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Cet article vise à comprendre la dynamique de l’enseignement bilingue interculturel en Guyane française auprès des populations autochtones ainsi que les principaux facteurs qui tendent à la limiter. Je propose d’examiner si l’enseignement bilingue mis en place dans les écoles primaires de Guyane française chez les Kali’na[1] et les Wayana[2] valorise suffisamment la langue maternelle et la culture des élèves pour les préparer à réussir scolairement.

Mon hypothèse repose sur l’idée que cette valorisation culturelle et linguistique doit concerner à la fois les familles, les élèves et les enseignants pour que les enfants présentent une estime de soi et des capacités cognitives suffisantes permettant de dépasser les conflits de valeurs afin d’être en mesure d’élaborer des stratégies et des modes de résolution efficaces à l’école.

L’acquisition de la langue française à l’école quand les élèves sont uniquement locuteurs d’une langue autochtone constitue un objectif d’autant plus difficile que les interactions entre les modes de pensée des cultures d’origine et ceux sur lesquels s’appuie l’école ne vont pas de soi, ce qui crée chez eux une situation d’insécurité linguistique (Bretegnier, 1996 ; Francard, 1997). En effet, lorsqu’il y a occultation de la langue maternelle de l’enfant à l’école, cela entraîne chez lui une mésestime de soi ayant pour conséquence un mal-être dans le langage et une relation difficile à l’égard de l’école (Fishman, 1991).

À l’inverse, plus la langue et la culture d’origine sont valorisées dans les familles et à l’école, plus les élèves disposent d’une estime de soi conséquente et de capacités cognitives suffisamment élaborées pour devancer les antagonismes relatifs aux valeurs, aux représentations, aux pratiques et aux praxis entre les cultures scolaire et familiale (Vernaudon et al., 2009 ; Nocus et al., 2014). Ils sont alors en mesure de développer des raisonnements basés sur des dialectiques interculturelles, voire transculturelles (Meunier, 2015), notamment quand l’enseignant les encourage dans ces orientations, tout en évitant les écueils de la déculturation et de l’acculturation (Henze et Davis, 1999).

Quand les deux langues y sont enseignées dans une perspective égalitaire et sont utilisées de manière équivalente dans les activités pédagogiques, l’enfant a conscience d’apporter des compétences linguistiques à l’école et arrive plus facilement à entrer dans les apprentissages, ne serait-ce qu’en comprenant les consignes et les énoncés, développe des capacités métalinguistiques et cognitives (Bialystok, 2001) ainsi qu’une relation positive à l’égard de l’école et un bien-être qui favorisent ses performances scolaires.

Le bilinguisme aspire ainsi à mieux développer ses capacités intellectuelles en l’amenant à stimuler sa réflexion sur le langage et à reconnaître, notamment par déduction, les normes communes et singulières de chacune des deux langues (Cummins, 2002). Cette posture permet à l’élève d’acquérir des compétences communicationnelles en s’appuyant sur les connaissances culturelles, lexicales, grammaticales, phonologiques, mais aussi des compétences transversales pour résoudre des situations-problèmes comme en sciences. Sa capacité d’abstraction ainsi encouragée peut bénéficier aux démarches hypothético-déductives et d’expérimentation, mais aussi favoriser la mise en oeuvre de compétences interculturelles, à commencer par l’acceptation de la diversité et un rapport dialogique à d’autres formes de connaissances.

De plus, si l’élève dispose en classe du soutien pédagogique et moral lui permettant d’apprendre à construire et à structurer dans sa langue maternelle des opérations mentales et leurs expressions, il peut plus facilement acquérir de nouvelles connaissances et se réaliser dans sa vie, notamment quand cette orientation est soutenue dans sa famille (Launey, 1999). D’où l’intérêt que les parents soient considérés par les enseignants comme de véritables partenaires, ce que recommande d’ailleurs le ministère de l’Éducation nationale (MÉN) depuis 2013[3].

Cette recherche a été effectuée auprès des Kali’na du village d’Awala-Yalimapo et des Wayana du village d’Antecume Pata. Awala-Yalimapo représentant l’épicentre identitaire où l’organisation socioculturelle et politique kali’na est la mieux conservée. Mon enquête a principalement concerné l’école primaire publique Yamanale[4]. Chez les Wayana, le village d’Antecume Pata est le plus en amont du Litani après celui de Pilima[5] et pas encore sous influence évangélique, notamment grâce à la résistance du fondateur du village qui a toujours essayé de préserver autant que possible la langue et la culture wayana : j’y ai investigué son école primaire[6].

Je me suis intéressé aux deux dispositifs qui relèvent d’une approche bilingue et interculturelle : les intervenants en langue maternelle (ILM) et les professeurs bilingues (PB). Le dispositif des ILM est plus ancien du fait qu’il se substitue en 2007 à celui des médiateurs culturels bilingues (MCB) initié en 1998. Celui des PB a débuté en 2017, année pendant laquelle seule la petite section de maternelle était concernée par cette expérimentation, puis la moyenne section en 2018 et la grande section en 2019[7].

J’ai circonscrit mon enquête de terrain aux classes où ces dispositifs étaient mis en place : celles de l’école maternelle (PB) et élémentaire (ILM) d’Awala-Yalimapo et notamment la petite et la moyenne section (PB) ; celles de l’école maternelle d’Antecume Pata (ILM), mais aussi la classe double niveau (CP-CE1) de l’école primaire où un enseignement partiellement bilingue est donné.

Cela m’a permis d’observer d’une part des élèves faisant face pour la première fois à une socialisation scolaire chercher à prendre en considération leurs connaissances linguistiques et culturelles, et d’autre part leur progression au cours de leurs deux premières années. Ma recherche de terrain a été effectuée pendant une durée de cinq mois sur trois périodes : novembre-décembre 2017, février-mars et septembre-octobre 2018.

Les derniers chiffres (2021-2022)[8] du site académique des langues de Guyane témoignent cependant d’une stagnation concernant le bilinguisme à parité égale : il apparaît essentiellement limité au kali’na (en dehors du créole initié antérieurement) et à l’école Yamanalé d’Awala-Yalimapo, et seulement en maternelle, ce qui témoigne de résistances locales des enseignants métropolitains et créoles qui ne voudraient pas changer d’affectation s’ils venaient à être remplacés par des professeurs des écoles (PE) bilingues.

Ma posture méthodologique relève de la socio-anthropologie et s’inscrit dans un mode de connaissance qui relève avant tout de l’observation dans le cadre d’une imprégnation progressive et continue dans un espace restreint à deux villages. Si l’approximation et la plausibilité ne peuvent pas être totalement écartées, la rigueur méthodologique de ce travail tend à éviter toute surinterprétation des données recueillies (Olivier de Sardan, 2008). Ainsi, l’écriture de cet article représente une forme d’expérimentation (Clifford et Marcus, 1986) basée sur l’accès au système de sens des acteurs selon leur culture (Geertz, 1983), tout en prenant en compte la pluralité des rôles sociaux et culturels qu’ils peuvent jouer selon les situations (Lahire, 2001).

Mon terrain s’inscrit donc dans des unités socioculturelles de petite taille à partir desquelles je cherche à élaborer une analyse de portée plus générale (Augé, 1979) sur l’intérêt de mettre en place un bilinguisme à l’école primaire pour des élèves linguistiquement et culturellement éloignés de la forme scolaire instituée (Vincent, 2008) et qui, comme les Kali’na et les Wayana, ont pu conserver leur langue et, dans une certaine mesure, leur culture. Afin de gagner en objectivité par rapport à mes propres interprétations, j’ai couplé ces observations avec des entretiens (Combessie, 2007), tout d’abord[9] semi-directifs avec guides préétablis et enregistrements afin d’en effectuer une analyse de contenu pour mieux distinguer le discours normatif des représentations socioculturelles et leurs variations selon les rôles des acteurs et les situations d’énonciation (à l’école et dans les familles). Par la suite[10], de nombreux entretiens informels (non enregistrés) à bâtons rompus (lors d’évènements communautaires, pendant des moments de convivialité où le cachiri[11] favorise le déliement de la parole) ont été menés une fois que les différents acteurs/informateurs étaient davantage en confiance avec moi afin de dépasser les convenances sociales, culturelles, générationnelles, corporatistes et/ou statutaires.

J’ai ainsi privilégié une approche qualitative basée sur des observations dans les classes/écoles et dans les familles/villages (auprès des enfants et des adultes dans le cadre de leurs activités quotidiennes), ainsi que des entretiens semi-directifs et ouverts en cherchant à croiser les regards des enseignants, des élèves, des parents, des anciens et des acteurs clés ayant cherché à favoriser ou à limiter le développement du bilinguisme à l’école primaire (Meunier, 2022).

