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L’intérêt pour les sciences sociales de « penser par cas » n’est plus à démontrer (Passeron et Revel, 2005) : densité des descriptions (Geertz, 1998) ; miniaturisation du point de vue (Feagin et al., 1991) ; focalisation sur les processus et raisonnement analogique (Becker, 2016) ; cumulativité des observations singulières (Widlöcher, 1990) ; rigueur du qualitatif (Olivier de Sardan, 2008) sont autant de gains attendus dans la démarche ethnographique. La micro-histoire a, de son côté, bien montré que les enquêtes à petite échelle n’étaient pas synonymes de réduction du réel et d’appauvrissement explicatif, pour peu que le chercheur construise son objet et s’attache à en éprouver la pertinence de manière itérative, plutôt que de chercher à l’illustrer avec de « beaux cas ». Une telle exigence impacte l’acte d’écriture, comme l’insinue Carlo Ginzburg en indiquant qu’« on a trop peu réfléchi sur la différence entre un travail historique sur un objet dont l’importance préexiste au chercheur (disons : la Révolution française) et un objet dont l’importance doit être démontrée, pour ainsi dire, sur le terrain, sur la base des résultats obtenus. Dans le deuxième cas (…) les modalités de présentation, d’argumentation, d’autolégitimation sont tout à fait différentes » (Ginzburg, 2008 : 37).

De ce point de vue, il est d’usage pour l’ethnographe d’expliciter les considérations pratiques l’ayant amené à concentrer son attention sur une clique d’individus[1], que cela soit à partir de réflexions critiques à propos de l’entrée sur le terrain et de l’évolution des relations d’enquête ou par le biais d’une socioanalyse. Rendre compte des considérations sociologiques ayant présidé à la survivance, dans le texte final, de quelques individus parmi une population plus large est moins fréquent. Et pour cause, les modalités d’autolégitimation et de présentation évoquées par Ginzburg posent qu’il n’y a pas d’intentions théoriques « pures » et surplombantes, détachées des manières d’enquêter, si bien que l’enchevêtrement graduel des arbitrages intellectuels consistant à sélectionner certaines personnes au détriment d’autres tend à disparaître de l’économie narrative des récits d’enquête. Ces opérations de problématisation par sélection et mises en relation jouent pourtant à plein dans la constitution d’un ensemble, ici entendu comme un regroupement d’individus comparables fonctionnant à la manière d’un « quasi-panel » (Passeron, 1990). Si la démarche ethnographique consiste ainsi à fonder un rapport empirique à la théorie, à « ancrer » tout propos générique à un cheminement concret au cours duquel les imprévus et les opérations de bricolage sont centraux (Strauss et Glaser, 2022), elle induit aussi, à défaut de verser dans un empirisme descriptif et moralisateur, d’adosser le terrain d’enquête à la « construction dense » d’un objet (Wacquant, 2023). Et c’est précisément dans cet entre-deux, entre inductivisme attentif et regard de surplomb théorique, qu’émerge un faisceau de critères concordants permettant de composer un ensemble de cas. Cet article voudrait expliciter ce mouvement de composition par l’exemple d’un groupe de six garçons, constitué dans le cadre d’une enquête restituée dans le livre Loyautés radicales.

Ces six garçons (voir le résumé de leur trajectoire et de leur sociographie ci-après) sont attachés à deux terrains d’enquête distincts. J’ai d’abord rencontré Tarik et Raoudane sur un premier terrain en Seine–Saint-Denis au sein duquel j’ai engagé un suivi longitudinal d’une trentaine de jeunes (environ 60 % de garçons et 40 % de filles) qui furent tous d’anciens élèves, à la suite d’une expérience de six années d’enseignement en lycée (2005-2010). Ce suivi, initialement étalé sur huit années dans le cadre d’une thèse, a donné lieu à plusieurs publications et mobilise des situations de participation observante, des entretiens individuels et collectifs répétés, ainsi que des situations d’observation participante suivant le cours des déplacements sociaux des enquêté·e·s[2]. Marley, Adama, Hassan et Amédy Coulibaly, l’un des trois meurtriers des attentats islamistes de janvier 2015, gravitent, quant à eux, autour d’un second terrain dans la ville de Grigny (Essonne) où je mène conjointement avec mon collègue Gérôme Truc (CNRS/ISP) une enquête monographique depuis novembre 2015. Elle a donné lieu à la publication d’une habilitation à diriger des recherches et débouchera sur la publication d’un ouvrage commun en 2025. Elle mobilise un travail sur archives municipales, des situations de participation observante dans le secteur associatif, plusieurs mois linéaires d’observation in situ (lieux publics, domicile résidentiel et trajets de voiture) résultant de séjours immersifs dans la ville, ainsi qu’un suivi de trajectoires d’une quarantaine d’enquêté·e·s (incluant Marley, Hassan et Adama) avec observations et entretiens répétés. Les enquêté·e·s de ce quasi-panel (composé d’autant d’hommes que de femmes) ont entre 18 et 76 ans et ne sont pas tous et toutes en interconnaissance directe. À cela, il faut ajouter une « ethnographie post-mortem » menée seule, qui vise à reconstituer la trajectoire individuelle de Amédy Coulibaly autour d’une recherche documentaire inédite (analyse d’un journal de bord d’un codétenu, portrait anonyme publié dans la presse nationale, archives personnelles d’un éducateur incluant des extraits d’entretiens, rushs liés au tournage d’un film associatif, etc.) et d’une série d’entretiens et de conversations informelles avec une trentaine de personnes l’ayant côtoyé au quotidien (voisin·e·s, camarade de classe, avocat, équipiers délinquants, codétenus, ancien·ne·s éducateur·trice·s, ami·e·s, militant·e·s associatif·ve·s). À l’exception de Hassan et Adama qui l’ont connu de près et étaient disposés à apparaître dans le texte, ces personnes ne sont pas évoquées dans le livre, pour des raisons liées au pacte d’enquête et à la préservation de l’anonymat dans un contexte particulièrement sensible où les manières de mener l’enquête, d’interagir au quotidien et de rendre compte se règlent par petites touches successives (Ayimpa et Bouju, 2015). En conséquence, la trajectoire de Amédy C. est relatée à la troisième personne du singulier — ce qui permet aussi aux six cas de se « répondre » en dépit de son statut médiatique. Elle correspond à une reconstruction biographique établie sur la foi de mon enquête, avec ses apports et ses points aveugles[3].

