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On entend parfois à propos de l’expression « sociologie visuelle » qu’elle constituerait une forme de pléonasme puisque la pratique de la sociologie implique nécessairement de s’adonner à l’observation du monde social. Si l’affirmation n’est pas forcément fausse, elle est néanmoins à courte vue puisqu’elle fait fi d’une importante réflexion théorique, épistémologique et méthodologique sur la place des images et du monde visuel en sociologie, menée au cours des cinquante dernières années. En effet, dès 1974, le sociologue américain Howard Becker (1974) proposait, dans un article devenu paradigmatique, une réflexion sur les relations entre photographie et sociologie. Ce texte constitue en quelque sorte l’impulsion de départ d’une pratique qui vise une intégration éclairée et méthodique du matériel visuel dans la sociologie, et que plusieurs sociologues s’emploieront à développer au cours des décennies qui suivront (Harper, 2016). Si les activités sociologiques qui incorporent le matériel visuel se sont institutionnalisées plus rapidement dans le monde anglo-saxon, grâce notamment au travail fédérateur de l’International Visual Sociology Association (IVSA), elles ont néanmoins fait l’objet de plusieurs travaux marquants au cours des dernières années dans l’espace académique francophone. Aujourd’hui, les fondations intellectuelles de la sociologie visuelle semblent plus solidement implantées grâce à un certain nombre d’ouvrages de référence (Vander Gucht, 2017 ; Maresca et Meyer, 2013 ; Harper, 2012 ; Zuev et Bratchford, 2020 ; Sebag et Durand, 2020) qui ont permis d’ouvrir un territoire particulier pour ces pratiques dans l’univers de la sociologie internationale.

Par conséquent, ce numéro thématique ne vise pas à produire une énième justification de la légitimité de telles méthodes dans le champ de la sociologie, même s’il contribue indirectement à cet objectif, ou à convaincre que ce type de pratique est « vraiment de la sociologie », comme l’écrivait encore Howard Becker (1995, 8). Il part plutôt de la prémisse que ses fondements historiques et théoriques sont aujourd’hui établis, bien que ces pratiques demeurent minoritaires au sein de la communauté des sociologues, pour ainsi proposer de s’interroger sur les conditions dans lesquelles le matériel visuel peut devenir un élément central de l’enquête de terrain. Une telle réflexion implique de dépasser la simple perspective illustrative qui est trop souvent accordée aux images dans les livres, les conférences et les cours de sociologie. Il s’agit de dépasser ce qu’on peut qualifier de fonction pédagogique (Chauvin et Reix, 2015) des images, pour entrer sur le territoire des fonctions heuristiques et argumentatives que peuvent prendre les images dans la construction du savoir sociologique. En effet, si les images et le monde visuel font l’objet de plus en plus d’intérêt de la part des chercheurs, les travaux qui placent le matériel visuel au coeur de l’enquête et de sa restitution demeurent relativement rares (Vander Gucht, 2010) dans l’imposante production sociologique actuelle. Ainsi, les textes réunis dans ce numéro cherchent à envisager les questions théoriques, épistémologiques et méthodologiques qui se posent lorsque les images sont considérées à la fois « comme donnée et comme médium » (La Rocca, 2007, p. 38) de l’enquête de terrain en sociologie.

Avant d’entrer de manière plus approfondie dans l’ensemble des questions que soulève cette thématique, il convient toutefois de rappeler ici brièvement quelques-uns des jalons qui ont marqué le développement d’une littérature académique sur la sociologie visuelle. Nous articulerons ici cette discussion autour de trois grandes questions : d’abord celle d’une définition de ces pratiques, puis celle de ses origines et enfin celle de leur inscription dans un champ interdisciplinaire d’étude du visuel.

faire de la sociologie avec des images

Pour les non-initiés, la sociologie visuelle est souvent réduite à la sociologie « du » visuel dans laquelle les sociologues qui la pratiquent ne se pencheraient que sur des phénomènes intrinsèquement visuels. C’est sans doute un réflexe propre à cette discipline qui a souvent tendance à organiser ses sous-champs par objet. On parle couramment d’une sociologie du travail ou de la famille par exemple. Or, il n’en est rien en ce qui concerne la sociologie visuelle qui devrait plutôt être pensée comme une pratique transversale ou un « para-champ » (Cambre, 2021) puisque celle-ci ne se définit pas par un objet, mais plutôt par une approche ou une manière d’envisager le social. Ainsi, on peut s’intéresser potentiellement à tous les objets de la sociologie à partir de la perspective visuelle, bien que certains champs aient été plus fortement investis par les sociologues visuels. C’est le cas entre autres de la ville et de l’environnement bâti, du corps, de la vie quotidienne, du monde du travail, des signes et symboles, du monde numérique. Si on voit aisément la dimension visuelle de la plupart de ces objets d’étude, d’autres champs demeurent toutefois beaucoup moins explorés. C’est le cas, de manière assez surprenante, de la sociologie de l’art, objet qui comporte très souvent une dimension visuelle intrinsèque, mais qui est resté relativement imperméable à l’influence de la sociologie visuelle ; les travaux qui croisent cet objet et cette approche étant plutôt rares (Quemin, 2015).

