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Le titre du présent texte renvoie aux erreurs de construction de la réalité. C’est en quelque sorte la devise de la sociologie de Siegfried Kracauer[1], tirée d’une de ses recensions, publiée en 1922, d’un livre de Serge Tretiakov. Kracauer y traite d’une littérature qui se contente de décrire la réalité au lieu d’en « repérer les erreurs de construction » (Kracauer 2011c : 41). L’exigence formulée dans cette expression — celle de ne pas fixer la réalité à la manière d’un documentaire, mais plutôt de la déchiffrer d’un oeil critique dans ses relations et ses effets contradictoires ou cachés, ainsi que dans ses développements — caractérise à mon avis l’intention de Kracauer dans ses travaux sociologiques[2].

Dans le petit exercice que je m’apprête à vous présenter, je m’intéresse à la façon dont Kracauer cherchait à détecter les erreurs de la réalité, en laissant de côté la question de savoir si les réalités qu’il a étudiées se sont avérées dignes de la critique. Je me penche sur la façon de travailler, les outils méthodologiques et les modes d’exposition qu’il a mis de l’avant dans ses écrits sociologiques. De toute évidence, il n’a développé dans ses travaux aucune méthode de recherche formelle ; il s’agit donc de voir comment, en particulier dans son étude sur les employé·e·s et dans des textes connexes de cette époque, il a concrètement oeuvré en sociologue.

Kracauer utilise avant tout, comme je le démontrerai dans un instant, une méthode renvoyant à la comparaison à plusieurs niveaux. Je qualifierai de critique performative le type de critique sociale vers laquelle tendent ses analyses comparatives. Avant d’aller plus loin, il me semble cependant nécessaire de caractériser la sociologie de Kracauer.

1. kracauer comme représentant d’une « sociologie lyrique »

Dans son article « Against Narrative : A Preface to Lyrical Sociology », Andrew Abbott (2007) distingue deux types de sociologie : narrative et lyrique. Cette distinction s’avère à mon sens très utile pour qualifier les travaux sociologiques de Kracauer. Si Abbott ne mentionne à aucun moment Kracauer, je pense que ce dernier a mené quelques analyses exemplaires de ce qu’Abbott décrit comme une sociologie lyrique.

Quelles sont les différences entre une sociologie narrative et une sociologie lyrique ? On ne sera pas surpris d’apprendre que la sociologie narrative représente la forme dominante au sein de la discipline, au côté de laquelle Abbott veut mettre en évidence l’existence d’une sociologie lyrique. La sociologie narrative, selon Abbott, raconte une histoire et appréhende la vie sociale dans une démarche explicative. Elle vise l’explication. Une partie de la sociologie qualitative, mais aussi de la sociologie quantitative, s’inscrirait dans le paradigme narratif : elles racontent des histoires explicatives sur les liens entre variables indépendantes, d’intervention et dépendantes. Le pôle opposé à la sociologie narrative ne serait donc pas l’analyse causale, mais la sociologie lyrique.

La sociologie lyrique, telle que l’entend Abbott, ne raconte pas d’histoire, encore moins d’histoires téléologiques ; elle ne propose pas d’explications causales entre des entités clairement définies ou des constructions réifiées comme la « bureaucratie » ou les « attitudes » de certains groupes de la population. La sociologie lyrique utilise des métaphores et des analogies ; il s’agit autant d’une perspective que de l’exposition d’une chose ; elle s’adresse à ses destinataires d’une façon directe et cherche à susciter des effets, de l’émotion. Elle travaille à leur transmettre l’expérience d’une découverte sociale. L’opération de base de la sociologie lyrique n’est pas une histoire du type « si a donc b » ou une narration causale « avant/après », mais plutôt la parabole épique, les fondus comparatifs, les métaphores qui produisent des effets d’étrangeté. Elle présente des événements et des situations ordinaires dans une perspective nouvelle, mettant ainsi en lumière des aspects jusque-là inconnus.

