Corps de l’article

introduction

Comment développer une connaissance partagée, un langage commun, en mobilisant des méthodologies participatives ? Dans un contexte où les différences entre chercheurs, chercheuses, citoyens, citoyennes, et partenaires sociaux et techno-artistiques sont marquées par la présence d’asymétries multiples (dont l’accès aux ressources et aux espaces), comment composer concrètement, dans le cadre d’une recherche participative, avec ces enjeux et ces rencontres pour produire une connaissance collective ? Le partenariat TRYSPACES, dans lequel s’inscrit la recherche collaborative sur les pratiques de l’espace public de jeunes Nord-Montréalais dont traite cet article, proposait de coproduire des connaissances avec les jeunes. C’est dans ce contexte que mon équipe et moi-même[1] nous sommes mis à réfléchir à la façon de développer une recherche collaborative à Montréal-Nord, un territoire sursollicité par la recherche et largement stigmatisé dans les médias (Jolivet et al., 2021 ; Vogler, 2020). Cette conjoncture particulière nous a conduits à nous interroger sur ces questions tout au long du processus de recherche. Pour y répondre, il nous a fallu dans un premier temps opérer une distinction entre les intentions et les réalités du travail collaboratif, car si les intentions qui motivent ce type de recherche (production de savoirs plus justes, moyens de collecte plus éthiques, accès plus étendu aux données) teintent inévitablement les méthodologies employées, elles ne peuvent se soustraire aux réalités de la collaboration et aux rapports de pouvoirs que celles-ci rendent visibles. La collaboration matérialise en effet bien souvent les asymétries dont les partenaires sont porteurs et qui, si elles ne sont pas nommées, limitent les potentiels réels de ces échanges. Il importait donc non seulement de les identifier dès le début de la collaboration, mais surtout de les nommer pour l’ensemble des personnes impliquées. Par ailleurs, la définition des intentions des partenaires ne pouvait se limiter à la reconnaissance des postures épistémologiques et sociales de chacun et chacune, et supposait également d’identifier les intérêts collectifs ainsi que les intérêts propres à chaque type de partenaire. Comme le rappelle White, « la collaboration “participative” combine des ressources humaines et matérielles autour d’un objectif commun qui profite à tous les participants du projet, mais pas nécessairement pour les mêmes raisons » (2011 : 331). S’il peut sembler contre-intuitif d’identifier des intérêts situés en tant qu’éléments centraux de la collaboration, notamment dans le cadre de travaux qui mettent souvent de l’avant les valeurs collectives de ces rencontres, nous verrons dans cet article que l’exercice peut se révéler un outil efficace pour naviguer entre les différentes asymétries et ainsi créer de nouvelles formes de dialogue, ancrées dans une réelle plurivocalité.

Le travail collaboratif nécessite par ailleurs la prise en compte des éléments contextuels et relationnels de la construction des savoirs (Gilligan, 1977) car les approches collaboratives ne neutralisent pas les rapports de pouvoirs inégaux et peuvent au contraire les expliciter. On verra dans cet article que pour dépasser ces tensions, les personnes impliquées dans la recherche disposent d’une série de compétences spécifiques qu’ils et elles peuvent acquérir ou mobiliser. Pensons notamment à la mobilisation simultanée de compétences, comme la connaissance suffisante des univers de chacun (identification des ontologies (White et Gratton, 2017)) et des langues vernaculaires des uns et des autres (de Sousa Santos, 2014), mais également aux compétences liées au care comme capacité de se soucier de l’autre (Samanani, 2021) et du travail collectif à produire (de Sousa Santos, 2014), ainsi que la capacité de développer des compétences de traduction interculturelle (capacité à communiquer avec l’autre au travers des différences). L’ensemble de ces compétences peuvent permettre à une collaboration de fonctionner malgré les asymétries de pouvoir. Les pages qui suivent proposent à cet effet des éclairages pratiques sur les enjeux qui surgissent lors de la production de recherches collaboratives. Je reviendrai dans une première partie sur une définition des notions de recherche participative et collaborative. Ce temps de définition permettra d’interroger la façon dont ces formes de recherche oscillent entre la quête de légitimité du chercheur et la production de savoirs plus complexes et mieux ancrés dans les réalités sociales observées. Après une présentation du territoire dans lequel a eu lieu l’étude de cas de notre équipe et de son contexte d’émergence, je montrerai dans quelle mesure la méthodologie mobilisée dans le cadre de cette étude a été influencée par une recherche de justice épistémique et par la mobilisation d’une éthique du care. La deuxième partie de l’article présentera les moyens méthodologiques concrets mobilisés au cours de la recherche pour la construction d’une collaboration en contexte de forte asymétrie. J’y présenterai les outils que nous avons développés pour contourner les asymétries d’accès aux ressources et les asymétries spatiales — notamment par l’usage de la librairie Racines comme point d’ancrage et la mobilisation à la fois d’espaces numériques et de « brave spaces » — pour rendre possible les échanges au cours de notre travail. Enfin, j’expliquerai dans quelle mesure il a été possible, à travers une réflexion sur nos ontologies respectives et sur l’adoption d’une éthique du care, de contourner, et parfois même de dépasser, certaines des asymétries en question par la construction d’un dialogue entre les partenaires. Dans cet article, construit à partir d’une étude de cas réalisée en équipe, c’est cependant depuis ma perspective et ma voix de chercheuse que seront évoquées cette méthodologie collaborative et son élaboration[2].

I. concevoir une recherche collaborative à montréal-nord

La recherche dont il est question dans cet article a été réalisée dans le cadre du partenariat TRYSPACES, qui repose sur un principe de collaboration multiscalaire entre quatre métropoles : Paris, Hanoï, Mexico et Montréal. Ce partenariat regroupe des équipes de recherches plurielles et multidisciplinaires composées de professionnels et professionnelles, de chercheurs et chercheuses et de personnes résidentes et usagères des espaces étudiés. Toutes et tous sont réunis autour d’une problématique commune : l’étude de l’expérience urbaine des jeunes et une meilleure compréhension de la notion de transgression à laquelle ces mêmes jeunes sont assignés et/ou s’identifient dans leur pratique de l’espace public. Considérant la complexité de cette expérience, déterminée autant par la dimension matérielle de l’espace que par celle, plus subjective, des imaginaires urbains (Kapo Touré, 2020), notre collaboration a tenté de dénouer le commun tout en dénouant le particulier. On trouve ainsi, parmi les principes qui fondent le partenariat, la nécessité de mener les recherches en collaboration avec les acteurs et actrices des territoires dans lesquels elles sont produites. Cet objectif s’ancre dans un principe de pluralisme ontologique (Harding, 1991 ; de Sousa Santos, 2014 ; Querejazu, 2016) et prend appui sur une conception relationnelle des savoirs.

1.1 Définition de la collaboration et présentation du territoire

L’expression « recherche collaborative » renvoie à une variété de méthodologies qui changent en fonction des disciplines, des objectifs de la recherche, de ses impératifs et de ses contextes de réalisation (Phillips et al., 2013). On trouve ainsi des recherches motivées par des considérations d’ordre épistémologique, éthique ou politique, et qui souhaitent diversifier la nature des savoirs produits (Appadurai, 2006 ; Spivak, 2009 ; Fricker, 2007), tout comme des recherches animées par la volonté de diversifier les modes de collecte de données. Dans ces cas, la collaboration permet aux chercheurs et chercheuses d’accéder à des données plus justes du monde social sans que les personnes collaborant ne participent à l’élaboration de la problématique de recherche ou à l’analyse des données (Haklay, 2013). Les recherches collaboratives soulèvent ainsi la question du niveau d’engagement des participants et des participantes, dont l’implication varie selon les types de recherches réalisées et selon la capacité des partenaires à mener des collaborations et à céder certains champs de leurs expertises (Godrie et Dos Santos, 2017). S’interroger sur ces modalités en amont du travail collaboratif, mais également au cours de celui-ci, permet de mener des recherches réalistes et à même de faire face aux obstacles rencontrés sur le terrain.

