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introduction

Cet article propose une réflexion sur l’expérience de recherche des autrices lors de deux études de cas menées dans la ville de México, dans le cadre du projet international TRYSPACES. Ce dernier est un projet collaboratif portant sur le travail réalisé avec des jeunes dans les contextes spécifiques des villes de Hanoi, de Mexico, de Montréal et de Paris (Ávila et al., 2022). Son objectif étant de mettre à contribution les jeunes dans la production de connaissances, des principes éthiques qui favorisaient la création de relations horizontales dans les collaborations ont été adoptés. Pour répondre aux exigences éthiques, des méthodes d’obtention d’un consentement éclairé, des règles de confidentialité et une politique de résolution de conflits ont été adoptées, sous la coordination du Comité international d’éthique (TRYSPACES, 2019).

De plus, dans le cadre de TRYSPACES, il a été déterminé que les principes collaboratifs du projet seraient adaptés aux contextes précis de chaque recherche, s’inspirant d’une perspective située, décentralisée et flexible. Nous visons, par cette réflexion, à systématiser certaines des contributions et des défis éthiques et méthodologiques de ce projet collaboratif international, en nous basant sur nos expériences liées aux deux études de cas. Divers dilemmes et conflits ont été rencontrés lors de ces processus, mettant à l’épreuve la collaboration et l’horizontalité. Afin de les surmonter, il a fallu dépasser les critères standardisés et institutionnalisés sur lesquels nous comptions et nous appuyer sur d’autres modèles avec lesquels nous étions déjà familières ou desquels nous nous sommes rapprochées durant le projet.

Ces modèles épistémologiques, éthiques et méthodologiques, dont nous nous sommes inspirées pour les deux études de cas, sont justement ceux sur lesquels nous nous basons pour orienter notre réflexion sur notre expérience de recherche. Nous faisons premièrement référence à la recherche-action participative (RAP) et à l’éducation populaire (EP), d’où nous retenons principalement les idées suivantes : la construction de connaissances se réalise hors des institutions universitaires, les personnes participantes sont les premières à devoir donner leur validation et les recherches doivent être mises en contexte, être dialogiques et reconnaître le sentir-penser. Deuxièmement, nous reprenons certaines des contributions des épistémologies féministes concernant la connaissance située, la centralité des émotions, l’éthique et la réflexivité féministe. Nous prenons ainsi une distance par rapport aux postulats abstraits et universalistes de la méthodologie et de l’éthique, en revendiquant plutôt le caractère relationnel, contextuel et situé du projet de recherche ainsi que des recherches sociales en général.

La proposition éthique et méthodologique de travail collaboratif de TRYSPACES a été mise en dialogue avec ces perspectives qui ont alimenté notre travail, dans le cadre des deux études de cas que nous avons menées dans des marchés publics de la ville de Mexico. En ce sens, cet article vise à explorer le rôle qu’ont joué les principes de la RAP, de l’EP et des épistémologies féministes pour nous aider à faire face aux défis, dilemmes et conflits rencontrés sur les plans éthique et méthodologique dans le cadre de nos expériences de recherche collaborative, et à les résoudre. Nous croyons que ce n’est qu’en adoptant une éthique située, critique, réflexive et inspirée du sentir-penser que la recherche participative et collaborative pourra surmonter les dilemmes éthiques. Ce sont donc les décisions concrètes et la réflexivité constante qui contribuent à une éthique basée sur le soin mutuel et la responsabilité réciproque partagée avec les personnes participantes aux recherches. Nous espérons ainsi contribuer à une réflexion située et relationnelle sur l’éthique dans la recherche engagée et participative, en dépassant les critères éthiques universalistes et institutionnalisés qui prédominent toujours.

1. modèles théoriques sur la recherche participative et éthique

1.1 Quelques principes de la RAP et de l’éducation populaire pour alimenter la réflexion

D’autres projets collaboratifs comme celui de TRYSPACES, également qualifiés de participatifs ou de co-création (Valverde et Pacheco, 2022), ont été menés de façon plus fréquente dans les dernières décennies et se sont taillé une place dans les programmes de financement des institutions du Nord global. Ces initiatives collaboratives ne sont cependant pas nouvelles en Amérique latine. Depuis le début des années 1970 sont apparues de nombreuses contributions portant sur la reconnaissance des sujets d’étude comme personnes porteuses de connaissances, soulignant que leur rôle ne devait pas être vu comme étant passif ou subordonné. Nous nous pensons surtout à la recherche-action participative (RAP) et l’éducation populaire (EP) en tant qu’initiatives pionnières dans la mise en valeur du caractère transformateur de la connaissance, celles-ci étant amplement diffusées en Amérique latine, mais peu reconnues dans d’autres latitudes. La RAP et l’EP naissent d’un dialogue avec les mouvements sociaux de revendication et de remise en question de la modernité capitaliste. Dans les années 1970, le sociologue colombien Orlando Fals Borda (1925-2008) a systématisé la proposition de la RAP en convergence avec les mouvements populaires révolutionnaires d’Amérique latine, plus particulièrement de la Colombie (Fals Borda, 2010)[1]. Les propositions de la RAP s’inspirent, entre autres, des réflexions et des théorisations sur l’éducation populaire du pédagogue brésilien Paulo Freire (1921-1997) issues de son travail pédagogique réalisé à partir de 1960 au sein du Movimiento de Cultura Popular (Mouvement de culture populaire) au Brésil (Freire, 1968). Les pratiques de la RAP et de l’EP démontrent clairement leur engagement envers la transformation sociale.

Au cours des premières années, Fals Borda et Freire, influencés par le matérialisme historique, remettent en question la prétendue neutralité des sciences sociales fonctionnalistes et des processus éducatifs (Fals Borda, 2010 ; Freire, 1972), y soulignant la présence constante d’intérêts politiques. Ils misent ainsi sur la génération d’une science « subversive, rebelle » et engagée pour le changement social (Fals Borda, 1987). Ils visent une transformation centrée sur la lutte contre les inégalités économiques et l’exploitation en Amérique latine. Fals Borda (1979), qui fait la promotion d’une transformation privilégiant une approche dialectique, affirme que la connaissance ne peut être subversive que si elle provient des savoirs de groupes marginalisés concrets, et non pas de la volonté dogmatique des intellectuels et intellectuelles et leaders révolutionnaires. Ainsi, bien qu’une connaissance socialement pertinente vise la compréhension et la transformation de l’ordre social, celles-ci sont le fruit d’une relation intrinsèque avec l’action des groupes historiquement exclus.

Nous retenons, en ce sens, trois axes éthiques et méthodologiques de la RAP et de l’EP. Le premier soutient que la connaissance se crée également hors de l’université. Les personnes et les groupes sociaux sont, par conséquent, également des sujets de connaissance, et non pas seulement des objets d’enseignement ou de recherche (Freire, 1972). Ceci vient ébranler la dichotomie entre sujet et objet, qui valide la neutralité de la recherche positiviste et l’éducation traditionnelle (Fals Borda, 1987), tout en visant la transformation de la relation hiérarchique entre chercheurs, chercheuses et sujet de recherche par des relations horizontales entre toutes les personnes impliquées dans le processus. Pour toutes ces raisons, les groupes et les personnes participant aux travaux de recherche forment la première communauté de validation de la connaissance construite. Aussi, la praxis et la rétroaction[2] systématique sont des aspects fondamentaux du processus de recherche.

Le deuxième axe stipule que la connaissance est un processus contextualisé, collectif et dialogique. L’universalité de la science positiviste est ainsi rejetée : on revendique la force de la praxis et on reconnaît les réalités latino-américaines historiquement ignorées (Fals Borda, 2010 ; 1987). On rejette également l’hypothèse épistémique individualiste prédominante au sein des courants hégémoniques de la pensée occidentale, en situant les collectivités comme sujets de savoirs. En ce sens, le dialogue entre différents savoirs favorise la construction collective de connaissances et promeut la rencontre horizontale avec l’autre, l’interpellation et la remise en question constante de nos croyances et de nos pratiques (Freire,1992).

Le troisième axe est celui du sentir-penser, un concept mis de l’avant par Fals Borda dans la foulée de ses travaux avec des communautés riveraines de la côte atlantique de la Colombie, et qui reflète ce va-et-vient entre le monde universitaire et les communautés dans le processus de construction de connaissances (Fals Borda, 2010). Un sociologue très proche de Fals Borda a traduit

la transe du sentir-penser […] par la condition du savoir le plus complet, l’acte d’« unir l’esprit et le coeur », la raison et le sentiment. C’est une stratégie du savoir empathique qui rappelle les mécanismes diltheyens du vécu (vie expérimentée) et de la compréhension (reconstruction et vivification imaginaire d’une expérience d’autrui pour mieux la connaître)

Cataño, 2008 : 558

Le sentir-penser est devenu une des caractéristiques principales de la proposition méthodologique de la RAP. La reconnaissance des émotions qui s’y rattache est essentielle à la construction de la connaissance. Cet élément est intimement lié à la proposition féministe, comme nous le démontrerons dans la section suivante.