La sociologie lyrique se distingue d’une sociologie narrative en ce qu’elle est plus près de l’expérience, plus concrète et figurative que cette dernière ; elle entretient également son propre rapport au temps. La sociologie lyrique renvoie, selon Abbott (2007 : 68 et suiv.), à une condition, une situation, un moment. À l’opposé, la sociologie narrative traite de ce qui s’est passé ou ce qui est devenu, donc d’un événement, d’un déroulement, d’un développement. La sociologie lyrique privilégie donc le présent alors que sa contrepartie narrative utilise avant tout des formes passées.

La sociologie lyrique passe outre, ou suspend délibérément, la connaissance de déterminismes qui sous-tendent le présent. Ce qu’elle observe dans un cas particulier, elle ne le renvoie pas systématiquement à des formes sociales extérieures ; elle tente plutôt d’étudier et de comprendre ce cas à partir de lui-même (2007 : 87-88). Abbott écrit à cet effet : « Lyrical sociology […] tends to arise as a deliberate response to the pathologies of the other [narrative] approach but, of course, has its own pathologies. At its best, it provides a far more effective sense of passing time than does the inevitable tramp of narrative analysis. In lyric, we hear the whisper of possibility and the sigh of passage » (2007 : 90).

C’est donc la présence absente du temps qui reste, dans l’instantané lyrique, qui rend audible le chuchotement du possible et le soupir du passé. Lorsque l’on étend de telles descriptions aux écrits sociologiques de Kracauer, on l’éloigne des oeuvres de la théorie critique qui voient dans des manifestations individuelles le simple effet d’une totalité sociale, ou développent un récit d’une raison autodestructrice (voir en particulier Adorno, 1993 ; Horkheimer et Adorno, 1969). Le style de recherche et d’écriture qu’Andrew Abbott qualifie de lyrique rappelle davantage les travaux de l’École de Chicago que les oeuvres marquantes de la théorie critique. Je ne veux pas insinuer par-là que Kracauer n’est pas un représentant exceptionnel de la théorie critique. La recherche actuelle qui s’inscrit dans la tradition de Francfort bénéficierait des écrits de l’École de Chicago et de Kracauer.

Le ton et le style au présent, denses sur le plan métaphorique, qui émeuvent les lectrices et les lecteurs, se révèlent dès les premières pages de l’étude de Kracauer sur les employé·e·s, d’abord publiée en 1929 comme série de 12 articles dans la Frankfurter Zeitung et, en 1930, comme livre. On peut lire dans le premier texte, intitulé « un domaine inconnu » :

Des centaines de milliers d’employés envahissent chaque jour les rues de Berlin, et pourtant leur vie est plus inconnue que celles des peuplades primitives, dont les coutumes les fascinent au cinéma. Les permanents des syndicats d’employés, on s’en doute, regardent rarement au-delà des problèmes immédiats et ne se préoccupent guère de l’organisation de la société. En général, les employeurs ne sont pas des témoins objectifs. Quant aux intellectuels, ou bien ils sont eux-mêmes des employés, ou bien ils sont travailleurs indépendants, et dans ce cas la vie quotidienne des employés offre pour eux peu d’intérêt. Même les intellectuels radicaux ont du mal à voir au-delà de l’exotique que cette vie quotidienne peut comporter. Et qu’en est-il des employés eux-mêmes ? Ils ont moins que tout autre conscience de leur propre situation

Kracauer, 2004 [1929-30] : 24

Après ce passage, Kracauer donne quelques renseignements de nature quantitative sur les employé·e·s en Allemagne et leur degré d’organisation syndicale. Il écrit : « On a là quelques données factuelles qui dessinent grossièrement le territoire où se déroulera cette petite expédition, peut-être plus aventureuse que d’aller tourner un film en Afrique. Car en se penchant sur les employés, elle nous conduit au coeur de la grande cité moderne » (2004 [1929-30] : 28-29).