Quelle que soit sa forme, la recherche collaborative suppose une rencontre entre des ontologies et des savoirs situés, qui sont souvent marqués par la présence de rapports de pouvoirs asymétriques. Les épistémologies féministes et décoloniales ont produit à ce sujet une riche littérature permettant de penser les conditions de la rencontre des savoirs dans des contextes traversés par des rapports de pouvoirs asymétriques (Tronto, 1993), mais aussi dont les ontologies sont distinctes (de Sousa Santos, 2014 ; Falcón, 2016). Enfin, nous le verrons, ce travail requiert toute une série de compétences, dont notamment celle de saisir autant ses propres fonctionnements (capacité de (dé)centration) que ceux de l’autre (empathie cognitive, compétences interculturelles). Cela suppose donc de s’ouvrir à de nouvelles cosmovisions du monde (de la Cadena, 2007), mais également à de nouvelles perspectives analytiques et de nouvelles méthodes de construction des connaissances.

Pour comprendre la genèse de cette étude de cas menée à Montréal-Nord, il faut revenir à la première année du partenariat TRYSPACES, en 2017. Dans le but d’entamer la collaboration entre les équipes de Montréal, nous avions alors réalisé une revue de littérature portant sur le traitement des enjeux de déviance et de transgression à Montréal depuis les années 1980. À l’issue de cette recension des écrits de sciences sociales, lorsque les variables « transgression » et « territoire » étaient croisées, un seul territoire montréalais demeurait : Montréal-Nord, l’unique territoire explicitement associé à la transgression, ce de manière constante depuis les années 1980. Il nous a alors semblé important, dans un contexte marqué par une forte critique sociale portée par la jeunesse de ce territoire, d’identifier l’arrondissement comme un potentiel terrain pour une étude de cas TRYSPACES.

Montréal-Nord est un arrondissement « où se croisent les espaces délaissés et les espaces de créativité » (Manaï et Bensiali, 2019 : 130). S’il se distingue aujourd’hui par son taux élevé de défavorisation (Heck et al., 2022) et par l’importante stigmatisation sociale et territoriale dont il fait l’objet, il est aussi un espace de visibilité pour de nombreuses initiatives citoyennes et structures communautaires innovantes. L’arrondissement a ainsi été le lieu de mobilisations antiracistes, nées au lendemain de la mort de Freddy Villanueva — un jeune résident tué en 2008 au cours d’une intervention policière — et est également le berceau d’initiatives citoyennes reconnues, telles que Montréal-Nord Republik, Hoodstock ou encore la librairie Racines. Il reste cependant marqué par l’image négative dont il fait l’objet depuis les années 1980, à savoir celle d’un « ghetto » (Vogler, 2020), régulièrement qualifié de « Bronx »[3] de Montréal, en référence au quartier New-yorkais du même nom. Les jeunes résidents racisés de cet arrondissement sont associés à des pratiques délinquantes, voire criminelles (Sallée et Décary Secours, 2020), association qu’on retrouve tant sur la scène médiatique que sur les scènes politique et militante locales (Jolivet et al., 2021).

Pour répondre aux tensions locales associées à la présence de groupes de jeunes criminalisés, la politique de l’arrondissement s’est historiquement orientée vers la mise en place de mesures de contrôle de l’espace public qui se sont traduites par une surveillance quasi permanente des activités des jeunes et, notamment, de celles des jeunes hommes racisés (Rutland, 2020). On pouvait ainsi trouver jusqu’en 2018, dans les rues de l’arrondissement et aux abords de ses lieux publics, des panneaux installés par la municipalité interdisant aux jeunes de flâner (figure 2). Cette interdiction de flâner existe dans d’autres arrondissements montréalais, mais elle prend une forme particulière à Montréal-Nord. Ces dispositifs d’interdiction s’accompagnent en effet d’une forte présence policière, mais aussi d’autres dispositifs informels mis en place par des résidents et résidentes du quartier, telles que des affiches installées sur les portes d’immeubles interdisant la présence des jeunes aux abords des immeubles et sur les marches de leurs entrées (figure 1).

Des installations urbaines, dont des grillages installés dans le but de limiter la circulation de groupes de jeunes aux abords des ruelles, ont également été installées dans les secteurs plus marqués par les tensions comme le nord-est de l’arrondissement. La multiplication de ces dispositifs de contrôle de l’espace a donné lieu à de vives contestations de la part des personnes résidentes, mais aussi de la part de militants et militantes antiracistes. Ce contexte a également suscité un vif intérêt à l’égard de Montréal-Nord et de ses populations chez les chercheurs et chercheuses en sciences sociales, le territoire faisant régulièrement l’objet d’études en travail social, en sociologie ou encore en études urbaines. Cette dynamique a entraîné dans la population locale un important sentiment de défiance vis-à-vis des projets de recherche, qui sont perçus comme extractivistes et sans réelle incidence sur la transformation des conditions de vie des habitants et habitantes[4]. Les jeunes partenaires de notre étude de cas évoquaient à ce sujet une certaine frustration face à des travaux qui n’évoquaient que très peu l’ensemble des problématiques de stigmatisation, de relégation spatiale et de racisme vécus par les résidents et résidentes et qui, à leurs yeux, sont pourtant centrales pour expliquer les enjeux du territoire.

Ici, on n’est pas valorisé. Quand je regarde la situation et ce qu’on en dit, je me dis que c’est un problème qu’on refuse d’adresser alors que c’est central

Léana, Atelier Racines, avril 2019

C’est dans ce contexte que l’équipe et moi avons composé notre étude de cas. Deux des membres de l’équipe de recherche portaient par ailleurs déjà un certain intérêt à ce territoire et j’étais moi-même impliquée depuis quelques années dans les activités de la librairie Racines, une librairie féministe et antiraciste qui a été l’objet de mon terrain d’étude de maîtrise et qui deviendra par la suite partenaire dans l’étude de cas. J’occupais également, au moment de la recherche en 2019, le poste de coordinatrice de la Table de concertation jeunesse de l’arrondissement, une table multisectorielle regroupant des organismes et des professionnels et professionnelles spécialisés sur les enjeux jeunesse du territoire. Mon collègue Chakib Khelifi, deuxième membre de l’équipe de recherche, entamait pour sa part un terrain d’étude comparatif à Montréal-Nord dans le cadre de sa thèse doctorale qu’il effectuait sous la direction de Violaine Jolivet, elle-même troisième membre de l’équipe. La présence régulière de Chakib Khelifi sur le terrain nous a permis de faire la rencontre des cinq jeunes partenaires du projet, que nous nommerons dans cet article Sam, Léana, Rayan, Liam et Jean[5]. Tous ensemble, et depuis nos positions respectives, nous en sommes arrivés à partager le même constat : l’absence de la perspective des jeunesses locales dans le traitement des problématiques du territoire. Ce constat nous a poussés à construire notre étude de cas en laissant la place aux premiers et premières concerné·e·s d’en parler, animés que nous étions par une volonté de produire des connaissances plus justes et étoffées sur ce territoire et ses jeunesses.

Figure 1

Affiche interdisant de flâner à l’entrée d’un immeuble résidentiel, Montréal-Nord, mai 2019, Célia Bensiali.

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Figure 2

Affiche anciennement présente dans l’arrondissement interdisant de flâner, Violaine Jolivet, 2017.

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1.2 Produire du savoir autrement sur le territoire

L’ensemble de notre travail de recherche a fait l’objet d’une réflexion sur la nature de la collaboration que nous souhaitions mener ainsi que sur la méthodologie à mobiliser pour y parvenir. Cette réflexion a été réalisée en collaboration avec les cinq jeunes partenaires et à partir de leurs objectifs. Il importait à ces derniers et dernières de travailler d’une part sur leurs expériences urbaine et sociale, largement marquée par la présence d’inégalités et par un vécu de marginalisation attribuable à la racisation vécue en tant que jeunes issus de communautés afro-descendantes ou musulmanes, mais d’autre part, de traiter de l’exclusion économique et de la marginalisation territoriale ressentie à la fois hors et au sein même de leur arrondissement. Il était donc important que leur participation puisse faire entendre leurs voix et taire les clichés sur les jeunesses de Montréal-Nord :

J’ai remarqué quand j’étais plus jeune, je faisais aussi de la censure, parce que je ne disais pas que je venais de Montréal-Nord… Je disais juste Montréal. Parce que si tu montrais ton lien avec Montréal-Nord, mettons sur ton CV, et bien ils associaient ça automatiquement aux révoltes ou « émeutes » qui avaient lieu, et donc à la violence (…) Ils disaient qu’il y avait des gens qui faisaient plus de drogues, et il y avait les jeunes qui n’ont pas d’avenir, des gens qui n’ont pas de classe, c’était vraiment tous ces clichés-là qu’il faut défaire (…)

Léana, Entretien, juin 2019

Pour Sam, sa participation au projet avait également pour but de faire entendre à la municipalité les voix des personnes résidentes racisées. Marqué par les négociations entourant la réalisation de la place de l’Espoir, une place publique érigée près du lieu où a été tué le jeune Freddy Villanueva, et par les récits qui entourent sa signification, Sam souhaitait notamment prévenir la répétition de ce type de situation :

Là on est sur la place de l’Espoir qui est supposée s’appeler la place Freddy. Il y a eu beaucoup de problèmes autour du nom de cette place, les personnes à la ville, puis surtout les autorités, pensaient que notre volonté de l’appeler la place Freddy était une façon de se battre passive agressivement genre… il y a eu beaucoup de débats autour du nom de la place et puis à la fin ils ont fait une sorte de compromis. Sauf que je pense que c’est un compromis dans lequel les gens du quartier ont perdu. À la fin ça s’est appelé la place de l’Espoir.