De nombreuses critiques et de nombreux bilans ont été faits de la RAP et de l’EP (Rivera, 1987 ; Walsh, 2014 ; Korol, 2015) et ces perspectives sont encore d’actualité dans le milieu universitaire et activiste de la région. Au-delà des discussions à leur sujet, nous considérons que les axes mentionnés conservent leur pertinence et peuvent guider, sur les plans éthique et méthodologique, les recherches qui maintiennent leur engagement dans la création de connaissances socialement pertinentes, comme les études de cas réalisées dans le cadre de TRYSPACES.

1.2 Les orientations de l’épistémologie et de l’éthique féministes

Dans cette section, nous ferons ressortir certaines des convergences et des divergences existantes entre les positionnements de la RAP et des féminismes, qui ont tous deux remis en question la manière d’aborder la sociologie et les sciences sociales en général. Parmi les caractéristiques communes aux deux positionnements, nous retenons celles de l’engagement pour le changement social, de l’approche ascendante, de la remise en question de l’objectivité ainsi que de la reconnaissance du rôle joué par les émotions et les sentiments dans la vie sociale, particulièrement dans le cadre du travail universitaire. Toutefois, contrairement à l’objectif téléologique du changement social proposé par la RAP, la perspective féministe affirme que des processus de transformation ont lieu au sein même de la recherche, tant sur le plan collectif que subjectif, et que le changement et son orientation sont ouverts, sans être dirigés (Biglia, 2007 ; Castañeda, 2019). Les façons dont l’objectivité est remise en question diffèrent également. Dans le cas de la RAP, ces questionnements portent sur le rejet de la hiérarchie existant entre les personnes faisant partie du milieu universitaire et celles qui y sont extérieures. Les épistémologies féministes, quant à elles, remettent en question la prétendue objectivité de la connaissance, considérant que celle-ci a intégré et situé la perspective masculine comme étant la seule possible, totalitaire, universelle et capable de dépasser tout conditionnement dérivé d’une forme particulière d’être dans le monde. Les perspectives féministes permettent de récupérer le sujet connaissant. Remettre en question l’objectivité revient à contester l’autorité (supériorité) de la personne détentrice de connaissances ainsi que les qualités attribuées à cette connaissance. Les propos de Haraway (1995 : 324) comme quoi l’« objectivité féministe » se construirait à partir de « connaissances situées » sont ici essentiels. Ainsi, il ne s’agit pas de construire une nouvelle totalité, mais bien de reconnaître que toute connaissance est produite à partir d’un positionnement particulier et est donc partielle. C’est en situant clairement notre regard que l’on rend possibles le dialogue, la critique et l’avancée de la connaissance.

Ces perspectives ont toutes en commun la valorisation des savoirs multiples ainsi que la revendication des sentiments et des émotions dans la vie sociale. Le féminisme a approfondi la remise en question de la dichotomie raison-émotion, la caractérisant comme étant androcentrique, et a contesté l’exclusion des émotions de l’analyse de la vie sociale et de la production scientifique. La revendication et la reconnaissance des émotions s’articulent à la remise en question de l’objectivisme et de la division du travail qui attribue la raison (ce qui est objectif) à l’homme et ce qui est subjectif à la femme (Harding, 1996). Sans remettre en question ce type d’attributions, tel que mentionné antérieurement, la RAP introduit la perspective du sentir-penser, reconnaissant ainsi autant l’importance de la raison que celle des émotions.

La RAP se différencie de l’épistémologie féministe sous au moins deux aspects. Premièrement, le féminisme considère que le genre est une construction sociale s’exprimant culturellement et politiquement et qu’au fil de l’histoire s’est établie une hiérarchie du genre masculin comme étant supérieur au féminin. En ce qui concerne la RAP, les différences entre hommes et femmes ne sont pas problématisées. Deuxièmement, dans l’épistémologie féministe, l’expérience des femmes, par l’analyse sociale et la construction de connaissances, est considérée comme un élément qui contribue à une meilleure compréhension de la vie sociale dans son ensemble (Harding, 1998). Les problématiques mises de l’avant par l’expérience des femmes apportent une richesse qui n’est pas prise en considération lorsque seul le regard masculin définit ce qu’il faut savoir, et comment le savoir.

Nous soulignons d’ailleurs que c’est à partir de la perspective féministe que l’aspect androcentrique des études philosophiques et sociales sur l’éthique a été remis en question. Dans ce texte, nous partons de la critique formulée par Carol Guilligan (1993) sur l’éthique de la justice, considérée comme une réflexion fondamentale sur les discussions relatives à l’éthique du soin. Grâce à une recherche empirique approfondie, Guilligan (1993) met en évidence le fait que les filles et les femmes, lorsqu’elles sont confrontées à certains dilemmes moraux, font appel à des critères éthiques contextuels et relationnels, et non pas nécessairement aux critères formels provenant des règles en vigueur. Une diversité d’autrices a insisté sur le fait que cela ne représente pas une morale féminine, mais que ce constat s’inscrit plutôt dans le cadre de la division sexuelle du travail (Tronto, 1993 ; Arango et Molinier, 2011), s’éloignant ainsi des analyses essentialistes de l’éthique du soin. En adoptant cette perspective critique, les autrices soulignent que l’éthique du soin est une pratique, un travail qui fait appel à la matérialité et à la subjectivité, à la rationalité et aux émotions.

À partir de ces perspectives féministes, nous pouvons dégager trois axes que nous retenons aux fins de cette réflexion. Le premier est la reconnaissance de l’interdépendance humaine, qui renvoie à notre condition d’homo empathicus, à contre-courant des critères individualistes et du mythe de l’indépendance (Guilligan, 1993). Le deuxième axe énonce que l’éthique est relationnelle et contextuelle, affirmant ainsi des critères qui n’esquivent pas le conflit et qui assument la responsabilité de manière relationnelle (Arango et Molinier, 2011). On s’éloigne ainsi des postulats universels et abstraits de l’éthique de la justice, qui se formalisent et s’intériorisent dans le développement moral d’individus indépendants et rationnels. Le troisième axe énonce que le soin mutuel doit impliquer la reconnaissance de la valeur des expériences des personnes impliquées dans la recherche, de leur impact et des émotions qui surgissent entre les personnes participantes (Montenegro-González et Corvalán-Navia, 2000). De plus, il est essentiel d’avoir recours à une éthique du soin lorsqu’on travaille avec des personnes qui ont souffert d’un type de violence (Gómez, 2019).

En ce qui concerne l’analyse éthique des processus de recherche, la réflexivité féministe souligne que des disputes et des relations de pouvoir sont présentes durant tout le processus de recherche et nous invite à une réflexion constante sur les pratiques, les relations et les conflits qui surgissent dans ce cadre (Gandarias, 2014 ; Hesse et al., 2007). La réflexivité féministe invite également à confronter l’inconfort généré par une réflexivité permanente, surtout dans le cadre de recherches participatives et activistes qui naissent dans l’incertitude et dont les dynamiques sont moins prévisibles (Gandarias, 2014).

Tout au long du processus de recherche, nous avons mis l’accent sur certains questionnements issus de la RAP, de l’EP et de certaines perspectives féministes pour mettre en oeuvre des façons plus appropriées de réaliser le travail universitaire. Nous nous sommes concentrées sur certains aspects, comme celui de l’engagement pour le changement social, l’horizontalité, le dialogue de savoirs, les relations de pouvoir et l’éthique du soin, qui sont tous mis en relation avec nos expériences de recherche participative dans deux tianguis de la ville de Mexico. Dans les sections qui suivent, nous examinerons chacune de ces expériences en analysant les dimensions théoriques retenues, tout comme les difficultés et les défis auxquels nous avons été confrontées dans le cadre du processus de recherche. Nous commencerons par une brève description des espaces dans lesquels nous travaillons pour donner lieu à une meilleure compréhension de leurs particularités et des défis dont tenir compte dans le cadre des recherches.

2. mieux situer les espaces où nous travaillons

Les tianguis sont des marchés de tailles différentes qui s’installent une fois par semaine au même endroit. L’usage des rues se voit donc temporairement modifié, et la circulation des véhicules est suspendue ou limitée pendant ces moments pour favoriser la circulation piétonnière et le commerce. Ces marchés sont une composante fondamentale de la vie quotidienne de la ville de Mexico, bien qu’ils soient beaucoup plus nombreux dans les quartiers populaires[3]. Aller au tianguis, s’y approvisionner de toute sorte de produits, y manger, fait partie intégrante du quotidien des personnes qui habitons la ville.

