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Ce texte présente un court résumé de l’oeuvre d’Orlando Fals Borda (1925-2008), sociologue, originaire de Barranquilla, Colombie, et revient sur sa contribution aux sciences sociales, à l’ethnographie et à l’éducation populaire. Éducateur, professeur universitaire, écrivain et chercheur, Fals Borda a travaillé avec des groupes et des communautés qui lui ont transmis leurs cultures, raconté leurs vies et exposé leurs relations avec leurs contextes de vie, en prenant la mesure de ce que signifie « être de la côte », être « de la périphérie ». Tout au long de sa vie professionnelle, Fals Borda a fait l’expérience de désaccords avec le milieu universitaire, alors qu’il était engagé contre le latifundium dans des espaces universitaires et institutionnels, mais aussi au sein d’organisations politiques[1]. Un de ses legs les plus notables reste sa participation à la fondation de la Faculté de sociologie de l’Université nationale de Colombie (Loquero, 2011), où il a occupé le poste de doyen de la Faculté de sociologie (Aguilar, 2020).

Fals Borda a étudié aux États-Unis, où il fait le constat de la prévalence du fonctionnalisme structurel nord-américain dans les analyses qui, plus tard, lui sembleraient considérablement éloignées de la réalité latino-américaine. Et justement, en réponse à cette distance théorique et méthodologique, il a pu construire une proposition profondément enracinée en Amérique latine : la recherche-action participative (RAP)[2].

Dans l’ouvrage El tercer mundo y la reorientación de las ciencias contemporáneas (Le tiers-monde et la réorientation des sciences contemporaines) (Fals Borda, 2009), Orlando Fals Borda aborde des sujets que l’on retrouve dans ses travaux à différentes périodes : les exigences d’une science sociale engagée, la précaution nécessaire face au cartésianisme ou au paradigme newtonien présents « dans les sciences sociales attachées au scientisme positiviste » (Fals Borda, 2009 : 370) ; la dénonciation de l’utilisation totalitaire et dogmatique des connaissances relativement à l’application humaniste de la science ; et, plus généralement, le colonialisme intellectuel.

Son oeuvre puise dans son expérience du monde rural colombien où il a développé différents apprentissages conjointement menés avec les populations paysannes et celles travaillant dans la pêche de la côte, appauvries par le modèle économique capitaliste. Immergé dans la pensée « anti-impérialiste » et « anticapitaliste » qui prend de la force dans les années 1960 à 1980 en Amérique latine, Fals Borda a été l’un des principaux esprits promouvant des propositions de construction collective pour la transformation sociale, faisant de sa sociologie un travail engagé d’abord et avant tout avec les communautés (c’est ce qu’indique Orlando Fals Borda lui-même dans la dernière entrevue qu’il a accordée (Suarez, 2007)).

Son héritage critique, qui questionne le « développementalisme » et la modernisation industrielle en tant que « solution » imposée par les centres de pouvoir coloniaux aux peuples du monde, a toujours été centré sur la dénonciation des injustices, de la voracité du système capitaliste et du rôle des élites économiques dans l’extraction des ressources et de la force de travail (Fals Borda, 2009 ; Fals Borda dans une entrevue réalisée par Suarez, 2007).

Dans les années 1960 et 1970, un courant de pensée est en gestation en Amérique latine, où se croisent éducation populaire, théologie de la libération, communication alternative, recherche-action participative et philosophie de la libération : c’est à partir de ce terrain que les classes populaires sont invitées à analyser leur réalité complexe pour la transformer (Ortiz et Borja, 2008). Ce cadre historique a été le terreau de la germination des propositions résumées ci-dessous.

Pour développer cet article, nous avons repris trois dimensions de l’oeuvre d’Orlando Fals Borda qui constituent certains des piliers épistémologiques et ontologiques de son travail : 1) chercher pour transformer ; 2) nous sommes des êtres sentipensants et sentipensantes ; et 3) la recherche-action participative comme philosophie de vie. Ces éléments continuent de peser sur la pensée critique universelle et de maintenir la grande actualité de son oeuvre. La dernière partie de l’article dresse un bref bilan de la façon dont son héritage a été récupéré par l’ethnographie et l’éducation populaire.

rechercher : la praxis pour transformer

Le chercheur n’est pas celui qui détient le savoir. Il doit écouter pour comprendre.

