants au cours des dernières années dans l’espace académique francophone. Aujourd’hui, les fondations intellectuelles de la sociologie visuelle semblent plus solidement implantées grâce à un certain nombre d’ouvrages de référence (Vander Gucht, 2017 ; Maresca et Meyer, 2013 ; Harper, 2012 ; Zuev et Bratchford, 2020 ; Sebag et Durand, 2020) qui ont permis d’ouvrir un territoire particulier pour ces pratiques dans l’univers de la sociologie internationale. Par conséquent, ce numéro thématique ne vise pas à produire une énième justification de la légitimité de telles méthodes dans le champ de la sociologie, même s’il contribue indirectement à cet objectif, ou à convaincre que ce type de pratique est « vraiment de la sociologie », comme l’écrivait encore Howard Becker (1995, 8). Il part plutôt de la prémisse que ses fondements historiques et théoriques sont aujourd’hui établis, bien que ces pratiques demeurent minoritaires au sein de la communauté des sociologues, pour ainsi proposer de s’interroger sur les conditions dans lesquelles le matériel visuel peut devenir un élément central de l’enquête de terrain. Une telle réflexion implique de dépasser la simple perspective illustrative qui est trop souvent accordée aux images dans les livres, les conférences et les cours de sociologie. Il s’agit de dépasser ce qu’on peut qualifier de fonction pédagogique (Chauvin et Reix, 2015) des images, pour entrer sur le territoire des fonctions heuristiques et argumentatives que peuvent prendre les images dans la construction du savoir sociologique. En effet, si les images et le monde visuel font l’objet de plus en plus d’intérêt de la part des chercheurs, les travaux qui placent le matériel visuel au coeur de l’enquête et de sa restitution demeurent relativement rares (Vander Gucht, 2010) dans l’imposante production sociologique actuelle. Ainsi, les textes réunis dans ce numéro cherchent à envisager les questions théoriques, épistémologiques et méthodologiques qui se posent lorsque les images sont considérées à la fois « comme donnée et comme médium » (La Rocca, 2007, p. 38) de l’enquête de terrain en sociologie. Avant d’entrer de manière plus approfondie dans l’ensemble des questions que soulève cette thématique, il convient toutefois de rappeler ici brièvement quelques-uns des jalons qui ont marqué le développement d’une littérature académique sur la sociologie visuelle. Nous articulerons ici cette discussion autour de trois grandes questions : d’abord celle d’une définition de ces pratiques, puis celle de ses origines et enfin celle de leur inscription dans un champ interdisciplinaire d’étude du visuel. Pour les non-initiés, la sociologie visuelle est souvent réduite à la sociologie « du » visuel dans laquelle les sociologues qui la pratiquent ne se pencheraient que …
Parties annexes
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