Les premiers livres issus de l’École de Chicago offrent une similarité étonnante avec les écrits de Kracauer dans le ton qu’ils mettent de l’avant. Je pense par exemple à The Hobo de Nels Anderson (1923), à The Gold Coast and the Slum de Harvey Warren Zorbaugh (1929) ou à Street Corner Society de William Foote Whyte (1943). Prenons comme exemple le début de l’étude de Frederic M. Thrasher The Gang :

The characteristic habitat of Chicago’s numerous gangs is that broad twilight zone of railroads and factories, of deteriorating neighborhoods and shifting populations, which borders the city’s central business district on the north, on the west, and on the south. The gangs dwell among the shadows of the slum. Yet, dreary and repellent as their external environment must seem to the casual observer, their life is to the initiated at once vivid and fascinating. They live in a world distinctly their own — far removed from the humdrum existence of the average citizen.

It is in such regions as the gang inhabits that we find much of the romance and mystery of a great city. Here are comedy and tragedy. Here is melodrama which excels the recurrent “thrillers” at the downtown theaters. Here are unvarnished emotions. Here also is a primitive democracy that cuts through all the conventional social and racial discriminations. The gang, in short, is life, often rough and untamed, yet rich in elemental social processes significant to the student of society and human nature

1927 : 3

Thrasher décrit dans son livre classique plusieurs scènes qui, ensemble, forment une « mosaïque » — une mosaïque constituée, comme l’écrit Kracauer à propos de son étude sur les employé·e·s, « des observations particulières au fur et à mesure que l’on appréhende leur teneur. Le reportage donne une photographie de la vie ; l’image de la vie, quant à elle, c’est une mosaïque de ce genre qui nous l’offrirait » (Kracauer, 2004 [1929-30] : 30).

Il est révélateur que Kracauer évoque ici une image, et non une explication ou une histoire de changement social. Il esquisse, évoque, construit une image du « bouleversement » (Umbruch) social — un montage d’instantanés du nouveau, comme le suggère d’ailleurs le sous-titre de l’étude sur les employé·e·s (« De l’Allemagne nouvelle »). Kracauer n’offre pas d’analyse processuelle du changement social, comme le ferait une sociologie narrative. Le bouleversement lui-même apparaît dans les différents instantanés de son image de la culture des employé·e·s[3], et à peine dans le processus de transformation qui lui est lié. Kracauer s’intéresse, avec une très grande profondeur de champ, au bouleversement, et moins au changement social. Il s’agit, on le voit, d’une sociologie lyrique qui est à son meilleur lorsque Kracauer travaille avec ses instruments lyriques. Ces derniers consistent moins en une forme particulière d’exposition qu’en un moyen de connaissance, un moyen particulier de sonder et de critiquer la réalité sociale.

2. comparaison et critique performative chez kracauer

Comme je l’ai mentionné plus haut, on trouve de multiples formes et opérations de comparaison à l’aide desquelles Kracauer souhaite révéler les erreurs de construction de la réalité — une réalité marquée par la lutte matérielle et symbolique des classes tout autant que par la fin des certitudes de sens et d’appartenance. Dans ce qui suit, je souhaite distinguer deux variantes ou niveaux de la méthode comparative propre à Kracauer : la comparaison immanente aux situations ou aux objets et la comparaison par-delà les situations ou les objets.

2.1 La comparaison immanente aux situations ou aux objets

On pourrait qualifier ce type de comparaison de « comparaison de premier niveau ». J’entends par-là que Kracauer s’insère dans la réalité des personnes et des groupes sur lesquels il écrit. Il compare ce que ces derniers voient, entendent et expérimentent avec leur situation sociale, qui devient visible dans la situation même. Sujet et objet — la perspective du participant et de l’observateur — tendent à se fondre l’un dans l’autre ; en effet, Kracauer crée un état de flottement singulier entre la perspective du participant et celle de l’observateur. Les comparaisons immanentes aux lieux ne s’avèrent pas toutes également riches ; elles nécessitent un flair particulier pour les endroits où l’on peut apprendre quelque chose en regardant et écoutant avec les yeux et les oreilles de certains groupes de la population. À l’instar des auteurs cités de l’École de Chicago, Kracauer témoigne toujours d’un sens aigu pour les lieux et les situations qui s’avèrent révélateurs sur le plan sociologique.