Après une présentation du contexte historique de la scolarisation primaire chez les populations autochtones de Guyane, je vais montrer comment différents dispositifs favorisant une approche bilingue interculturelle ont été progressivement mis en place. Dans les parties suivantes correspondant à ma recherche de terrain sur l’enseignement bilingue, je vais dévoiler, respectivement chez les Kali’na et les Wayana, la portée et les limites des pratiques enseignantes en résultant tout en prenant en considération leurs rapports aux familles et leurs effets sur les élèves en termes d’estime de soi, de bien-être et de « réussite scolaire ».

Carte de Guyane

Carte de Guyane

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1. contexte général

En 1946 la Guyane française cesse d’être — tout du moins sur le plan statutaire — une colonie et devient un département français d’outre-mer, les Autochtones passant alors du statut d’« indigène » à celui de citoyen français. Ce changement juridique a cependant pour corollaire une politique néocoloniale avec le regroupement des familles dans de gros villages et la scolarisation des enfants autochtones dans une perspective républicaine d’homogénéisation et d’assimilation où les revendications collectives fondées sur une appartenance culturelle n’ont pas de place. Les populations autochtones se voient dotées d’une citoyenneté à la française qui reconnaît des droits individuels mais pas collectifs. Cependant, un écart subsiste entre celles du littoral, comme les Kali’na, qui ont entretenu des rapports anciens avec les populations issues de la colonisation, et celles de la forêt au sud, comme les Wayana, qui sont restées assez longtemps dans un certain isolement. En effet, le territoire de l’Inini dans lequel ces derniers vivent était placé sous l’autorité directe d’un gouverneur jusqu’à 1946 puis sous celle d’un préfet jusqu’en 1969 avec un « service indien » (Mam-Lam-Fouck, 1996), ce qui a permis aux populations de continuer à vivre avec un statut de droit coutumier adapté à leur situation et à leurs besoins (Hurault, 1985). Mais à partir de 1969, la politique d’assimilation — « francisation » — promeut une éducation généralisée des enfants autochtones dans des internats (homes) gérés par le clergé catholique [sic] qui vont perdurer jusqu’à la création des écoles de village et d’un service de transport scolaire dans les années 1980.

Jusqu’aujourd’hui, les trois quarts des élèves guyanais n’ont pas le français comme langue maternelle, une grande partie des enseignants sont métropolitains et n’ont pas été formés à cette rencontre interculturelle, tandis que les contenus curriculaires demeurent éloignés des réalités guyanaises et encore plus autochtones. L’échec scolaire — aussi bien des élèves que de l’école — qui en résulte est donc très important.

En effet, la langue maternelle d’un enfant est bien plus qu’un instrument de communication car elle produit du sens : c’est par elle qu’il apprend à interpréter le monde en le conceptualisant et à mobiliser des ressources linguistiques à travers des énoncés pour comprendre et se faire comprendre le monde. Quand l’éducation scolaire ne s’effectue pas dans sa langue maternelle, cela a pour conséquence de remettre en question le travail qu’il a effectué dans celle-ci avant l’école et de presque tout reprendre avec le français, c’est-à-dire une langue seconde pour lui. Cependant, pendant des décennies, le MÉN va considérer que le français doit être enseigné comme langue première et les langues maternelles des élèves éventuellement comme langues secondes, relevant de l’enseignement des langues vivantes étrangères. Or, le kali’na est la langue première de 85 % des élèves kali’na et le wayana de 94 % des enfants wayana.

Par ailleurs, la faiblesse ou l’absence d’échanges entre les différents partenaires de l’école, du fait de représentations stéréotypées ou d’une insuffisance de connaissances sur la culture de l’autre, limite souvent chez l’élève le désir de communiquer et de devenir sujet de son apprentissage.

Afin de répondre à ces problèmes et à la suite de la pression de la société civile durant plusieurs mois en 1997, le rectorat va mettre en place le programme des médiateurs culturels bilingues (MCB) en 1998 en partenariat avec l’IRD[12] afin d’assurer une présence de la langue maternelle en classe avant la fin de la structuration du langage (7-8 ans) dans une perspective à la fois de socialisation, de médiation et de structuration langagière (Launey et Lescure, 2004 : 11). Les MCB sont formés lors d’ateliers de langue — assurés par des linguistes de l’IRD — et de pédagogie — auprès des enseignants de terrain et du CASNAV[13]. Une formation anthropologique relative aux cultures concernées n’est cependant pas mise en place. Le MCB a pour tâche de faciliter les relations entre les parents et l’enseignant, travaille avec ce dernier pour amener les élèves à entrer dans les apprentissages tout en se sentant en sécurité linguistique, participe aux réunions pédagogiques avec des apports culturels et linguistiques. Il redonne une place et un poids à la culture des élèves au sein de l’école par le biais d’ateliers pour renforcer leurs acquis linguistiques afin qu’ils puissent s’investir sereinement dans de nouveaux apprentissages.

Mais à partir de 2007, le rectorat devient le seul gestionnaire de ce dispositif qui change d’appellation : intervenant en langue maternelle (ILM) avec une orientation essentiellement pédagogique et didactique. La formation repose alors sur un stage dans un « groupe recherche-action » (GRAc) constitué par langue ou famille de langues, et une pratique professionnelle où le primo-ILM remplace un plus ancien. Le travail des ILM consiste à favoriser de nouveaux apprentissages à l’école tout en s’appuyant sur les connaissances déjà acquises en dehors de l’école, mais aussi à prendre en considération les singularités phonétiques, lexicales, grammaticales de la langue première et de faciliter le passage au français en dévoilant les similitudes et les différences. Ils vont amener les élèves à se structurer dans leur langue maternelle afin de mieux se tourner vers le français dans une perspective monolingue d’acquisition (Alby, 2016). Au préscolaire, les élèves utilisent leur langue maternelle principalement à l’oral avec une sensibilisation à son écriture ; à l’école élémentaire, l’apprentissage de la lecture est effectué par décodage de l’écriture et s’effectue dans les deux langues, le passage à l’écriture en langue première ayant lieu avec l’ILM, celui en langue seconde (le français) avec l’enseignant.

Ce sera encore suite à la pression de la société civile que le dispositif d’enseignement bilingue à parité horaire va être mis en place par le rectorat à partir de 2008, mais seulement pour les Créoles[14]. Il faudra attendre 2017-2018 pour qu’il s’adresse également aux populations bushinenguées et autochtones, grâce notamment à l’intervention de Chantal Berthelot à l’Assemblée nationale en 2016 devant la ministre de l’Éducation nationale Najat Vallaud-Belkacem.

2. l’enseignement « bilingue interculturel » chez les kali’na

Je vais tout d’abord faire état des représentations qui sont véhiculées par la tradition orale concernant les aspects historiques qui ont favorisé la mise en place d’une éducation « bilingue interculturelle » dans la commune d’Awala-Yalimapo. Ensuite, je présenterai les dispositifs des intervenants en langue maternelle et des enseignants bilingues à partir d’observations que j’ai effectuées dans les classes et des entretiens, tout en considérant l’évolution de ces dispositifs durant leurs deux premières années de fonctionnement.

2.1 Considérations historiques selon la tradition orale

Les Kali’na sont présents sur le littoral de la Guyane française, principalement dans la commune d’Awala-Yalimapo-Coswine. Ils sont environ 4 000 en Guyane française — dont 75 % sont locuteurs de leur langue[15] — (Renault-Lescure, 2009), 11 500 au Venezuela — 30 % de locuteurs — (Fabre, 2005), 3 000 au Guyana — 80 % de locuteurs — et 3 000 au Suriname — 50 % de locuteurs — (Forte, 2000).

Les Kali’na se considèrent comme des Autochtones à part entière, même s’il y a eu des migrations et des métissages, notamment avec les Bushinengués. Certains opèrent une distinction entre les « vrais » (Tilewuyu) kali’na répartis principalement à l’est du Maroni et les métis (milato) résidant au centre et à l’ouest du Surinam, et de surcroît quand ces derniers ne parlent plus le kali’na : la langue apparat donc comme le principal marqueur identitaire.