Analysant les différentes utilisations des images par les sociologues, Daniel Vander Gucht (2017, p. 62-63) propose une définition en forme de triade qui permet de distinguer les différentes pratiques. Il écrit :

On peut ainsi, en regroupant ces catégories, repérer trois types d’usage de l’image fixe ou en mouvement par les sociologues qui définissent trois domaines d’action de la sociologie visuelle : la sociologie de l’image, qui considère celle-ci comme un document ; la sociologie en image, qui se sert de l’image comme illustration et du support audiovisuel comme outil pédagogique sous forme d’expositions de photos, de projections de diaporamas, de films de vulgarisation ou de cinéma sociologique, voire de bande dessinée ; la sociologie par l’image, qui emprunte quant à elle au documentaire le souci de documenter, de dévoiler, de témoigner, de comprendre et d’expliquer des situations humaines d’un point de vue sociologique à travers le médium audiovisuel et s’exprime par le biais du langage visuel.

C’est donc à ce troisième type de sociologie visuelle, une sociologie par l’image, que se consacre ce numéro thématique en cherchant à creuser à quelles conditions les images peuvent acquérir une dimension heuristique dans la compréhension du monde social.

Si cette première définition permet de cadrer l’objet du présent numéro, elle doit toute de même être replacée dans une discussion sociohistorique plus large qui permettra de comprendre comment s’est consolidée une base disciplinaire pour la sociologie visuelle, mais aussi comment celle-ci a toujours fait l’objet de remise en question, notamment en raison des savoirs et de croyances issues d’autres champs de l’étude des images. Carolina Cambre avance l’hypothèse que ces divergences sont le résultat de la jonction de deux termes qui ont une histoire sémantique fort différente : alors que la sociologie répond généralement bien à la définition disciplinaire au sens académique du terme, le visuel quant à lui est un vocable beaucoup plus évanescent qui échappe à la rigueur de la discipline pour être approprié par de nombreuses activités tant académiques qu’extra-universitaires. Elle en conclut pour sa part qu’il faudrait plutôt parler ici de « post-discipline ». Si son commentaire souligne très justement que l’exercice de la sociologie visuelle s’est nourri de nombreux apports venus de travaux académiques qui n’ont rien de sociologique, il faut tout de même admettre que les définitions et les cadrages disciplinaires permettent de caractériser les pratiques et de les différencier d’autres types d’études qui portent sur le monde visuel. Sa proposition se raffine lorsqu’elle parle des « sciences sociales visuelles », ce qui permet de mettre en dialogue les principaux acquis de l’anthropologie et de la sociologie, mais aussi possiblement d’autres sciences sociales qui se sont intéressées aux méthodes visuelles. En ce sens, elle rejoint l’argument de Luc Pauwels (2020, p. 14) qui soutient qu’il est nécessaire de développer un « cadre conceptuel et méthodologique intégré pour la recherche visuelle sur la culture et la société » [notre traduction]. Il défend sa proposition en soulignant qu’en l’absence d’un tel cadre, les chercheurs visuels sont forcés de réinventer la roue à chacun de leurs projets, ce qui nuit à la comparabilité et à l’intégration des savoirs développés dans ces différentes études visuelles.