Q : Pourquoi tu m’as emmenée là ?

R : Juste que c’est une des histoires qu’on connaît le plus à Montréal-Nord et aussi à l’extérieur de Montréal-Nord. Quand Freddy s’est fait tirer dessus justement par la police. Ici, c’est un des trucs dont les jeunes vont se souvenir : qu’il faut toujours faire attention avec l’autorité, vu qu’ils sont partout et que les jeunes ont subi du profilage (…) Pour nous, c’est un rappel à nous-mêmes, pour se dire qu’il faut faire attention (…) Étrangement, quand ça a été ouvert, la place de l’Espoir (il fait une grimace), ses parents (à Freddy) n’ont même pas été là, ils étaient fâchés, je pense…

Sam, Entretien, juillet 2019

Se détachait également des témoignages une volonté de rendre compte de représentations et d’expériences positives des lieux de leur quartier de résidence ;

Ici, il y a des fêtes des voisins, on partage des repas ensemble, c’est super convivial (…) L’esprit magnifique de Montréal-Nord, c’est ça aussi. C’est le parc Henri-Bourassa, c’est Pizza New York. C’est des places qui sont totalement adaptées à toi, et c’est des places qui se transmettent

Rayan, Atelier Racines, avril 2019

C’est donc en toute conscience du lien entre la capacité de « production des savoirs et inégalités sociales » (Godrie et De Santos, 2017 : 7) et de l’unilatéralité des représentations des jeunesses nord-montréalaises que les jeunes ont choisi de participer à cette étude de cas. Cette recherche constituait à la fois un outil d’émancipation épistémique et un moyen de produire un savoir « légitime » sur eux et elles-mêmes.

1.3 Les défis de la collaboration dans le contexte de notre étude de cas

Les premières personnes à avoir intégré l’équipe de l’étude de cas ont été les chercheurs, les chercheuses et les partenaires socio-artistiques, déjà affiliés au partenariat TRYMONTRÉAL en amont de la création de notre projet. Sam, Léana, Rayan, Liam, Jean et la librairie Racines se sont joints à l’équipe par la suite, une fois le territoire de l’étude et l’objectif commun aux autres études de cas montréalaises identifiés.

Dans le cadre des recherches participatives, et notamment de celles qui souhaitent être participatives à toutes les étapes du processus de recherche, il est courant que les expertes et experts citoyens se joignent au projet au même moment que les chercheurs, les chercheuses et les autres partenaires. Dans notre cas, l’investissement nécessaire pour la recherche et la tranche d’âge choisie (jeunes adultes âgés entre 18 et 25 ans) a ralenti un peu le recrutement et a nécessité une préparation en amont de notre part. Il fallait tout d’abord trouver des jeunes résidents et résidentes intéressés par un processus de recherche collaboratif, mais aussi des personnes disponibles à mener une collaboration s’échelonnant sur plusieurs années. Par ailleurs, la phase de recrutement s’est avérée parfois plus complexe que prévu, notamment auprès des jeunes femmes qui étaient moins interpellées par la recherche et le type de partenariat que nous proposions à travers la collaboration avec nos partenaires socio-artistiques.

À l’époque, nous avancions trois arguments lors du recrutement. D’abord, que nous menions une recherche la plus horizontale possible, au sein de laquelle les personnes recrutées seraient des collaborateurs et collaboratrices reconnus. Ensuite, que la recherche impliquait la possibilité de collaborer avec nos partenaires socio-artistiques, CREO, le studio Affordances et la Société des arts technologiques (ce partenaire n’est toutefois pas resté tout au long de la recherche). La collaboration avec des partenaires réputés du domaine du jeu vidéo a constitué un argument de taille pour l’investissement des jeunes hommes impliqués dans le projet, ceux-ci ayant eux-mêmes des pratiques artistiques personnelles : Liam et Jean composent de la musique et Sam est un artiste visuel. Quant à elles, les jeunes femmes avec lesquelles nous étions en contact étaient pour la plupart déjà très impliquées dans des activités parascolaires ou communautaires. À l’exception de Léana, elles ont ainsi toutes fini par ne pas se joindre au projet ou s’en désengager. Léana étant elle aussi une artiste, elle s’est sentie interpellée par la possibilité d’agir à titre de rédactrice pour les productions numériques du projet. Enfin, le dernier argument qui nous a permis d’assurer une participation constante des jeunes a été notre engagement à leur verser une rétribution pour leur travail et pour leur implication (voir section 3.1).

L’intégration de la librairie Racines comme partenaire est venue du besoin de se doter d’un espace physique à Montréal-Nord qui soit accessible en hiver — pour que l’on puisse y tenir nos rencontres —, mais aussi appropriable par les jeunes, puisqu’il s’agissait là de l’une des problématiques associées au territoire que nous tentions de contourner : l’absence d’espace de socialisation pour les jeunes du quartier (voir section 3.2).

Enfin, l’ensemble des partenaires étaient animés par une volonté de « faire autrement ». Comme chercheurs et chercheuses, nous souhaitions produire des connaissances différentes sur un territoire très largement couvert par des travaux de sciences sociales. Nos partenaires socio-artistiques, deux firmes de jeux vidéo ludiques, CREO et Affordances — partenaires affiliés à l’ensemble du projet TRYMONTREAL —, souhaitaient eux aussi produire des contenus numériques et ludiques découlant d’un processus collaboratif, en intégrant la personne usagère et ses perspectives dans le processus de conception de leurs jeux vidéo. Ils souhaitaient également opérer un transfert de connaissances avec les jeunes de Montréal-Nord, en exposant ces derniers à l’univers de la conception du jeu vidéo. Les jeunes résidents et résidentes étaient pour leur part animés par le désir de produire une recherche plus juste et de faire entendre leurs voix. Pour toutes et tous, il s’agissait de transformer la mise en récit produite sur les jeunesses de l’arrondissement et, notamment, d’empêcher l’association de ces jeunes aux pratiques transgressives auxquelles s’adonnent d’autres qu’eux, comme ceux qu’ils appellent les « tontons » :

C’est les tontons qui vendent de la drogue ; d’ailleurs je n’ai jamais vu quelqu’un de mon âge aller là-bas

Liam, Atelier Racines, juin 2019

Les recherches collaboratives n’effacent cependant pas les asymétries et les hiérarchies qui existent entre les savoirs (Godrie et De Santos, 2017 : 8) ; à ce titre, notre collaboration a fait face à de nombreux défis liés entre autres aux asymétries de ressources et d’accessibilité, mais aussi à des enjeux de compréhension entre les partenaires. Ces incompréhensions et asymétries ont donné lieu à des moments de tension, mais aussi à des moments de confusion lors d’échanges entre les partenaires, ce qui a parfois mis en péril la collaboration. L’ensemble de ces enjeux a cependant été d’un même coup constitutif de notre méthodologie de travail, une méthodologie sensible aux asymétries et axée sur une éthique du care.