Ils estiment aussi avoir été des « alliés historiques des Français depuis 1667 », ce qui leur aurait permis de « préserver leur liberté », même s’ils ont dû faire face — comme la plupart des populations autochtones — à l’avidité des colons européens en quête d’un eldorado, à l’esclavage et au travail forcé, à la déportation dans les îles, à la réduction progressive de leur territoire, sans compter le fait qu’ils ont été décimés également par les maladies importées d’Europe et par les nombreux suicides découlant de cette situation coloniale prédatrice et postcoloniale assimilatrice. Cette « alliance » leur aurait cependant permis de préserver leur langue et leur culture ainsi qu’une « relative distance » par rapport aux populations voisines ou étrangères, mais elle a également provoqué un double processus d’acculturation et de déculturation. Ce dernier va cependant être remis en cause dans les années 1980-1990 avec des revendications identitaires notamment sur les questions foncières, culturelles et éducatives afin d’éviter de disparaître culturellement. Ce mouvement identitaire va ensuite se diversifier avec le soutien de la municipalité et de l’Office de tourisme d’Awala-Yalimapo, permettant de recenser et de conserver de nombreux éléments de leur culture matérielle et immatérielle à la bibliothèque et à la médiathèque. Des évènements annuels, qu’ils soient musicaux comme « la nuit du Sanpula » ou ludiques comme « les jeux kali’na » vont permettre de valoriser certains axes du patrimoine culturel kali’na tout en invitant d’autres groupes ethniques, principalement guyanais, à y participer, favorisant ainsi les relations interculturelles.

Les Kali’na apparaissent ainsi comme les précurseurs des revendications autochtones en Guyane et servent de catalyseurs aux autres peuples autochtones pour généraliser les avancées qui sont mises en place à Awala-Yalimapo, telles que l’enseignement bilingue considéré comme une nécessité afin de préserver la langue et la culture kali’na.

2.2 Le dispositif « ILM » à Awala-Yalimapo

Les intervenantes en langue maternelle sont conscientes de l’importance de leur rôle au sein des écoles pour valoriser la culture des élèves kali’na « puisqu’une partie des familles s’en est sensiblement écartée », notamment quand les grands-parents et les anciens ne sont plus là pour stimuler l’intérêt des petits-enfants et des plus jeunes. « L’attrait pour l’“Occident” » à travers la langue et la culture françaises chez de jeunes parents tend à renforcer leur déculturation et surtout celle de leurs enfants qui, sans le dispositif ILM, n’auraient pas appris à parler kali’na et grâce à cette langue certaines pratiques et valeurs culturelles. L’autre partie des familles, notamment celles qui ont joué un rôle politique et/ou traditionnel pour préserver/revitaliser la langue et la culture kali’na, favorisent l’apprentissage de ces dernières par des pratiques quotidiennes et parfois par émulation lors de cérémonies ou d’évènements culturels qu’elles organisent directement ou par le biais de la mairie. Néanmoins, toutes les familles kali’na comprennent encore cette langue, même chez les parents les plus jeunes, mais son utilisation limitée ou inexistante, notamment chez ces derniers, a entraîné chez eux une « aphasie » langagière au profit de la langue française.

Le rôle des ILM revient alors à les sensibiliser « pour qu’ils maintiennent des pratiques langagières en kali’na pour leurs enfants en dehors de l’école » afin que le travail qu’elles effectuent dans cette langue puisse être mobilisé « de manière régulière ». Afin de convaincre les familles « les plus acculturées au “monde occidental” », elles vont mettre en valeur « la plus-value qu’apporte le fait d’être plurilingue » et « l’intérêt de commencer par le bilinguisme kali’na/français à l’école primaire » en vue de mieux préparer les élèves aux apprentissages scolaires, y compris dans d’autres langues, comme ce sera le cas avec l’anglais au collège.

La mise en place du dispositif ILM a ainsi permis de donner un sens aux revendications identitaires kali’na devant le risque d’un processus d’acculturation/déculturation linguistique et culturelle qui devenait très fort dans les années 1980-1990. Ce sont les ateliers d’écriture, mis en place au sein de la société civile kali’na pour des adultes de 1993 à 1997, précédant le dispositif MCB pour les élèves (1998), qui vont alors amener une partie plus importante des familles à renouer avec leur langue et leur culture et éviter ainsi leur disparition, mais aussi favoriser une reconnaissance identitaire chez de nombreux jeunes qui n’avaient pas conscience d’être autochtones. Il s’agit alors d’élaborer une écriture instrumentale et pratique pour la langue kali’na, mais aussi de pouvoir profiter de nouvelles possibilités relatives à la communication, au transfert de connaissances et à la patrimonialisation (Renault-Lescure, 2008). En résulte la normalisation de la graphie kali’na issue d’un travail collectif validé lors de la déclaration de Bellevue en 1997 qui officialise les recommandations des ateliers d’écriture pour adultes initiés à Awala-Yalimapo dans une perspective d’appropriation du pouvoir de l’écriture pour enrichir et renforcer les pratiques linguistiques kali’na. Dans la continuité, une linguiste ayant participé à cette dynamique collective va s’employer à rédiger un dictionnaire bilingue tout en participant aux réunions du GRAc kali’na.

À l’école d’Awala-Yalimapo, les ILM travaillent à la fois en maternelle (dans les classes où il n’y a pas encore d’enseignant bilingue) 30 minutes quotidiennement par groupe d’élèves et à l’école élémentaire, 45 minutes. Les activités portent principalement sur des contenus scolaires (langage, mathématiques, découverte du monde) mais sont effectuées en kali’na. Certaines sont plus orientées culturellement, comme le perlage traditionnel que les enfants n’apprennent plus vraiment dans leur famille, même si elles « demeurent insuffisantes » selon les ILM. Concernant la langue kali’na, elles doivent « adapter leurs cours selon le niveau des élèves » : ceux ne la parlant pas dans leur famille vont « apprendre à la vocaliser et à acquérir du vocabulaire basique pour converser », ceux qui sont déjà locuteurs vont davantage « travailler la graphie et passer à l’écriture ».

En tant que personnel précaire du MÉN dépendant du rectorat de Guyane, les ILM se sentent « tenues de respecter les programmes officiels » alors que « d’autres apprentissages seraient nécessaires ». Elles considèrent que le temps qu’elles passent avec les groupes d’élèves pour travailler en kali’na demeure insuffisant et qu’il faudrait que d’autres organisations, comme les associations culturelles, se mobilisent pour prendre en charge ces enfants, notamment les après-midis puisque l’école — ne disposant pas de cantine scolaire — ne les accueille qu’en matinée.

Les thématiques d’intervention des ILM sont généralement les mêmes dans les différentes écoles autochtones de Guyane, devant être validées par l’inspecteur dont elles dépendent. Cependant, si des apprentissages sont effectués en kali’na, ils ne sont pris en considération que dans la mesure où ils peuvent être « traduits » à partir de contenus issus du programme français : il ne s’agit donc pas de rechercher la complémentarité entre savoirs culturellement différents ou de montrer les apports des uns et des autres selon les contextes, mais de partir de la « référence française » et d’essayer de la décliner en langue kali’na, ce qui établit une hiérarchisation au détriment des connaissances autochtones, parfois considérées comme « limitées », y compris dans le discours des ILM. Alors que les ethnomathématiques et plus largement les ethnosciences permettent de révéler les concepts et les systèmes de classification élaborés par chaque société pour comprendre la nature et le monde (Lévi-Strauss, 1962), certaines étant « bricoleuses » en associant les événements aux structures, d’autres se voulant « ingénieuses » en partant de la structure pour créer l’événement, les mathématiques et les sciences dans le dispositif ILM continuent à être considérées de manière ethnocentrique selon la logique du programme officiel de la métropole, ce qui n’a guère de sens dans le contexte guyanais et notamment autochtone. Concernant les opérations de comptage ou de mesure, alors que les procédés sont pleinement opérationnels chez les anciens du fait de nécessités pratiques liées à leur environnement, les ILM ne sont pas formées pour effectuer des enquêtes auprès d’eux afin d’intégrer leurs méthodes de raisonnement à leur enseignement. Il en résulte « qu’on ne peut pas tout faire en kali’na », notamment la multiplication et la division.