une histoire de la sociologie visuelle

Il n’existe pas, à notre connaissance, un texte académique faisant autorité qui présenterait, de manière compréhensive, une histoire du rôle des images dans la recherche en sciences sociales. Ce que plusieurs textes d’introduction à la sociologie visuelle se contentent de faire est plutôt une présentation sommaire de quelques initiatives marquantes, qui sont généralement présentées comme des coups d’essai restés sans lendemain. On note régulièrement par exemple la publication du livre Balinese Characters : A photographic analysis, des anthropologues Gregory Bateson et Margaret Mead (1942). Décrit par Mead elle-même comme une forme « d’innovation expérimentale », l’ouvrage fait le pari de décrire la société balinaise non pas à travers son discours, mais plutôt à travers un ensemble de représentations visuelles qui permet de capter notamment l’importance que prennent les gestes et le toucher dans cette société. Pour tenir ce pari, c’est un nombre impressionnant d’images que les auteurs choisissent de publier ici : plus de 750 photographies, réparties en 10 thématiques et accompagnées de descriptions. Un autre exemple couramment cité est la collaboration entre le cinéaste Jean Rouch et le sociologue Edgar Morin pour la production du film Chronique d’un été, sorti en 1961. Empruntant au courant du cinéma vérité, le film cherche à présenter une enquête sociologique faite par le biais du cinéma sur les opinions et la vie quotidienne des Parisiens. Ces deux exemples, même s’ils sont présentés comme des exceptions dans l’histoire des sciences sociales, portent en germe des legs qui seront fondateurs pour le développement de la sociologie visuelle : l’ancrage dans deux disciplines, la sociologie et l’anthropologie — le livre de John Collier (1986) Visual Anthropology : photography as a research method est souvent perçu comme un texte fondateur —, mais aussi dans deux médiums, la photographie et le cinéma ou la vidéo, qui demeurent les véhicules dominants de la sociologie visuelle aujourd’hui. Si ces deux productions nous semblent représentatives de la sociologie par l’image qui nous occupe ici, nous pourrions aussi ajouter l’exemple de la recherche sur les stéréotypes de genre, publiée sous le titre Gender Advertisements par Erving Goffman (1979). Autre coup d’essai relativement isolé dans l’histoire de la sociologie, l’enquête relève plutôt ici de la sociologie de l’image puisque le sociologue s’y penche sur des images trouvées dans les répertoires de la publicité.

À cette esquisse de certains précurseurs de la sociologie visuelle, il convient d’ajouter quelques mots sur les rapports ambigus qu’a entretenus Pierre Bourdieu à la photographie, puisque ceux-ci semblent représentatifs, au contraire, d’une attitude qui cherche à mettre à distance les images dans le travail sociologique. En effet, la photographie traverse tout le début de la carrière de Pierre Bourdieu, sans toutefois que celle-ci s’inscrive dans ce que l’on pourrait qualifier aujourd’hui de sociologie visuelle. Il est maintenant bien connu que lors de sa grande enquête ethnographique en Algérie au tournant des années 1950 et 1960, le jeune sociologue a produit un grand nombre de photographies. Ces dernières sont demeurées dans ses archives personnelles pendant toute sa carrière, avant d’être publiées en 2003, un an après la mort du sociologue, bien que celui-ci ait finalement donné son accord après « hésitations et réticences » (Bourdieu, Schultheis, and Frisinghelli, 2003, p. 15). Si l’influence de l’anthropologie est manifeste dans les images produites en Algérie, il semble que dans l’analyse sociologique qu’il tirera de ce terrain les images n’aient pas trouvé leur place. C’est d’ailleurs une perspective qui se poursuivra dans l’oeuvre de Bourdieu. En rentrant en France quelques années plus tard, il produit son premier travail en sociologie de l’art, lequel porte spécifiquement sur la photographie (Bourdieu et al., 1965), mais qu’il analyse ici comme une pratique sociale dans une perspective sociologique classique ; il cherche à décrire l’appropriation du médium dans différents contextes sociaux (photos de familles, club d’amateurs, usages publicitaires), mais s’intéresse bien peu aux images elles-mêmes. Seulement quatorze images sont reproduites dans l’ouvrage pour exemplifier les propos, mais contribuent bien peu à l’analyse sociologique proposée. Cette manière de faire se prolongera d’ailleurs dans son grand ouvrage théorique de la fin des années 1970, La Distinction (1979), lequel est truffé de photographies, mais sans que celles-ci aient de fonction analytique ou argumentative. Elles ont plutôt pour fonction d’accompagner le texte, ou de fournir une illustration des principales thèses avancées par l’auteur. Bernard Lahire écrit à ce sujet qu’elles sont à la fois « sur-signifiantes », puisqu’elles semblent montrer exactement ce que l’auteur défend dans ses thèses, une forme d’exemple sur mesure, mais également « sous-signifiantes », puisque l’auteur les laisse parler d’elles-mêmes, sans les commenter directement, ce qui ouvre la porte aux écarts d’interprétation entre les lecteurs. Lahire critique encore cette utilisation des images en soulignant l’absence de mise en contexte ou de note méthodologique concernant leur production ou le choix de leur inclusion dans le volume. Ainsi, il conclut que « leur présence participe, là encore, davantage d’un effet de réel que d’un réel effet de connaissance » (Lahire, 2007, p. 63).