On retiendra trois grands principes organisant les critères de sélection de ces six garçons. Tout d’abord, je montrerai comment une étude de trajectoires attentive à la variété des pentes et des micro-écarts et adossée à un concept biographique (« la seconde zone ») vise à multiplier les points de comparaisons synchroniques. Ensuite, j’indiquerai comment une analyse biographique sensible aux événements, aux transformations et aux marqueurs générationnels permet de multiplier les points de comparaisons diachroniques. Enfin, je préciserai comment une certaine densité du matériau ethnographique peut aider à multiplier les points de comparaisons entre discours, croyances et pratiques.

six trajectoires et un concept : multiplier les comparaisons synchroniques

Dans la seconde zone : composer avec un concept biographique 

L’ensemble de six garçons a été structuré autour du concept de seconde zone, un concept opérant au croisement de deux champs « préexistant à la recherche », pour reprendre les mots de Carlo Ginzburg — celui sur la « radicalisation » islamiste et celui sur la délinquance juvénile. L’enquête menée dans Loyautés radicales consiste en effet à prendre au sérieux la figure du homegrown terrorist français (Sageman, 2008) en s’intéressant à des individus dont le profil sociographique semble — de Mohamed Merah en passant par les frères Kouachi ou Amédy Coulibaly — connu : des garçons vivant dans des quartiers diffamés, issus de l’immigration, de milieu populaire, approchant la trentaine, coincés dans une délinquance endémique, attirés par l’islam et susceptibles d’être convaincus par le projet idéologique islamiste. Les contours de ce portrait sociographique appellent à travailler empiriquement les noeuds entre religiosité musulmane, violence, politisation, délinquance et masculinité dans les quartiers populaires qu’invoque implicitement l’usage médiatique, politique, mais aussi académique, du mot « radicalisation » (Guibet-Lafaye et Rapin, 2017 ; Puaud, 2018 ; Beunas, 2019 ; Sèze et Clément, 2021). Ce portrait sociographique n’épuise en rien la diversité des profils de « radicalisation » islamiste (Settoul, 2022) : cette sous-population de garçons « hybrides » avec un long passé délinquant et affirmant une religiosité exacerbée (Ilan et Sandberg 2019) représente par exemple 11 % des personnes incarcérées pour engagement djihadiste en France (Crettiez et Sèze, 2022) bien qu’elle corresponde à la majeure partie des cas de « terroristes maison » passés à l’acte (Gayraud, 2017)[4]. Il n’en reste pas moins que l’écrasante majorité de celle-ci ne passe effectivement pas à l’acte et tend plutôt à s’opposer à l’engagement radical (Tutenges et Sandberg, 2022).

Sociographie des six garçons dans loyautés radicales

Sociographie des six garçons dans loyautés radicales

 (suite)

Sociographie des six garçons dans loyautés radicales

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De même, si ce portrait sociographique se rapporte bien à la délinquance juvénile, il correspond marginalement à ce qui constitue le coeur de l’univers des bandes et de la petite délinquance de rue, en tant qu’elle est principalement une activité transitoire avec une dimension d’affirmation sociale certes forte, mais temporaire (Sauvadet, 2011 ; Mohammed, 2012 ; Mazdou et Bacqué, 2018). Il s’agit ici au contraire de jeunes qui perdurent dans les activités délictueuses à l’orée de la trentaine. La durée est ici une variable centrale : ce n’est ainsi pas tant des « bandes » ou des « radicalisés » dont il s’agit que de la constitution d’une économie morale et matérielle qui structure un certain rapport au monde, organisé autour de l’expérience de la clandestinité, de la discontinuité et de l’exposition à la violence. Dans la seconde zone, le fait de faire carrière dans la délinquance impute en effet de se voir durablement exposé à la violence en la subissant et en la pratiquant. Persévérer dans l’économie illégale au point d’en faire, passé la vingtaine, le pivot de sa vie sociale et économique laisse ainsi de profondes traces dans le rapport au présent, à l’avenir et à la rationalisation du cycle de vie. La seconde zone produit ainsi, pour reprendre l’expression de Max Weber, un « type d’homme » particulier. Il ne s’agit donc pas d’un concept métaphorique ou typologiste désignant la « délinquance de rue », « la radicalisation » ou la « minorité du pire » (Elias et Scotson, 2001), mais d’un concept biographique visant à interroger les conséquences subjectives de l’expérience de l’illégalité, de la souillure, de la violence et de la clandestinité, et qui conduit à une forme de séparatisme sociologique, ainsi décrit dans le livre :

plus un équipier progresse dans le crime, plus il coupe son activité principale du reste de sa vie sociale — cachant ce en quoi il excelle — et plus les occasions de gagner l’estime de soi et la considération d’autrui se raréfient. Plus il devient bon, moins il est bon. Il faut dès lors tenter de compenser. Le business est une curieuse machine sociale. Elle fabrique de la rentabilité, de la solidarité et de la clandestinité dans l’insécurité et la discontinuité.

Truong, 2017 : 75

Une fois ce concept biographique posé, un certain nombre de questions concrètes surgissent quant à l’ethnographe, qu’un déploiement de trajectoires individuelles pourra éclairer. Quelles sont les expériences effectives vécues dans cette seconde zone ? Quelle est alors la nature des rapports pratiques et discursifs à l’islam ; à la violence ; au politique en son sein ? Est-ce que ces rapports changent dans le temps ? Quels hiatus entre pratiques et discours ? Qu’est-ce qui fait que l’entrée dans la religiosité musulmane peut soit contribuer à renforcer un chemin vers la pacification intérieure (cas le plus fréquent) soit au contraire favoriser une plongée dans la violence politique (cas le plus exceptionnel) ? À quels besoins de sens répond la pratique de l’islam ? Qu’est-ce qui participe à la transformation d’un individu en guerrier ou, au contraire, constitue un frein au recours à la violence, notamment politique ?

Variété des pentes, attention aux micro-écarts

Ce type de questions intime de disposer de cas documentant des processus réversibles, à rebours d’une catégorisation culturaliste d’un objet circonscrit aux individus qui « font le problème » et qui délaisserait ceux qui ne le feraient pas — ou moins. Caractériser un processus sans considérer les processus alternatifs s’avère en effet restrictif (Becker, 1985) : par exemple, analyser la délinquance a longtemps empêché mécaniquement d’étudier la désistance, bien qu’elle en soit un corollaire indépassable (Mohammed, 2012 ; Gaia, de Larminat et Benazeth, 2019). On pourrait dire la même chose des individus résistant à la propagande islamiste alors qu’ils représentent une cible potentielle pour des recruteurs, ou des personnes déçues par leur engagement dans la violence islamiste (Amghar et Fall, 2017). Cette partition implicite du regard (« faire »/« ne pas faire »), que l’hyperspécialisation thématique tend à entretenir (« délinquance »/« radicalisation »), risque de faire coïncider conception analytique et réification sociographique, surtout quand « la question de savoir pourquoi des personnes restent dans des conditions désavantageuses d’oppression pendant que d’autres s’en défont est habituellement négligée » (Katz, 2004 : 300). Pour prévenir ce type d’écueil, les six garçons retenus devaient donc permettre d’éprouver des trajectoires suivant des pentes opposées, au regard des noeuds travaillés par la seconde zone.