Les tianguis se trouvent généralement dans des espaces peu fréquentés, qui subissent une transformation complète pendant les journées désignées. Ainsi, les expériences de recherche sur lesquelles portent les réflexions présentées dans ce texte se déroulent dans une réalité urbaine qui n’est pas permanente. Lorsque les vendeurs et vendeuses installent leurs kiosques, les tianguis du Chopo et de El Salado prennent forme, abritant ainsi les expériences que nous cherchons à comprendre[4]. En ce sens, les tianguis ne sont pas des espaces fixes et la négociation y est une pratique permanente, ce qui se voit reflété dans les rythmes et les possibilités de nos recherches. Le Chopo et El Salado ont des caractéristiques propres et sont très différents l’un de l’autre. Alors que le premier est, de façon consacrée, un tianguis culturel, le second est un macrotianguis[5] qui ne se définit pas par la réalisation d’activités culturelles, bien que celles-ci soient tout de même présentes, comme nous le verrons plus loin dans le texte.

En nous inspirant du principe de la RAP concernant l’importance de situer le contexte où sont créés de nouveaux espaces dialogiques, nous présenterons ci-dessous les deux tianguis, en mettant l’accent sur le fait qu’ils ont tous les deux été l’objet de contestations et de négociations au fil du temps. Ceci est un élément essentiel à la réflexion puisque, dans le contexte complexe de ces espaces urbains, nous visons le développement de pratiques engagées de construction de connaissances. Bien que formellement, ces tianguis et les personnes qui en font partie ne soient pas reconnus pour leurs revendications politiques (en termes de classe ou de genre), ce sont des lieux traversés par toute sorte de revendications, de mobilisations et de positionnements.

Carte 1

Tianguis culturel du Chopo et Tianguis El Salado

Élaboration personnelle

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Tous les samedis, depuis 1988, la solitaire rue Aldama du quartier Buenavista, au centre de la ville de Mexico, se transforme en lieu de rencontre pour les mélomanes du Rock et du Punk. Ce jour-là, la circulation automobile s’interrompt et laisse la place à un marché de musique, de vêtements et d’objets associés à la culture du rock. Plus de 200 kiosques s’installent en formant d’étroits couloirs par où circulent des personnes arborant une tenue qui reflète leur passion pour la musique. Des scènes temporaires s’improvisent à différents endroits du tianguis pour laisser place à diverses prestations de groupes de musique ou d’autres activités culturelles. Sous une petite toile servant de toit, des personnes anarchopunk exposent des objets issus de l’autogestion qui illustrent les revendications du moment. De plus, tous les samedis, dans la dernière section du tianguis, les habitués (majoritairement des hommes) se donnent rendez-vous afin de remémorer le passé et de discuter du rock des années 1970 et 1980, chargés de boîtes de disques compacts et vinyles. Des femmes fréquentent également l’endroit de façon occasionnelle. C’est avec cette diversité de personnes fréquentant de façon régulière le Tianguis du Chopo que nous avons travaillé durant près de deux ans (entre les mois de mars 2018 et de février 2020).

Ce tianguis est né en 1980 au sein du Museo Universitario del Chopo (Musée universitaire du Chopo), se voulant un lieu d’échange, de commerce et de rencontres entre jeunes personnes passionnées par le rock. Lorsque cette rencontre hebdomadaire est devenue dérangeante pour l’institution, celle-ci les a évincés. Les jeunes ont toutefois résisté et ont refusé de laisser tomber les tianguis du samedi, maintenant le rituel de façon autogérée. Entre 1982 et 1988, le tianguis a changé six fois d’emplacement, s’installant dans des rues, des universités ou des places publiques où surgissaient des disputes avec d’autres acteurs et actrices qui contrôlaient ces espaces (Castillo, Boudreau et Ávila, 2020). En 1988, le tianguis s’est organisé au sein de la Asociación Civil del Tianguis Cultural Del Chopo (Association civile du Tianguis culturel du Chopo-AC) qui a négocié avec les autorités de l’arrondissement de Cuauhtémoc afin de pouvoir occuper la rue Aldama tous les samedis. Depuis, le tianguis a lieu à cet endroit.

Afin de garantir la pérennité du Chopo, les jeunes de l’AC ont renforcé la réglementation de l’espace en limitant la consommation de marijuana et d’alcool et en mettant de l’avant l’aspect culturel du marché. L’objectif était d’ainsi garantir un espace diversifié et inclusif pour toute personne ou tout groupe passionné par la musique. Au fil du temps, le Tianguis culturel du Chopo a été reconnu comme étant le premier espace culturel de rue de la ville autogéré par des jeunes. Sa réputation est telle que des groupes de musique et des personnalités emblématiques de la culture underground à l’échelle mondiale s’y sont produits.

En ce qui concerne le Tianguis El Salado, des jeunes s’y rendent tous les mercredis après-midi pour se réunir au kiosque de pulques[6] tenu depuis 20 ans par Don Celso, un paysan de plus de 70 ans qui n’oublie ni son chapeau ni son sourire. Il possède une terre dans l’État de Mexico où il cultive les agaves d’où provient le pulque qu’il vend au marché. Il installe son point de vente informelle à côté de la Fábrica de Artes y Oficios de Oriente (Fabrique d’arts et métiers-FARO). La rue y est plutôt large et le vent y souffle avec force, sans aucune protection du soleil ni de la pluie, souvent torrentielle, à l’exception des tentes provisoires peu résistantes qu’installe Don Celso et où se rassemblent les jeunes. Sa clientèle provient des secteurs voisins du tianguis et d’endroits plus éloignés. Elle se réunit pour discuter, partager et consommer de la marijuana, du pulque ou d’autres substances ainsi que pour organiser une diversité d’activités. Nous avons travaillé avec ces jeunes à partir de mai 2018 jusqu’en mars 2020, lorsqu’est survenue la pandémie.

Le Tianguis El Salado est situé dans l’arrondissement de Iztapalapa, un des plus grands et plus peuplés de la ville, formé en majorité par des quartiers populaires et comptant sur une grande population de jeunes. Le tianguis a commencé à opérer au milieu des années 70 et est connu pour sa taille (environ 5 km), pour la variété des produits offerts, pour sa grande affluence de même que pour certains événements violents et opérations policières visant à contrôler la commercialisation de produits illégaux.

Le tianguis s’installe autour de la Fábrica de Artes y Oficios de Oriente (Fabrique d’arts et métiers-FARO). Inaugurée en 2000, la FARO vise à ce que les biens culturels, souvent concentrés dans les zones centrales de la ville, soient accessibles aux personnes du secteur, particulièrement aux jeunes. On y retrouve différents ateliers offerts gratuitement (danse, théâtre, sculpture) et des concerts, des expositions et d’autres activités. Bien que les jeunes circulent plutôt librement entre le tianguis et la FARO, les clôtures qui entourent l’institution, les mesures de contrôle pour accéder à ses installations et les restrictions pour y proposer des activités expliquent l’apparition de cet espace de rencontre autour des pulques de Don Celso, qui donne lieu à un processus d’appropriation de l’espace public par le biais d’activités artistiques. Entre plaisir et divertissement, des jeunes de l’est de la ville de Mexico faisant face à différents types d’exclusion y trouvent du soutien, par leur condition commune d’artistes de rue, identité à laquelle ils et elles s’identifient, et de personnes consommatrices de marijuana. Ces personnes y développent une prise de position politique qui s’exerce loin des circuits centraux où ont lieu les mobilisations pour la décriminalisation de la marijuana.

Figure 1

L’espace des pulques, un jour sans tianguis et un mercredi

Photos par Tonatiuh Martínez Moreno

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3. mener une recherche participative dans les tianguis du chopo et de el salado

Le point de départ commun aux deux expériences de recherche à la source de ce texte a été la reconnaissance des intérêts, des expériences et de l’implication active des jeunes qui fréquentent et composent les deux tianguis. Conformément aux lignes directrices du projet TRYSPACES, nous cherchions à mettre en lumière les pratiques transgressives des jeunes dans l’espace public. Ces pratiques se configurent de façon distincte, selon les groupes de personnes que nous rencontrions, soit les mercredis au Tianguis El Salado et les samedis à celui du Chopo. Tout le travail réalisé pendant plus de deux ans de présence régulière aux tianguis a été possible grâce à la flexibilité des délais déterminés par TRYSPACES et à une grande marge d’autonomie pour développer les études de cas. Les principes éthiques et méthodologiques du projet international, soit la reconnaissance des particularités de chaque contexte et la décentralisation, ont également été déterminants. De plus, nous avons pu compter sur une subvention et un calendrier flexible, les produits et les résultats ayant été présentés sur une période de six ans (TRYSPACES, 2019).