Ces quelques exemples de travaux historiques convoquant des images montrent bien que l’histoire de la sociologie visuelle, ou plus largement de l’utilisation des images en sciences sociales, demeure très fragmentée et principalement dominée par quelques auteurs emblématiques de la sociologie et de l’anthropologie américaine et française. Une histoire régionalisée de la sociologie visuelle pourrait pourtant contribuer à pluraliser ce récit. Dans cette perspective, le Québec constitue un exemple à explorer puisque le courant de la photographie sociale y a été particulièrement riche au cours des années 1960 et 1970, alors que des institutions comme l’Office national du film (ONF) ont permis à de nombreux documentaristes de développer une importante production. Décrire et analyser les liens que ces pratiques entretenaient alors avec les milieux sociologiques québécois demeure toujours, à notre connaissance, un chantier à entreprendre.

Or, l’écriture d’une histoire de l’importance des images dans le développement des connaissances scientifiques a bien été tentée, sous la plume des historiens Lorraine Daston et Peter Galison, dans leur ouvrage monumental intitulé simplement Objectivité (2012). À travers l’étude des atlas scientifiques, les deux historiens montrent comment voir et exposer se trouvent au coeur de la démonstration scientifique et par ce truchement de l’objectivité. Il est indéniable, comme le remarquent plusieurs observateurs, que de nombreuses sciences dites « naturelles » sont impensables sans l’apport du visuel : une astronomie non visuelle par exemple n’existe tout simplement pas (Cambre, 2021). Si l’ouvrage de Daston et Galison a des prétentions holistiques et cherche à offrir une théorisation qui puisse s’appliquer à tout l’univers scientifique, Arnaud Esquerre (2012) remarque très justement que les sciences n’ont pas toutes le même rapport aux images : la sociologie et ce qu’il appelle les « sciences du psychisme — la psychanalyse, la psychologie, la psychiatrie » ont très peu, sinon pas du tout, recours aux images. L’idée de concocter des atlas pour ces sciences apparaîtrait même absurde.

Parmi les questions que pourrait éclairer une histoire compréhensive de l’utilisation des images dans les sciences sociales, se trouve l’énigme du caractère quasi-repoussoir qu’a exercé la photographie sur la pratique des sociologues. En effet, les notes historiques sur la sociologie visuelle s’ouvrent souvent sur une anecdote historique : celle de la naissance concomitante de la photographie et de la sociologie. Plusieurs auteurs s’étonnent que la naissance simultanée d’une science du social et d’un instrument capable d’enregistrer la réalité matérielle du monde n’ait pas favorisé les rapprochements entre les deux pratiques alors que les instruments optiques sont si cruciaux dans plusieurs sciences naturelles. Comment expliquer historiquement cette distance prolongée ? Arnaud Esquerre avance une hypothèse qui mériterait très certainement d’être creusée : selon lui, l’utilisation des images en science suit la ligne de fracture qui oppose les êtres parlants aux êtres et objets non parlants. Ainsi, l’astronomie, la botanique ou la zoologie auraient tout loisir d’avoir recours aux images devant ces êtres/objets qui ne peuvent s’exprimer par le discours, mais il en va tout autrement des sciences qui s’intéressent aux comportements humains ou au sens qu’ils donnent à leur existence. L’objectification des organisations et des significations sociales à travers des images figées pourrait ainsi avoir un effet déshumanisant qui conduit à traiter les individus précisément comme des objets, privés de l’agentivité que leur procure le discours. L’histoire des sciences est en effet truffée d’exemples de ce type qui ont constitué la base de théories racistes ou sexistes. L’hypothèse mérite ainsi l’attention des chercheurs : si les images ne sont pas en soi déshumanisantes — des travaux récents ont montré au contraire comment elles permettent d’avoir accès à la dimension sensible du monde (Balteau, 2021 ; Harper, 2012) —, il serait certainement instructif d’explorer aussi les utilisations malencontreuses des images qui ont pu rendre les chercheurs suspicieux à leur propos.

Une seconde hypothèse par rapport à la mise à distance des images dans les sciences sociales est sans doute à trouver dans les efforts déployés par les sociologues pour se distancier d’un discours littéraire et s’identifier au discours scientifique. Dans l’entretien qu’il accorde à Franz Schultheis au moment de la publication de ces photos réalisées en Algérie, Pierre Bourdieu s’exprime sur ce point (Bourdieu, Schultheis et Frisinghelli, 2003, p. 42). Il dit :

En fait, le souci d’être sérieux, scientifique, m’a porté à refouler la dimension littéraire : j’ai censuré beaucoup de choses. Je pense que pendant toute la première période du Centre de sociologie européenne, il y avait, sans que ce soit une consigne, un encouragement tacite à censurer tout ce qui était philosophique et littéraire.