C’est ainsi que l’on peut comparer deux garçons englués dans cette seconde zone (Marley et Amédy C.) avec deux autres ayant mis du temps à s’en éloigner (Adama et Tarik) et deux outsiders ne l’ayant pas véritablement fréquenté (Radouane et Hassan). Sur l’attrait que peut représenter l’idéologie islamiste, on peut mettre en relation deux garçons se disant prêts à prendre les armes et à mourir (Amédy C. et Radouane) avec quatre autres pour qui l’islam induit une mise à distance à l’égard des comportements violents — une comparaison qui se dédouble avec celle entre les garçons fortement exposés à la violence physique (Adama, Amédy C., Tarik et Marley) et ceux pour qui elle est moins structurante (Hassane et Radouane), ou encore entre ceux pour qui la pratique religieuse est vorace en temps (Hassan et Radouane) et ceux pour qui elle est plus sporadique (Marley, Amédy C., Tarik et Adama). Enfin, les projections dans l’avenir ne se présentent pas de la même façon selon que ces garçons ont passé le cap de la trentaine (Hassan, Amédy C. et Adama) ou pas (Tarik, Radouane et Marley) ; ou selon que les projections professionnelles et familiales sont en voie de réalisation (Adama, Hassan et Tarik) ou semblent empêchées (Radouane, Amédy C. et Marley).

L’accès à une multitude de détails biographiques permet ensuite d’observer comment l’action des variables sociographiques classiquement répertoriées (difficultés scolaires, valorisation de l’école par la famille, passage par la délinquance ou la prison, parents nés à l’étranger et travailleurs déqualifiés, résidence dans des quartiers diffamés, injonctions masculinistes, etc.) se décline en fonction de micro-écarts qui finissent par produire des déviations de trajectoire (Lahire 1995 ; Pagis et Pasquali, 2016). Notons par exemple : la politisation précoce et petit capital scolaire familial chez Hassan ; la maîtrise avérée du bilinguisme chez Hassan et Tarik ; une fratrie de grands frères socialisés dans la seconde zone pour Adama ; les différences entre les conditions morales et matérielles de la première incarcération pour Marley, Adama et Amédy C. ; la constitution d’un petit capital financier chez Adama et Tarik ; les rapports distincts au pays d’origine des parents avec, notamment, une expérience personnelle de la guerre en Algérie chez Hassan et Tarik (un pays où ils sont tous les deux nés) et une éducation religieuse dès la prime enfance.

Ces micro-écarts devaient également pouvoir être travaillés par des processus de subjectivation distincts, dont on sait qu’ils sont à la fois socialement déterminés et déterminants (Bourdieu, 1974 ; Duvoux, 2023) — comme par exemple la capacité à se projeter dans l’avenir et à se décentrer (avérée chez Tarik, Adama et Hassan, plus incertaine chez les trois autres garçons) ou la possibilité de « baisser la garde » dans une relation de couple (centrale chez Tarik et Adama, en germe chez Hassan), par ailleurs amenés à changer de signification selon les échelles d’observation et les moments où ils sont appréhendés (Trepied, 2018). À titre d’exemple, le binôme formé par Amédy C. et son ami Adama permet de saisir le type de comparaisons rendues possibles au moyen de cette démarche et l’intérêt qui consiste dès lors à traiter Amédy C. comme le membre d’un ensemble sociologique plutôt que comme l’exception qu’il est pourtant (ce que permet le recours narratif à la troisième personne du singulier dans le pacte de lecture proposé dans le livre).

Un cas à part ? Amédy Coulibaly avec Adama

Amédy C. et Adama semblent ainsi faits du même bois sociographique : ils appartiennent à la même génération (ils ont un peu moins de deux ans d’écart), ont fréquenté les mêmes lieux de socialisation et sont passés par les mêmes structures d’encadrement ; leurs parents sont immigrés maliens ; les deux pères sont ouvriers ; les deux mères font, de manière chronique, des ménages ; ils disposent d’une grande fratrie (respectivement 10 et 9 enfants) ; ils quittent l’école prématurément sans diplôme ; trempent durablement dans la délinquance, ont manipulés des armes à feu et se spécialisent dans le même type d’activité (vols, braquages et recel) ; passés leurs 18 ans, ils subissent tous les deux leur première peine de prison « quatre saisons ».

Mais les mêmes variables sociographiques ne prédisposent pas aux mêmes destins biographiques : Adama est aujourd’hui père de famille investi et propriétaire de son pavillon. Si les deux familles sont d’origine malienne et les PCS des parents identiques (ouvrier du bâtiment pour les pères et femme de ménage pour les mères), celle de Adama est une famille noble quand celle de Amédy C. est plus modeste, ce qui induit des marques de considération sociale tout à fait différentes — de la place à la mosquée durant la prière qui respecte les hiérarchies sociales du « bled » en passant par les gestes de déférence ou les services rendus. Amédy C. est le seul garçon de sa famille, ses neuf soeurs étudient ou travaillent et l’une d’entre elles paie souvent les frais d’avocats de son frère — ce qui inverse l’ordre genré des hiérarchies au sein de la fratrie. De nombreux témoignages décrivent des relations difficiles entre le fils et le père qui avait honte de lui à l’extérieur et se montrait particulièrement dur avec celui-ci dans l’espace clos du foyer. Adama a deux soeurs et cinq frères qui comptent dans la cité et en prison : plusieurs de ses grands frères sont des délinquants notoires et des référents. Adama n’est pas un « petit » à qui on peut s’en prendre impunément, contrairement à Amédy C.

Ces écarts déterminent aussi l’expérience de leur première peine à Fleury-Mérogis. Adama est pris en charge à son arrivée par l’un de ses grands frères et sa bande qui « tiennent les murs ». Ils lui signifient, par la menace, qu’il ne doit jamais revenir en prison, qu’ils sont de « mauvais exemples », mais lui garantissent liberté de mouvement et garde rapprochée le temps de son séjour. Adama vit une expérience anormale : il est en sécurité en prison, prenant la mesure de ce que ces grands lui donnent. Il peut se décentrer et se projeter hors de la prison et de la délinquance. Les visites fréquentes de Foued, un travailleur social devenu un « allié d’enquête » de premier plan (Beaud et Weber, 2004) à Grigny, et de Christine, une autre travailleuse sociale, lui font envisager une possible reprise d’études, matérialisant encore plus la distinction entre l’univers du dedans et celui du dehors. L’assistance continue qu’il offre à un codétenu enfermé dans sa cellule, terrorisé à l’idée d’aller en promenade, le convainc que ce « côté social » que lui ont légué Foued, Christine et les grands a quelque chose de noble qu’il est à même de pouvoir cultiver. Il entamera une formation de travailleur social à la sortie.