2.3 Le dispositif « professeur bilingue » à Awala-Yalimapo

Nous pourrions considérer que les professeurs bilingues (PB), disposant d’une « liberté pédagogique » comme tout PE, seraient plus en mesure de travailler sur les dimensions culturelles, notamment lors des cours en kali’na. Cependant, comme les contenus doivent correspondre à ceux du programme en vigueur[16], les perspectives d’ajustement et de prise en compte de la culture kali’na semblent limitées. Il s’agit davantage de promouvoir le bilinguisme que le biculturalisme, tout en restreignant le premier à une simple phase de transition au primaire vers des apprentissages exclusivement en français au secondaire. Par ailleurs, la dimension interculturelle qui aurait pu se dégager de cet enseignement bilingue semble déséquilibrée en faveur de la langue et de la culture françaises, même si cela représente une amélioration par rapport au dispositif ILM et surtout à l’enseignement monolingue et monoculturel qui prévalait jusqu’à la fin des années 1990, facteur important de l’échec scolaire et de la déscolarisation.

Avec la mise en place du bilinguisme dans les écoles maternelles kali’na à compter de 2017-2018, les quatre premières professeures des écoles kali’na passent l’habilitation pour enseigner la langue kali’na en 2017. En 2019-2020 le bilinguisme concerne les 3 classes de maternelle et il est alors prévu de l’étendre jusqu’au CM2 afin que la première génération 2017-2018 et les suivantes puissent effectuer toute leur scolarité primaire au sein de ce nouveau dispositif. En 2018, six professeures des écoles sur les huit niveaux étaient habilitées pour le kali’na, ce qui laissait présager la possibilité d’une scolarité bilingue complète au primaire.

Le rectorat va chercher à homogénéiser et à normer — dans le cadre des programmes du MÉN — les pratiques des ILM et des PB bilingues à travers les GRAc sous la houlette de l’inspecteur chargé des langues régionales, de son conseiller pédagogique en langues autochtones et/ou d’autres conseillers pédagogiques selon les thématiques traitées (arts visuels, etc.) et d’un informaticien responsable de la numérisation pour concevoir de livrets thématiques bilingues avec des supports audio dans les deux langues. Le GRAc se présente comme une structure où sont organisées des rencontres par zone linguistique ayant pour objectif d’échanger sur les thématiques de l’enseignement bilingue, de constituer des ressources pour élaborer les matériaux pédagogiques et didactiques, les progressions en classe, et cela au fur et à mesure de l’extension des classes bilingues.

Ainsi, le GRAc kali’na va mettre en place une progression pour l’apprentissage du kali’na, tout en cherchant à le contextualiser avec l’environnement naturel et culturel, en remaniant et en adaptant les histoires de la tradition orale pour un jeune public, et parfois avec une approche interculturelle en comparant certaines techniques comme l’art selon les époques et les civilisations et certaines activités artistiques mobilisant des contenus culturels. En effet, l’art graphique (meli : motif, tracé), commun à de nombreux peuples autochtones, est présent chez les Kali’na, que ce soit sur les poteries, la vannerie, les tambours, les peintures corporelles, mais aussi les pétroglyphes que l’on trouve sur les « rochers gravés » (topu timelen) de sites correspondant à leurs territoires ancestraux. Dans les arts kali’na, nous retrouvons des caractéristiques communes : le dessin est géométrique et curvilinéaire ; le remplissage des surfaces associe plusieurs figures (courbes, triangles, parallélogrammes…) dans des compositions géométriques variables (Tricornot, 2004). Néanmoins, lors de l’activité de perlage en classe, j’ai pu constater que c’étaient les formes géométriques davantage en rapport avec le programme scolaire qui étaient privilégiées. De même, alors que les chants et la musique kali’na sont liés aux différents rites qui marquent la vie des villages, les instruments traditionnels, kalawashi (maracas) et sambula (tambour) sont bien mobilisés en classe, mais en occultant leur signification culturelle.

Durant la première année (2017-2018), les PB travaillent régulièrement avec les ILM pour profiter de leur expérience pédagogique et didactique, d’autant plus qu’elles doivent mettre en place des approches pédagogiques et didactiques différentes selon le profil linguistique des élèves, le kali’na n’étant plus systématiquement leur langue première du fait des pratiques langagières de leurs parents. Si certains sont convaincus de la nécessité pour leurs enfants de maîtriser le kali’na à l’école pour des raisons culturelles, linguistiques et identitaires, d’autres, plus acculturés au modèle assimilationniste français, craignent que si leurs enfants passent la moitié de leur temps à apprendre le kali’na ils auraient du retard dans leurs apprentissages scolaires et présenteraient alors des carences en français. La première PB a donc été amenée à les sensibiliser aux intérêts d’être dans une classe bilingue, à leur expliquer notamment que le kali’na permet comme le français d’apprendre des contenus scolaires, tout en jouant sur la transparence en leur montrant sur des supports audiovisuels comment elle travaille avec les élèves en classe.

D’après mes observations, certains enfants de petite section arrivent, au bout de trois mois d’enseignement bilingue, à s’exprimer dans les deux langues dans la mesure où ils sont déjà locuteurs kali’na. Ceux qui sont locuteurs d’une langue doivent tout d’abord s’habituer aux sonorités de l’autre langue qui n’existent pas dans la leur, mais sont en mesure après trois mois de s’exprimer basiquement dans celle-ci. Après six mois, les mêmes élèves sont à l’aise dans les deux langues pour élaborer des phrases simples, notamment quand les parents entretiennent ce bilinguisme en dehors de l’école.

La classe bilingue est organisée pour amener les élèves à disposer de repères spatiaux avec des coins langue française et langue kali’na, temporels avec les évènements marquants dans les deux cultures — indiqués sur un calendrier — et langagiers avec l’introduction d’une chansonnette dans une langue ou l’autre. Si les contenus scolaires doivent être similaires dans les deux langues, l’enseignement du graphisme se base principalement sur l’environnement culturel des enfants et les dessins sont effectués avec des colorants naturels. Les pratiques artistiques comme le chant et la musique reposent davantage sur les deux cultures, tout comme les mathématiques, même si certains concepts désignant des formes ne seraient pas traduisibles en un seul mot en kali’na, ce qui nécessiterait quelques ajustements pédagogiques.

En moyenne section (2018-2019), les élèves qui, pour la plupart étaient en petite section bilingue l’année précédente, reviennent à l’école après les vacances sans parler spontanément en kali’na comme en témoignent mes observations. Il s’agit alors pour l’enseignante de reprendre patiemment ce qui avait été effectué l’année précédente pour amener les élèves à s’exprimer basiquement en kali’na, que ce soit pour répondre ou pour poser des questions. Il semblerait donc qu’une partie importante des familles ait continué à s’adresser à leurs enfants principalement en français durant le temps des vacances scolaires d’été, ce qui tend à limiter le travail des PB. Les relations avec les parents apparaissent ainsi sensiblement distendues, ces derniers ne jouant pas tous le jeu du fait de leur acculturation ou ne pouvant pas le jouer à cause de déficiences en kali’na comme en témoignent mes entretiens avec eux.

Par ailleurs, la posture des PB demeure fragile dans la mesure où ils se heurtent à une certaine hostilité à la fois de leurs collègues métropolitains et créoles et d’une partie des parents d’élèves. Ces derniers demeurent en effet sensibles au discours des enseignants non kali’na (direction comprise) qui cherche à les influencer à partir d’une argumentation souvent dévoyée allant à l’encontre des résultats des recherches sur le bilinguisme qu’ils connaissent pourtant au moins partiellement, comme le révèle l’analyse de contenu de leurs entretiens. Celle-ci dévoile que la raison principale du mécontentement des enseignants non kali’na est qu’ils ne veulent pas être progressivement remplacés par des PB et donc affectés dans d’autres écoles pouvant se trouver dans des zones moins attrayantes que cette partie du littoral.

Certains PE auraient souhaité la mise en place de deux écoles, l’une bilingue et l’autre non bilingue ; mais curieusement celle bilingue dans la ville de Saint-Laurent située à 57 km :

Ils auraient fait cette école bilingue à Saint-Laurent, les gens qui voudraient ça y inscriraient leurs enfants, et ceux qui ne voudraient pas les inscriraient ici…

PE, 2019

Alors qu’aucun parent d’élève d’Awala-Yalimapo ne s’est ouvertement opposé à mettre son enfant dans une classe bilingue à l’école maternelle, certains PE non bilingues espèrent qu’ils le feront pour l’école primaire.

Ici, les familles n’ont pas le choix. Là, dans la classe de petite section, il y avait huit personnes qui étaient pour, les autres ont dit qu’elles allaient bien voir. Sur la maternelle, apparemment, ça devrait pouvoir faire, mais au niveau du cours préparatoire…

PE, 2019

C’est donc avec l’appui de la chefferie traditionnelle et des plus anciens que la sensibilisation au bilinguisme dans les classes est progressivement effectuée.