Dans cette perspective, la confection d’images par les sociologues durant l’enquête de terrain, tout comme le développement de commentaires approfondis sur celles-ci, ont pu paraître ne pas avoir leur place dans cette « science » du social.

sociologie visuelle et interdisciplinarité

L’état actuel des connaissances sur l’histoire du recours aux images dans les sciences sociales comporte encore plusieurs zones d’ombre. Elles permettent toutefois de comprendre pourquoi ces pratiques ont été historiquement associées à l’anthropologie visuelle et aux démarches de type ethnographique en sociologie. Or, il serait fautif aujourd’hui de cantonner la sociologie visuelle dans cette position unique (Chauvin et Reix, 2015), puisqu’elle est plutôt nourrie des apports de nombreuses perspectives, parmi lesquels se trouvent ceux de l’interactionnisme symbolique bien sûr, mais aussi de la sémiotique, des perspectives phénoménologiques et des réflexions de la sociologie pragmatique. La (re)découverte des travaux de plusieurs sociologues et anthropologues anglo-saxons (Cefaï, 2003) aura contribué à une contestation de la position épistémologique positiviste qui a si longtemps dominé la discipline et ainsi participé à l’ouverture d’un espace plus propice à la sociologie visuelle. Il convient toutefois de discuter de ces pratiques au-delà du cercle étroit des sciences sociales, puisque les images ont fait l’objet de beaucoup d’intérêt au cours des dernières décennies, et cela, non pas uniquement dans les sciences sociales. Cet intérêt est sans doute dû à l’augmentation exponentielle de la production et de la consommation des images, notamment liée à l’émergence des technologies numériques. Ainsi, nos sociétés sont qualifiées, parfois assez rapidement, de « sociétés de l’image ». Que signifie, dans ce contexte, étudier le monde visuel (Faccioli, 2007) ?

La discussion qui précède sur la place des images dans les sciences sociales met à distance tout un ensemble de pratiques de recherche qui s’exercent aussi sur les images, et qui sont associées pour leur part plutôt aux humanités ou aux sciences humaines. En effet, si la recherche sociale s’est intéressée plus sérieusement au monde visuel dans les dernières décennies, ce n’est pas d’hier que les images ont fait leur entrée dans le monde académique. Bien au contraire, il existe une longue tradition d’analyse des images et de formulation de commentaires érudits à leur sujet, une forme d’exégèse qui s’est exercée traditionnellement sur les images artistiques. Cette activité intellectuelle a naturellement élu domicile dans les disciplines que sont, par exemple, l’histoire de l’art et les études cinématographiques.

Nous sommes donc placés ici devant deux approches contrastées par rapport à l’étude des images : l’une, qui s’ancre de longue date dans les humanités, héritières d’une forme de philologie des images, l’autre, plus récente, qui envisage les images comme une production sociale particulièrement significative. Si la distinction est utile pour comprendre comment se sont développées ces traditions de recherche, celle-ci est aujourd’hui de moins en moins opérante puisque les deux traditions ont eu tendance à se rencontrer, voire à fusionner dans des travaux de plus en plus marqués par l’interdisciplinarité. Il faut signaler à ce sujet ce que d’aucuns ont nommé le « tournant visuel » (Jay, 2002) dans les sciences humaines et sociales. S’il est périlleux de résumer en quelques phrases les causes de ce mouvement intellectuel, il faut certainement évoquer d’abord un renouvellement dans la discipline de l’histoire de l’art qui s’est ouverte progressivement à des productions visuelles qui sortaient du périmètre de ses objets traditionnels — les productions légitimes du monde de l’art — pour intégrer différentes manifestations visuelles vernaculaires ou courantes dans la vie quotidienne. On parlera alors de la « new art history » pour caractériser cette discipline élargie qui cherchait de nouveaux fondements dans les théories marxistes, féministes et psychanalytiques, entre autres (Harris, 2002). L’un des ouvrages marquants du début de cette période est le livre Vision and Visuality, édité par l’historien de l’art américain Hal Foster et réunissant les contributions de chercheurs en histoire, en histoire de l’art et en critique d’art. L’ouvrage insiste sur la centralité de la vision dans les sociétés modernes et ouvre la voie à des considérations sur les conditions sociales de la vision et de la visualité. C’est dans la continuité de ces travaux pionniers que se développera un nouveau champ de recherche interdisciplinaire labélisé sous les expressions « culture visuelle » pour nommer ce nouvel objet et « études visuelles » pour identifier les travaux qui s’y consacrent. Le champ se consolidera au tournant du siècle avec la publication d’ouvrages qui offriront les bases intellectuelles à de telles pratiques. On note entre autres les contributions d’auteurs comme Nicholas Mirtzeoff (1999, 2002, 2015), ou W. J. T. Mitchell (2006, 2015), ou plus récemment, dans l’espace académique francophone, les travaux de Maxime Boidy (2017) qui cherchent à opérer une traduction linguistique, mais aussi culturelle de ce champ de recherche.