Inversement, l’enquête conduit à décrire une expérience antagoniste pour Amédy C. Lors de sa première incarcération, il est seul en prison. Il fait l’expérience du vide, de l’injustice, de la vulnérabilité, de la peur. Il est en insécurité, tente d’exister par la force dans un monde qui dépareille peu de l’univers du business du dehors. Il surjoue, se sur-adapte, prépare déjà ses prochains « coups ». Il ne se décentre pas : le séjour à Fleury s’inscrit dans la continuité d’une trajectoire où il faut s’endurcir, faire toujours plus — ou pire. Les codétenus se succèdent (certains sont du quartier), il les prend sous son aile, recrute de futurs équipiers, cherche à gagner le respect et la reconnaissance par la force physique, si bien que la distinction entre le dedans et le dehors n’a déjà, au bout d’un an, plus grand sens[5].

Adama commence à sortir avec Fayawé durant l’une de ses permissions. Il y a désormais « une histoire à vivre » qui l’attend dehors. Il doit se battre, physiquement et moralement, pour qu’ils restent en couple. Elle est la soeur de l’un de ses coéquipiers et, en sortant ensemble, ils rompent un code tacite. Les affrontements et les corrections physiques divisent leur équipe, ce qui l’oblige à se détacher de manière accélérée avec une partie de son passé délinquant qui ne le rattrape, de ce fait, pas autant que Amédy C.. Cette période fait naître une grande complicité entre Adama et Fayawé : ils ont dû assumer leur couple pour en faire un petit monde « qui n’appartient qu’à nous », offrant à Adama une véritable « aire de garantie » (Schwartz, 1990). Il peut « baisser la garde », apprendre à montrer ses fragilités et régler les conflits dans le dialogue. De plus, il a réussi à accumuler un peu d’argent avec ses braquages et, en bénéficiant du réseau et de l’expérience de ses frères, il arrive à investir ce petit pécule dans le légal, monte quelques petits bizness qu’il possède toujours — ce qui lui permet d’acheter un pavillon et d’avoir un complément de salaire. Il mène un train de vie sensiblement différent de ses amis, qui ne correspond pas à celui auquel il est censé prétendre avec sa paie de travailleur social et quitte la cité. A contrario, Amédy C. ne dispose pas des mêmes filets de sécurité morale et matérielle, si cruciaux pour bifurquer. La vie se passe, pour l’essentiel, dans un présent permanent, de coup en coup, sans projet à moyen terme.

six biographies et trois générations : multiplier les comparaisons diachroniques

Attraper des événements, enregistrer des transformations

Avec ce binôme, on peut constater que pour multiplier les comparaisons entre micro-écarts biographiques, il convient de pouvoir mettre en rapport l’épaisseur personnelle des individus avec les relations de déterminations qu’exerce l’environnement extérieur sur ceux-ci. Comme le souligne Jean-Claude Passeron, un quasi-panel est tenu d’éviter les écueils de « l’utopie biographique » (où l’illusion de l’immédiateté laisse croire que description exhaustive égale compréhension) et du « structuralisme dogmatique » où les individus sont réduits à des supports de déterminants : dans ce dernier cas,

les traits pertinents ne sont plus recherchés dans et par les fonctionnements biographiques (…), ils sont produits par l’anonymisation des acteurs du devenir traités comme de simples “unités statistiques” et pensés comme les marqueurs interchangeables d’une structure du changement qui aurait pu se passer de biographies et donc, au sens strict, d’individus dotés d’identité personnelle (…) on voit que les individualités biographiques s’y trouvent non pas traitées (c’est-à-dire stylisées, redécoupées, rapprochées ou opposées pour y construire le maximum de pertinence caractéristique d’un type idéal ou justiciable d’un modèle), mais oubliées puisque, dans ce style de description, les individus peuvent sans inconvénient méthodologique perdre leur identité à travers le temps »

Passeron, 1990 : 6

La densité du matériel biographique recueilli est ainsi un critère central dans le processus de sélection/composition. C’est d’autant plus vrai pour Amédy C., puisqu’il s’agissait de travailler sur une proposition sociologique alternative aux nombreux portraits, pourtant fournis, publiés dans la presse.

Néanmoins, pour faire exister l’identité des enquêtés dans le récit, ces derniers ne doivent pas être réductibles à une somme — aussi précise soit-elle — de détails figés. Les individus sont aussi tenus de changer et de se transformer. En cela, ils s’apparentent presque à des personnages, même s’ils diffèrent pour autant des personnages romanesques en ce qu’ils restent, malgré les transformations en cours, enserrés dans un maillage de contextes, de situations, de lieux, de relations sociales et d’institutions qui prévalent sur la dramaturgie des parcours (Fassin, 2014). L’intérêt de ces biographies mouvantes réside ainsi moins dans le spectacle de leur destinée que dans les capacités de leur trajectoire à concentrer un nombre important de singularités et d’événements pouvant expliquer comment une identité sociale se constitue par une série d’ajustements plus ou moins contraints (Pialoux, 1983). C’est notamment ce que rend possible le format du livre, en étirant les scènes, les séquences et leurs conséquences concrètes.

Les expériences attachées à la délinquance, la violence, la honte, la culpabilité ou à la masculinité sont ainsi jalonnées par des d’événements qui font office de marqueurs ouvrant des séquences d’altérations et de bifurcations (Bessin et al., 2009). Ils furent déterminants dans la sélection des individus, précisément parce qu’ils permettent de mieux contrôler l’objectivation de ces phénomènes sociaux. Comme l’indique Jack Katz,

il y a un avant, où l’événement n’a pas encore eu lieu, il y a le moment où il advient, puis il y a un après, où l’événement ne se déroule plus, (…). Dans le travail qualitatif, il est très important de trouver des phénomènes avec cette structure temporelle ; lorsqu’on peut envisager l’avant et l’après d’un phénomène, on acquiert une sorte de “contrôle” sur lui (…) car les diverses dimensions biographiques d’une personne considérées comme importantes en sociologie ne changent pas durant ce laps de temps (…)

Katz, 2013

Ainsi, plusieurs événements dessinant ce genre d’« avant » et d’« après » ont pesé dans la balance pour constituer cet ensemble de six personnes. On peut par exemple mentionner le hadj pour Radouane qui finira par faire voler en éclat le fantasme d’une ouma homogène qui l’a longtemps habité ; la première peine de prison de Adama et Amédy C., la mise en couple (chez Tarik, Adama et Amédy C.) ; l’expérience enfantine de la guerre en Algérie de Tarik et Hassan qui leur donne une vision concrète, et assez peu fantasmée, des affrontements guerriers ; la perte brutale d’un proche qui affectera différemment Adama, Amédy C., Tarik et Marley, ou encore, par exemple, le sentiment d’injustice devant une note attribuée en classe qui nourrira chez Hassan une revanche scolaire, convertie plus tard dans ses études, puis dans sa pratique religieuse.