Orlando Fals Borda

Pour Orlando Fals Borda, la recherche doit être une pratique ancrée dans la notion de la transformation de la réalité, dans la construction de réflexions et de questions portant sur cette réalité, et soutenue par une motivation de changement. Ce tissage dialectique s’avère crucial pour comprendre pourquoi, à partir de la pensée de Fals Borda, la recherche ne peut se limiter à répondre à des curiosités individuelles, officialisées par le pouvoir ou les élites, ou simplement à satisfaire les goûts du chercheur ou de la chercheuse. La remise en question de la modernité capitaliste et patriarcale vient, à ce titre, faire tomber les « universalismes » et ouvre un espace pour ce qui ne correspond pas aux moules établis, au « pluriversel » (Escobar, 2017).

La participation des gens devient un élément central pour déterminer les questions, les objectifs, les sources d’information et la portée des recherches : c’est à travers la participation que se construit un processus de dialogue permanent. Fals Borda le décrit ainsi :

Je crois que découvrir comment faire converger la pensée populaire et la science académique nous a permis d’acquérir une connaissance plus complète et applicable de la réalité, particulièrement pour et par les classes défavorisées qui ont besoin d’appuis scientifiques. Nous avons montré que ces convergences sont possibles et utiles.

Fals Borda, 1999 : 77

C’est ici que se trouve un des plus grands défis épistémologiques de sa pensée : placer l’écoute avant la théorie. La démarche de ce sociologue se pose comme sensible et ouverte à la réalité afin de suspendre l’interprétation analytique précipitée et d’aménager un espace, pour une approche simple, horizontale et accessible, faisant place à une possible construction collective par le dialogue.

Fals Borda met en garde contre des discours académiques produits en Amérique latine qui, dans leur analyse critique, sont tentés de masquer l’oppression exercée par les centres de production de connaissances hégémoniques. En refusant d’adopter une posture politique face aux référents idéologiques des théories/approches traitant des problématiques propres à la région latino-américaine, ces personnes intellectuelles, les auteurs et les autrices éludent, selon lui, l’enjeu fondamental des inégalités qui saignent la région.

Bien que les universités et les centres de recherche continuent de produire et d’alimenter une partie fondamentale de la pensée critique latino-américaine, Fals Borda dénonce le colonialisme académique. Il signale le danger de l’imposition de schémas d’interprétation (tout particulièrement théoriques) étrangers à nos contextes et réalités, qui peuvent être transposés et imposés à nos histoires. Le CLACSO[3] (Conseil latino-américain de sciences sociales) est un espace d’échange entre intellectuels et intellectuelles critiques qui possède un grand nombre de publications téléchargeables gratuitement. Cependant, il n’est pas accessible à ceux et celles qui n’ont pas les moyens de payer un abonnement ou de participer à ses activités au moyen de médias non capacitistes, comme l’ont exprimé des membres du Groupe de travail Études critiques sur les handicaps, mais également des personnes militantes, des collectifs et des organisations (Grupo de Trabajo : Estudios críticos en discapacidad, 2022).

Ces derniers temps, un coup dur a été asséné aux organisations non gouvernementales, parfois en limitant leur financement international, parfois en conditionnant son obtention à l’adoption de lignes de pensée dictées par les pays donateurs ou, dans les cas extrêmes, en persécutant et en assassinant leurs gestionnaires, voire en interdisant leur existence (comme ce fut le cas récemment au Nicaragua sous la dictature de Daniel Ortega).

Orlando Fals Borda a développé une autre modalité de pensée critique durant ses séjours en Inde, en Europe et partout en Colombie. Dans ces écrits, il souligne la « fraîcheur » et la « joie » de l’organisation populaire « face à la verticalité de la direction, la rationalité, le centralisme des cadres et le monopole de la vérité imposés par les dogmes soit libéraux soit léninistes » (Fals Borda, 2009 : 379).