II. saisir et expliciter les asymétries pour penser les conditions du dialogue

Le processus présenté dans les lignes qui suivent n’est pas linéaire et a nécessité de constants ajustements tout au long de l’enquête (Boudreau et coll., 2023). Il s’est déployé en trois étapes qui nous ont permis de mettre en place les conditions d’un travail collaboratif réaliste et fonctionnel, bien que non dénué de conflits et d’enjeux. La première étape relève ainsi d’un exercice de (dé)centration (White et Gratton, 2017) et d’explicitation des positionnements des différents protagonistes et devait permettre de relever, d’expliciter et de communiquer les asymétries ainsi que les différentes ontologies qui composent le collectif de recherche nouvellement formé.

2.1 Exercice de centration et d’explicitation des positions et asymétries des membres

La volonté de collaborer ne garantit pas que les membres sont conscients de leurs positionnements et de leurs subjectivités, ce qui peut constituer un frein aux échanges. Comme le notent White et Gratton, en l’absence d’un « cadre d’analyse commun, chacun analyse les situations selon son idéologie personnelle, disciplinaire ou politique, et selon des impressions ou des informations partielles » (2017 : 64). Dans des contextes interculturels — c’est-à-dire appelant à la rencontre de différentes ontologies —, ces positionnements peuvent limiter les potentiels de collaboration. Notons que l’exercice s’applique autant aux acteurs et actrices qui ont déjà mené un travail réflexif vis-à-vis de leur positionnement qu’à celles et ceux qui entament ce type de réflexion pour la première fois. Car les positionnements, situés et contextuels, sont sujets à variation : rien ne doit jamais être tenu pour acquis. L’exercice nécessite pour cette raison d’être réalisé et répété pour chaque rencontre avec un nouveau partenaire puisque les postures d’un même individu peuvent varier selon les contextes et les interactions spécifiques.

Au cours de notre travail de recherche, il a ainsi parfois été plus difficile de faire réaliser aux chercheurs et chercheuses, ou encore aux membres qui avaient déjà mis en place des méthodes de réflexion sur soi, l’importance de reproduire l’exercice à différents moments de la recherche, même lors de rencontre de partenaires avec lesquels les différences semblent moins marquées. Ce cas de figure s’est notamment présenté au cours des premières rencontres entre les partenaires socio-artistiques et l’équipe de recherche, soit avant que les jeunes n’intègrent le projet. Ces premiers échanges ont été marqués par de nombreuses tensions liées à la présence de préjugés sur les univers professionnels respectifs, mais aussi à des modes de communications distincts, notamment entre les partenaires français et québécois. Ces échanges auront pourtant constitué un élément clé des prémices de notre travail collaboratif, nous rappelant à toutes et tous que la conversation et la collaboration nécessitent également des tensions qu’on pourra dépasser à travers la recherche de compromis entre les différents intérêts et modes de fonctionnement.

Pour y parvenir, ce que White et Gratton nomment « exercice de centration » permet « aux participants de réaliser une prise de conscience sur l’influence de leurs propres appartenances et de leurs préjugés possibles (2017 : 65) » et des impacts potentiels de ces derniers au moment de la rencontre avec l’autre. Dans des contextes de forte asymétrie, l’exercice constitue un moyen concret de mettre en évidence et de remettre en question ce que Gramsci désigne comme le rapport de force de « l’hégémonie culturelle », c’est-à-dire qu’il s’agit d’une manière de relever dans quelle mesure l’absence de réflexivité de certaines personnes collaboratrices vis-à-vis de leurs savoirs ou de leurs ontologies, perçus comme relevant du « sens commun », traduisent les « dimensions culturelle et morale de l’exercice du pouvoir (Hoare et Sperber, 2013 : 93) ». L’exercice de centration permet donc une prise de conscience à la fois des rapports de force qui existent au sein de la collaboration et des différences de perspectives. Il permet enfin d’appréhender autrement les incompréhensions, celles-ci n’étant plus « un obstacle à la communication, mais l’une des conditions de la compréhension elle-même (White, Gratton et Agbobli, 2017) ».

Dans le cadre de notre recherche réalisée à Montréal-Nord, l’équipe et moi avons mené ce travail de centration auprès des différents partenaires en amont de nos rencontres de groupe. Le travail de centration est généralement réalisé grâce à des échanges avec des personnes responsables de la production d’un travail de care (Middleton et Samanani, 2020), c’est-à-dire des personnes avec qui la communication est préalablement établie et avec laquelle une certaine confiance existe déjà. Il est en effet important que toutes les personnes impliquées se sentent en confiance, ou du moins comprises, lors de cet exercice. Dans notre cas, c’est moi qui ai été responsable de réaliser ce travail au début du projet en raison de ma proximité avec l’ensemble des partenaires impliqués. J’étais en effet la seule chercheuse à être régulièrement présente à Montréal-Nord, ce qui me donnait accès à une meilleure connaissance de la localité et des subtilités de son quotidien. Ainsi, en expérimentant le quartier à la fois comme « jeune » (pendant mes études de maîtrise), mais aussi en tant que membre de « l’administration communautaire » (durant mon expérience de travail à la Table de concertation jeunesse), j’ai été en mesure d’écouter et de vivre les tensions comme la convivialité qu’évoqueront parfois les jeunes lors de nos ateliers.

Partager les espaces urbains que nous étudiions ensemble hors des temps de la recherche a donné lieu à la construction de liens particuliers entre les jeunes et les membres de l’équipe. Dans mon cas, je me souviens d’un événement qui s’est produit au début de la recherche, au cours de l’hiver 2019. Sam, Liam, Jean et moi-même étions en route pour une activité à Montréal-Nord. J’ai proposé que notre groupe prenne une collation pour ensuite attendre le bus au dépanneur situé près de l’arrêt ; il s’agissait d’un endroit où j’avais pris l’habitude d’attendre lorsque, comme ce jour-là, les journées étaient très froides et le bus était en retard. Cette fois-ci, pourtant, le propriétaire nous demanda violemment de quitter les lieux, inquiété par notre présence qu’il qualifia de dérangeante pour sa clientèle. Mon expérience à Montréal-Nord aux côtés des jeunes hommes participant au projet est remplie de moments comme celui-ci, que cela soit dans des espaces publics de l’arrondissement, au café du coin ou simplement sur un banc du parc. Le fait d’être témoin de ces moments d’exclusion et de la mise en marge du monde de ces jeunes n’a pas été pour moi une révélation de ces injustices, mais a tout de même contribué à créer un étrange lien entre eux et moi. En effet, le partage de ces expériences avec une personne qui ne vivait pas leurs réalités a d’une certaine manière permis de les rassurer sur le fait que j’allais être en mesure de les accompagner dans l’exercice « de traduction » de leurs expériences, notamment au cours des ateliers avec les autres partenaires.

Mes journées passées à coordonner la Table de concertation jeunesse me donnaient quant à elles l’occasion de mieux comprendre les défis auxquels étaient confrontés les travailleurs et travailleuses communautaires, mais aussi les parents inquiets, ou encore les policiers et policières de quartier, dont certains étaient réellement décidés, du moins à l’échelle individuelle, à « faire autrement ». Cette proximité avec les « autres » de Montréal-Nord, soit les adultes et les porteurs et porteuses de pouvoir local, m’a permis de faire l’expérience et de développer une meilleure compréhension des nuances qui rythmaient leurs échanges avec les jeunesses du territoire — particulièrement celles perçues comme transgressives —, combinaison de proximité, de convivialité, et d’appréhension mutuelle.

Parallèlement à tout cela, j’étais étudiante à l’INRS, un monde très éloigné des réalités de Montréal-Nord où je réalisais une maîtrise en Études urbaines consacrée à la collaboration entre les disciplines. Dans ce monde universitaire, j’ai appris à connaître les enjeux et les contraintes liés aux financements collaboratifs dont bénéficiaient nos partenaires socio-artistiques et le projet TRYSPACES, et ces connaissances m’ont permis de traduire sur le terrain, auprès des jeunes ou de mes collaborateurs plus habitués au système français, quelles étaient les limites de la collaboration et pourquoi celles-ci étaient parfois indépendantes de la volonté de nos partenaires.