Enfin, à la suite de la décision politique de mettre en place le bilinguisme à l’école primaire en commençant par la petite section de maternelle quelques mois après, les PB sont entrées dans le dispositif quand il a été initié avec des formations qui n’ont pas été anticipées par le rectorat. Cela a contribué à limiter sa pertinence, ne disposant que de quelques matériaux didactiques pour le bilinguisme, matériaux qui vont être progressivement développés « sur le tas » par une équipe pédagogique dépendant d’un inspecteur, lui-même peu soutenu par sa hiérarchie. Ainsi, les PB vont s’appuyer sur l’expérience des ILM tout en échangeant entre elles sur les contenus pédagogiques et les pratiques mises en place au fil de l’eau. Il faudrait donc attendre quelques années pour que le dispositif devienne vraiment efficient avec des ressources didactiques et pédagogiques suffisamment consolidées pour dépasser ces difficultés initiales. Néanmoins, les PB se rendent déjà compte des apports du bilinguisme pour les élèves sur les plans cognitif, inter et trans-langagiers.

Les élèves s’intéressent aux langues aussi pour ce qu’elles sont, ils posent des questions sur les langues, pourquoi ça peut changer d’une langue à l’autre. Je constate qu’ils pensent davantage par eux-mêmes, notamment en découverte du milieu. Ils sont plus ouverts sur ce qu’ils voient, se questionnent davantage, acceptent plus facilement les différences

PB petite section

Avec le prolongement au CP, nous devons amener les élèves à approfondir leurs connaissances culturelles, lexicales, phonologiques, grammaticales. Ils devront être capables de connaître les différences entre les langues, de parler et de réfléchir dans les deux langues

PB moyenne section

Néanmoins, parler et écrire en kali’na seulement à l’école représentent un frein à leur apprentissage, ce qui témoigne d’habitus familiaux — où l’usage du français est devenu prépondérant au détriment du kali’na — contredisant les discours recueillis auprès des familles lors des entretiens mais confirment mes observations auprès d’elles. Cela concerne notamment celles qui se sont installées plus récemment dans la commune et qui sont plus acculturées au monde « occidental » que les autres, étant par ailleurs moins insérées dans son organisation sociale et politique. Mais parfois, l’enseignement bilingue à l’école peut amener certains parents à une prise de conscience :

Avant la maternelle, ma fille parlait en français avec nous à la maison, mais elle comprenait le kali’na. On ne l’empêchait pas de parler le kali’na, c’est elle qui préférait le français, mais peut-être pour faire comme nous. Maintenant, elle parle aussi kali’na et quand elle ne connaît pas un mot, elle le dit en français et demande comment c’est en kali’na. Donc nous aussi on s’est remis au kali’na et on s’est aperçus qu’il y avait des mots qu’on avait oubliés et donc je dois demander à ma mère. On ne doit pas oublier notre langue, notre culture, c’est important ce qui se fait à l’école maintenant, je n’en avais pas conscience au début

parent d’élève, 2019

3. l’enseignement « bilingue interculturel » chez les wayana

Selon la tradition orale (Fleury et al., 2016), les Wayana vivaient dans la région des Tumuc-Humac[17], puis ont progressivement descendu les rivières Marouini et Litani[18] pour se rapprocher des échoppes où ils pouvaient trouver des produits occidentaux (Chapuis, 2007). Leur territoire s’étend donc dans la zone frontalière entre Brésil, Surinam et Guyane française. Alors que « traditionnellement » les villages situés le long des cours d’eau se voulaient temporaires et rassemblaient quelques dizaines de personnes, à partir des années 1950, sous l’influence des missions protestantes américaines et des administrations, ils vont progressivement se sédentariser et constituer des villages plus importants, comme en Guyane française avec ceux de Twenké, Taluen et Antecume Pata sur le Litani et Elahé et Kayodé sur le Tampok.

Nous allons nous intéresser plus particulièrement au village d’Antecume Pata, dans la mesure où un enseignement bilingue a été mis en place dès 1986 par son fondateur, alors que les autorités administratives françaises, à commencer par le rectorat, y étaient opposées. Ensuite, nous analyserons comment ce dernier a établi des dispositifs bilingues, notamment ILM et PB, et enfin le regard des PE, principalement métropolitains, sur leurs pratiques enseignantes auprès des enfants wayana.

3.1 Un intérêt ancien pour le bilinguisme : 1986-2010

À Antecume Pata, la scolarisation « bilingue interculturelle » a été entreprise en 1986 grâce à André Cognat, aux premiers PE et au moniteur qui prendra en charge le « CP wayana », alors 1re année de scolarisation. C’est dans une perspective dialogique que cet enseignement va être progressivement mis au point, afin d’éviter une rupture avec les apprentissages linguistiques et culturels des enfants dans leurs familles, tout en les ouvrant à l’interculturel avec la langue française et d’autres contenus.

C’était avec une méthode très simple et, au fil du temps, elle a été améliorée. Dans un premier temps, la première chose qu’on a faite était un « CP wayana » : on apprend à lire, à écrire et à compter en wayana, pour bien montrer aux parents — aux enfants on leur fera comprendre plus tard — que ce qui est le plus important à l’école, c’est la langue maternelle, la richesse culturelle qui ne doit pas être détruite mais au contraire préservée ; et puis profiter de ce monde occidental et de ses avantages, pouvoir être confronté à lui mais en préservant ce qu’on a à garder

André Cognat

Néanmoins, entre 2000-2001 et 2016-2017, cette initiative est enterrée par le rectorat et il faudra attendre l’arrivée d’un directeur wayana (PE habilité en langue wayana) pour que soit réintroduit au CP un enseignement en wayana, tandis que les ILM vont intervenir en maternelle seulement à partir de 2014-2015.

Dans la continuation de l’école primaire, Antecume va créer en 1990 un collège associatif dépendant du CNED[19], évitant ainsi aux élèves d’être placés dans des familles d’accueil dans le bourg métis le plus proche[20], Maripasoula, ou dans les villes côtières.

Le collège associatif a commencé à fonctionner à Antecume Pata à la fin 1990 avec les enfants qui sortaient du CM2. J’avais décidé de travailler avec le CNED car c’est un organisme reconnu, compétent et efficace, et c’est vrai qu’il avait un niveau fort qui n’avait rien à voir avec celui du collège de Maripasoula ou même de certains collèges de Cayenne

André Cognat

Il amène cependant le CNED à prendre conscience de la nécessité de contextualiser un tant soit peu les devoirs que ses enseignants proposent aux élèves. De son côté, il doit trouver des solutions alternatives pour que le collège puisse disposer de subventions et payer le répétiteur qui encadre les élèves. Quand ce n’est plus possible, il arrive à convaincre un inspecteur de mettre en détachement au collège un enseignant en surplus de l’école primaire. De nombreux collégiens wayana obtiennent ainsi le brevet et quelques-uns, comme le directeur actuel de l’école d’Antecume Pata, continuent à l’université.

Des innovations pédagogiques sont mises en place, comme la rédaction d’un journal bilingue par les élèves de l’école primaire (Le Petit Kalimbé) qui est repris par ceux du collège (Le Grand Kalimbé). Néanmoins, en 2010, avec la construction de l’internat d’« excellence » à Maripasoula et le discours attrayant de ses promoteurs, certaines familles wayana se laissent tenter, les autres suivront le mouvement.

Mais à partir de 2015, plus de 250 familles des cinq villages wayana et teko du Haut-Maroni revendiquent la création d’un mini-collège à Taluen car l’éloignement géographique, familial et culturel de Maripasoula est difficile à supporter pour des enfants de 10 à 12 ans, sans compter les conditions d’accueil déplorables des internats, d’ailleurs en rénovation depuis 2017.

3.2 L’école maternelle et les ILM

La première intervenante en langue maternelle — qui était auparavant auxiliaire de vie scolaire — est recrutée par le rectorat en 2014-2015 lorsque les petites et moyennes sections sont créées, la seconde le sera dans la précipitation quelques mois après les manifestations de 2017. La première va être formée une semaine à Twenké, auprès d’un collègue wayana disposant déjà d’une expérience, puis à Antecume Pata auprès d’un enseignant non wayana de maternelle. Des documents pour l’enseignement du wayana lui sont alors remis par l’inspecteur en langues afin qu’elle puisse garantir une progression commune aux autres écoles. La seconde va parallèlement assurer son travail auprès des élèves avec l’aide de la première et suivre un stage de cinq jours organisé par le rectorat. Elles bénéficient également d’une formation continue par le biais du GRAc wayana ayant lieu une ou deux fois par an. Néanmoins, cette formation est considérée par les ILM à la fois comme insuffisante et pas assez approfondie sur les questions linguistiques et les contenus culturels.

