Corps de l’article

introduction

La recherche-création (RC), entendue comme une catégorie émergente de production de connaissances, a trouvé un terrain fertile dans l’écosystème universitaire des sciences sociales, des sciences humaines et des arts dans les Amériques, tant du Nord que du Sud (Chapman et Sawchuk, 2012). Dans ce contexte, la RC semble être entrée en résonance avec une faune conceptuelle et méthodologique variée qui a pour tronc commun une démarche d’exploration approfondie visant à associer la recherche et la pratique, d’une part, et la science et l’art, d’autre part. Cette résonance et cette parenté sont telles qu’il a été dit que la nouveauté de la RC ne tient pas tant à ce qu’elle propose qu’à son acceptation et sa dissémination actuelles dans le milieu universitaire[1]. Dans ce dernier, en particulier dans les sciences sociales et les sciences humaines, la RC soulève divers défis et paradoxes, non sans une certaine ironie parfois[2], tant sur le plan de sa pratique que de sa réception. Elle entremêle les domaines de connaissances et les disciplines, et étend ses tentacules hors de l’espace universitaire pour rejoindre l’espace social et ses acteurs et actrices, de manière pratique et créative.

Notre réflexion se limitera au débat et à l’utilisation actuelle du terme RC là où il est mentionné de manière explicite, en abordant parfois des pratiques et des concepts voisins, sans pour autant se livrer à une généalogie du domaine des arts et des sciences, ni à un commentaire géopolitique ou culturel sur l’émergence du terme, sur la cartographie de ses évolutions ou sur la légitimité de son origine. Plus précisément, l’objectif de l’article est d’explorer le potentiel et la valeur d’une méthodologie de recherche-création explicitement collaborative, appelée ici « co‑RC », de répondre à certains des défis et paradoxes susmentionnés rencontrés dans la littérature concernant le débat actuel et l’utilisation de la RC en tant que nouvelle catégorie de recherche, ainsi que d’affirmer la valeur et l’impact de la RC collaborative dans les sphères de pratique et de création hors du milieu universitaire. Nous nous intéresserons en particulier à trois niveaux de paradoxes : celui associé au contexte, qui a trait au lieu de production et à l’identité des acteurs et actrices pratiquant la RC ; celui associé au processus, qui a trait aux questions méthodologiques liées à la manière dont la recherche et la création interagissent ; et celui associé à la connaissance, lié au statut épistémologique résultant des procédés de recherche et de création et à l’ironie ontologique découlant du caractère prétendument immanent de la connaissance dans l’action créative.

Même si nous commencerons par un bref survol des paradoxes présents dans la littérature (partie I) et de certains principes théoriques généraux relatifs à la RC, l’article se concentre sur une réflexion issue d’un cas de RC qui a mené à la production d’un court-métrage intitulé Si mis dedos tocan los tuyos[3] à Mexico (partie II). Ce projet a réuni des étudiants et étudiantes en sciences sociales et humaines prenant part de manière active à un projet participatif de recherche socio-urbaine (TRYSPACES) et une entreprise sociale à vocation artistique (Culturans). Nous avançons que l’immersion collaborative, ou la méthodologie de co-RC appliquée dans ce cas, a le potentiel d’offrir des pistes de résolution des paradoxes de la RC, tout en proposant un cadre méthodologique concret pour les processus de RC. Un cadre qui favorise un espace libre et participatif, propice au dialogue, à l’imagination et au transfert, qui relie et positionne les personnes participantes, artisans et artisanes des processus de recherche et de création de divers secteurs au sein d’un processus organisé, autonome et commun, et qui rend possible la création d’un produit porteur d’une forme de connaissance enracinée dans le lieu de la recherche et de la création, et imprégnée du sens de l’identité des cocréateurs et cocréatrices. Le court-métrage Si mis dedos tocan los tuyos engendre des connaissances sur une expérience urbaine relayant les voix de jeunes personnes marginalisées de la ville de Mexico (partie III). L’article se conclut par une description du cadre méthodologique de la « co-RC » élaboré à partir des apprentissages tirés de l’exercice pratique, en vue d’apporter des réponses aux différents niveaux de paradoxes de la RC.

Nous, les auteurs de ce texte, ne sommes affiliés à aucun établissement universitaire ; cependant, nous sommes en dialogue constant avec le monde universitaire et ses protagonistes. Bien que tous deux titulaires d’un baccalauréat (nous avons donc une certaine connaissance des procédés et modes de conceptualisation universitaires), nous ne travaillons ni n’avons travaillé dans ce milieu. Nous évoluons plutôt dans le monde des arts, de la littérature et du design. Nous avons fait connaissance dans le cadre du projet de RC Si mis dedos tocan los tuyos, et notre relation s’est approfondie en écrivant collectivement cet article (figure 1). Le titre du court-métrage s’inspire d’une phrase de l’écrivain mexicain Carlos Fuentes tirée de son oeuvre La plus limpide région (1958), qui esquisse une métaphore de l’expérience humaine à Mexico :

C’est ici que nous sommes tombés. Que pouvons-nous y faire. Nous résigner, mon vieux. Voyons si un jour mes doigts touchent les tiens […]. Nopal incandescent. Aigle sans ailes. Serpent d’étoiles. C’est ici que le sort nous a placés. Que pouvons-nous y faire ? Dans la plus limpide région de l’air.