Mon collègue Chakib Khelifi partageait pour sa part une compréhension de ce qu’était la masculinité racisée. Il étudiait également les enjeux spécifiques à la marginalisation sociale, urbaine et politique des jeunes hommes racisés et était en mesure de développer un lien privilégié avec les jeunes hommes de Montréal-Nord. Depuis sa posture particulière, il a lui aussi souvent occupé un rôle de traducteur entre les partenaires. Sans que cela n’ait été réellement formalisé, nous sommes ainsi tous deux devenus des « traducteurs ». Nous étions en mesure d’être sensibles aux réticences et aux malaises de nos partenaires, mais comprenions aussi l’importance de tisser des ponts entre nos univers respectifs et de décloisonner les connaissances. Pour que cela soit possible, toutefois, il fallait d’abord que chaque partenaire effectue le travail de centration.

Concrètement, ce processus s’est traduit par une série de rencontres avec les partenaires de recherche au sein de leurs espaces respectifs et l’exercice de centration s’est inscrit dans la dynamique plus large de la recherche et s’est mêlé aux autres processus collaboratifs. Je me suis ainsi rendue à plusieurs reprises dans les bureaux des partenaires socio-artistiques pour tenir des rencontres qui avaient pour but de présenter le terrain et ses spécificités à leurs équipes, tout en me permettant par le fait même d’encourager un travail de centration de la part des partenaires et de leur communiquer les asymétries de même que certaines des problématiques observées et verbalisées par les autres partenaires, dont les jeunes (par ex. : extractivisme, essentialisation du vécu des jeunes, etc.). J’ai aussi pris le temps de les reprendre lorsqu’ils employaient des termes problématiques comme « thug[6] » ou « ghetto », sans pour autant émettre de jugement à leur égard, l’objectif étant de créer un espace d’apprentissage pour tout le monde. J’ai également tenté de comprendre quels étaient leurs enjeux et leurs réticences vis-à-vis du terrain, et de mieux connaître leurs besoins. Ainsi, dans ces espaces d’entre-soi, nous avons pu nommer ensemble les asymétries qui pouvaient déjà être envisagées : celles des ressources, par exemple, ou encore les contraintes d’horaires et de déplacement de chacun, chacune. À l’issue de ces rencontres, il a été décidé de tenir des rencontres à Montréal-Nord, mais aussi dans les locaux des partenaires, pour que les partenaires puissent eux aussi partager leurs univers et avoir accès à leur matériel de création. Le fait d’être en mesure d’avoir ces conversations dans des espaces d’entre-soi a permis de dialoguer plus aisément, même s’il n’était pas toujours évident de réaliser cet exercice, qui nécessite souvent une remise en question de soi.

Un travail similaire a été mené avec les membres de l’équipe de recherche. Ces moments consacrés à penser la réalisation du terrain et le bon déroulement de la recherche ont été des temps privilégiés pour effectuer à notre tour ce même exercice de centration. En effet, nous avons notamment pris le temps d’échanger à propos des spécificités montréalaises et des besoins de chaque partenaire. Il a ainsi fallu déconstruire certaines appréhensions des chercheurs et chercheuses vis-à-vis des autres partenaires, mais aussi expliciter nos différences de points de vue, d’asymétries et de positionnement au sein même de l’équipe. Ces moments d’échanges nous ont également permis de traduire les perspectives de chaque partenaire et de repenser nos actions et positionnements à cet égard.

Les rencontres avec les jeunes en amont du travail collectif ont été réalisées à la librairie Racines, d’abord individuellement puis en groupe. Les rencontres individuelles ont permis de mieux connaître les perspectives de chacun vis-à-vis de la recherche et de la problématique étudiée, tandis que les rencontres de groupe nous ont permis d’effectuer l’exercice de centration collectivement, en engageant une réflexion sur nos identités collectives, mais aussi sur la problématique et sur le territoire. Au cours des rencontres de groupe, les asymétries intragroupes (entre les jeunes eux-mêmes) et intergroupes (entre l’équipe de recherche et les jeunes, mais aussi entre les différents partenaires en général) ont été verbalisées. Pour nommer les asymétries intergroupes, nous avons proposé aux personnes en position privilégiée d’amorcer les échanges en se présentant. Ces personnes devaient ensuite répondre en premier à une série de questions générales : les chercheurs et chercheuses devenaient alors, le temps de cet exercice, des enquêtés et enquêtées, mais surtout, ils et elles étaient les premiers à se « dévoiler ». Ainsi pour la première rencontre à la librairie Racines, après nous être présentés, nous devions nommer notre intérêt personnel vis-à-vis de la recherche, nos réticences et appréhensions, ainsi que le rapport que chacun entretenait avec la problématique étudiée, pour ensuite partager un centre d’intérêt personnel. Ces échanges ont combiné le travail de centration à une dynamique de création de liens entre les membres : l’objectif étant de se présenter dans la convivialité. Le travail de centration a par la suite été poursuivi tout au long du projet, le plus souvent de manière informelle et se transformant, au fur et à mesure des rencontres, en véritable « care », c’est-à-dire en souci (concern) et en attention à l’égard du confort de chacun et chacune. Ces moments n’ont toutefois pas toujours été formellement circonscrits et c’est plus souvent après les rencontres collectives que Chakib Khelifi et moi-même prenions le temps de déconstruire et d’échanger avec les personnes concernées ; parfois parce que nous avions constaté la présence d’un malaise ou d’une incompréhension ; d’autres fois, cette dynamique d’échange était initiée par l’un ou l’une de nos collaboratrices qui souhaitait parler d’un enjeu précis. Il y a notamment eu plusieurs moments pendant lesquels nous avons été amenés à nommer et à déconstruire des asymétries entre les jeunes partenaires, dont les réalités sociales, scolaires et personnelles étaient contrastées. Ces différences ont fait émerger des enjeux que nous n’avions pas envisagés, mais qui se sont plutôt révélés au fil de la collaboration. Les disparités économiques et de niveau de vie entre les jeunes ont été les principales causes de dispute, mais des conversations sur des amitiés ou des connaissances du quartier pouvaient aussi provoquer des malaises. Ces malaises ont d’ailleurs eu un impact sur l’organisation des rencontres : certains ne voulaient plus s’adapter aux contraintes et horaires des autres, ou tout simplement ne plus être en contact avec des personnes collaboratrices du projet. Dans ces cas, Chakib Khelifi et moi-même allions voir individuellement les personnes impliquées dans ces situations pour que nous puissions déterminer tous ensemble la meilleure option possible pour la poursuite de la collaboration dans un contexte sain pour tous les protagonistes. Nous discutions ensuite collectivement de cet enjeu avec l’ensemble des membres du groupe. Finalement, et malgré nos efforts, Jean a fini par faire le choix de ne plus se présenter aux activités collectives.

2.2 La traduction interculturelle

Sur le terrain, l’exercice de centration a est jumelé à une opération de traduction des perspectives et des réalités de chacun et chacune (de Sousa Santos, 2014 ; Senghor et Racine, 2022). Cette étape de traduction s’est avérée cruciale tout au long de la collaboration puisqu’elle permettait à la fois de communiquer les perspectives de chacun et chacune, mais aussi d’expliciter les enjeux potentiels de la collaboration. L’une des composantes de cet exercice a été de nommer et d’échanger sur les différences — qu’elles soient de genre, d’âge ou, de statut économique, ou encore liées à la racisation de certains groupes —, mais aussi sur les intérêts portés par les membres de l’équipe à l’égard de la recherche à réaliser. Ces échanges ont permis d’identifier les conditions dans lesquelles le dialogue serait possible et envisageable, tout en circonscrivant les limites de cette collaboration.

Pour être efficace, ce type de communication doit mobiliser des compétences de care — c’est-à-dire de « care for », au sens de « prendre soin », et de « care about », au sens de « se soucier de » (Paperman, 2015 : 58) — à l’égard de chaque partenaire et du savoir à produire. Middleton et Samanani qualifient cette disposition du care comme la capacité des chercheurs et chercheuses de composer avec les éléments du quotidien en mobilisant une connaissance des différents univers et une relative compréhension des ontologies des partenaires impliqués.

De Sousa Santos ajoute la dimension de « concern », au sens « d’intérêt et de préoccupation », pour expliquer ce qui anime la volonté et la capacité des membres à produire des traductions interculturelles. Il note ainsi dans Epistemologies of the South (2014) que la capacité de traduction interculturelle réside dans la volonté « d’identifier les différences et les similitudes et développer, le cas échéant, de nouvelles formes hybrides de compréhension culturelle et d’intercommunication qui peuvent être utiles pour favoriser les interactions) » [traduction libre] (2014 : 339). Le travail de traduction relève alors à la fois d’un travail de médiation et de négociation fondé sur une lecture sensible et marquée par une volonté de collaborer en dépit des asymétries (Senghor et Racine, 2022), mais il suppose également d’être en mesure de saisir autant les enjeux globaux que spécifiques liés à la recherche.