L’apprentissage du wayana avec les ILM s’effectue de la petite section au CE1. Mais si les élèves disposent d’un livret d’exercices en wayana, toutes les ressources didactiques ne semblent pas encore constituées pour chaque niveau, et comme chez les Kali’na, les contenus culturels sont peu mobilisés dans les formations. Le travail des ILM correspond à celui que j’ai déjà observé à Awala-Yalimapo. Mais ici, les classes maternelles sont tenues par des enseignants non wayanaphones effectuant leur enseignement en français et non pas des PB. Chaque ILM vient récupérer un petit groupe d’élèves pour travailler avec eux en wayana. Mais comme ils sont déjà tous de bons locuteurs, les séances en wayana sont particulièrement animées. Par exemple, lors d’une observation en début d’année scolaire, dans un groupe de grande section, je constate que tous les élèves comprennent le travail demandé par l’ILM en wayana et participent avec entrain. Ils répètent des lettres : u, puis k, é, t, etc. puis passent aux syllabes et ensuite arrivent à donner des exemples avec des mots. L’ILM n’exerce aucune pression sur eux et ils apprennent en s’amusant. Les élèves sont actifs, mais aussi très attentifs et ils n’hésitent pas à échanger entre eux pour trouver les réponses sans que cela soit remis en question par l’ILM. Le travail est à la fois participatif, collaboratif et coopératif. Ils arrivent déjà à écrire des lettres sur leur ardoise, à répéter les mots pour montrer qu’ils ont compris sans que l’ILM intervienne. Ils maîtrisent plutôt bien oralement les lettres de l’alphabet wayana en utilisant les bonnes tonalités.

3.3 L’école primaire et le nouveau « CP wayana »

Comme beaucoup d’écoles situées dans les villages autochtones du Haut-Maroni, les maternelles ont été créées bien après les écoles primaires et n’ont généralement concerné que la grande section avant de passer à trois sections au milieu des années 2010. Les cours ont lieu de 7 h 30 à 11 h et de 12 h 30 à 15 h les lundis, mardis et jeudis, et de 7 h 30 à 10 h 30 les mercredis et vendredis, ce qui correspond à un horaire mieux adapté aux enfants que celui des matinées uniquement à l’école d’Awala-Yalimapo. Par ailleurs l’école n’est pas clôturée comme à Awala-Yalimapo et les élèves peuvent retourner chez eux durant les pauses récréatives et méridiennes.

Alors que le bilinguisme mis en place en 1986 à Antecume Pata est précurseur en Guyane, la récupération d’une partie des locaux de l’ancien collège associatif pour la création de l’école maternelle par le MÉN en 2010-2011 correspond au moment où cette orientation va être supprimée par ce dernier. Après quelques années avec un médiateur culturel bilingue, ce n’est vraiment qu’en 2014-2015 que la grande section va renouer avec le wayana avec la première intervenante en langue maternelle et il faudra attendre 2016-2017 pour le CP avec la nomination d’un Wayana à la tête de l’école, Atayu, qui a été scolarisé au « CP wayana » et au collège associatif d’Antecume Pata. Il obtient en 2012 son master et réussit le concours de PE. Il revient ensuite au village comme enseignant et prend la direction de l’école en 2016-2017.

Dans le cadre de la généralisation du bilinguisme dans les écoles autochtones entreprise la même année, il relance, sous l’impulsion de l’inspecteur des langues, le « CP wayana », mais de manière limitée et expérimentale. Ce n’est que la deuxième année, en 2017-2018, qu’il commence à disposer d’éléments méthodologiques, pédagogiques et didactiques, issus notamment du travail des ILM des autres villages wayana, pour initier les élèves de CP à la lecture et à l’écriture du wayana.

Il est convaincu de la nécessité d’amener les élèves à développer des compétences linguistiques tout d’abord dans leur langue maternelle avant de passer au français, langue seconde chez les Wayana. Cependant, à Antecume Pata, les classes maternelles ne sont pas encore prises en charge par des PB, même si les ILM, chaque jour, viennent chercher en classe un petit groupe d’élèves pour travailler en wayana de 30 à 40 minutes. Selon Atayu et les ILM, cela serait dû à ce que très peu de Wayana ont pu accéder au lycée une fois l’expérience du collège associatif terminée. En effet, différentes raisons nous ont été explicitées par les parents et les jeunes adultes du village : les élèves envoyés au collège de Maripasoula se heurtent à des difficultés psychologiques liées à l’éloignement parental, au fait qu’ils y sont minoritaires et qu’ils y subissent des discriminations entraînant parfois chez eux un rejet de leur identité autochtone. Par ailleurs, il s’agit d’un milieu « urbain » paupérisé à cause d’un manque d’encadrement social des institutions et des associations et de sa proximité immédiate avec le Surinam, sans compter les humiliations et les moqueries des évangéliques prêchant la destruction des savoirs ancestraux autochtones. Leurs difficultés sont également économiques, ne disposant pas de moyens leur permettant de retourner les week-ends au village pour voir leurs parents ou même parfois de subvenir à leurs besoins quotidiens. La déscolarisation et/ou l’échec scolaire concernent donc la plupart des jeunes Autochtones, alors sans réelles perspectives professionnelles par la suite dans un marché de l’emploi assez limité. La contrepartie de cette scolarisation obligatoire en dehors des villages autochtones est la déculturation qu’elle provoque sans compter les sentiments d’échec et de honte que les jeunes éprouvent à leur retour « précipité » au village : ils sont alors désorientés, n’ayant pas pu acquérir, du fait de leur scolarisation dans un bourg métis, les bases nécessaires pour vivre en forêt et disposer des techniques culturelles permettant de s’y adapter.

Atayu est d’autant plus concerné par le bilinguisme qu’il avait lui-même expérimenté le « CP wayana » d’Antecume Pata en tant qu’élève, ce qui lui avait permis de se structurer dans sa langue maternelle pendant un an avant de passer à l’apprentissage du français. Néanmoins, le bilinguisme qu’il doit mettre en place dans sa classe est différent vu que la progression a été systématisée par l’inspecteur chargé des langues et correspond à celle effectuée en français. Après une première année de flottement due à sa prise de fonction, la gestion d’une classe à double niveau CP-CE1 et son manque de formation concernant la langue wayana, il participe au GRAc wayana à partir de 2018 et profite de l’expérience des ILM pour affiner son approche pédagogique afin que les élèves soient capables de lire des mots simples en wayana et en français. Pour cela, il commence par un apprentissage des sons de manière parallèle en wayana et en français, chaque son étant travaillé pendant une semaine, ce qui peut s’avérer pertinent, du moins pour ceux qui peuvent être mis en correspondance dans les deux langues.

À la fin du CP, l’année dernière, les élèves ont maîtrisé peu de choses en wayana. Cette année en CE1, seulement cinq arrivent à lire. Mais l’année dernière, c’était compliqué parce que j’avais 17 CP, il y avait énormément de travail et j’ai dû mettre en place des groupes de trois niveaux différents : je pense qu’ils n’ont pas retenu grand-chose. Cette année, on essaie de faire quelque chose de beaucoup plus cadré, on espère qu’ils sauront vraiment écrire des mots, des phrases courtes à la fin de l’année, qu’ils sachent segmenter des phrases, effectuer une dictée correctement […]. Je suis exactement la progression que je fais en français, et donc si on travaille sur le son a, on en fait la découverte la première journée et donc je fais une affichette et je leur dis que cette semaine on travaille sur le a : « Est-ce que vous connaissez des mots wayana dans lesquels on retrouve le a ? Dessinez-moi un animal où on trouve le son a. » Et donc, découverte du son le lundi, et puis on passe à la phase d’écriture du « a », pas directement sur la feuille mais au tableau ou alors sur l’ardoise. Et le lendemain on enchaîne, on passe à l’écrit mais sur les cahiers ou sur des feuilles au crayon, on revoit les mots de la veille et cette fois-ci, on commence à les écrire sur de petites feuilles et on passe à la segmentation, justement, au tableau : « Combien y a-t-il de syllabes ? À quel(s) moment(s) on entend le son a ? » Et puis le mercredi, on fait en général une compréhension avec de petites histoires — au début, je faisais une lecture libre à partir des livrets que les ILM avaient préparés — et donc on travaille sur la compréhension orale. Et puis le jeudi, je leur donne des petites fiches à lire à la maison : quand on revient en classe, on relit les mots qu’on a vus et puis on travaille un petit peu la grammaire mais toujours en lien avec le son qu’on travaille, car je reste sur un même son toute la semaine. Et puis le vendredi on fait une petite production d’écrits avec tous les mots qu’on a vus. Donc, au début, c’est vraiment basique : je mets tous les sons, toutes les syllabes au tableau et ils doivent recomposer cela pour faire un, deux ou trois mots, mais pas plus ; et voilà, on corrige ensemble. Et c’est la même chose chaque semaine, on change seulement de son en français et en wayana.