Nous présenterons ci-dessous certaines des décisions et des conflits qui ont surgi durant les processus de recherche, ces sujets étant peu abordés par les personnes réalisant des recherches participatives en Amérique latine (Oslender, 2013). À cette fin, nous reprendrons les lignes directrices de la RAP, de l’EP et de l’épistémologie féministe mentionnées au premier paragraphe de ce texte ; plus particulièrement celles qui abordent le caractère relationnel de la création de connaissances et qui reconnaissent le potentiel politique, engagé et transformateur de la recherche universitaire. Ces réflexions sont possibles grâce aux personnes rencontrées dans les deux tianguis, qui nous ont permis de les accompagner, de les écouter et de les appuyer durant quelques années. Nous utiliserons, dans ce texte, les noms ou pseudonymes des personnes qui ont participé aux deux études de cas, conformément aux décisions de chacune d’entre elles et à leur consentement éclairé.

3.1 À la recherche de la jeunesse du Tianguis culturel du Chopo

À la fin de l’année 2017, une chercheuse, un chercheur et une étudiante ayant migré à Mexico depuis plusieurs années en provenance de la Colombie, du Canada et d’un autre état de la République mexicaine, ont formé une équipe de recherche, séduit·e·s par l’histoire du Tianguis culturel du Chopo et par la reconnaissance de cet espace dans la ville[7]. Nous étions tous et toutes intéressées par l’idée d’entamer un projet collaboratif avec des jeunes de ce tianguis et d’étudier leurs pratiques transgressives. Au premier semestre de 2018, nous avons commencé nos visites du samedi au Chopo, dans l’objectif de contextualiser le processus d’appropriation de la rue. En parallèle, nous avons tenté d’établir un contact avec des jeunes qui fréquentaient le tianguis de façon régulière, afin de définir les orientations de notre pratique de recherche et de réaliser certaines productions de façon collaborative.

Les visites au tianguis se réalisaient généralement de façon individuelle par une des autrices. D’autres membres de l’équipe l’accompagnaient parfois. Contrairement au travail de terrain au Tianguis El Salado, il était simple de se rendre au Chopo. L’accès était aisé et nous n’étions pas préoccupées par notre sécurité et notre protection. Nous avons donc intégré les visites du samedi à nos routines personnelles, en nous joignant aux discussions en cours dans les couloirs du tianguis, en écoutant un concert sur la scène de Radio Chopo ou en y achetant un livre, un film ou un disque. Nous avons rapidement observé que les personnes plus jeunes se rendaient au tianguis de façon sporadique, pour acheter des objets spécifiques ou pour un événement précis. Il était donc difficile d’établir avec elles un contact permanent. Ce constat nous a surprises et a eu une incidence sur nos plans et sur nos attentes initiales, ce qui a accru la présence d’incertitude au sein du processus, en accord avec les postulats d’Itziar Gandarias (2014).

Nous sommes toutefois entrées en contact avec des vendeurs de l’Association civile et certains troqueurs, initialement tous des hommes, afin de contribuer à la mise en contexte de la recherche. La relation s’est établie de façon fluide. Certains ont souligné que la communication était plus facile si on abordait des femmes qui n’étaient pas de la ville, prétendant « qu’un mec de la ville de Mexico ne raconterait pas autant de choses » (journal de bord, 3 mars 2018). Grâce à des exercices de réflexivité collective que nous avons réalisés peu après, nous savons que ces moments passés au tianguis ont occasionné des sentiments complexes et partagés, surtout pour les deux femmes de l’équipe. D’une part, des situations d’inconfort se sont produites à la suite de certains commentaires sur notre corps, notre accent ou notre lieu de naissance. D’autre part, habiter cet espace de la ville nous a permis d’affirmer notre autonomie, en allant au-delà de la routine universitaire que nous expérimentions en tant que personnes immigrantes, en partageant notre passion pour la musique et en bâtissant de nouvelles relations d’amitié et de confiance.

Grâce à la collaboration de plusieurs membres du Chopo, de vendeurs, vendeuses et de troqueurs, troqueuses[8], nous avons réalisé deux ateliers collectifs et sept entrevues semi-structurées entre avril et juin 2018. La majorité des personnes participantes étaient des hommes entre 55 et 70 ans. Seules trois femmes nous ont accompagnées lors de la première étape. Les conversations ont porté sur l’histoire du Chopo, avec une emphase sur des événements concrets, à partir de leurs expériences quotidiennes. Les récits étaient accompagnés d’une évaluation de l’impact de près de quarante ans de présence au Chopo sur leur vie personnelle et collective (atelier collectif, 21 avril 2018). De plus, les récits rendaient compte d’une préoccupation fréquente face à la possibilité que la mémoire des fondateurs du tianguis se perde après leur décès. La mort a été, de façon générale, un sujet de réflexion constante[9].

Dans le cadre de ce processus, les personnes participantes ont signé des formulaires de consentement éclairé dans lesquels l’objectif des entrevues était énoncé. La signature de ces documents n’était cependant pas suffisante pour générer une confiance mutuelle. Peu de personnes ont consulté en détail les documents et aucune question n’a été posée quant à leur portée ou à la procédure qui s’y rattachait. Des relations de confiance et de camaraderie se sont construites lors des ateliers, des entrevues et des rencontres fréquentes entre les participants et participantes provenant du Tianguis du Chopo.

Lorsque nous avons mentionné qu’il n’y aurait plus d’entrevues et que cette étape était terminée, certains ont remis en question le fait que leurs mémoires ne serviraient qu’en tant qu’éléments contextuels ou à la rédaction d’un article universitaire. Les participants et participantes nous ont également proposé de poursuivre le projet avec un travail de mémoire collective, afin de donner de la visibilité aux vécus et aux luttes d’appropriation de la rue et de préserver le Tianguis du Chopo en tant qu’espace urbain de rencontre pour les jeunes. Nous avons finalement décidé, en équipe, d’ajuster nos objectifs initiaux en réalisant la recherche avec ces personnes âgées habituées du Tianguis du Chopo et en unissant nos efforts pour partager leurs mémoires. Nous avons (re)situé temporairement notre recherche et nous nous sommes centrées sur le passé, sur les pratiques des personnes habituées du Chopo durant leur jeunesse, afin de les accompagner dans leurs préoccupations et leurs intérêts actuels.

En changeant notre objectif de recherche, il nous a fallu reconfigurer nos postulats initiaux et les reconstruire de façon participative. Tel que Freire l’évoquait (1992), le dialogue a interpellé et a ébranlé nos préconceptions de la recherche. Ce processus de dialogue n’a été ni simple ni harmonieux. Nous avons remarqué que les participants et participantes du Chopo ne formaient pas un groupe homogène. Leurs relations étaient teintées de disputes qui remontaient à des années de désaccord et de conflits. Par conséquent, certaines personnes n’étaient pas disposées à dialoguer ou à collaborer avec d’autres. La plupart des aspects de la recherche (les objectifs, les productions, les personnes participantes, les rôles, les activités et même les horaires) étaient sujets de discorde, ce qui a occasionné des moments d’inconfort au sein de l’équipe. Nous avons parfois douté de la décision que nous avions prise. Nous voir plongées dans les relations de dispute interne du tianguis a représenté un grand défi et il a fallu intervenir pour que la recherche suive son cours sans nous imposer, tout en accompagnant le processus.

L’intégration de femmes et de troqueurs et troqueuses au processus, alors que ces personnes ne faisaient pas partie de l’Association civile, a également représenté un défi. À ce moment, l’apport de la pensée féministe en ce qui concerne la connaissance située nous a permis de nous reconnaître en tant qu’universitaires, modératrices de nouveaux espaces et personnes provenant de l’extérieur, bien qu’engagées pour un travail horizontal. Ceci nous a donné de la légitimité dans le cadre de la médiation entre les membres du Chopo en conflit et nous a permis de parvenir à des accords collectifs concernant la dynamique souhaitée et les productions que nous voulions réaliser conjointement dans cette phase du projet : un livre, une page Web sous forme d’archives de l’histoire communautaire et un registre des collections détenues par les participants et participantes du Chopo.

De plus, les femmes ayant participé aux entrevues nous ont fait part de la présence d’une dynamique masculinisée et machiste dans le tianguis. En guise d’exemple, l’Association civile ne donnait de la visibilité qu’aux propos des hommes, qui étaient majoritaires tout au long du processus historique du Chopo, niant ainsi l’expérience des femmes. À ce sujet, Angélica Venzor a insisté pour être identifiée par son nom et non pas comme étant la partenaire d’une autre personne (entrevue avec Angélica, 2019). Quant à Ana Lilia, elle a dû composer avec le flirt et les moqueries misogynes de ses camarades, particulièrement lors de sa participation à un espace décisionnel du comité. Elle devait faire preuve de plus de sérieux, marquer ses limites et « parler aussi fort qu’eux » (entrevue avec Ana Lilia, 2021).