Afin d’explorer ce lien entre la recherche et la praxis transformatrice, nous suggérerions de regarder du côté de ce que l’on peut appeler les débordements, lesquels permettent de reconnaître les créations au quotidien de la praxis et de la politique. Ces créations puisent leurs racines dans la réflexion sur le corps, la sexualité et le bien-vivre (buen vivir).

Nous ne mentionnerons que quelques exemples parmi tant d’autres : les féministes communautaires et leurs réflexions sur le corps-territoire (cuerpo-territorio) (Lorena Cabnal, 2015 et Julieta Paredes), la résistance des personnes ayant un handicap (Diana Vite Hernández, 2020a, 2020b, La Barra disca Nuestramericana et El Colectivo La Lata au Mexique) ; les mouvements de pensée liés à la réflexion spatiale, notamment les « iconoclastes » (Iconoclasistas, 2013), les « géosorcières » (Geobrujas, Museo Universitario del Chopo, 2021) et la fabuleuse production de matériels dans des espaces numériques et de résistance, allant de l’activisme dans les réseaux sociaux aux podcasts et à la création artistique.

Mentionnons pour finir le feminismo bastardo (féminisme bâtard) de María Galindo, originaire de la Bolivie, dans lequel elle positionne des éléments fondamentalement critiques et des remises en cause liés à une praxis engagée pour la transformation :

Si nous considérons le féminisme comme quelque chose qui est arrivé chez nous en bateau ou en avion, je débarque. Ça ne me sert pas du tout. Je n’ai rien à voir avec les suffragettes anglaises qui, par ailleurs, ont eu beaucoup de mérite. Nous devons réfléchir en tenant compte de la colonialité et de la structure de sociétés coloniales racistes. C’est à partir de cette grille que nous devons comprendre nos sociétés. Dans Feminismo bastardo, je parle d’un féminisme intuitif pour me référer à ce qui se passe dans nos pays. Il y existe une forme de féminisme populaire qui met en pièces les canons patriarcaux et construit des aspirations, des imaginaires et des notions de désir pour elles-mêmes. Curieusement, celles-ci ne proviennent pas de la lecture ou de l’instruction féministe, mais bien de la désobéissance générationnelle et sociale.

González, 2022

Dans les initiatives de ces groupes comme dans les propositions politiques collectives prises par des personnes autochtones, en situation de handicap, lesbiennes, trans, homosexuelles, queer, atteintes d’une maladie chronique, et de beaucoup de membres d’autres groupes, on observe une convergence d’énergies pour transformer, perturber et créer à travers leurs digressions. Ces efforts de praxis politique transformatrice rassemblent des éléments fondamentaux de la pensée de Fals Borda.

Sentipensées : l’épistémologie dans un projet qui transcende l’université

Nous voyageons dans des vaisseaux différents,

Mais nous sentons, nous aimons et nous pensons de la même manière que vous…

Catalina Gaspar, Militante du Mouvement des personnes avec un handicap, Mexique, 2018

À partir d’une recherche devenue pratique de vie, c’est-à-dire ancrée dans une vie partagée avec les communautés pour comprendre leur appréhension quotidienne de leurs temporalités, de leurs territoires, et pour comprendre leurs cycles de vie, leurs liens avec l’environnement, la pluie, la rivière, les récoltes, les danses et les tragédies, Orlando Fals Borda a développé une approche sensible à la vie dans ces milieux. Ce travail a déclenché des réflexions à propos de ce qu’il observait dans sa relation directe avec les personnes vivant de la pêche et de la chasse. Dans un texte publié en 1990, Fals Borda nous parle de « l’homme caïman » et de « l’homme tortue » (hombre-hicotea)[4], (Fals Borda, 1990). Il fait référence à des êtres humains qui adoptent des pratiques intrinsèques de l’environnement dans lequel ils se trouvent, qui font un avec leur environnement et s’y nourrissent et résistent lorsque l’adversité se présente. Il écrit :