Comme illustré par les exemples précédents, notre objectif de collaboration n’était pas de gommer les différences entre les partenaires, ou d’attribuer à la seule volonté de collaborer la capacité de surmonter les rapports de forces en présence, mais plutôt de tisser autour des différences et asymétries, et même au travers de celles-ci. Deux éléments ont alors rythmé notre travail : l’importance de concevoir la collaboration comme un temps situé et marqué et la nécessité d’infuser la dimension de « concern » — c’est-à-dire de ce souci pour l’univers de l’autre, pour son confort et pour ses intérêts — à l’ensemble des partenaires. Nous avons ainsi effectué ce travail à différents moments de la recherche, alternant entre des temps d’échanges informels et des temps formellement prévus pour la collaboration.

C’est en prenant le temps de régulièrement questionner les membres de l’équipe sur leur quotidien, ou sur la persistance de leur intérêt à participer à la recherche, que nous avons été en mesure de repenser les modalités de notre collaboration tout en ouvrant des espaces pour nommer les enjeux qui en constituaient une limite (accès aux ressources, dynamiques inégales au sein du projet, etc.). Ces moments d’échanges informels permettaient aussi de réhumaniser les échanges et d’apprendre à nous connaître. Ainsi, les moments de pauses pendant les ateliers à la librairie Racines étaient devenus des moments d’échanges privilégiés par les jeunes, qui avaient pris l’habitude de nous jouer leurs créations musicales, de nous parler de leurs travaux en cours à l’école ou encore de leurs projets de fin de semaine. Ces moments ont été précieux pour la cohésion de groupe puisqu’ils nous permettaient de nous familiariser avec les univers de chacun et chacune. Les membres de l’équipe techno-artistique ont ainsi bâti de nombreux ponts avec les jeunes, notamment autour d’univers musicaux et cinématographiques partagés. D’autres, pour leur part, profitaient de ces moments pour souligner leur manque de connaissances vis-à-vis de certains univers créatifs, ce qui permettait de créer des temps au sein desquels nos différences pouvaient être nommées hors des asymétries et ainsi nourrir une dynamique d’expression mutuelle. Ces temps de la recherche sont rarement pris en compte comme éléments de la méthodologie et de la collaboration ; ils auront pourtant constitué des liens essentiels pour permettre à la collaboration de tenir.

2.3 Entre traduction et care

Selon de Sousa Santos, les personnes responsables d’assurer des traductions entre les savoirs et les ontologies en contexte international disposent d’une connaissance importante, mais surtout critique, des univers qu’elles mettent en contact, étant conscientes que les savoirs sont situés et donc limités. Cette capacité de conserver un regard critique sur les mondes offrirait à la personne traductrice la motivation de lier ces différents savoirs : « ils ont pour tâche de se rééduquer de manière à pouvoir constamment traduire les connaissances académiques en connaissances non académiques, et réciproquement, et ce avec passionalità, comme l’aurait dit Gramsci » [traduction libre] (2014 : 361). Ce que Gramsci et de Sousa Santos qualifient de passionalità, peut être jumelé à la notion de care que mobilisent Middleton et Samanani (2020) pour expliquer la capacité de certains partenaires à créer des ponts entre les connaissances et les ontologies. Pour ces auteurs, l’éthique du care devrait être au centre des rapports sociaux de la recherche, à quoi ils ajoutent la notion de quotidienneté et l’expérimentation d’une proximité des rapports quotidiens pour être en mesure d’échafauder ces ponts.

Mais comme le rappelle Gratton, « rendre l’altérité compréhensible (Watson-Franke et Watson, 1975) et donner du sens aux différences sont des entreprises délicates » (2012 : 69). Pour y arriver concrètement, nous avons misé sur une stratégie visant à réduire les asymétries matérielles entre les collaborateurs et collaboratrices. Nous avons également fait le choix de miser sur l’expérience physique de la rencontre pour créer les ponts entre les partenaires, en mobilisant des formes d’espaces multiples et en mettant en relation les espaces des uns et des autres.

III. Déconstruire les barrières à l’échange pour permettre la collaboration

La deuxième étape relève de la gestion concrète des asymétries inscrites dans des rapports de pouvoirs spécifiques et souvent imbriqués les uns dans les autres (du genre, de la race et de la classe sociale, du type de savoir mobilisé, etc.). L’objectif n’était pas de tenter de les faire disparaître, mais plutôt d’en réduire les expressions le temps de la collaboration (White, 2011).

3.1 Déconstruire les asymétries de ressources : les temps pour construire sa pensée

Au cours de la recherche, des asymétries de ressources entre les partenaires — asymétries financières et vis-à-vis du temps que chaque partenaire était en mesure de consacrer au travail collectif — ont été nommées et constatées. En tant que chercheurs et chercheuses, nous avions consacré plus de temps que les autres membres de l’équipe à élaborer notre pensée puisque les thèmes discutés dans cette étude de cas étaient liés à nos spécialisations de recherche. Dans ces contextes, nos connaissances universitaires ont renforcé le rapport de pouvoir, notamment à l’étape de la conceptualisation. Comme le rappellent Chabot et ses collaborateurs, « (…) les chercheurs universitaires ont généralement un meilleur accès aux ressources que les co-chercheurs, ainsi que plusieurs années de formation et d’expérience en matière de recherche. Par conséquent, ces chercheurs ne peuvent jamais cesser d’être des autorités ou d’avoir de l’autorité » [traduction libre] (2012 : 22).

La structure du financement de TRYSPACES, qui prévoyait un accès spécifique aux financements pour les partenaires techno-artistiques, a aplani l’asymétrie financière entre les chercheurs, les chercheuses et les partenaires techno-artistiques. Dans le cadre de notre étude de cas, les partenaires techno-artistiques bénéficiaient cependant des ressources les plus importantes pour la conduite du projet puisqu’un budget annuel leur était réservé au sein du partenariat et qu’ils avaient obtenu, de leur propre initiative, un financement du fonds Bell pour la réalisation d’une plateforme web dans le cadre du projet. Le financement de recherche était pour sa part divisé entre des concours de financement internes (entre les différents projets appartenant à TRYSPACES), et externes, via des financements obtenus par la chercheuse responsable de coordonner le projet. Les jeunes étaient ceux qui avaient le moins de ressources à leur disposition dans le cadre de la collaboration. Aucun financement n’avait été consacré en amont de la recherche à leur rétribution. Ils et elles avaient aussi moins de temps que les autres partenaires à consacrer au projet, un temps qui ne s’inscrivait ni dans le cadre de leurs activités scolaires ni dans celui de leurs activités professionnelles. Au cours d’un échange sur ses pratiques sociales et son mode de vie, Rayan nous confiait :

Vraiment école-maison-travail, ma vie se résume à ça (…) Comment te dire, ma situation est très précaire, on a des besoins à combler, genre vraiment de base là. On est en mode survie. Je ne peux pas sortir avec mes amis ni niaiser… Tu comprends ? (…) Là je suis avec toi, mais je renonce à du temps de repos et si je décide par exemple d’aller au cinéma, je renonce à du travail, donc je renonce à de l’argent… Donc moi tous mes choix c’est des coups de renoncement… je n’ai pas de temps « libre » à combler

Rayan, Entretien, juillet 2019

Cette précarité économique rendait aussi les jeunes moins mobiles que les autres partenaires. Il importait dès lors de penser des solutions qui permettent de rectifier ces asymétries de ressources. Nous avons donc régulièrement fait le point avec les différents partenaires pour discuter de ces enjeux et tenter de les corriger. Les chercheurs et chercheuses ont dans ce contexte assuré la médiation entre les différentes équipes afin de permettre et de négocier ce rééquilibrage des ressources. Ainsi, nous avons d’abord dû sensibiliser les membres de notre administration aux réalités de la précarité financière des jeunes, mais aussi à l’importance de reconnaître l’implication de ces derniers en les rétribuant. Nous avons également demandé que les partenaires technos-artistiques utilisent une partie de leur budget pour dédommager les jeunes pour leur participation. Si nos requêtes ont dans l’ensemble été bien reçues — la recherche collaborative au Québec étant en effet habituée à rétribuer les citoyens et citoyennes —, nous sommes toutefois restés surpris par cette nécessité d’expliciter le besoin de rétribuer les membres les plus précaires pour leur travail collaboratif, en plus de constater que les financements n’avaient pas considéré cette variable en amont.