J’aimerais illustrer à quel point la comparaison immanente aux objets dans un lieu opportun peut être fertile. À cette fin, je m’arrête à un texte que Kracauer a publié en 1930 dans les pages de la Frankfurter Zeitung sur les bureaux de placement (Kracauer, 1995 [1964] : 78-87).

Kracauer y décrit l’organisation spatiale des bureaux de placement qu’il a visités à Berlin : il qualifie les lieux « d’arrière de la production actuelle » (1995 [1964] : 80) qui éliminent les chômeurs comme des « déchets »[4]. De la fenêtre d’un bureau de placement situé dans le dernier recoin d’un bâtiment au fond d’une cour, on aperçoit les bâtiments donnant sur la rue. Ces derniers, remarque Kracauer, sont « occupés par les activités de production et de distribution, ils bouchent tout l’horizon du chômeur » (1995 [1964] : 80). Tout, dans ces bureaux, est organisé en un « passage » qui, en raison du grand nombre de chômeurs, est « très embouteillé ». Kracauer décrit comment les chômeurs passent leur temps, souvent des mois et des années, dans cet espace « que la société n’a cédé aux gens sans emploi que contrainte et forcée » (1995 [1964] : 79). Il écrit encore : « Dans le bureau de placement, les chômeurs sont occupés à attendre. Comme, comparativement à leur nombre, celui des places est tout à fait négligeable, l’attente devient presque une fin en soi » (1995 [1964] : 83). Dans cet état d’attente, ajoute-t-il, « la pauvreté est sans cesse exposée à son propre regard » (1995 [1964] : 83 ; voir aussi Kracauer, 2004 [1929-30] : 78 et suiv.).

C’est dans ce contexte que Kracauer mentionne un avis affiché dans un bureau de placement d’ouvriers de la métallurgie. On peut y lire :

« Chômeurs, gardez et protégez la propriété publique »

Kracauer, 1995 [1964] : 81

Kracauer décrit ensuite ce qu’il voit dans ce bureau de placement :

« Le mobilier de la salle de réunion se compose de tables et de bancs, d’une marchandise solide et carrée, capables de supporter des coups assez rudes. L’enduit du mur est seul à s’inscrire encore dans la rubrique “propriété publique”, de fait le contact durable avec les masses de travailleurs ne semble pas lui avoir bien réussi »

1995 [1964] : 82

Pourquoi, se demande Kracauer, devrait-on ici prôner la « sainteté de la propriété » avec un tel « sans-gêne » ? Il n’y a probablement pas, répond-il à sa propre question, d’intention derrière tout ça, « Mais c’est précisément là qu’est le génie de la langue : remplir des missions qui ne lui ont pas été confiées et dresser des bastions dans l’inconscient » (1995 [1964] : 82).

Entre les lignes, on découvre ceci : l’avertissement en question et toute l’organisation spatiale des bureaux de placement ont pour effet d’humilier indûment les chômeurs. Kracauer ne l’énonce cependant pas explicitement. Il pose plutôt une devinette : qu’est-ce qui cloche avec cette image ? Cherchez l’erreur ! semble-t-il vouloir dire ; cherchez les erreurs en comparant des détails dans les bureaux de placement avec la situation des personnes en quête d’emploi. Kracauer offre plusieurs comparaisons dans son texte : par exemple, entre la sinistre inhospitalité du lieu et la durée de la présence des chômeurs qui attendent dans ce lieu ; entre les avis sur les murs et la situation des chômeurs à qui on rappelle de façon absurde les règlements concernant une propriété qu’ils ont peu de raison de respecter ; entre une culture matérielle et symbolique dans laquelle la reconnaissance sociale est entièrement fondée sur le travail et le travail qui est insuffisant. Etc., etc.