Si l’émergence de la littérature sur la culture visuelle demeure associée davantage aux études littéraires, à l’histoire de l’art ou aux études en communication, les chercheurs associés à la sociologie visuelle ne sont pas demeurés insensibles à ces développements théoriques. En effet, l’élargissement progressif, mais rapide, de la tradition humaniste aura gagné les côtes du territoire qu’avaient défriché les sociologues visuels. Ainsi, des préoccupations communes et des objets partagés ont favorisé les dialogues interdisciplinaires entre les chercheurs interpellés par le monde visuel. Dans cette perspective, un article du sociologue américain John Grady (1996), pionnier de la sociologie visuelle, est illustratif des mouvements qui se sont joués à l’époque. L’article décrit en effet un champ de pratique en mutation : d’un sous-champ des méthodes qualitatives centré sur la caméra et les méthodes qui peuvent y être associées, la sociologie visuelle s’ouvre progressivement à des questionnements beaucoup plus larges sur le rôle de la vue et de la vision dans l’organisation des sociétés, sur la construction des images et leur rôle dans la communication des informations, sur le décodage de ces images et leur signification culturelle et sociale. Quelques années plus tard, en 2002, la revue de l’Association internationale de sociologie visuelle dans laquelle il écrit choisira d’ailleurs de modifier son titre passant, de manière significative, de Visual Sociology à Visual Studies. Dans l’éditorial du premier numéro publié sous ce nouveau titre, les éditeurs expliquent (2002, p. 1) :

La nature interdisciplinaire et multimodale de la revue se reflétera dans la couverture de l’anthropologie visuelle, la sociologie visuelle, la culture visuelle, les études médiatiques, la photographie documentaire (animée et fixe), la littératie visuelle, l’intelligence visuelle, les études de communication et les études visuelles liées aux technologies de l’information. Cette approche interdisciplinaire découle de la conviction que les chercheurs visuels bénéficient de la lecture non seulement d’articles informatifs dans leur propre domaine, mais aussi de méthodologies alternatives, de méthodes innovantes et de techniques provenant de différentes perspectives visuelles. [traduction libre]

à quelles conditions peut-on faire de la sociologie avec des images ?

Faire des images un élément central de l’enquête en sociologie exige le dépassement d’un certain nombre d’idées reçues ou de préconceptions à propos des images, lesquelles sont bien souvent liées à l’histoire de leur traitement dans le monde académique. Nous proposons ici trois dépassements nécessaires qui semblent représentatifs de telles conceptions.

Il convient d’abord de dépasser une crainte historique envers les images. En effet, depuis la fameuse allégorie de la caverne, imaginée par Platon, on entretient généralement dans les cercles intellectuels une certaine méfiance envers les images, lesquelles sont réputées trompeuses ou non représentatives du monde. Le philosophe grec invitait bien ses lecteurs à sortir de la caverne pour aller se confronter au monde d’en haut plutôt que de demeurer pris dans les illusions fournies par les images. Cette idée va marquer profondément la pensée occidentale en faisant du monde des images le lieu de l’illusion, du spectacle et du faux-semblant propice à manipuler les foules et leur faire croire à une réalité alternative. Corollairement, les images ont aussi été associées à une forme de narcissisme qui permet aux êtres humains de présenter une version améliorée d’eux-mêmes et de leurs semblables, ce qui tend à faire flotter autour des images un parfum de superficialité propre à susciter la convoitise ou le désir de celui qui regarde. C’est parfois même un véritable pouvoir que l’on accorde aux images, un pouvoir capable d’ensorceler le regardeur et de le pousser à l’action sous l’impulsion émotive que susciterait l’image. Si cet imaginaire semble appartenir à un autre âge, il a été largement réactivé par les technologies numériques, lesquelles ont provoqué une prolifération des images devenue aujourd’hui, semble-t-il, incontrôlable. Cette déferlante d’images est encore associée à un monde trompeur qui enferme les êtres humains dans leur conception étroite, à un monde égocentrique qui permet à tous de présenter une image retouchée et améliorée d’eux-mêmes, un monde superficiel qui pousse inexorablement à la consommation alors que les conceptions capitalistes et néolibérales auraient envahi toutes les sphères de l’activité humaine. Une sociologie avec les images impose donc de prendre conscience de cet imaginaire qui marque la pensée occidentale en regard des images pour penser les conditions dans lesquelles elles sont aujourd’hui produites et consommées. Plus que cela, elle impose de réfléchir aux possibilités, mais aussi aux limites, que permet l’utilisation des images dans l’enquête de terrain. Elle ouvre ainsi une réflexion étendue sur le type de connaissance qu’il est possible de développer avec les images, sur les rapports complexes entre art et science, entre objectivité et subjectivité, entre savoirs empiriques, intuitifs et expérientiels.