Du côté des partenaires techno-artistiques, il a été important de communiquer les impératifs liés à leurs financements, tout comme les échéanciers qui y étaient associés. L’obtention du fonds Bell par les partenaires CREO contraignait par ailleurs le travail collaboratif aux cadres établis par le bailleur. Il a fallu ici aussi que l’équipe de recherche effectue un travail de médiation entre les différents partenaires afin de s’assurer que tous comprennent les contraintes de chacun et l’importance d’adopter une posture flexible et ouverte pour y répondre. Finalement, s’il a parfois été délicat à mener, ce travail d’explicitation et d’échange autour des asymétries de ressources nous a permis de mettre en place des stratégies de rééquilibrage qui ont rendu la recherche et la collaboration possible.

3.2 Déconstruire les asymétries spatiales : repenser les lieux de la recherche

L’une des asymétries les plus évidentes de notre étude de cas concernait la mobilité et l’accessibilité aux espaces de collaboration. Il existait deux éléments majeurs que nous devions prendre en considération pour penser les lieux de la recherche : d’une part, la présence d’inégalités en ce qui a trait aux capacités d’appropriation et de mobilisation des espaces par les acteurs (Remy, 2016 ; Scott, 1990 ; Bensiali, 2020) et d’autre part, la capacité pour chaque partenaire impliqué de mobiliser des espaces au sein desquels ils bénéficient d’une relative autonomie. Il a été important au début de notre recherche d’échanger avec nos partenaires au sujet de ces deux dimensions et notamment de noter les espaces qui étaient importants pour chacun et chacune. C’est donc à partir de ces deux notions que nous avons collectivement pensé les lieux de la recherche.

Selon Remy, l’espace est partie prenante du monde social qui, en « configurant la matérialité […] donne une forme concrète aux relations sociales et à leurs enjeux » (2016 : 3). La production de nos espaces de collaboration devait ainsi répondre à la fois aux enjeux de leur appropriation matérielle par les membres — c’est-à-dire, de leur capacité à s’y rendre et à les investir — mais aussi aux enjeux de leur appropriation symbolique (Raffestin, 2012) ou idéelle (Ripoll et Veschambre, 2005), soit de leur capacité à se les approprier, ou du moins à s’y sentir confortable. Pour ce qui est de notre étude de cas, il existait plusieurs contraintes, comme une importante contrainte à la mobilité du côté des jeunes et le besoin pour les partenaires socio-artistiques d’avoir accès à du matériel pour la collaboration.

Par ailleurs, Montréal-Nord offre peu d’espaces que les jeunes peuvent facilement s’approprier, certains espaces étant perçus comme non sécuritaires, tandis que d’autres, notamment les espaces de socialisation scolaires de l’arrondissement, n’étaient pas mobilisables en raison du constant sentiment de surveillance ressenti par les jeunes partenaires. Dans leurs mots :

Avant la MCC[7] c’était notre point de rencontre, c’était comme un peu un « safe space », on savait qu’il y’avait nos animateurs qu’on connaissait. On y était bien, depuis qu’ils sont plus là les choses ont changé.

Sam, Atelier Racines, mai 2019

Ça montre quand même que même à l’école tu es quand même surveillée… Tu ne te sens pas à l’aise de rester ici [au cégep], parce que justement tu te sens regardé et ce n’est pas plaisant, et ça fait que le rapport que tu as avec les gens ici, ce n’est pas positif. Et ça te donne le goût d’aller ailleurs. C’est pour ça que j’ai commencé à aller plus souvent au centre-ville, à la grande bibliothèque.

Léana, Entretien, juillet 2019

Il était donc essentiel de proposer une diversité d’espaces pour nos rencontres, à la fois à l’intérieur et hors du quartier. Conçue comme un espace par et pour les personnes résidentes du quartier, mais aussi pour les personnes racisées, la librairie Racines, nous a semblé être le lieu le plus propice pour tenir nos rencontres. Les jeunes partenaires connaissaient par ailleurs le lieu et la propriétaire et s’y sentaient à l’aise, ce qui a confirmé notre choix.

Les enjeux de déplacement évoqués impliquaient par ailleurs de se doter d’espaces de proximité en raison du coût des transports ou de la longue durée des trajets pour sortir du quartier :

Les endroits où je ne vais pas dépendent souvent de ces deux facteurs : ou je n’ai rien à y faire ou alors c’est trop loin ou cher, je n’ai pas de carte OPUS, donc je dois payer 3,25 $ à chaque fois que je sors du quartier, donc j’essaye d’économiser et d’éviter les longues distances.

Rayan, Atelier Racines, avril 2019

Nous avons donc collectivement décidé de mener les rencontres entre ces deux territorialités : Montréal-Nord (librairie Racines, balades dans le quartier, parc Henri-Bourassa) et les locaux des studios Affordances dans le Mile-Ex, ce sans mobiliser les espaces universitaires puisque les locaux de l’INRS ne présentaient pas un intérêt géographique ou méthodologique pour les partenaires. Le choix des espaces s’est donc fait dans la volonté d’accommoder au mieux les partenaires qui avaient exprimé des contraintes liées à des enjeux de mobilités ou de besoins techniques. Pour la conduite des ateliers, nous alternions entre les espaces selon les besoins et, surtout, les contraintes, les jeunes partenaires étant moins mobiles pendant l’année scolaire, par exemple. Cette stratégie, élaborée collectivement, a été appréciée par l’ensemble de l’équipe et vue comme un moyen de faire vivre par les corps les expériences racontées et ainsi encourager une meilleure compréhension.

3.3 Créer les conditions du dialogue : la construction de « brave spaces »

La recherche collaborative appelle à la création d’espaces de dialogue et à la mobilisation de ce que Arao et Clemens (2013) ont nommé des « brave spaces ». Ces espaces ne se substituent pas aux espaces d’entre-soi, les safe spaces, mais participent comme eux à une étape de la construction du dialogue avec l’autre. Ainsi, si le safe space constitue l’arène dans laquelle les personnes marginalisées organisent leurs discours en situations inégalitaires pour rétablir une justice épistémique[8] (Scott, 1990), le brave space devient le lieu où verbaliser ces asymétries à l’intention de ceux qui ne partagent pas les mêmes positions sociales. Selon Arao et Clemens, les brave spaces sont des espaces dans lesquels le conflit est discuté ; ils ne sont pas nécessairement safe et l’inconfort doit sans arrêt y être négocié. Cet inconfort doit cependant être choisi par les participants et participantes et ne pas leur être imposé. Enfin, pour exister, ces espaces de collaboration doivent s’assurer d’être des espaces de dialogue saints et permettant les échanges. Les membres présents doivent ainsi avoir effectué au préalable un travail réflexif sur soi ((dé)centration) et être dans une posture d’ouverture face à l’autre.

Au cours de notre recherche, nous avons alterné entre la mobilisation d’espaces d’entre-soi, qui renvoient à des référents connus des différents partenaires, et des espaces de rencontres, ou brave spaces. Ces espaces ont tantôt été virtuels, comme lorsque nous avons choisi de réaliser la collecte de données sur la plateforme Instagram, et tantôt physiques. L’intégration de la librairie Racines au partenariat a permis de se doter d’un espace sécuritaire et privé à Montréal-Nord. Cet espace était polyvalent puisqu’il constituait un référent pour l’ensemble des membres. Par la suite, des rencontres ont eu lieu dans les espaces respectifs des membres de l’équipe, soit dans les locaux d’Affordances, situés dans un quartier huppé de Montréal (le Mile-Ex), mais aussi dans les espaces de vie des jeunes de Montréal-Nord. Nous avons ainsi tenu quelques rencontres au parc Henri-Bourassa, un parc fréquenté quotidiennement pas les jeunes partenaires et qui cristallise l’ensemble des enjeux de cohabitation présents dans le quartier. Dans un cas comme dans l’autre, les partenaires qui étaient amenés à se déplacer n’étaient pas toujours à l’aise de le faire. Leurs craintes nous étaient alors exprimées, à mon collègue Chakib Khelifi et à moi-même, et nous prenions le temps de les déconstruire ensemble et de trouver des moyens pour y remédier.