In tempo/in situ : deux manières de prendre la mesure du temps

Pour tenter de mettre en récit les devenirs biographiques de manière consistante, le degré de maîtrise sur le temps qui court est crucial, tant les risques d’être pris par le piège de « l’illusion biographique » sont nombreux (Bourdieu, 1986). Cela est flagrant lorsque l’on aborde les rapports à la délinquance, à la violence politique ou à la religiosité qui produisent des mises en scène de soi ambivalentes et un intérêt à ne pas tout dire. Les enquêtés, en partageant « leur histoire », racontent toujours « des histoires » et seul un rapport un tant soit peu contrôlable au temps permet d’espérer distinguer ce qui paraît plausible des effets de mise en scène. La décision de mélanger quatre enquêtés grignois à deux enquêtés résidant en Seine–Saint-Denis relève de cette logique de contrôle, le dispositif de suivi longitudinal étant, sur ces deux terrains, très différent.

Le binôme constitué par Tarik et Radouane, deux anciens élèves côtoyés depuis près de dix ans en Seine–Saint-Denis, suit ainsi un protocole in tempo qui permet d’observer certains écarts objectifs entre discours et pratiques, des effets de retournement et d’ajustement dans les comportements, des cas de réécriture du récit de soi ou des oublis progressifs d’événements qui avaient pourtant pu apparaître structurants par le passé[6]. Du côté des quatre Grignois, je suis par contre, avec seulement deux années d’enquête au moment de l’écriture de Loyautés radicales, plus captif (ce que confirmera par ailleurs le fait de continuer à enquêter à deux dans la ville par la suite) : la capacité à cacher tel événement ou telle information, tout comme les opportunités de reconstruire le passé au cours de nos entretiens sont plus grandes, bien que le fait d’être en contact serré avec leurs anciens éducateurs et des connaissances communes aide à prendre de la distance par rapport à certains propos. Ici, le binôme in tempo formé par Radouane et Tarik a pu, un peu à la manière d’un groupe témoin, faire office de contre-miroir. Par exemple, les transformations avérées du rapport à la religiosité de Radouane et Tarik m’ont permis de mettre en perspective certaines mises en spectacle observées à Grigny pour les envisager à l’aune de transformations plus lentes, mais aussi plus significatives, dont j’avais pu prendre la mesure en Seine–Saint-Denis.

D’un autre côté, l’immersion in situ et la répétition des rencontres sur un laps de temps plus concentré à Grigny a sans doute permis d’avoir un meilleur ancrage ethnographique dans les situations d’entretiens et d’adopter plus aisément une « perspective ethnosociologique » sur les récits de vie, tout aussi précieuse pour appréhender les séquences temporelles (Beaud, 1996 ; Bertaux, 1976), comme par exemple le fait de séjourner régulièrement dans la ville et d’acquérir une bonne connaissance de la vie locale, de rencontrer Hassan, Marley et Adama dans d’autres situations sociales que celles des seuls entretiens. Mentionner des points de vue alternatifs de connaissances communes sur les sujets abordés en entretien ou organiser des discussions contradictoires a pu aider à déplacer les points de vue exprimés sur un événement passé dans certaines conversations ; les mobiliser après coup m’a aussi permis de recouper des informations et de relativiser certains comptes-rendus. J’ai par exemple longtemps pris Amédy C. pour un délinquant de haut rang (une image que l’acte terroriste a sans doute contribué à façonner dans mon imaginaire) avant de rencontrer d’autres garçons plus âgés, socialement plus influents, moins souvent condamnés à la prison et ayant réussi à se reconvertir plus aisément dans « le légal », qui l’avaient employé pour effectuer des tâches de confiance certes, mais de simple exécution. Avec eux, j’ai compris qu’Amédy C. occupait plutôt une position intermédiaire dans la seconde zone qui combine compétences pratiques, faible thésaurisation des gains passés, reconnaissance sociale en demi-teinte et impossibilité de se projeter à moyen terme en dehors de celle-ci — une position qui explique en grande partie comment, passé 30 ans, le sentiment d’impasse biographique a pu s’imposer dans son esprit. Rappelons par exemple qu’il a passé la moitié de sa vie en prison. Cette position de middle player n’est pas anecdotique, puisqu’elle semble bien commune aux terroristes maison passés à l’acte : suffisamment rompus aux actions clandestines et violentes pour pouvoir effectivement mener « un coup » à bien, mais insuffisamment socialement établis et considérés en dehors de leur participation aux activités délinquantes, ils partagent un ensemble de dispositions et de frustrations qui peuvent rendre, sous certaines conditions, la violence politique désirable et mobilisable.

Logique d’un triptyque : localiser des générations

On peut dire d’une « génération » qu’elle correspond à un ensemble de personnes ayant développé un sentiment d’appartenance collective par le truchement d’expériences communes et d’événements marquants — au point de nourrir une vision partagée du monde, ou de défendre des visions concurrentes qui, en se disputant le sens à donner à ces expériences partagées, en reconnaissent par-là la centralité (Mannheim, 2011). De ce point de vue, la dimension collective des biographies et des mouvements diachroniques a son importance et ces six garçons permettent d’établir les photographies de trois générations : celle de Hassan (44 ans au moment de l’enquête) ; celle de Adama et Amédy (respectivement 32 et 33 ans) et celle de Tarik, Radouane et Marley (respectivement 24, 25 et 26 ans).

Hassan semble partagé entre la marche pour l’égalité et contre le racisme et les déclarations de Jacques Chirac sur « le bruit et l’odeur » quand Adama et Amédy C. sont pour leur part des enfants du 11 septembre 2001 et du second tour de la présidentielle de 2002. Marley, Tarik et Radouane atteignent pour leur part la majorité entre les « émeutes » de 2005 et les attentats de 2015. Les différences de contexte dans lequel se déroule leur adolescence montrent combien, à l’échelle d’une vingtaine d’années, les manières de se projeter ont changé (Beaud et Masclet, 2006) et ces marqueurs historiques laissent entrevoir une condition de plus en plus prégnante : être perçu comme un problème politique et socialisé au sein de groupes de pairs toujours plus homogènes. Ici, la publicisation accrue de la religiosité constitue une réponse individuelle et politisée à ces transformations, exprimée dans un syncrétisme permettant alors de rompre avec les positions parentales et les générations antérieures (Sayad, 2014).