Comme la plupart des familles du village, Atayu est frustré que l’expérimentation ne concerne que le CP, d’autant plus qu’il doit gérer une classe double niveau : si une grande partie des élèves en fin de CP arrivent à lire le wayana sans difficulté majeure, ils sont très peu à savoir l’écrire. L’absence de continuation de cet apprentissage du CE1 au CM2 ne leur permet pas de rattraper ce retard, alors qu’ils sont bien plus avancés en wayana qu’en français à la fin du CP malgré une scolarisation préscolaire essentiellement en français.

L’absence d’autres PB potentiels pour les prochaines années restreint, il est vrai, l’essor de ce dispositif, à court terme tout du moins. Cependant, limiter à 30 à 45 minutes quotidiennes seulement le travail des élèves en wayana et uniquement sur l’apprentissage de sa lecture et de son écriture, lui paraît dérisoire, d’autant plus qu’il pourrait être mobilisé pour d’autres matières, comme la « découverte du milieu pour laquelle les élèves disposent bien plus de vocabulaire en wayana qu’en français, mais aussi en mathématiques ». Il essaie cependant de favoriser la compréhension du français de ses élèves en passant par le wayana en classe de français, notamment à certains moments clés comme lors de l’énonciation des consignes, « afin qu’ils puissent se mettre rapidement au travail sans avoir à se demander ce qu’ils doivent faire et s’ils ont bien compris ».

Alors qu’Atayu est locuteur wayana et a suivi une scolarité jusqu’en troisième à Antecume Pata, son éloignement du village durant le lycée et l’université semble avoir renforcé sa déculturation, à tel point qu’il ne se sent pas capable pour le moment de travailler sur des contenus culturels si ce n’est de manière superficielle. Ces derniers n’étant pas vraiment mis en avant dans les formations qu’il a suivies, y compris dans le GRAc wayana, ce serait à lui d’effectuer des recherches auprès des anciens et de se documenter à partir des études menées par les anthropologues pour approfondir ses connaissances. Il souhaiterait amener les anciens à intervenir auprès des élèves comme cela se pratiquait au temps du « CP wayana » et cela également dans toutes les classes de primaire.

Travailler sur les aspects culturels, c’est plus les ILM qui s’en occupent. Par exemple, sur les motifs traditionnels wayana, les histoires qu’on raconte. Moi, je ne connais pas assez les histoires de notre culture, malheureusement, donc je ne tourne pas trop autour de tout ce qui est culturel. […] Faire intervenir des anciens sur la culture, ça se faisait avant et nous on essaie de le remettre, de l’inscrire dans le projet d’école, on réfléchit pour mettre cela en place, on voudrait bien faire intervenir les anciens pour raconter justement les histoires, etc. Mais le problème qui se pose ici, c’est le manque de continuité, et on ne peut pas imposer aux profs qui viennent d’ailleurs des choses qu’ils ne voudraient pas faire.

Il se voit ainsi contraint de limiter ses ambitions du fait que la majorité des enseignants en poste à l’école ne sont pas wayana et ne s’intéressent guère à la culture wayana. Là encore, comme chez les Kali’na, la mise en place d’un véritable enseignement bilingue à parité horaire permettrait de dépasser ce genre de blocage.

Atayu essaie cependant de valoriser la culture wayana auprès des élèves en montrant l’importance de participer autant que possible aux activités quotidiennes avec leurs parents, notamment celles de subsistance qui leur permettront par la suite de vivre au village dans une certaine autonomie, mais aussi de s’intéresser au patrimoine wayana comme l’artisanat. Néanmoins, j’ai constaté que si les élèves continuaient à venir en classe en kalimbé[21], des familles récemment converties à des églises évangéliques, encore minoritaires à Antecume Pata, essayaient de soustraire leurs enfants à cette « norme scolaire » locale pour qu’ils soient habillés à l’« occidentale », rejetant leur culture autochtone et allant jusqu’à demander à leurs enfants de s’abstenir de chanter en classe, le chant ne devant être que religieux pour eux.

La création de l’« école wayana » en 2014-2015, un centre de formation artisanal à Antecume Pata[22] ouvert aux scolaires en 2017, va permettre de combler les déficiences de l’école primaire quant aux activités artisanales « traditionnelles », afin de sensibiliser les élèves à l’intérêt de ces pratiques et surtout leur apprendre les bases pour concevoir de petits objets usuels ou décoratifs en vannerie, poterie et tissage. Néanmoins, ces activités ont lieu sur le temps extrascolaire, en dehors de l’école et sans la présence des enseignants, ce qui réduit leur articulation avec certains contenus scolaires, notamment artistiques, qui aurait pu favoriser également une perspective interculturelle comme c’est déjà le cas chez les Kali’na.

3.4 Difficultés et tentatives pédagogiques des enseignants non autochtones

Nos entretiens auprès des enseignants de la zone témoignent des difficultés de ces jeunes PE, généralement métropolitains, qui demandent un poste dans les villages autochtones avec de forts présupposés, pensant « apporter la civilisation », « communier avec des peuples différents », « vivre au plus près de la nature ». Mais finalement, ils se retrouvent déconnectés de la vie autochtone par manque d’intérêt, déception, rejet de la différence, avec souvent l’idée de tenir autant que possible dans leur case de fonction afin de « faire des économies pour pouvoir acheter une maison ailleurs » tout en « accumulant les points nécessaires » leur permettant d’« aller sur la côte » ou « encore mieux dans les îles ».

Ces jeunes primo-enseignants arrivent ainsi avec des représentations erronées quant à l’exotisme supposé des peuples autochtones et sont souvent en décalage par rapport aux réalités ethnolinguistiques quand il s’agit de gérer une classe et d’interagir avec les élèves.

J’ai été surpris quand je suis arrivé ici. Je ne parle pas wayana et je n’ai pas été préparé à cette réalité : on est loin du monde ici, l’isolement n’est pas évident à vivre même si le week-end et les vacances on peut retrouver nos amis.

C’est compliqué d’enseigner le français à des élèves qui parlent une autre langue. Ils ne sont pas comme en métropole ou en ville, souvent je ne comprends pas les élèves et eux non plus [ne me comprennent pas], donc on avance très lentement, vraiment.

Pourtant, comme tout enseignant qui se trouve amené à travailler en contexte interculturel, la prise en considération de son propre ethnocentrisme et sa capacité à dépasser les préjugés qui en découlent sont nécessaires, à la fois pour prendre conscience des différences culturelles au-delà de la dichotomie « eux / nous » et pour ne pas interpréter les comportements des élèves à la seule aune de leur appartenance culturelle. Par ailleurs, l’apprentissage d’une langue ne relève pas simplement de techniques didactiques et ne peut donc pas se limiter à l’acquisition d’un vocabulaire, de structures syntaxiques et de règles grammaticales. Il implique également des dimensions affectives, sociales et culturelles. L’approche pédagogique qui en découle l’amène à travailler également avec les familles pour donner du sens aux apprentissages scolaires en les faisant interagir avec l’environnement culturel des élèves.

Néanmoins, en Guyane et ailleurs, la notion de partenariat avec les familles a souvent été galvaudée par les enseignants, considérant qu’il devrait se limiter à une ou deux réunions formelles — où elles doivent demeurer passives face au discours des représentants de l’institution — ou à des convocations quand l’enfant n’aurait pas bien accompli son métier d’élève et surtout enfreint les règles prescriptives de l’école tout en recherchant des causes extrascolaires, généralement familiales ou individuelles. Ces rapports inégaux où finalement, « tout est joué d’avance », d’autant plus quand les parents ne disposent pas des codes d’interprétation pour recadrer la relation avec l’enseignant, tendent à reporter sur eux ou sur leur progéniture la responsabilité de son échec scolaire et donc à ne pas tenir compte de l’incapacité de l’équipe éducative à faire correctement son travail pour la réussite de tous les élèves.