L’utilisation d’Instagram, à la fois comme espace d’échange et de collecte de données, a engendré une dynamique nouvelle pour l’ensemble des partenaires. Avant la pandémie, peu d’entre nous étaient habitués à produire une recherche et à collaborer via des réseaux sociaux numériques. Faire appel à Instagram nous a libérés des contraintes liées à la mobilité en réduisant les déplacements, mais a aussi permis de neutraliser les contraintes de temps puisque l’utilisation d’Instagram s’intégrait mieux dans le quotidien des jeunes partenaires. L’utilisation de cette plateforme nous a également permis d’accéder à ce quotidien tout en levant l’aspect contraignant pour elles et eux d’avoir à se balader dans leur quartier aux côtés de chercheurs, de chercheuses, ou de partenaires socio-artistiques non familiers des lieux. En revanche, et nous ne l’avions pas considéré au début de notre recherche, deux des jeunes partenaires n’avaient pas accès à un téléphone ou à un forfait téléphonique. La fracture numérique n’a ainsi été discutée que lorsqu’est venu le temps de mettre en place la collecte de données. Pour y répondre, nous avons décidé de financer les forfaits pour l’ensemble des jeunes le temps de la collecte.

3.4 Les mots et le langage comme révélateurs des asymétries et des différences ontologiques

Comme l’ont rappelé les épistémologies féministes (Haraway 1988 ; Harding, 1991) et décoloniales (de Sousa Santos, 2014 ; de la Cadena, 2007), la voix est relationnelle et dépend de la capacité des interlocuteurs à écouter et à entendre l’autre. Poser la question de l’écoute permet alors de révéler une dernière asymétrie : l’asymétrie du langage. Car les mots sont eux aussi des marqueurs visibles de domination. Les recherches collaboratives exacerbent par ailleurs ces asymétries. En effet, la domination que cause la maîtrise d’un langage légitime contribue à renforcer les asymétries entre les discours et leur hiérarchisation. Pour cette raison, le choix de la langue en contexte de collaboration se doit d’être conscient, ce qui mène à la création d’un langage complexe permettant la rencontre des langages vernaculaires.

Dans le cadre de notre travail collaboratif, nous devions identifier les langages vernaculaires de chaque groupe qui composait l’équipe de travail. Les jeunes partenaires mobilisaient un langage propre à leur génération, mais aussi à leur quartier de résidence et à leur montréalité. À titre d’exemple, ils et elles utilisaient plusieurs noms pour identifier leur quartier, comme « D North » ou encore « le hood », et s’identifiaient même à un croisement spécifique d’arrêts d’autobus, comme le « 33-69 », etc. Ils avaient aussi des mots propres à leur génération, empruntés à une culture « jeune » ou tout simplement à leur école ou groupes de pairs. Chez les partenaires techno-artistiques, ce langage vernaculaire portait généralement sur des mots techniques empruntés au monde de la programmation et du jeu vidéo. Quant aux chercheuses et chercheurs en sciences sociales, nous mobilisons régulièrement pour nos concepts des termes empruntés à la vie quotidienne, par exemple : identité, mobilité, racisme, etc. Ces termes renvoient à des conceptualisations et à des réflexions qui parfois ont été détachées du langage commun et qui peuvent porter à confusion lorsqu’employés en conversation avec d’autres partenaires.

Il est arrivé à quelques reprises au cours de nos échanges que certains termes employés par les partenaires ne soient pas naturellement compris au sein du groupe. Parfois, au cours de ces incompréhensions et par effet d’asymétrie de position, c’était le sens accordé à ces termes par les partenaires en position de légitimité qui s’imposait aux autres, limitant dès lors les possibilités de créer un dialogue équitable (Falcón, 2016 : 196). Nous avons rencontré ce type de situation à plusieurs reprises lors de nos ateliers de co-création, comme lors d’un atelier au cours duquel les jeunes devaient co-réaliser un nuage de mot conceptuel avec les partenaires techno-artistiques. Ce nuage de mot devait permettre de décrire des réalités liées à des expériences vécues. Au cours de cet exercice, les mots tels que « féminisme » ou « race », mais aussi « féminazie » ou encore « ghetto » ont été mobilisés. Ces quatre mots ont alors occupé le centre de la conversation et polarisé les échanges et chaque fois, un partenaire s’offusquait de l’usage de l’un de ces termes, pour une raison ou une autre, ce qui interrompait la communication et les échanges. Pour dépasser ces incompréhensions, j’ai été régulièrement amenée à réaliser un travail d’explicitation auprès du groupe, d’une part en nommant la mécompréhension qui venait d’avoir lieu, et, d’autre part, en situant le terme employé au sein des ontologies des différents acteurs. Comme le souligne Falcón, citant de la Cadena, dans des contextes interculturels « (…) les ambiguïtés apparaissent lorsque des perspectives différentes — des points de vue sur des mondes différents, plutôt que des perspectives sur le même monde — utilisent des termes homonymes pour se référer à des choses qui ne sont pas les mêmes » [traduction libre] (Falcón, 2016 : 196).

Pour cette raison, et pour éviter les mécompréhensions, nous nous sommes prêtés à des exercices d’explicitation au cours de la collaboration. Cet exercice a également permis à chaque membre d’adopter une posture réflexive vis-à-vis de ses choix communicationnels, et d’adopter une posture d’ouverture lorsque des mots employés ne semblaient pas aller dans le même sens que leur connaissance du terme.

La communication dans des contextes de collaboration ne peut se satisfaire de l’idée d’une langue commune et partagée. Elle doit, pour contourner les asymétries et déjouer leurs effets, être sensible aux risques d’incompréhension. L’explicitation lors des exercices collaboratifs permet de produire des nuances entre les différentes langues vernaculaires employées par les groupes. Il permet également à tout le monde de se mettre d’accord sur une langue véhiculaire commune, celle-ci pouvant partir d’une compréhension d’un mot qui fait consensus, ou encore correspondre à une nouvelle définition élaborée collectivement.

conclusion

Cet article a tenté d’illustrer dans quelle mesure il était possible de construire et de mener collectivement un projet de recherche dans des contextes marqués par la présence de rapports de pouvoir et de fortes asymétries entre les partenaires. Dans le cas de notre recherche à Montréal-Nord, la stratégie a été de construire une horizontalité temporaire et contextuelle entre les partenaires en s’appuyant sur des formes nouvelles et hybrides de collaboration.

Nous avons tenté de dépasser les lectures systémiques et individuelles pour nous intéresser aux voix multiples et à leurs interstices. En adoptant une lecture réaliste de la collaboration, nous avons été en mesure de mettre en lumière des espaces d’échange situés à l’intersection des intentions et des intérêts respectifs et parfois contradictoires des partenaires. La méthodologie déployée dans notre étude de cas s’est également appuyée sur des moyens concrets pour permettre la collaboration, notamment en identifiant et en répondant aux enjeux liés à la distribution des ressources entre les partenaires. Car la collaboration en contexte de fortes asymétries nécessite de développer des stratégies pour faire face aux logiques qui (dé)favorisent. Dans notre cas, ces actions ont tenté d’agir sur les asymétries à la fois dans leurs dimensions matérielles (accès aux ressources), physiques (accès aux espaces) et symboliques (accès au vocabulaire légitime, maîtrise de la langue vernaculaire).

La recherche collaborative offre la possibilité de s’émanciper des temporalités classiques de la recherche par les espaces qu’elle permet d’explorer et d’investir. Dans le cadre de notre collaboration, les interstices et les temps informels entre les rencontres de groupes et les ateliers ont constitué les liens et les éléments fondamentaux à la construction d’une dynamique de groupe et à la confiance entre les membres. Cette dimension temporelle et informelle est pourtant encore peu prise en compte dans la planification des méthodologies collaboratives : les chercheurs et chercheuses gagneraient à mieux l’identifier dans leurs travaux. Sa prise en compte permettrait également de reconnaître le travail essentiel mais souvent invisibilisé des membres des équipes, porteurs du travail de care et de traduction entre les groupes et les ontologies.