Sur le plan interindividuel, le fait d’appartenir à une génération structure les représentations que ces garçons ont les uns des autres. Elle donne une place à chacun, instaure des obligations réciproques, hiérarchisées et codifiées. Si l’on considère ici qu’une génération englobe des groupes séparés par une différence d’âge de 3-4 ans minimum — une durée correspondant aux scansions temporelles instituées par l’école (Chamborédon, 1991), on peut observer que les appartenances générationnelles déterminent les sociabilités et les rapports de transmission entre « petits » (Marley, Tarik et Radouane), « grands » (Adama et Amédy) et « anciens » (Hassan), rappelant qu’une génération doit aussi sa cohérence aux relations verticales qu’elle institue entre celle qui la précède et celle qui lui succède (Attias-Donfut, 1991). On peut par exemple constater que le regard sur Amédy C. est alors tributaire d’un effet génération — entre le sentiment de trahison véhiculé par les « anciens » comme Hassan (qui renvoie à un constat d’échec dans son rôle de grand frère), l’affection que continuent à lui porter nombre de « grands » comme Adama et l’indifférence pour nombre de « petits » comme Marley.

La chaîne entre Hassan, Adama, Amédy et Marley permet enfin de saisir l’empreinte locale de l’histoire sur les subjectivités individuelles. À Grigny, s’opère un basculement en 1996 : un groupe de jeunes Grignois tuent un jeune habitant à Athis-Mons lors d’une expédition punitive, menée en représailles à une première altercation vécue comme une humiliation publique. Le tabou et les non-dits autour de cette mort, ainsi que la compréhension des profits immédiats que peut générer, pour de nombreux jeunes, la peur qu’ils suscitent entérinent une forme de « banalisation du meurtre » — comme si la violence et la mort étaient devenues acceptables pour réguler les conflits (Henni, 2018). Elle affecte profondément les générations de garçons qui se succèdent. Hassan fait partie de la génération impliquée dans ce drame et ressent, en tant qu’éducateur, une responsabilité vis-à-vis des « petits » autour du silence lié à ce meurtre. Adama explique comment ce drame l’a, en tant que « petit », impressionné avec Amédy C. et a marqué sa génération. Quant à Marley, il n’en a aucune mémoire vive : son évocation ne représente pas, contrairement à Adama et Amédy C., un événement mais un « simple truc normal ». Il ne s’agit déjà plus pour lui d’une rupture, mais d’un drame oublié qui s’inscrit dans le fil d’une continuité macabre. Ce mouvement en trois temps permet de sentir ce qui se joue depuis une vingtaine d’années dans la seconde zone et que peu de statistiques sont en mesure d’objectiver : une routinisation de la violence physique et de la possibilité du meurtre. La seconde zone, si elle reste une expérience minoritaire chez les garçons de cité, correspond néanmoins à l’expérience modale d’un segment de population qui semble s’accroître, du fait de la paupérisation grandissante dans certaines agglomérations, de la fermeture objective du marché de l’emploi mais aussi du changement en termes de politique carcérale. Par rapport à ce qu’ont pu connaître leurs aînés par le passé, une partie croissante des « petits » va désormais plus tôt et plus souvent en prison, avec des peines plus courtes, plus répétées, générant une fréquence élevée d’allers-retours qui normalisent le sentiment d’enfermement, effaçant les frontières entre le « dedans » et le « dehors » et affermissant un sentiment d’impasse biographique qui peut les rendre disponibles pour l’engagement dans la violence politique. Et c’est bien de ce terreau sociologique, où la mort occupe une place centrale, contrairement aux candidats et candidates au départ en Syrie et en Irak, dont semblent se nourrir les homegrown terrorists (Roy, 2018).

six garçons qui parlent, font et croient : travailler les comparaisons entre discours et pratiques

Conditions de possibilité sur terrain sensible : un ancrage préalable

Dans le contexte du Moyen-Orient, de nombreuses enquêtes sur le terrorisme djihadiste (Atran, 2010 ; Gambetta et Hertog, 2016 ; Merari et al., 2009 ; Pape, 2006 ; Williamson, 2013) montrent à quel point les ressorts du recours à la violence politique dépendent de « disponibilités biographiques » (Sommier, 2008) induites par un contexte local, souvent difficile d’accès. De fait, dans le cadre occidental, les analyses conjecturelles de seconde main dominent (David R. Mandel, 2010 ; Githens-Mazer, 2012 ; Neumann et Kleinmann, 2013 ; Sedgwick, 2010) et si l’on dispose de témoignages autoréflexifs (Benchellali, 2006 ; Bouzar et Benyettou, 2018 ; Caillet et Puchot, 2017 ; Hénin, 2015), il convient généralement pour enquêter de passer par des conventions de recherches institutionnalisées (Bonelli et Carrié, 2018 ; Bronner, 2019 ; Crettiez et Ainine, 2017 ; Gauléjac et al., 2018 ; Micheron, 2019), bien qu’il soit possible de transformer des dispositifs thérapeutiques ou éducatifs en ressources de connaissances (Benslama, 2016 ; Casutt, 2018 ; Nathan, 2017) ou, plus rarement, de capitaliser sur des relations d’enquêtes forgées dans la durée et, pour certaines, préexistantes à l’engagement djihadiste (Thomson, 2014, 2016).

Me concernant, les rencontres à Grigny autour d’Amédy Coulibaly ou les confessions de Radouane (le garçon le plus éloigné de la seconde zone parmi les six) sur son désir de départ en Syrie me sont, pour ainsi dire, « tombées dessus ». J’aurai eu grand-peine à les provoquer : c’est l’historique d’enquêtes antérieures, mêlé à un certain goût de rester sur le terrain sans toujours avoir un agenda prédéfini, qui les a rendues possibles. Pour le dire plus clairement, je n’avais pas pour projet initial de travailler sur « la radicalisation » et ai plutôt tenté de faire d’imprévus vertu. Ce préalable méthodologique a son importance au regard de la composition de l’ensemble : il a moins été question de construire un échantillon d’individus ex ante dont la pertinence aurait tenu à des variables sociographiques retenues en amont que d’avoir été attentif à un ensemble d’éléments dont la connaissance est devenue, au fil du temps, suffisamment riche pour observer des propriétés sociographiques fines et des processus réversibles. Notons également que sur des phénomènes relatifs à l’illégalité, aux croyances religieuses ou à certaines fragilités intimes, l’établissement d’un minimum de confiance partagée est facilité quand cette dernière est quelque peu dégagée de l’instrumentalité de la relation d’enquête, et mon passé en tant qu’enseignant, il y a plus de dix ans, a ici pu aider. Ainsi, Radouane et Tarik sont des anciens élèves de lycée avec qui les échanges ont perduré, dans une continuité qui affecte au fil du temps ce que nous nous disons et ce que nous décidons de montrer de nos vies respectives. À Grigny, la rencontre avec Marley aussi n’aurait pas été possible sans Samia — ancienne camarade de classe et voisine de Marley, étudiante à Paris 8 dans le master dont j’ai la charge — et la lecture de mon premier livre par Marley qu’elle a entreprise, à mon insu. Sans ce « cadeau d’enquête », difficile d’imaginer que Marley et moi-même aurions pu passer si rapidement autant de temps ensemble ; d’abord dans le quartier, puis lors de visites de parloir durant son emprisonnement de près d’une année. Quant aux rencontres autour du souvenir d’Amédy Coulibaly, elles n’auraient pas été envisageables sans l’appui de Foued, un travailleur social présent dans la ville depuis près de trente ans, central dans la trajectoire professionnelle de Adama et Hassan, et avec qui j’ai passé un temps conséquent avant de démarrer l’enquête « officiellement ». Cette combinaison d’aléas et de bricolage opportuniste ne vise pas à plaider pour un empirisme plus ou moins attentiste, mais plutôt à rappeler qu’un certain type d’ancrage sur le terrain est également une condition nécessaire au processus de construction de l’objet.