Certaines des femmes de notre équipe ont même vécu des situations de harcèlement lorsque nous nous rendions au tianguis de façon régulière. Au moment des faits, ces situations ont été abordées comme une question privée qui a été gérée de façon individuelle. Nous avons toutefois discuté de ces situations d’inconfort lors des dialogues intergénérationnels et avons défini certaines pratiques de soin visant à éviter que cela ne se reproduise, comme exposé dans la prochaine section. En résumé, plusieurs conflits sont survenus lors des premiers mois du projet, mettant en évidence l’importance des négociations et des processus de dialogue peu harmonieux et complexes pour les recherches qui appellent à l’horizontalité. En ce sens, il a fallu dépasser le caractère formel de l’obtention du consentement éclairé. Nous avons donc eu recours aux modèles relationnels propres à l’éthique féministe pour aborder les questions de reconnaissance des relations de pouvoir, de lieux d’expression et d’inconfort. Cette approche a été cruciale.

3.2 Le travail avec des jeunes qui consomment de la marijuana dans le Tianguis El Salado

L’objectif de l’étude de cas était de travailler avec des jeunes qui consomment de la marijuana dans l’espace public. Nous voulions identifier des groupes de jeunes qui se réunissent dans des zones résidentielles où se fait sentir la vie de quartier, mais cette idée initiale s’est peu à peu transformée. Nous avons fini par travailler dans le tianguis, situé entre différentes unités de logement social et où cette dynamique de quartier était inexistante. Nous sommes arrivées aux pulques de Don Celso grâce à Tonatiuh, un jeune rencontré lors des activités initiales du projet. Il nous avait parlé avec beaucoup d’enthousiasme de ses amis de El Salado. Nous avions visité le secteur où se tenait le tianguis, mais nous n’avions pas repéré de façon précise le kiosque de pulques de Don Celso, ni le groupe de jeunes qui s’y réunissait fréquemment et avec qui nous avons finalement travaillé.

Une fois que la décision de travailler au Tianguis El Salado a été prise, nous avons mis en place un protocole de sécurité puisque, pour la majorité des membres de l’équipe[10], ce choix impliquait de se déplacer hors des zones qui nous étaient familières. De plus, nous étions au courant que des opérations policières s’y déroulaient parfois et que des situations violentes pouvaient se présenter. Parmi les éléments les plus importants du protocole se trouvaient les points suivants : les visites de terrain ne s’effectueraient pas de façon individuelle, mais bien en duo ou en groupes plus grands ; il fallait aviser le reste de l’équipe en arrivant à l’espace et en le quittant ; il fallait établir un moyen de communication entre nous et avoir sur nous une carte d’identité de l’université. Plus tard dans le processus, nos objectifs, notre empathie et nos interventions, ancrées dans l’épistémologie féministe, nous ont incitées à aller au-delà des questions de sécurité pour adopter un regard plus vaste et intégral à partir de la perspective de soin. Ce regard a surtout permis de reconnaître et d’énoncer les émotions ressenties autant par les membres de l’équipe que par les jeunes avec qui nous travaillions, et d’y réfléchir.

Les jeunes qui se réunissent autour du kiosque de pulques de Don Celso ne le font pas dans un objectif de vente ou de commercialisation d’un quelconque produit[11]. L’objectif est plutôt de partager un pulque, un joint, une bière, pour s’exprimer, partager leurs expériences avec d’autres jeunes de l’est de la ville et pour exposer une diversité d’habiletés liées à leur identité d’artistes de rue. Les personnes qui fréquentent cet espace exercent des pratiques transgressives sous plusieurs ordres ; le premier étant l’ordre légal puisque dans la ville de Mexico, la consommation de marijuana et d’alcool sur la voie publique est considérée comme une infraction. Ces personnes contreviennent également à l’ordre moral en se réunissant et fumant de la marijuana sans se cacher, sans accepter la stigmatisation qui est attribuée à cette pratique.

Dès les débuts du travail de terrain au kiosque de pulques de Don Celso, en mai 2018, des jeunes nous ont mentionné être intéressés à recevoir plus d’informations concernant les changements légaux liés à la marijuana et aux droits des personnes utilisatrices, entre autres. À cette époque, ces jeunes avaient déjà réalisé quelques interventions artistiques au tianguis et planifiaient de mettre à profit l’espace et sa grande affluence en y organisant des activités pour permettre aux artistes de rue fréquentant le secteur d’exhiber leurs réalisations.

À partir de la reconnaissance des intérêts des « sujets d’étude », nous avons commencé à les accompagner et à les appuyer dans la réalisation de leurs activités dans cet espace de rencontre et d’observation. Une personne membre de l’équipe participait parfois en abordant un sujet lié à la thématique de l’événement, à la demande des jeunes qui l’organisaient. L’objectif initial du projet de travailler auprès de jeunes qui consomment de la marijuana dans des espaces publics s’est maintenu, mais la dynamique du travail de terrain s’est adaptée aux conditions du tianguis, qui n’a lieu que les mercredis. Nous avons été surprises par l’utilisation que faisaient les jeunes de cet espace public. Il ne s’agissait pas seulement d’y être, de rouler des joints et de discuter ; il y avait un objectif d’appropriation de l’espace, d’organisation pour donner de la visibilité aux pulques de Don Celso déjà très connus et aux activités qui s’y déroulaient comme la « lutte libre de poésie » ou les « rencontres marijuana de l’est ». Ces projets se sont consolidés pendant que nous réalisions notre travail de terrain. Notre objectif était de démontrer que les personnes qui s’y réunissaient pour boire du pulque et fumer de la marijuana avaient quelque chose à apporter, que c’était de « bonnes personnes », talentueuses et créatives. Cela venait contrecarrer le stéréotype profondément ancré qui associe l’utilisation de la marijuana à la délinquance et à des personnes qui n’ont rien à apporter à la société, surtout s’il s’agit de jeunes provenant de secteurs populaires (Bacca, 2021).

Tout comme nous l’avions fait dans le cadre du travail mené auprès des membres du Chopo, nous avons identifié quels étaient les intérêts des jeunes, nous avons ajusté nos objectifs en conséquence et nous nous sommes préparées à les accompagner dans leurs projets et à comprendre leurs objectifs et leurs revendications, à partir de leur condition d’artistes de rue et de personne consommant de la marijuana. Pendant près de deux ans de visites régulières réalisées en duo ou parfois avec toute l’équipe (deux personnes chercheuses et trois étudiants, étudiantes), nous avons réalisé 20 entrevues auprès de jeunes (8 femmes et 12 hommes) que nous avons ensuite accompagné·e·s dans la réalisation de plusieurs activités dans cet espace de divertissement et de revendication.

L’espace des pulques devenait parfois un lieu de dispute, comme nous avons pu en témoigner durant près de deux ans de travail de terrain. L’endroit est non seulement fréquenté par des jeunes qui se réunissent pour consommer de la marijuana, du pulque et de la bière, mais également par des personnes utilisatrices de substances inhalables[12]. Des conflits y éclatent parfois pour différentes raisons et des coups de fusil à billes ont été tirés à une occasion. Dans de telles situations, les jeunes avec qui nous travaillons insistaient sur l’importance d’ignorer les personnes conflictuelles, de ne pas leur accorder d’attention pour qu’elles réalisent qu’elles n’étaient pas les bienvenues dans l’espace et pour qu’elles partent d’elles-mêmes. À la suite de ces événements ont eu lieu des conversations et des réflexions collectives portant sur l’importance de protéger ce lieu et de ne pas le « condamner » pour pouvoir continuer de s’y réunir et d’y réaliser des activités (journal de bord, 8 mai 2019). De plus, la présence de bagarres et de disputes dans cet espace allait à l’encontre de l’objectif de plusieurs des jeunes qui y organisaient des activités, soit celui de lutter contre la stigmatisation associée aux personnes utilisatrices de marijuana (entrevue avec Irene Flores, 5 février 2019). Une autre des préoccupations qui a été mentionnée est celle de l’accumulation de déchets sur les lieux. De temps en temps, des mesures étaient mises en place pour assurer la collecte de déchets et ainsi éviter des conflits avec le voisinage.

L’espace des pulques est à prédominance masculine. L’endroit est fréquenté par beaucoup de jeunes hommes et bien que des femmes soient toujours présentes, elles sont beaucoup moins nombreuses[13] et n’arrivent généralement pas seules. Si elles le font, elles s’approchent rapidement d’un groupe, particulièrement de ceux où d’autres femmes sont présentes. Dans les entrevues et les conversations réalisées avec de jeunes femmes durant les mercredis de tianguis, elles nous ont mentionné ne pas se sentir complètement à l’aise et en sécurité dans cet espace. Elles sentaient qu’elles devaient demeurer alertes et que ce n’était pas un espace où il était possible de discuter de sujets intimes ou d’exposer leur vulnérabilité.