Si l’on suit les comparaisons immanentes aux situations dans les jeux de « cherchez l’erreur ! » de Kracauer, la réalité présentée se juge en quelque sorte d’elle-même. C’est ce qui semble être le principe d’exposition de Kracauer : montrer les erreurs de construction de cette réalité ; produire des images dans lesquelles les erreurs de construction sont parfois palpables, parfois comprises dans des formules subtiles. Il arrive qu’une telle méthode produise plus d’effet sur les lectrices et les lecteurs que si on leur disait directement quoi penser et critiquer.

Dans son texte sur les bureaux de placement, Kracauer donne à voir la production sociale, en grande partie inconsciente, de la misère sociale. Sans lui, elle apparaîtrait comme quelque chose de naturel à ses participants. En rendant visibles les erreurs de construction, Kracauer vise une critique performative. Je veux dire par là qu’il critique la situation dans laquelle les chômeurs se voient entraînés, sans recourir à une norme externe qu’il plaquerait à son matériel. Il ne met pas non plus de l’avant une critique reconstructive, au sens de principes normatifs institutionnalisés dans certains domaines, au nom desquels il comparerait et critiquerait la réalité qu’il décrit. La critique sociale de Kracauer est performative : il présente la réalité — au sens de montrer et de mettre à nu — afin, comme je l’ai mentionné plus haut, qu’elle se juge d’elle-même[5]. Kracauer pourrait ici servir de point de départ pour réfléchir à la question à savoir si, et surtout, comment enrichir la théorie critique à l’aide d’une empirie critique (voir Sutterlüty, 2020).

2.2 La comparaison par-delà les situations ou les objets

Ce type de comparaison, que l’on pourrait qualifier de « comparaison de second niveau », est sans doute un trait caractéristique des travaux sociologiques de Kracauer. Ce dernier opère au moyen de fondus : il utilise des observations et des analyses provenant de sphères d’action variées pour les superposer de façon comparative[6]. À l’aide de tels fondus, Kracauer produit un effet de surprise. Souvent, il produit aussi un effet d’étrangeté : des éléments éloignés et disparates apparaissent soudainement comme similaires ou en dialogue. De tels fondus se cristallisent dans quelques-unes des constructions conceptuelles de Kracauer. L’exemple le plus connu à cet effet est peut-être celui des « casernes de plaisir », les bars, clubs de nuit, salles de danse, cinéma et théâtres de variétés dans lesquelles le régime de travail des employé·e·s trouve son pendant (Kracauer, 2004 [1929-30] : 111-121)[7].

Voici donc abordé le thème qui me servira à illustrer de façon exemplaire la comparaison par-delà les situations ou les objets chez Kracauer : celui de la rationalisation, thème qui traverse une grande partie de l’étude sur les employé.es. Il ne s’agit pas de la rationalisation au sens de la raison communicationnelle, mais de la rationalisation au sens de l’efficience économique. Kracauer analyse ce que j’appelle le dispositif de la rationalisation et sa progression dans un nombre croissant de domaines de la vie, et cela à au moins trois niveaux : 1) d’abord, dans l’entreprise et les pratiques de rationalisation, jusque dans les pratiques liées au corps (en partie dans des pratiques quasi-militaires), 2) ensuite, dans les produits de l’industrie de la culture et du divertissement et 3) enfin, dans les modèles de communications privées et d’actions des employé·e·s.

Kracauer crée, à ces trois niveaux, des scènes lyriques, au sens où l’entend Andrew Abbott. Il assemble ces scènes éphémères ou images lyriques de façon comparative. Elles se reflètent les unes dans les autres pour ainsi s’approfondir et s’éclairer mutuellement.