Un second dépassement concerne la posture des sociologues en tant que producteurs et analystes des images. En effet, la production d’images, que ce soit à l’aide d’un moyen de reproduction mécanique, comme une caméra, ou d’une disposition humaine, comme le dessin, est généralement fortement associée aux arts ou à tout le moins aux activités créatives. Quant à l’analyse des images, nous l’avons vu, elle relève d’une tradition associée aux humanités marquée par les longs commentaires exégétiques. Ainsi, la conduite d’une enquête de terrain qui suppose la production et l’analyse d’images pose souvent des questions de légitimité aux sociologues plus accoutumés à envisager leur posture comme relevant de la science plutôt que de la création. Il s’agit bien sûr d’une opposition classique entre art et science, mais surtout entre des modes d’appropriation du monde qui peuvent varier considérablement d’une posture à l’autre. Or, ces ambiguïtés dans la posture des sociologues visuels ouvrent une série de questionnements fort pertinents pour le présent numéro. On peut penser d’abord au statut des images produites dans le cadre de l’enquête de terrain : s’agit-il de notes ou de données brutes destinées à l’usage exclusif du sociologue, ou s’agit-il, au contraire, d’une production médiatique destinée à rendre compte de la recherche ? En filigrane de ce premier questionnement se dessine aussi la question de l’esthétique dans la production d’images sociologiques. Dans quelle mesure une préoccupation esthétique dans la production et l’analyse des images contribue-t-elle au raisonnement sociologique et à la communication des résultats ? Au contraire, la préoccupation esthétique peut-elle constituer un frein à une documentation exhaustive et précise de phénomènes sociaux par l’image et à sa bonne compréhension par les lecteurs de l’étude ? Ces questions sont par ailleurs corrélées à celles liées au cadrage, lequel impose d’effectuer des choix lors des processus de documentation et de restitution de la recherche. Plusieurs sociologues visuels soutiennent ainsi que cet impératif du cadrage dans la production visuelle force une forme d’autoréflexivité qui ne peut être que bénéfique à la production sociologique qui en émerge.

Finalement, un troisième dépassement s’incarne dans l’expression populaire selon laquelle « une image vaut mille mots ». L’expression bien connue ouvre sur le caractère polysémique des images, parfois utilisé pour discréditer leur utilisation à des fins sociologiques, sous prétexte que l’on pourrait faire dire ce que l’on veut aux images. Si le commentaire peut peut-être s’appliquer à des images non organisées et non commentées sur lesquelles un observateur lambda pourra émettre des remarques disparates, il ne s’applique certainement pas à la production en sociologie visuelle. Au contraire, dans le cadre d’une telle production, les sociologues visuels prennent grand soin de développer et d’expliciter des procédures et méthodes qui permettent de décrire et contrôler les processus d’interprétation des images de l’enquête. Or, l’interprétation des images en sociologie visuelle est aussi liée à deux éléments qui sont questionnés dans le cadre du présent numéro. D’abord, la mise en relation des images de l’enquête avec d’autres types de matériau, notamment le discours des participants à l’enquête, laquelle se trouve au coeur de plusieurs démarches de la sociologie visuelle. Il ne s’agit donc pas d’une forme d’iconocentrisme qui réduirait la sociologie visuelle à une simple livraison d’images en vrac dénuée de commentaire. Au contraire, la sociologie visuelle s’écrit en images, mais aussi en mots, parfois en sons, comme le montrent plusieurs des contributions réunies ici. De plus, plusieurs sociologues visuels accordent une grande importance à la question de la sérialité des images de l’enquête, si bien que ce n’est pas d’une seule image que l’on tire le savoir sociologique, mais bien souvent d’une mise en relation d’un certain nombre d’images. Plusieurs contributions au présent numéro montrent donc comment la sociologie peut ainsi s’écrire par une série d’images juxtaposées et commentées.

présentation du numéro

Le numéro s’ouvre avec l’article d’Emmanuelle Auras qui propose de s’y interroger sur l’usage de la photographie dans le cadre d’une enquête sur un groupe professionnel : les ostréiculteurs. Au-delà de l’enquête ethnographique esquissée ici, l’article est avant tout l’occasion de s’interroger sur les différents usages des images produites durant la recherche. L’autrice regroupe celles-ci en trois corpus distincts — des photographies prises sur le vif comme notes de terrain, des images patrimoniales tirées d’albums et de classeurs, des images techniques (cartes, cadastres, images aériennes) —, lesquels interviennent à différents moments de l’enquête pour permettre à la sociologue de développer une connaissance fine de ce milieu professionnel.