Nous avons, nous-mêmes, pu ressentir cet inconfort, surtout lorsque des jeunes tentaient de nous séduire, nous adressaient des compliments ou faisaient des commentaires sur notre apparence physique. C’était une situation difficile à gérer pour l’équipe de travail et un des boursiers a même proposé que l’une de nous (celle qui était la plus ciblée dans ce genre de situation) cesse d’aller sur le terrain, option que nous avons rejetée. Encore une fois, nous avons tenté de gérer l’inconfort (Gandarias, 2014), en cherchant à rediriger la communication et la relation avec les jeunes et en reconnaissant notre position en tant que femmes universitaires et jeunes adultes de différentes nationalités qui s’insèrent dans des environnements très masculins et plutôt traditionnels en ce qui a trait aux relations de genre.

De plus, parmi les femmes qui fréquentaient cet espace, certaines entretenaient des relations affectives avec des jeunes du secteur. Lorsque des ruptures avaient lieu, parfois associées à des violences basées sur le genre, des tensions et des préoccupations liées à la possibilité de croiser les jeunes au kiosque de pulques ou à la FARO étaient palpables. Les femmes tentaient alors de rester entourées de leurs amies. Elles ne voulaient pas renoncer à l’espace et développaient des stratégies d’autosoin, se rapprochant souvent des membres de l’équipe. Elles nous informaient de la situation et la surmontaient grâce à ces conversations. L’engagement à prendre soin de soi-même s’est établi de façon collective et non pas seulement à l’initiative de celles qui étaient présentes en tant que chercheuses.

Un autre sujet peu abordé au sein de cet espace, mais reconnu comme un problème, est le fait que les hommes urinaient à une dizaine de mètres du lieu de rencontre des pulques. Ils le faisaient en tournant le dos au lieu de rencontre et en s’appuyant à la clôture de la FARO. Une mauvaise odeur en émanait, ce qui était un autre facteur susceptible de susciter de l’animosité entre la communauté et les jeunes se rencontrant dans cet espace. Quant aux femmes, si le besoin se faisait ressentir, nous pouvions nous rendre aux installations de la FARO pour utiliser les toilettes ou aux endroits payants prévus à cet effet les jours de tianguis.

Le travail de terrain a été traversé par de nombreux moments de tension lorsque les attentes de certaines jeunes personnes avec qui nous travaillions n’étaient pas satisfaites. Certaines en sont arrivées à remettre en question notre présence dans cet espace. Nous en discutions ouvertement avec le groupe de jeunes et de ces conversations ont surgi de précieuses réflexions, non seulement sur le droit d’occuper l’espace public, mais également sur les objectifs que nous poursuivions et sur nos intérêts véritables. Il nous est difficile de pouvoir rendre compte dans ce texte de la richesse de ces échanges, mais nous tenons à souligner notre engagement permanent envers le dialogue comme stratégie de résolution de conflit. Comme mentionné dans la première section, autant dans l’EP que dans la perspective féministe, s’engager pour une horizontalité implique de ne pas sous-estimer ce que cela signifie et d’être toujours prêt à analyser et à ajuster nos pratiques durant le processus de recherche.

Tout le chemin parcouru et notre manière de mener nos pratiques de recherche dans les deux tianguis rendent compte de notre engagement pour générer des connaissances pertinentes sur le plan social (Fals Borda, 2010). Nous soulignons le fait que nos objectifs et nos méthodes ont constamment dû être reformulés et renégociés en fonction des intérêts des personnes avec lesquelles nous avons travaillé, soit les jeunes des pulques de Don Celso ou les participant·e·s du Tianguis du Chopo.

Dans les deux cas, c’est en occupant les tianguis que nos relations liées à la recherche se sont bâties, en intégrant le travail de terrain à nos routines quotidiennes et en créant des liens affectifs. C’est cette approche qui a rendu le projet possible. Comme soulevé dans des réflexions préalables (Ávila et al., 2022), bien que ces recherches aient été menées dans un esprit de camaraderie et d’amitié, et aient généré des relations horizontales et respectueuses, nous n’en avons pas moins été confrontées à des conflits, à de l’inconfort et, à certains moments, à des situations d’insécurité. Cela ne nous a pas non plus empêché·e·s de reconnaître que les deux tianguis étaient des espaces masculinisés, autant du point de vue de la faible fréquentation de personnes reconnues comme femmes que par les manières de tisser les relations qui reproduisaient le mode de sociabilité prédominant.

Ainsi, les orientations féministes qui nous invitent à rendre explicite, dans nos recherches, notre position partielle et située, tout comme la nécessité du soin mutuel (Haraway, 1995 ; Gandarias, 2014), ont été essentielles pour aborder les inconforts, les problèmes et les conflits rencontrés dans le cadre de ces expériences quotidiennes. Nous soulignons ici le fait que plusieurs des difficultés et des inconforts vécus étaient liés à différentes formes d’expression d’une masculinité nocive qui envahit les espaces publics et qui reflète le contexte dans lequel nous vivons, soit celui d’un environnement teinté par la présence de différentes formes de violences contre les femmes, en particulier le harcèlement dans les espaces publics (Flores, 2020).

4. les projets d’intervention : vers la récupération de savoirs et l’ouverture d’espaces

4.1 La mémoire collective et les dialogues intergénérationnels dans le Tianguis du Chopo

Entre 2018 et 2019, nous avons défini de façon conjointe les activités qui visaient à contribuer à la mémoire collective du Tianguis culturel du Chopo. Plusieurs espaces de dialogue ont été créés pour les personnes et les groupes du tianguis qui faisaient face à des discordances et des conflits (atelier, novembre 2018). Nous avons convenu de la réalisation de rencontres portant sur la mémoire collective, les récits de vie et sur la documentation des collections appartenant à diverses personnes et collectifs liés au tianguis. Ces ententes ont été possibles grâce à la légitimité que nous ont donnée certaines personnes, à la confiance mutuelle et au soutien universitaire et international dont a bénéficié la recherche.

Conformément à ce qui avait été convenu avec Abraham Ríos et avec la Commission culturelle, nous avons décidé que la documentation serait produite par le biais de dialogues intergénérationnels (atelier, décembre 2018). Nous avons ainsi établi un partenariat avec le Centro Cultural Arte Obrera-ARO, grâce au soutien de Javier Hernández Chelico (journaliste culturel), et nous avons créé l’atelier « El rock a través de la fotografía y la entrevista » (le rock à travers la photographie et l’entrevue). Nous avons pu compter sur la participation de 16 jeunes personnes (entre 16 et 30 ans) intéressées à connaître le processus ayant mené à la création du Chopo et 16 membres du tianguis qui nous ont partagé leurs savoirs, leurs récits et leurs expériences. Nous avons formé un groupe très diversifié de personnes étudiantes, sans emploi, travailleuses informelles et artistes qui avaient toutes un point en commun, soit la passion du rock et un intérêt marqué pour le tianguis du Chopo[14].

Nous avons travaillé ensemble pendant trois mois, organisant nos horaires pour apprendre, chaque semaine, quelque chose de nouveau à propos de la photographie, des entrevues et des reportages. Bien que l’atelier ait été planifié, les séances et les activités ont, quant à elles, été définies collectivement. Dans le cadre de ce projet, nous avons partagé de façon explicite certaines lignes directrices du soin mutuel afin de garantir le dialogue et le respect entre camarades (atelier, séance 1, 2019). Pour protéger les femmes du groupe face à des situations de violence machiste, nous étions toujours accompagnées lors des visites au tianguis, durant les entrevues ainsi que lors des rencontres collectives. De plus, nous offrions des espaces réguliers pour permettre aux personnes participantes d’exprimer leur ressenti. Heureusement, au cours du processus, nous n’avons pas eu à accompagner de cas de dénonciation pour violence ni à soumettre des cas de résolution de conflit au comité de TRYSPACES. Le processus de réflexion nous a permis de constater qu’il aurait été difficile de surpasser le caractère centralisé et éloigné du Comité d’éthique qui se trouvait à Montréal. Celui-ci est la plus haute instance de résolution des conflits du projet TRYSPACES, dont nous n’avons communiqué qu’une adresse courriel dans les formulaires de consentement éclairé.