(…) l’homme tortue, être sentipensant, être résistant, celui qui endure les revers de la vie, et sait les surmonter, parce qu’il sait attendre son moment. Quand il y a de l’eau, il se sent heureux et il fait l’amour ; lorsqu’arrive la saison sèche, il s’enterre et dort silencieusement pendant plusieurs mois ; et lorsqu’il sent l’humidité, il revient à la vie une nouvelle fois avec le même intérêt et la même énergie de toujours (…). Nous sommes des hommes tortues, nous souffrons beaucoup, mais nous jouissons aussi, et lorsque nous dressons un bilan de notre existence, malgré notre pauvreté (disent-ils) la joie l’emporte et ainsi, la culture amphibie constitue un résumé du mode de vie dominant dans cette partie du pays.

Entrevue d’Orlando Fals Borda par Suarez, 2007

Fals Borda a forgé le concept de culture amphibie après avoir longuement observé la vie de ces gens, avoir constaté leurs coutumes, leurs créations quotidiennes et leurs expériences particulières. Et c’est dans ce contexte qu’un pêcheur[5] lui a révélé un des éléments les plus importants de sa proposition conceptuelle : « nous, en réalité, nous croyons que nous agissons avec le coeur, mais nous utilisons aussi la tête. Ainsi, lorsque nous combinons les deux, nous sommes sentipensants » (entrevue d’Orlando Fals Borda par Suarez, 2007). Il en est ainsi de la culture amphibie parce qu’elle combine bien les activités de l’eau et de la terre.

La notion de sentipensée a renforcé, au moyen des savoirs populaires, le schéma que Fals Borda avait défendu face à la tendance rationaliste, aux impositions cartésiennes et à l’évacuation du corps en tant qu’outil central de travail de la science. Ce schéma part du corps de celui qui recherche et s’étend au corps social et culturel dans lequel il s’immerge.

Ainsi, nous récupérons de son oeuvre un élément épistémique. Ceux et celles qui connaissent sont le peuple, la communauté, le groupe et l’organisation qui, dans le quotidien, sentipense ses problèmes et ses défis. Loin d’exalter le savoir expert ou spécialisé, il soulève l’approche d’un savoir que manie la population et qui reflète sa manière de comprendre et de répondre aux besoins de sa vie quotidienne.

Fals Borda établit que l’on ne peut séparer la connaissance de la vie et que cette connaissance est sentipensante, étant donné que la raison y est combinée avec les sentiments. Cela produit un savoir empathique dans lequel on apprend en agissant et agit en apprenant (entrevue d’Orlando Fals Borda par Suarez, 2007), en rattachant la proposition de recherche et de praxis transformatrice à la sentipensée.

Cette notion de sentipensée est un référent crucial de la recherche, car elle invite la chercheuse et le chercheur à effacer la distance traditionnelle entre elle et lui et l’objet de recherche et inclut un environnement de recherche profond, enraciné dans une approche qui s’intéresse à l’expérience pratique de vie des individus avec lesquels elle et il étudient la réalité. Concrètement, il ne s’agit pas de simplement noter des faits sociaux, mais bien de veiller à ce que l’expérience des personnes informatrices éveille aussi des sentiments, en reconstruisant cette expérience au moyen de narrations ou de performances. Par exemple, en Amérique latine, certains travaux récents sur les expériences de travail, de soins et de vie citadine ont cherché à accompagner les personnes dans leurs déplacements quotidiens, de manière à illustrer leurs réalités et leurs problématiques à partir d’une relation étroite avec l’espace et le mouvement de personnes ou de groupes (Barroso Olmedo, 2022 ; Jirón-Martínez et Imilán-Ojeda, 2018 ; Mansilla-Quiñones, 2018 ; Paniagua Arguedas, 2021).