Variations entre les dires et le faire : l’exemple du couple conversion/reconversion

Un tel ancrage permet notamment de questionner le statut des paroles énoncées en situation d’entretien ou de conversation informelle et de s’attaquer à la question du mensonge — qu’il se déploie vis-à-vis d’autrui, de soi-même, consciemment ou inconsciemment, qui a également été au coeur du principe de composition de l’ensemble. Si le fait de « raconter des histoires » garde toujours une signification en soi (Mercklé et Octobre, 2015), le problème de l’écart entre les paroles et les actes se pose souvent dans l’appréhension sociologique de la religiosité et de ce que les individus font des injonctions morales qu’elle charrie. Observations durables et entretiens répétés corroborent ici quelques régularités : la variété des bricolages symboliques, l’intensité relative des pratiques ostentatoires, les transformations du credo religieux, les ajustements dans la compréhension des textes religieux, la plasticité des intentions explicitées (Bucaille et Villechaise, 2020 ; Galonnier, 2021 ; Hervieu-Léger, 1999 ; Kim, 2016 ; Lamine, 2013 ; Le Pape, 2010).

Ces six cas permettent par exemple de constater les variations dans le rapport entre discours et pratiques depuis l’entrée, souvent fracassante, dans la religion jusqu’à la routinisation de la pratique religieuse, plus silencieuse et incrémentale. Au moment d’effervescence verbale et émotionnelle de la conversion succède un mouvement plus ambivalent de reconversion de soi par l’islam[7]. C’est dans ce temps long de la reconversion que, le plus souvent, se joue le passage d’une pratique exclusive et excluante de la religion à une pratique plus tolérante, et que les écarts entre ce qui est dit et ce qui est pratiqué se réduisent. Prêter attention à ces décalages (qui s’expriment parfois avec force et « mauvaise foi ») est une manière de faire une sociologie de la réception du texte ou du credo religieux et de sortir des querelles sémantiques théologiques qui oublient parfois de considérer les besoins concrets qui se cachent derrière les revendications d’islamité (Kakpo, 2007 ; Khosrokhavar, 1998 ; Zegnani, 2013 ; Beaugé, 2015).

Travailler ces frottements permet de sortir des interprétations littérales des professions de foi qui dominent trop souvent les débats sur le rapport entre religion et engagement terroriste. Par exemple, si la peur de la dissimulation idéologique associée à la thématique de la taqiya se rapporte à une intention de duperie stratégique et politique, elle renvoie concrètement, pour l’individu qui s’en saisit, à la capacité de se taire, à la possibilité de scinder des informations décisives pour la réussite d’un « coup » et à l’habitude de vivre dans la clandestinité. Et sans un minimum d’apprentissage, l’intention ne restera qu’un voeu pieux. Il n’y a pas de volonté efficiente per se sans dispositions cultivées ou sédimentations d’expériences passées. C’est ce qu’illustrent tous les profils des apprentis djihadistes qui se font arrêter par les autorités bien avant le passage à l’acte, précisément parce qu’ils n’arrivent pas à taire leurs ardeurs ou à mener leurs plans à bien. Tout cela s’apprend, avec difficulté, dans la longueur.

La différence entre la socialisation de « braco » d’Amédy C. et la socialisation estudiantine de Radouane est sur ce point éclairante — elle explique sans doute le besoin ressenti par Radouane de me confier être tenté de « partir en Syrie », comme sa description fantasmée de la guerre. On peut tout à fait faire l’hypothèse (qui fut la mienne) qu’émettre le désir de partir en Syrie dans une conversation impromptue ne signifiait pas nécessairement que Radouane veuille effectivement mener ce projet à terme et considérer que son « aveu » lors d’un entretien était une façon pour lui d’ouvrir un dialogue avec un tiers — en l’occurrence, son ancien prof. Et que, si, au contraire, le projet avait véritablement abouti, il ne m’en aurait probablement pas parlé. Il était donc, de ce point de vue, important de composer un ensemble avec des garçons sociographiquement proches de ceux qui évoluent dans la seconde zone mais socialisés loin d’elle, comme Hassan et Radouane — leurs trajectoires permettant de mieux saisir, en creux, par quelles dispositions guerrières sont effectivement traversés, de l’autre côté, Tarik, Amédy, Adama et Marley.

Le danger littéral : les mots contre les choses ?

La question du décalage entre les discours et la pratique est au coeur de l’idéal de la transformation magique et rédemptrice de soi que promeut l’idéologie guerrière de Daech (Benraad, 2018). Il ne fonctionne que dans la décontextualisation et dans l’entretien prolongé du fantasme de la conversion. Si Amédy C. met ainsi en scène sa propre renaissance (symbolisée de manière rituelle par le changement de nom), mon enquête montre plutôt que, pour aller au bout de son parcours de djihadiste, il ne doit précisément pas changer et se voir tenu de perdurer dans son être délinquant, en cultivant les dispositions et capitaux acquis dans la seconde zone pour les mettre au service d’une nouvelle cause. S’il affirme changer, en le criant à la face du monde, mon enquête incite à penser qu’il se ment sans doute à lui-même car le succès de son entreprise funeste implique de capitaliser sur ses compétences délinquantes et de continuer à agir comme « Hugo » ou « Dolly », ses surnoms dans la seconde zone. Bref, que la conduite d’un attentat maison consiste plutôt à magnifier et à « anoblir » ce qu’il sait réellement faire en le mettant au service d’une cause, plutôt que de changer pratiquement son rapport au monde[8].