Afin de garantir la tranquillité des espaces d’écoute, les entrevues ont été réalisées dans des lieux confortables et significatifs pour les participants et participantes du Chopo. Ce sont les personnes interviewées qui ont choisi ces lieux de rencontre. Nous sommes parvenues à rendre spontanés ces moments d’échange de mémoires et de récits et nous nous sommes soutenues mutuellement lors des rencontres. De plus, les entrevues étaient parfois réalisées en présence d’autres personnes de la famille afin de mieux gérer l’anxiété liée à l’évocation du passé ou à la prise de photographies (entrevues avec Angélica, 2019). Dans leurs récits, plusieurs jeunes ont insisté sur la dimension émotive des moments vécus au tianguis, dans l’objectif d’aider à susciter de l’empathie et à renforcer l’écoute (entrevue de Naim avec Ramón, 2019).

Figure 2

Lors des entrevues avec Tobi et Angélica

La photo de gauche a été prise par Tercero Díaz, et celle de droite, par Manuel Agüero

-> Voir la liste des figures

Selon Leslie, une camarade de l’atelier, la compréhension des récits et des mémoires des participants et participantes du Chopo serait difficile si nous ne ressentions pas la peur, la joie ou la rage qu’ils et elles ont cherché à transmettre (atelier, séance 12, 2019). En ce sens, pour la plupart des personnes participantes, les échanges portant sur les passions des participants et participantes du Chopo pour les disques, les livres, les fanzines et les films ont représenté une expérience formidable (atelier, séance 7, 2019). La transmission de ses sentiments sur la page Web et dans le livre que nous nous sommes engagées à publier est rapidement devenue un objectif primordial. Les processus de dialogue et de reconstruction de la mémoire mis en oeuvre auprès des participants et participantes du Chopo ont favorisé l’intégration de l’approche féministe qui revendique la reconnaissance des émotions dans le cadre d’expériences de vie (Harding, 1996). Ils ont permis de mettre en évidence l’importance des émotions dans les processus d’appropriation de l’espace public dans la ville de Mexico. Certaines des collections et des expériences quotidiennes en lien avec l’art et la production de musique nous ont ainsi permis de comprendre que les langages artistiques sont plus que de simples éléments de diffusion : ils suscitent également des émotions et des significations qui se transmettent sous différents formats et expériences. Nous tenons à mettre en évidence le fait que, quand nous nous reconnaissons en tant que personnes porteuses du sentir-penser, nous contribuons à la configuration d’autres formes de savoirs et appréhendons différemment les expériences de vie (Fals Borda, 2010). Ainsi, les caricatures de Leonardo, les pistes audio des disques collectionnés, les sonorités des concerts sur la scène de Radio Chopo ou les prestations réalisées dans le Couloir culturel du Tianguis ne sont pas que des représentations artistiques ; elles font également référence à des formes d’occuper l’espace, de connaître la réalité et d’établir des relations[15].

De façon similaire, nous avons pu reconnaître, dans les mémoires des participants et participantes du Chopo, la valeur d’une panoplie de savoirs liés à l’autogestion d’espaces et à l’appropriation de la rue dans la ville de Mexico. Les rencontres organisées dans le cadre des ateliers ont aussi constitué une reconnaissance sociale des trajectoires personnelles et collectives de chacun, chacune. De cette façon, les récits personnels ont encouragé l’auto-reconnaissance et la valorisation de leur propre vie. Ana Lilia nous a confié que ce projet lui avait donné confiance en ses connaissances. Elle a pris conscience de la valeur de ses expériences de vie et de ses défis quotidiens en tant que mère punk. C’est pour cette raison qu’elle a pris part à la rencontre Narratrices urbaines de 2019, pour donner une visibilité aux récits de vie des femmes punk de la ville de Mexico.

D’autre part, tout au long du processus de récupération de la mémoire collective et de dialogues intergénérationnels portant sur le Tianguis du Chopo, nous avons mis l’emphase sur la reconnaissance des narrations réalisées et sur la validation collective de celles-ci, nous inspirant du principe de rétroaction systématique de la RAP (Fals Borda 2010). Les participants et participantes du Chopo qui nous avaient partagé leurs récits et leurs expériences ont donc ajusté et validé les narrations produites par les jeunes ayant participé à l’atelier. Ainsi, le long processus de systématisation, la conception du site Web[16] et l’écriture du livre se sont réalisés de façon collective (Castillo et al., 2022), en reconnaissant la multiplicité des voix, des sentiments et des personnes qui ont rendu ce projet possible.

Finalement, tout au long du processus, nous avons insisté sur l’importance des opinions et des savoirs de toutes les personnes participantes, peu importe leur genre ou leur âge. Ceci s’est vu reflété dans la procédure d’obtention du consentement éclairé qui a été adaptée en fonction du rôle ; soit pour les jeunes participants et participantes de l’atelier, pour les personnes qui faisaient passer l’entrevue ou pour les participants et participantes du Chopo qui nous partageaient leur récit de vie. Cela n’a toutefois pas pu garantir l’horizontalité dans tous les dialogues intergénérationnels ; certaines personnes âgées se sont, par moments, imposées aux plus jeunes, en invalidant leur curiosité ou en rejetant leurs propositions (journal de bord, séance 5). Les propos d’Antonio Pantoja illustrent la prédisposition qu’avaient plusieurs des participants et participantes du Chopo ayant pris part à des entrevues menées par de jeunes femmes : « Il y a un moment, j’ai parlé avec des jeunettes, et je suis surpris de voir que leurs recherches ont abouti à la publication d’un livre et d’un site Web, je n’aurais jamais imaginé qu’elles réussiraient à faire cela » (publication sur Facebook, 22 mai 2023). La surprise de Pantoja met en évidence les défis et les possibilités du dialogue intergénérationnel et des processus collaboratifs, en général. Les préjugés et les biais qui traversent les dialogues entravent la reconnaissance des femmes en tant que créatrices de connaissance, en particulier s’il s’agit de jeunes femmes.

4.2 Médiation entre les jeunes et les institutions à El Salado : journées culturelles et artistiques « Vers la légalisation du cannabis »

Depuis la formulation du projet, l’un des objectifs était de promouvoir la participation des jeunes tout au long du processus de recherche, autant dans la production de connaissances que dans le travail d’intervention et de transformation de leurs propres conditions. En ce sens, en tant que projet de mobilisation des connaissances et à la suite des conversations soutenues avec les jeunes que nous rencontrions tous les mercredis aux pulques de Don Celso, nous avons proposé la réalisation d’une série d’événements, de causeries, de concerts et d’expositions de pièces artistiques liées au thème de la régularisation et des usages du cannabis. Ces activités auraient lieu à la Fabrique d’art et des métiers d’art d’Oriente (FARO), du 30 octobre au 20 novembre, organisées conjointement par TRYSPACES, le magazine La Dosis et les jeunes. L’objectif était d’accompagner la discussion sur les projets de réglementation du cannabis au Mexique prévue autour de ces dates, après que la Cour suprême de justice de la nation a jugé inconstitutionnelle l’interdiction absolue du cannabis et à la suite de l’appel à légiférer sur cette question adressée au Congrès de l’Union. À cet effet, nous avons participé à une table de planification, constituée de l’équipe de projet, du personnel de la FARO et de trois jeunes qui fréquentaient régulièrement le kiosque de pulques et y réalisaient des activités artistiques lors des mercredis de tianguis.

Pour la première fois, un groupe de jeunes est entré à la FARO non pas pour assister à un atelier, pour se réunir avec des proches ou, comme il était courant, pour assister aux événements qui y étaient organisés, mais plutôt pour planifier les activités qui y auraient lieu, autour d’un thème d’une grande importance pour eux et pour elles : la possibilité de régulariser le cannabis au Mexique. Il s’agissait aussi de mettre fin à la stigmatisation et la criminalisation des jeunes qui en consomment, en particulier au sein des secteurs populaires. Alcira, Tonatiuh et Irene[17] ont également rejoint le groupe de planification et de coordination. En plus de faire désormais partie de l’équipe d’organisation, ces personnes ont pris en charge certaines activités. Alcira a joué un rôle central dans le processus d’invitation des institutions de la région, en acheminant des lettres, en expliquant en quoi consisteraient les ateliers, en confirmant la participation des personnes et en envoyant la convocation, avec le personnel de la FARO, pour l’exposition d’oeuvres d’art qui aurait lieu dans la galerie de l’institution. Elle a aussi assumé la responsabilité de la conception, de l’impression et de la distribution du matériel de diffusion. Tonatiuh a également participé à la préparation du matériel de diffusion, mais sa tâche principale était de documenter l’événement et de produire un film documentaire qui garderait trace de ces journées culturelles et artistiques. Ce documentaire serait réalisé avec son propre équipement, mais il a toutefois été convenu que le personnel responsable de la diffusion de la FARO aiderait à l’enregistrement audiovisuel des divers événements et partagerait ce matériel. Quant à Irene, elle a apporté le collectif La Lucha, de la rue Pino des pulques de Don Celso, à la FARO. Le jour de l’inauguration des Journées culturelles, elle a commencé à réaliser son activité dans l’espace des pulques, puis l’a déplacée et l’a poursuivie dans les locaux de l’institution. Pour l’exposition à la galerie, Irene, Tonatiuh et un autre jeune ont préparé des vidéos projetées en continu sur des téléviseurs prévus à cet effet, dans le but de communiquer avec la communauté. Les jeunes cherchaient à se faire connaître auprès de celle-ci et à être reconnues comme des personnes qui consomment du cannabis et qui ont beaucoup à apporter.