Le sujet créateur de connaissances cesse d’être « l’intellectuel de gauche », alors que de multiples propositions de questionnement, de révision et de défis épistémologiques et de militantisme le remettent en question. C’est la sentipensée que l’on retrouve partout : dans les marges du milieu scolaire, dans la rue ou même dans le lit. Nous la retrouvons dans les courants de pensée et les féminismes estropiés, tordus et queers, qui élèvent leurs voix contre le capacitisme[6], le raisonnable et le conservatisme des visions sur les corps, les différences et les handicaps. Tout particulièrement, l’effort de construction contre le capacitisme récupère ce questionnement à partir de la sentipensée et l’intègre à une vision fortement critique dans le champ des institutions éducatives et pédagogiques, comme l’indique Yennifer Villa :

Il semblerait qu’après l’an 2000, on a insisté sur la notion de sujet, de sa puissance, de sa résilience et de sa capacité à surmonter rapidement l’adversité, en légitimant ainsi les pratiques capacitistes que l’on trouve dans la normalité dominante qui empêchent de remettre en question la façon dont les sujets, face à l’éducation, en plus de devoir satisfaire à la liste de vérification d’une apparente capacité à être éducables, sont perçus comme finis, déterminés, mesurables, malléables et abstraits en opposition aux multiples réalités qui sont nôtres et dans lesquelles nous nous reconnaissons en tant qu’être inachevés, concrets et spécifiques de nos quotidiennetés.

Villa-Rojas, 2020

Dans cette ligne de pensée, on peut dire que les études critiques sur les handicaps et la recherche dans le domaine du corps et des émotions, ou du virage affectif en Amérique latine, constituent des exemples de champs de connaissance qui reprennent la perspective de Fals Borda.

Actualité de la recherche participative : une philosophie de vie

Sans la participation populaire, la recherche sociale perd tout son sens.

Orlando Fals Borda

Finalement, nous considérons que la proposition de recherche-action participative (RAP) établie par Orlando Fals Borda constitue un tournant méthodologique décisif et une philosophie de vie, ce qui fait de cette élaboration sentipensée un élément de grande actualité.

En partant de la révision critique des propositions les plus campées dans les années 1960 et 1970, Orlando Fals Borda a déterminé que l’action et la participation ne peuvent être séparées. Pour en arriver à cette conclusion, il a longuement étudié des ouvrages de psychologie sociale (Lewin), de marxisme (Lukacs), d’anarchisme (Proudhon, Kropotkin), de phénoménologie (Husserl, Ortega) et de théories libérales de la participation (Rousseau, Owen, Mill) (Fals Borda, 1999 : 77). L’auteur commente :

Celui ou celle qui exécute la RAP est un sentipensant qui sait combiner le coeur avec la tête, qui sait comment faire preuve d’empathie et non seulement éprouver de la sympathie envers les autres et avec les autres, qui respecte les différences, qui les apprécie même et qui cherche l’explication des phénomènes actuels dans la dynamique ou la dialectique des groupes qui ont formé leur essence actuelle, les groupes autochtones, les groupes de Noirs libres des palenques, les paysans et les artisans anti-seigneuriaux qui sont venus d’Espagne, heureusement avec cette attitude anti-seigneuriale. Ils ont fondé de nombreux petits villages, ceux qui sont venus à pied et non à cheval, et les colons et les patriarches de la frontière agricole. La RAP veut récupérer leurs valeurs fondatrices. Il faut reconnaître les valeurs de ces populations opprimées par les riches, les capitalistes, les sauvages de la richesse mal accumulée.

Entrevue d’Orlando Fals Borda par Suarez, 2007

Orlando Fals Borda parle de son intérêt pour la construction d’une proposition qui reprendrait la participation culturelle, économique et sociale à partir de la base, la construction de contre-pouvoirs populaires, la proclamation de régions autonomes et l’essai ouvert d’un fédéralisme libertaire (Fals Borda, 2009 : 377). C’est pourquoi la recherche-action participative (RAP) n’est pas simplement une façon de recueillir de l’information ni un ensemble de techniques. Parmi ses nombreux effets, elle présente notamment l’implication avec les communautés ou groupes, laquelle crée des propositions de transformation et en même temps la conscience critique par la réflexion sur leurs thématiques ou problèmes. Cependant, il faut souligner que, si dans une large mesure, le milieu universitaire se méfiait au début de la RAP, il l’a par la suite fait adopter au moyen de séminaires, de congrès, etc.