S’il peut être fructueux de distinguer ce qui est dit de ce qui est fait, il en va de même vis-à-vis de ce qui est cru et de ce que cela conduit à faire, notamment en matière religieuse. Croire à des préceptes sacrés mène ainsi parfois à des interprétations pratiques pouvant aller à l’encontre de ces mêmes croyances, comme par exemple dans la thèse classique de Max Weber sur la prédestination. Celle-ci explique ainsi que quand bien même la volonté divine consistant à choisir des élus pour le paradis est insondable et indépendante des bonnes ou mauvaises actions individuelles, cette croyance incite pourtant les croyants à chercher des signes de leur élection personnelle dans leur réussite matérielle et un ascétisme intramondain, cultivant alors un « esprit capitaliste » inattendu par simple besoin de réassurance psychologique (Weber, 2021). On pourrait ici prendre l’exemple des hassanates qui correspondent au registre tenu par Dieu des bonnes actions d’un individu au cours de sa vie et qui doit, en cas de balance positive finale, lui permettre d’atteindre le paradis. Dans le contexte de la seconde zone, les garçons à longue carrière délinquante témoignent tous en entretien la certitude apeurée de « terminer en enfer » si leur vie était amenée à s’arrêter au moment où nous nous parlons. Dans ces propos maintes fois répétés, la détestation du « sale » commis, adossé à un passif personnel tenu secret et lourd à porter, transparaît nettement. Cet état d’insécurité moral (également palpable dans la nervosité et la tension qui secouent les corps quand nous abordons ce sujet) les conduit à vouloir se rassurer sur les changements mélioratifs de trajectoire, à se raccrocher à ce qui est perçu comme un changement de cap et d’éthique. Cela se traduit notamment par l’expression d’un besoin concret de faire un décompte pratique et progressif de bons points de moralité, dans une petite comptabilité personnelle qu’ils n’hésitent pas à partager lors d’entretiens et qui vise à changer de manière graduelle le regard porté sur soi (« ne plus être sale », ou l’être moins malgré la honte et la faible estime de soi)[9]. L’approche longitudinale permet ici d’affiner la manière dont ce besoin de réassurance se manifeste. Ainsi, plus le temps passe, plus on peut constater que ces hassanates deviennent, dans l’esprit de ces garçons, difficiles à obtenir, laissant place à une casuistique qui requiert une expertise explicite. Ce qui est considéré comme un « bon point » change à mesure que le temps passe, les connaissances théologiques nouvellement acquises tendant à durcir les attentes de soi-même. La différence entre ceux qui se considèrent comme plutôt novices (Adama et Marley) et ceux qui se revendiquent plus experts (Hassan, Radouane et Tarik) permet là de bien sentir ces mouvements subjectifs.

De même, les différences de socialisation entre ceux qui ont fréquenté dans leur enfance les écoles coraniques et lisent le texte en arabe (Tarik et Hassan, en Algérie) et les autres éclairent la façon dont ces derniers sont plus sensibles à des propos religieux décontextualisés. Il en va de même avec la comparaison entre ceux qui fréquentent assidûment une mosquée (Hassan et Radouane), ceux qui ne s’y rendent qu’en fin de semaine (Tarik) et ceux pour qui cela est épisodique (Amédy C., Marley et Adama) ou avec la comparaison entre ceux qui lisent régulièrement le Coran (Hassan, Tarik et Radouane) et ceux qui le lisent plus rarement (Adama et Marley). Ainsi, les mêmes besoins de sens ou de réassurance ne passent pas nécessairement par les mêmes médiations symboliques, ce qui permet aussi de comprendre les différences d’efficacité sociale entre des interprétations distinctes des textes sacrés, souvent matérialisées par des appartenances à des courants religieux distincts. Constituer un ensemble d’individus aux carrières religieuses hétérogènes permet alors d’observer la plasticité des comportements et des discours tenus sur ceux-ci (Fregosi, 2014), et de faire apparaître la dynamique plurielle des logiques sociales qui les sous-tendent. Observer les transformations des pratiques et des discours par la comparaison de processus de socialisation différents permet enfin de mieux voir ce qui se cache derrière l’interprétation en situation des mots de l’islam ou la lecture des textes sacrés ou assimilés. Les seules querelles sémantiques — aussi légitimes soient-elles — ne suffisent pas pour aborder la question du sens que prend tel mot ou telle injonction pour les croyants, à moins de fantasmer les rapports entre ces mots et les choses qu’elles recouvrent (Dupret, 2017). Le passage par les petits nombres de l’ethnographie a ici la vertu d’exposer une matière concrète, tangible, comparable.

politique du petit nombre

Le contexte post-attentats qui s’est déployé à partir de 2015 offre un cas d’école. Le flou sémantique entourant la banalisation des usages du mot « radicalisation », notamment dans son association aux problématiques liées à la délinquance juvénile, ainsi que la constitution d’un champ para-académique hétéronome ont exacerbé la concurrence entre différentes conceptions de la radicalité qui deviennent schématiques quand elles se présentent comme mutuellement exclusives, une stratégie par ailleurs effective pour capter la manne des finances publiques (Crettiez, 2016 ; Marchal et Ould Ahmed Salem, 2018 ; Ragazzi, 2016). Le recours à un concept biographique et à la constitution de cet ensemble de six garçons m’a ici paru utile pour éclairer les conséquences subjectives et objectives d’un ensemble de déterminations sociales pesant sur les cycles de vie dans les profils de type homegrown terrorist en France — une stratégie d’enquête qui permet de se focaliser sur ce qui fait au moins consensus dans l’usage du mot « radicalisation » : l’étude fine de processus. Composer cet ensemble a nécessité de multiples examens itératifs dont j’ai ici tenté de rendre compte. Ils ont été guidés par une logique visant à se doter de cas permettant de multiplier les points de comparaisons, qu’elles soient synchroniques, diachroniques ou qu’elles engagent les rapports entre pratiques, discours et croyances.

L’entremêlement de ces principes de sélection, à la croisée d’un ensemble de projections intellectuelles et d’un ancrage sur le terrain au long cours, rappelle le refus fondateur de la sociologie d’embrasser totalement trois points de vue sur le monde social auxquels elle emprunte pourtant des savoir-faire et du vocabulaire : la philosophie sociale ; le journalisme d’enquête ; et l’expertise technique. Elle rappelle enfin que si sa pensée est comparative, maximiser les points de comparaisons ne revient pas seulement à accumuler des données pour « faire le nombre » (Small, 2009), mais implique aussi d’arbitrer et de choisir au regard d’un objet constitué. Telle est la politique, à la fois artisanale et raisonnée, du petit nombre : réduire pour construire.