L’article de Christian Papinot qui suit permet de poursuivre cette interrogation sur l’utilité des images dans le cadre des enquêtes en sociologie, puisqu’il s’attarde à la méthode, aujourd’hui bien connue, de la photo-élicitation. En effectuant un retour historique sur la littérature entourant cette méthode d’enquête, l’auteur propose de s’arrêter sur ce qu’il identifie comme un double impensé épistémologique : l’illusion de la transparence des images mises en discussion et le fantasme de l’enquêteur comme pur observateur qui tend à nier que la relation d’enquête est aussi une relation sociale. L’auteur invite les sociologues à adopter une position réflexive par rapport aux effets de l’introduction de l’image dans la relation d’enquête, alors qu’elles se trouvent ici, littéralement, entre l’informateur et l’enquêteur.

Par la suite, le dossier propose un entretien avec le sociologue américain Timothy Shortell dans lequel sont abordés quelques-uns des enjeux qui entourent la combinaison des méthodes visuelles et des méthodes liées à la marche, ou plus largement au déplacement. En revenant sur certaines de ses enquêtes sur les espaces urbains menées à l’aide d’une telle méthodologie, le sociologue discute d’un certain nombre d’enjeux qui leur sont liés, notamment l’assemblage de ces méthodes, les possibilités et les limites de l’image dans l’enquête de terrain, le rapport à l’esthétique des images produites, la figure du flâneur et la pratique de la dérive, et enfin la littératie des espaces urbains que développent les habitants des villes.

Adoptant un autre procédé lié aux méthodes déambulatoires, l’article de Meike Brodersen présente une expérimentation méthodologique que la chercheuse désigne sous le nom de « convoi audiovisuel et automobile ». Il s’agit d’une méthode participative et collaborative dans laquelle les participants, qui se trouvent dans une voiture, guident l’équipe de recherche qui suit dans un second véhicule tout en filmant le trajet. La communication entre les deux véhicules est maintenue par téléphone tout au long du déplacement. Le procédé permet ainsi, selon la chercheuse, de faire du matériel visuel le site où sont réunies les interactions productrices de connaissances sociologiques, pour ainsi documenter le savoir expérientiel des participants.

Partant d’un élément qui peut sembler anodin, le bruit que produit l’appareil photo lors de la prise de vue, Cornelia Hummel propose pour sa part une réflexion sur les enjeux éthiques et légaux qui se jouent lors de la réalisation de photographies dans le cadre d’une enquête de terrain. La sociologue s’interroge plus particulièrement sur la question du consentement à la prise de vue, le son émis par l’appareil photo devenant un support pour la mise en oeuvre d’un consentement itératif. Cette réflexion est ici mise en relation avec deux enquêtes menées par la chercheuse, l’une dans laquelle elle a produit elle-même les images, l’autre où les images ont plutôt été produites par des participants à la recherche.

Dans l’article qui suit, Joyce Sebag et Jean-Pierre Durand développent leur conception d’une sociologie filmique, laquelle va, selon eux, au-delà d’un simple croisement entre ce médium et un projet sociologique, pour devenir une façon de « penser en image ». L’article est ici l’occasion d’un retour sur les sources de cette pratique, ainsi que sur quelques débats épistémologiques qui l’entourent. Leur réflexion est menée en relation avec la production de leur film Les statues parlent aussi, réalisé lors d’affrontements entre deux groupes de manifestants à Charlottesville aux États-Unis en 2017. Plus qu’un simple exemple, ce film devient plutôt un matériau d’analyse qui participe à la démonstration.

Le numéro se conclut sur l’article de Nicolas Sallée et Judith Oliver, lequel revient sur la collaboration entre les deux signataires du texte, le premier chercheur en sciences sociales et la seconde, éditrice et scénariste. Ensemble, ils ont produit la bande dessinée sociologique Se battre contre les murs : un sociologue en centre jeunesse, qui présente une partie des recherches de Nicolas Sallée sur le traitement pénal de la jeunesse à Montréal. Dans ce retour sur le processus de « traduction » de la recherche en format dessiné, l’article s’interroge sur les choix qu’impose cette forme et pose ainsi un ensemble de questions sur l’écriture sociologique, sur la place de la critique dans ce type de document et sur le positionnement du sociologue et de ses productions dans la cité.