La RAP place la participation sociale dans une autre dimension, car elle donne le rôle principal à la population ; c’est cette dernière qui détermine le chemin à suivre dès la conception même de la proposition. Traditionnellement, en sciences sociales, les questions provenaient de constructions théoriques, d’analyses contextuelles ou de l’intérêt de la personne qui mène la recherche. En revanche, la RAP souligne la pertinence de construire les questionnements avec les gens, d’établir avec les communautés les portées et les limites de leurs possibilités de recherche. On cherche la participation active à toutes les étapes du processus, pas seulement au début du travail. Il ne s’agit pas d’une « participation simulée » ou d’une consultation sur ce qui sera fait, mais bien de stratégies à gérer pour monter le projet de recherche-action avec les personnes, en déterminant leurs contributions conjointement avec l’équipe de recherche. La relation sociale est consolidée avec le groupe en bâtissant la confiance.

C’est pourquoi l’action participative consiste à transformer, changer la réalité problématique nettement reconnue par la communauté. Il s’agit donc d’une méthode qui nécessite beaucoup de flexibilité et de temps de la part des personnes qui facilite les processus de recherche et de projection. La RAP implique une reconnaissance de l’histoire, de la mémoire collective et de la possibilité de conserver l’héritage des luttes antérieures à la situation que nous vivons aujourd’hui.

Le ou la chercheur·se, en tant qu’être sentipensant, devient quelqu’un qui partage cette condition d’humanité et de sentipensée avec le groupe ; sa proximité s’instaure par le biais de la mise en relation constante, élément central de son travail.

Encore une fois, cette approche de Fals Borda remet en question la notion de « science = vérité » et son caractère positiviste, et promeut un repositionnement de la chercheuse ou du chercheur en appuyant des changements légitimes pour la communauté et son contexte sans qu’ils soient imposés de l’extérieur.

Comme nous avons tenté de le montrer tout au long du présent article, l’héritage d’Orlando Fals Borda est toujours actuel pour ce qui est de la construction de connaissances en Amérique latine et dans le monde. Il est mis à jour au moyen de collaborations entre la production réflexive du Nord et du Sud global, entre les personnes qui se trouvent au sein du monde universitaire et celles qui se trouvent en marge de celui-ci, entre l’épistémè reconnue, publiée et nommée et celle qui déborde des espaces reconnus par la légitimité et l’institutionnalité prévalentes.

Sentipenser implique une expérience d’exploration subjective, de recherche dans d’autres domaines, au-delà de la sociologie. Il implique l’ouverture du corps à des expériences en art, à l’entraînement sensoriel et à l’expansion d’habiletés sensibles. Il nécessite indiscutablement une préparation à l’autogestion, devant la forte charge d’énergie et d’interactions que comporte le fait de nous laisser être touché·e·s par une problématique, et la manière dont nous nous solidarisons les un·e·s avec les autres.

Cela requiert sans aucun doute d’être constamment à l’affût des formes de blanchiment racial au service de l’État et du monde universitaire, face aux menaces de l’eurocentrisme dans la science, au colonialisme intellectuel et au patriarcat épistémique. Et, comme l’indique Silvia Rivera Cusicanqui, il faut aussi signaler les critiques de la colonialité vidées de contenu et dépolitisées, et éviter de tomber dans ce que Pablo González Casanovas a appelé le « colonialisme interne », où l’on s’est approprié la pensée et les élaborations des peuples autochtones et noirs, ou des groupes dissidents, sans reconnaître qu’ils en sont les auteurs ni leurs contributions (Grosfoguel, 2016).

Il s’agit d’une philosophie de vie et d’un projet politique majeur qui transcendent le moment conjoncturel de la recherche :

Combiner la recherche bien faite avec l’action praxis bien faite et avec la participation authentique bien faite jette les bases d’une nouvelle université et d’une nouvelle société, et cela constitue le moment de la reconnaissance mondiale de cette méthodologie relativement nouvelle.