1) Dans l’étude sur les employé·e·s, Kracauer décrit les pratiques de rationalisation dans l’entreprise. Dans la section intitulée « Petite pause d’aération » (Kracauer, 2004 [1929-30] : 41-49), il énumère plusieurs détails qui montrent à quel point les processus de l’entreprise moderne sont minutieusement synchronisés et comment le travail dans les bureaux, dans lesquels les employé·e·s — souvent de jeunes femmes travaillant avec des cartes perforées et des machines à écrire —, se déroule.

Un chef de bureau, écrit Kracauer, lui aurait expliqué que : « Les filles […] ne passent pas plus de six heures à la perforation et sont employées pendant les deux dernières heures à des tâches de bureau […] [Pour] des raisons d’hygiène, nous insérons de temps en temps une petite pause d’aération » (2004 [1929-30] : 43).

Le contexte de telles mesures de protection des employées devient par la suite visible :

« On lui demande [à l’employée] une seule chose : l’attention. Elle n’a aucune liberté, elle est placée sous le contrôle de l’appareil qu’elle contrôle, et elle doit, dans le vacarme de la salle des machines, solliciter d’autant plus sa résistance nerveuse que l’objet auquel elle a affaire est moins attrayant »

Kracauer, 2004 [1929-30] : 44

Kracauer raconte alors comment l’entreprise embauche de jeunes femmes au lycée pour les former, avec son propre enseignant, à la machine à écrire :

« Ce professeur malin », écrit Kracauer, « met en marche un gramophone, au son duquel les élèves doivent taper sur leurs machines à écrire. Quand retentissent de joyeuses marches militaires, on marche au pas deux fois plus facilement. On monte peu à peu la vitesse du tourne-disque, et sans s’en rendre compte, elles tapotent de plus en plus vite. Leurs années de formation en font des championnes de dactylographie, et la musique a réalisé un miracle à bon compte »

2004 [1929-30] : 45[8]

Kracauer décrit dans ce type de passages comment les corps dociles et les facultés mentales des dactylographes pouvaient être développés de manière rationnelle — notamment par l’emprunt à des produits culturels comme la musique du gramophone.

2) Kracauer a aussi montré, dans son étude sur les employé·e·s et dans de nombreux feuilletons, comment la rationalisation dans l’entreprise se retrouve dans les produits de l’industrie de la culture et des divertissements. Il l’illustre entre autres dans les « casernes de plaisir » mentionnées plus haut — les établissements voués au divertissement dans lesquels les employé·e·s, des « sans abri transcendantaux », sont en quête de « distraction » (Kracauer, 2004 [1929-30] : 119 et suiv.).

L’entreprise de divertissement correspond selon Kracauer à une reproduction de l’entreprise commerciale sous une forme différente ; par exemple, les Tiller Girls qui, dans les théâtres de revue, produisent « un incroyable travail de précision ». Elle témoigne, comme le souligne Kracauer plus loin, « d’un ravissant taylorisme des bras et des jambes, de la grâce mécanisée » ; elle est « un flirt avec le chronomètre » (Kracauer, 2011a : 248-249).

Dans d’autres passages, Kracauer n’analyse pas l’entreprise du divertissement au sens de reproduction de la vie de travail rationalisée, mais plutôt comme un phénomène de compensation. L’industrie du plaisir devrait faire oublier, rendre supportable le quotidien monotone du bureau, le faire paraître plus légitime. Les manifestations éclatantes ont pour objectif, selon Kracauer, « d’attacher les employés à la place que la classe dominante leur assigne, et de les détourner des questions critiques » (Kracauer, 2004 [1929-30] : 118) ; « […] [Les] produits de l’industrie cinématographique servent à justifier l’ordre établi, car ils en dissimulent à la fois les monstruosités et les fondements » (2004 [1929-30] : 119)[9]. Kracauer, on le voit, superpose des couches de comparaison — le monde du travail rationalisé et l’éclat compensatoire et justificateur des mondes du divertissement des employé·e·s, tout autant rationalisés.