Nous devons faire comme en métropole, ni plus ni moins, suivre le même programme et ensuite peut-être que quelques-uns vont pouvoir réussir. Certains ont des problèmes moteurs ou psychiques, c’est compliqué avec eux. D’autres ne viennent pas tous les jours à l’école. Les parents sont les responsables, ils ne comprennent pas que l’école est un ascenseur social pour leurs enfants.

D’autres enseignants, comme à Antecume Pata, essaient au contraire de nouer des rapports égalitaires avec les familles en les faisant participer de manière directe (comme porteuses du savoir culturel) ou indirecte (amenant les élèves à effectuer des recherches auprès d’elles). Eux-mêmes vont tenter de s’intégrer au village en rendant visite aux parents et en participant, ne serait-ce que de manière épisodique, à sa vie culturelle. Ils arrivent ainsi à pouvoir mobiliser des contenus culturels dans les activités scolaires afin de donner du sens aux apprentissages de leurs élèves.

J’essaie d’apprendre le wayana, mais pas aux élèves, je n’en suis pas capable et c’est le travail de l’ILM. Mais je peux déjà travailler à partir de l’environnement des élèves et cela dans plusieurs matières, donc en m’appuyant sur ce que savent les parents ou les grands-parents. Mais l’idéal serait bien sûr que je maîtrise le wayana, encore faudrait-il que le rectorat nous propose des formations, ce qui me permettrait d’interagir plus facilement et mieux avec les élèves et aussi leurs parents.

Dans l’attente d’une évaluation du bilinguisme tel qu’il a été mis en place de manière restreinte dans les villages wayana, les enseignants s’avèrent conscients de l’importance de mettre en oeuvre la scolarisation en wayana dans la mesure où les enfants en arrivant à l’école ne parlent que cette langue. La tension entre les PE locuteurs wayana et les autres demeure ici quasi inexistante dans la mesure où l’attrait des villages reculés pour les PE métropolitains demeure limité et parce qu’il n’y a pas suffisamment de Wayana PE pour prendre en charge une classe bilingue. Certains PE se rendent compte qu’il serait dans l’intérêt des élèves de mettre en place un bilinguisme à parité égale de la petite section au CM2 afin qu’ils puissent rentrer plus facilement dans les apprentissages en mobilisant au mieux leurs compétences cognitives en wayana, les utiliser notamment pour des activités leur permettant de développer leur autonomie et la coopération entre eux, comme les projets de découverte du milieu ou les activités pédagogiques complémentaires (APC).

Travailler l’alphabet, la lecture, la langue en wayana c’est différent, ce n’est pas travailler en wayana ; je suis sûre que les projets marcheraient bien mieux s’ils étaient effectués en wayana.

Si je me mets en situation, comme faire un projet sur l’eau ou sur les plantes, il y aurait beaucoup moins de soucis en wayana qu’en français et pour eux ce serait un réel bénéfice.

En APC les élèves choisissent un thème, on leur donne un appareil photo et un dictaphone et ils vont eux-mêmes enregistrer les anciens, ils reviennent et on essaie de mettre tout cela en forme, mais seulement en français. Ce serait encore mieux en wayana, j’en suis convaincue.

discussion conclusive

Le « bilinguisme » dans les écoles primaires de Guyane française chez les Kali’na et les Wayana apparaît, dans une certaine mesure, comme un facteur de « réussite scolaire », qu’il s’agisse de la socialisation des élèves (estime de soi, bien-être et plaisir d’aller dans une école sans ruptures culturelle et linguistique trop marquées) ou de leur entrée dans les apprentissages (compréhension, mise au travail, processus cognitifs). Néanmoins, il semble que l’enseignement bilingue ne privilégie pas suffisamment la langue maternelle et surtout la culture des élèves pour favoriser pleinement leur réussite, et cela d’autant plus que le bilinguisme à parité horaire avec les professeurs bilingues ne concerne que deux maternelles sur dix[23] chez les Autochtones en 2022 (5 ans après son initiation) et que le dispositif ILM qui est maintenu ailleurs demeure insuffisant[24].

En effet, si l’enseignement bilingue valorise la langue maternelle des élèves pour les préparer à réussir scolairement, les dimensions linguistiques et surtout culturelles ne sont pas suffisamment articulées avec les contenus scolaires, qu’il s’agisse des dispositifs ILM ou PB. La nécessité de travailler sur les aspects culturels des peuples autochtones est ainsi occultée au profit de l’utilisation d’une langue de transition pour mieux maîtriser le français. La richesse des langues autochtones s’exprime pourtant à travers leur capacité à décrire l’environnement et à élaborer une réflexion philosophique, spirituelle, écologique, etc., mais le MÉN ne semble pas accepter que cette interrelation — pourtant nécessaire à leur réelle maîtrise — soit prise en considération dans les modalités d’enseignement. C’est bien là que les contraintes qu’il impose — et à travers elles les habitus que ses acteurs reproduisent — limitent la portée de l’enseignement bilingue, les contenus et progressions étant calqués sur le programme officiel métropolitain sans véritables adaptations locales. Cette perspective freine considérablement la mobilisation dans les apprentissages de l’environnement culturel et naturel des populations autochtones — entre autres —, alors qu’il serait propice à stimuler l’intérêt des élèves et de leurs parents, à commencer par donner davantage de sens aux apprentissages.

Par ailleurs, si le MÉN a finalement accepté de mettre en place une scolarisation bilingue pour les populations guyanaises dont la langue maternelle n’est pas le français avec pour objectif de mettre fin à des décennies d’échec scolaire et de déscolarisation, celle-ci s’est effectuée dans la précipitation et avec peu de moyens, ce qui tend à fragiliser sa pertinence et donc sa pérennité, d’autant plus que sa progression s’avère différente selon les populations concernées, notamment à cause d’un manque de ressources humaines, mais aussi d’une résistance des enseignants non bilingues qui ne veulent pas changer de poste et cherchent alors à influencer les parents. Ces derniers se retrouvent parfois dans une posture ambiguë devant les discours contradictoires des PB[25] et de certains PE[26], ne sachant pas toujours comment/ou ne voulant pas se positionner pour accompagner le travail scolaire de leurs enfants à la maison.

Former les enseignants de Guyane à une didactique du français langue seconde ou au plurilinguisme, comme se limiter à la simple appropriation de techniques ou de savoirs relevant de méthodologies didactiques, s’avère insuffisant, même si cela représente une avancée par rapport à la période précédente où le français était considéré comme langue première et exclusive des élèves.

Ainsi, des approches plus anthropologiques et linguistiques seraient nécessaires afin de les amener à pouvoir travailler sur des contenus plus en rapport avec l’environnement des élèves, tout en s’appuyant sur la richesse syntaxique et sémantique de leur langue maternelle et en mobilisant de temps en temps les familles et/ou les anciens. Une formation spécifique aux méthodologies qualitatives permettrait aux enseignants d’effectuer leur propre enquête ethnographique pour qu’ils se saisissent des contenus culturels et linguistiques propres à la localité où ils seraient affectés et de les mobiliser de manière plus efficiente en classe. Dans un premier temps, ces approches anthropologiques leur donneraient les moyens de — mieux — prendre en considération les savoirs et les compétences linguistiques et culturelles dont sont porteurs les élèves comme ressources pédagogiques puis, dans un second temps, de développer des approches interculturelles afin de limiter toute posture ethnocentrique — à commencer par la leur — et favoriser ainsi leur ouverture aux autres cultures.

Le contexte guyanais n’apparaît cependant pas comme une exception quant aux avancées et aux limites du bilinguisme à l’école dans le monde. En effet, la décolonisation réelle de celle-ci ne semble toujours pas acquise (Battiste et Henderson, 2000), notamment quand l’ethnocentrisme est couplé à l’inertie institutionnelle, comme dans les îles du Pacifique (Salaün, 2013), au Canada (Castellano et al., 2000), au Mexique (Meunier, 2021) ou ailleurs. Ce sont aussi d’autres formes de domination qui se sont instaurées, comme le principe de déprécier ou de rendre abscons les formes de savoir des populations en situation de marginalisation (Mignolo, 2002). Cependant, certaines inflexions semblent se dégager, notamment en prenant en compte le répertoire langagier des élèves dans leur langue d’origine (Crépeau et Fleuret, 2018) tout en mobilisant leur culture, leurs familles et les porteurs du savoir « traditionnel » dans les apprentissages (Meunier, 2015, 2017), ce qui contribue à limiter les taux de décrochage des élèves (Lévesque et al., 2015) et à renforcer leur estime de soi et leur désirabilité à l’égard de l’école (Besalú et Vila, 2007).