Entrevue d’Orlando Fals Borda par Suarez, 2007

Une invitation : praxis, transformation, éducation populaire

Parler de l’oeuvre d’Orlando Fals Borda constitue un défi, car en le faisant, on court le risque d’ignorer des aspects réellement profonds de son travail. Il est donc important de souligner que son oeuvre comporte des contributions méthodologiques principalement dans les domaines de l’ethnographie, de l’éducation populaire et de la recherche en sciences sociales.

Durant les dernières années de sa vie, Fals Borda a souligné l’importance de son départ de l’université, de la tension avec les schémas académiques qui menaçaient de fossiliser la méthodologie de la RAP, de la florissante récupération de la proposition dans les milieux communautaires ou les organisations populaires et, finalement, du retour au milieu universitaire main dans la main avec la population étudiante, en revendiquant l’approche en tant que proposition révolutionnaire face aux « pratiques d’extraction des connaissances » (Grosfoguel, 2016).

En ce qui a trait aux méthodologies, Fals Borda et les équipes de travail qui ont développé avec lui des propositions basées sur l’expérience ont offert une vision de l’importance de l’interdisciplinarité pour le travail de terrain (Bonilla et al., 1972).

Dans le domaine de l’ethnographie, une des contributions a été la proposition de la recherche militante développée sous l’égide de la Rosca de Investigación y Acción Social (Centre de recherche et d’action sociale), une des premières ONG de Colombie, fondée par d’anciens professeurs universitaires qui travaillaient avec la population paysanne et autochtone pour combattre le latifundium (Fals Borda, 1999). Ce groupe a ainsi publié une démarche méthodologique qui place les connaissances au service des intérêts populaires, en reconnaissant immédiatement les contenus marxistes de ladite proposition. Les chercheurs militants et chercheuses militantes qui mettaient en oeuvre cette dernière avaient comme références les éléments suivants :

1) la méthodologie et les personnes chercheuses ne sont pas deux choses séparées (elles connaissent leurs limites, leurs aptitudes, et comment être utiles à la cause du secteur populaire auquel elles se sont intégrées) ; 2) la méthodologie est inséparable des groupes sociaux avec lesquels les personnes chercheuses travaillent (groupes rural ou urbain, population noire, blanche, métisse ou autochtone) ; 3) la méthodologie varie selon les conditions politiques locales ou les rapports de force entre les groupes sociaux en conflit ; 4) la méthodologie dépend en grande partie de la stratégie globale de changement social qui a été adoptée et des tactiques à court ou moyen terme ; on cherche à comprendre le processus de changement tel qu’il a été établi par l’organisation populaire qui le poursuit.

Bonilla et al., 1972 : 36-38

En ce qui concerne l’éducation populaire, en fonction des contributions du pédagogue brésilien Paulo Freire, la RAP a ouvert un espace d’analyse très productif de l’activité éducative, afin de « prioriser la problématisation et la réflexion sur la pratique pour sa transformation, en faveur d’une société plus digne qui s’engage pour le bien-être et l’équité » (Ortiz et Borjas, 2008 : 626). À cet égard, nous pouvons mentionner la contribution transcendantale de Fals Borda et de ses alliés à trois aspects du monde de l’éducation :

1) l’observation de la réalité pour générer la réflexion sur la pratique éducative ; 2) la planification et le développement d’actions pour l’amélioration de la pratique, et finalement ; 3) la systématisation de l’expérience et de la réflexion dans l’action et sur l’action pour la production de connaissances

Ortiz et Borjas, 2008 : 620-624

La proposition de systématisation d’expériences pour l’action constitue un autre domaine important pour Fals Borda et Freire. Il s’agit d’une proposition d’intégration de connaissances centrale dans la région, ayant circulé partout dans le monde et ayant amélioré la proposition de développement d’organisations et de projets d’action sociale (Jara, 2018).

Il faut mentionner un point supplémentaire : le défi épistémique et social que posent les revendications des transféminismes (Solá et Urko, 2014 ; Platero, 2014). C’est ici que se trouve le potentiel florissant de Fals Borda dans le contexte actuel, là où les conventions sont rompues et défaites, autant dans les espaces les plus intimes comme le lit que dans les espaces les plus visibles comme la rue, au rythme de la cumbia et du reggaeton.