3) Si Kracauer développe moins que les deux premières la troisième couche de la comparaison — l’avancée des modèles rationalisés de pensée et d’action dans la communication privée —, elle est néanmoins présente.

L’auteur décrit par exemple un employé de commerce de 21 ans actif dans un syndicat d’employé·e·s et sa correspondance privée avec une jeune femme de province appartenant à la même organisation. L’employé entretient cette correspondance, écrit Kracauer, « selon des méthodes dignes du service d’enregistrement d’une grande entreprise » (2004 [1929-30] : 88). La façon dont il ordonne méticuleusement les écrits dans des dossiers et les appellations réciproques dans les lettres que Kracauer cite suivent les principes formels de la correspondance commerciale — spécialement lorsque l’homme et la femme échangent par une « correspondance platonique » sur « la question du comportement sexuel ». Dans ces lettres, commente Kracauer, « les sentiments sont […] enfermés dans une camisole de force » (2004 [1929-30] : 88). Il en voit la cause dans l’extension des pratiques des employé·e·s de bureau à la communication personnelle.

On voit, encore une fois, Kracauer travailler avec une superposition de niveaux de comparaison à partir de fondus de scènes lyriques au sens d’Abbott[10]. Les erreurs de construction de la réalité apparaissent lorsqu’il observe les pratiques de travail dans l’entreprise à partir de l’industrie de la culture et du divertissement vers le bureau pour, à partir de là, s’attarder à la communication quotidienne des employé·e·s. Ainsi apparaît un réseau dense de pièces à conviction qui rend visible le dispositif de rationalisation : l’extension de logiques économiques à différents domaines de la vie qui deviennent ainsi déformés et vides de sens. Voilà ce que Kracauer donne à voir, sans toutefois l’énoncer explicitement : il s’agit d’un exposé performatif d’un développement critiquable et dangereux sur le plan politique.

Les comparaisons sur lesquelles se fondent les démonstrations de Kracauer sont souvent surprenantes et éclairantes, mais aussi parfois osées, voire trop suggestives, et nébuleuses quant à leur statut argumentatif. On a parfois l’impression que Kracauer laisse de simples analogies passer pour des conditions et des relations à valeur causale.

On voit ici peut-être apparaître les « pathologies » de la sociologie lyrique que mentionne Abott sans toutefois révéler ce qu’il entend par-là. Si on voulait sérieusement connaître le rapport qu’entretiennent les scènes lyriques superposées les unes par rapport aux autres, on aurait besoin d’éléments d’une sociologie narrative, d’une sociologie visant l’explication. Si on voulait sauver les fruits d’une sociologie lyrique par une sociologie narrative et explicative, il serait nécessaire de procéder avec un plus grand souci de rigueur méthodologique[11]. Et il serait nécessaire de marquer, d’une façon plus transparente que le fait Kracauer, le passage exact du matériel empirique à une interprétation de sciences sociales. Il importe de souligner ces aspects dans le cadre de la réception actuelle de l’auteur, même s’il est injuste de mesurer la sociologie qu’il a produite dans le contexte journalistique du feuilleton à partir des critères et conditions de production de la recherche sociologique contemporaine. Si on lit les textes de Kracauer en les comparant aux produits de la sociologie professionnelle d’aujourd’hui, on souhaitera le retour de son style, de l’élégance de sa plume, mais aussi de la profondeur de champ sociothéorique de son analyse grâce à laquelle il donne à voir les erreurs de construction de la réalité dans des manifestations quotidiennes de la vie sociale.

Kracauer peut inspirer la méthode d’une empirie critique, c’est-à-dire une critique performative avec et par une recherche empirique procédant par comparaison. J’espère que je suis parvenu, par ce petit exercice, à le démontrer.