Le fait que les jeunes aient participé au processus du début à la fin et aient contribué à la prise de décisions démontre un engagement à l’égard de l’une des prémisses de la perspective féministe, à savoir la capacité de respecter les collectivités avec lesquelles nous travaillons (Biglia, 2014), plutôt que d’imposer des dynamiques unilatéralement.

Nous disposions d’un budget autorisé par TRYSPACES pour le projet de mobilisation. Des ressources ont été directement données aux jeunes pour couvrir les coûts des activités mentionnées. Le travail et le temps consacré aux Journées culturelles ont été reconnus par le biais de bourses d’études. D’autres jeunes ont organisé des ateliers et ont également disposé de ressources pour le faire. Pour les jeunes, le fait d’avoir participé à l’organisation de l’événement, d’avoir travaillé de façon horizontale et d’avoir pu gérer les ressources budgétaires a été très important, car ils et elles ont senti notre reconnaissance, ainsi que le fait que nous avons apprécié leur contribution et que nous leur avons fait confiance.

Les personnes de l’équipe ayant un poste universitaire ont fourni le soutien institutionnel, en envoyant les invitations sur papier avec les logos de l’UNAM et en s’adressant officiellement à la direction de la FARO dès le début pour nous assurer qu’elle donnerait son accord à la tenue des Journées culturelles. Il s’agissait d’un rôle de médiation qui a permis aux jeunes d’avoir accès à l’espace alors qu’ils et elles avaient auparavant l’impression de devoir organiser des activités en dehors de la FARO. En effet, bien que prévu pour les accueillir (Chávez et Rojas, 2012), cet espace n’avait jamais laissé de place à leurs initiatives (entrevue avec Baruch, 5 février 2020 ; entrevue avec Marco, 13 octobre 2018). Ce rôle de médiation a permis aux jeunes de « s’approprier l’institution », de l’habiter différemment, à partir d’une position distincte, d’influencer sa dynamique et de faire passer leurs activités de la rue à la FARO. Ce basculement a fait appel à un processus de négociation dans lequel l’équipe a joué à nouveau le rôle de médiation entre l’institution et les jeunes qui ont assumé et respecté l’engagement d’éviter la consommation de cannabis dans l’enceinte de l’établissement, ainsi que l’inhalation de solvants.

À la suite de cet événement[18] qui a duré près de quatre semaines, les jeunes habitués des pulques ont parlé de l’expérience, célébrant le fait que les portes de la FARO leur avaient été ouvertes en tant qu’artistes alors qu’ils et elles en étaient généralement exclues. Certaines personnes ont considéré cet événement comme un moment décisif qui a marqué un avant et un après dans la relation avec la FARO. Il n’a pas été possible de vérifier si ce tournant s’était bel et bien produit, car la fin de l’année est arrivée et, quelques mois plus tard, la pandémie. Depuis la fin du mois de mars 2020, nous avons donc cessé de fréquenter l’espace aussi régulièrement qu’auparavant.

5. nos réflexions finales

Cet exercice de réflexivité, mené à partir de notre expérience dans le cadre de deux projets de recherche sur les processus d’appropriation de l’espace public dans la ville de Mexico, nous a permis d’analyser la portée, les limites et les tensions liées à nos pratiques de recherche. Tout au long de sa réalisation, nous avons pu identifier des apprentissages inspirés de la RAP, de l’EP et de la réflexion féministe qui, selon nous, sont d’une grande valeur pour la réalisation de recherches participatives dans le contexte universitaire actuel, caractérisé par des évaluations constantes et de fortes pressions productivistes.

Nous avons constaté le rôle central qu’a joué, dans les deux expériences de recherche, le principe de création de connaissance socialement pertinente, issu des débats classiques de la pensée critique latino-américaine (Fals Borda, 2010 ; Freire, 1992). Bien que les jeunes ayant participé aux recherches abordées dans ce texte dépassent le sujet politique traditionnel de la RAP, de l’EP et du féminisme, dans les deux cas, nous avons choisi de mener des recherches engagées. C’est une invitation à réaliser ce type de recherche sans se limiter à travailler avec des groupes ayant des revendications politiques traditionnelles ou une ample reconnaissance. Nous croyons qu’il s’agit d’un modèle porteur qui démontre que l’engagement politique, depuis le monde universitaire, peut se concrétiser dans des contextes très diversifiés.

Nous soulignons, de plus, que les processus participatifs de recherche ne sont pas fermés, symétriques ni parfaitement planifiés. Ce n’est pas en lançant des invitations à des activités données[19] qu’on parvient à la reconnaissance de toutes les personnes en tant que sujets de connaissance et à dépasser la dichotomie chercheur, chercheuse-objet de recherche. Bien au contraire, les recherches participatives supposent qu’il y ait une négociation et un dialogue permanents, durant toutes les étapes du processus. En ce sens, il est fondamental de mettre en évidence les situations de conflit et d’incertitudes qui surgissent dans le cadre du dialogue et de la négociation, afin de pouvoir y faire face collectivement, sans en reproduire les hiérarchies et les violences.

Nous avons ainsi constaté que la perspective relationnelle et située de l’éthique, adoptée pour aborder les dilemmes et les conflits, alimentait les mécanismes collectifs, décentralisés et flexibles proposés par TRYSPACES. Aussi, elle permettait d’aller au-delà des critères standardisés et institutionnalisés établis par le Comité international d’éthique. Dans cette perspective, nous croyons que l’éthique du soin doit être au coeur des recherches participatives. Il est important de consolider les espaces de réflexion visant à aborder les inconforts et les conflits afin de nous guider dans l’élaboration de stratégies pour éviter de reproduire la violence, favoriser l’accompagnement et éviter les préjudices.

À titre d’exemple, en mettant en évidence et en rejetant les relations machistes et patriarcales, nous ne cherchons pas à nous victimiser en tant que femmes actives dans des processus de recherche participative, mais plutôt à insister sur le besoin de transformer autant les relations hiérarchiques que violentes qui peuvent surgir dans ces processus. Nous remettons donc en question les normes établies qui nous positionnent comme chercheuses neutres et qui ne tiennent pas compte de l’inconfort que certaines situations peuvent susciter et comment celles-ci peuvent nous interpeller personnellement. Nous faisons appel à des savoirs inspirés du sentir-penser (Fals Borda, 2010), qui reconnaissent la vulnérabilité et visent le soin et le soutien mutuels, en tant que lignes directrices importantes à reproduire dans d’autres pratiques de recherche.

Nous portons également une réflexion sur la reconnaissance de multiples savoirs liés au sentir-penser, particulièrement dans le cadre des projets d’intervention que nous avons définis et réalisés de façon participative. Nous tenons à souligner que, durant toute la durée des deux projets, nous avons dialogué à l’aide d’une multiplicité de langages (narrations orales, écrites, expressions artistiques, entre autres), en mettant en valeur le pouvoir féministe des émotions (Gilligan, 1993 ; Gómez, 2019). Nous sommes également intervenues dans des espaces de diffusion où les personnes participantes des deux études de cas réalisaient des événements, des expositions artistiques et audiovisuelles.

Nous soulignons toutefois que les processus de reconnaissance et de participation étaient différents dans les deux projets d’intervention décrits dans la quatrième section. Par exemple, durant les dialogues intergénérationnels portant sur la mémoire collective du Tianguis culturel du Chopo, nous avons mis l’emphase sur la reconnaissance symbolique et sur la validation collective, en nous inspirant du principe de rétroaction systématique (Fals Borda, 2010). Quant aux Journées culturelles et artistiques pour la régularisation du cannabis, l’aspect participatif de notre pratique a été constant durant la planification et la réalisation des activités. Les décisions ont été prises collectivement, même celles liées à l’exécution et à la redistribution du budget[20].

Les pratiques mises en oeuvre dans les deux études de cas, qui ont privilégié tour à tour différentes dimensions, ne sont que des exemples des avenues possibles menant à la consolidation des processus participatifs. Nous espérons que ces réflexions contribueront à l’approfondissement des recherches participatives à partir d’une perspective féministe. Nous sommes convaincues qu’il ne s’agit pas d’une proposition finale, mais plutôt d’éléments de réponse qui contribuent, de façon continue, à une manière de faire de la recherche et de produire des connaissances qui se distance des formes hiérarchiques et verticales propres au monde universitaire plus traditionnel et orthodoxe.