Nous nous plaisons à voir dans le titre Si mis dedos tocan los tuyos une autre appellation de la recherche-création, un rappel de sa dimension tangible et sensible, et un lieu de rencontre artistique érigé en désir d’explorer les possibles.

Figure 1

Images tirées du court-métrage Si mis dedos tocan los tuyos

https://vimeo.com/566603771

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i. les divers niveaux de paradoxes de la recherche-création

Un survol rapide des origines de la RC nous amène à les situer dans le contexte de la sphère universitaire anglo-saxonne, il y a au moins une vingtaine d’années. Au Canada, la catégorie alors naissante de la recherche-création s’est imposée dans la recherche publique en sciences humaines et dans les beaux-arts au cours de la première décennie des années 2000 (Chapman et Sawchuk, 2012). Pendant cette période, le concept et les pratiques de la RC se sont répandus dans d’autres cercles universitaires en Amérique latine, notamment en Colombie (Madero et Ballesteros Mejía, 2021) et au Brésil (entre autreslors d’une rencontre sur les études de recherche créative en mars 2019 à l’Université Fernando Pessoa, Porto). Dans le cas du Mexique, la notion de RC n’est pas directement utilisée dans les grandes institutions de recherche publique, et nous ne pouvons citer un seul projet ou une seule communauté se consacrant à une telle démarche sous cette dénomination. Néanmoins, il existe au Mexique et ailleurs en Amérique latine (et dans le monde) au moins une dizaine de groupes émergents dont les pratiques conjuguent les arts et les sciences ou la recherche et la création. Si la rigidité bureaucratique du système institutionnel et universitaire public limite l’innovation autant que les modifications aux plans et programmes universitaires, certains laboratoires et équipes de recherche plus flexibles au sein des universités publiques se révèlent être des espaces fertiles — parfois acquis et défendus comme de véritables fronts de combat — pour des formes alternatives de recherche et des expériences interdisciplinaires et collaboratives. Un exemple est le groupe arte+ciencia, né à la Faculté de philosophie et de lettres de l’Université nationale autonome du Mexique (UNAM)[4].

Nous structurerons notre réflexion et nos constats sur la littérature relative à la RC en fonction de trois niveaux de paradoxes interdépendants : le contexte, le processus et la connaissance. Cette structure sera utile aux fins de l’argumentation et de l’établissement de liens entre la théorie de la RC et l’étude de cas réalisée à Mexico.

Le paradoxe lié au contexte institutionnel et géographique

Le paradoxe lié au contexte découle de la double question suivante : où se produit la recherche-création, et qui sont les acteurs et actrices qui la promeuvent et la pratiquent ? La réponse fait apparaître une position ambiguë à l’intersection des champs des sciences sociales, des sciences humaines et des arts, chacun de ces domaines ayant ses propres points de vue, centres d’intérêt et objectifs en matière de recherche-création. Du Conseil des arts du Canada, l’organisme gouvernemental chargé de financer les arts publics, qui dispose d’un programme de RC, au ministère des Sciences, de la Technologie et de l’Innovation (Minciencias) de la Colombie, qui encourage depuis 2014 la mise en valeur de la RC en tant que méthode de construction des connaissances, les organismes de financement universitaires et publics du « secteur des arts » promeuvent activement les projets de RC dans des communautés d’artistes, de créateurs et créatrices, et d’innovateurs et innovatrices. L’intérêt de ces instances pour la RC semble être axé sur sa capacité à relier aux arts les disciplines associées à l’innovation (entendue en son sens économique relativement à la « recherche et développement »). Et ce, dans l’objectif de générer une nouvelle source de connaissances et de développement technologique, de faire progresser l’institutionnalisation des arts au sein du paradigme scientifique et universitaire, et de légitimer, grâce au recours à des normes scientifiques, le type de connaissances produites par ces disciplines, de même que de financer des programmes interinstitutionnels qui participent aux budgets nationaux du secteur.

Dans le contexte de la recherche universitaire, le rapprochement des méthodes de recherche scientifique et des méthodes de recherche artistique s’est traduit par la création et la diversification continues de programmes d’études supérieures dans le domaine des arts (beaux-arts, architecture, design, etc.) dans les universités publiques. Les exemples d’intégration de l’art dans le paradigme des « arts scientifiques » susmentionné et le développement de la culture organisationnelle et du marketing d’innovation dans l’anglosphère vont de la recherche en design (qui a pris son essor dans un département d’études supérieures du Royal College of Art de Londres, au Royaume-Uni, dans les années 1960) à la conception centrée sur la personne et à la réflexion conceptuelle, ou design thinking (lesquels désignent des méthodes et programmes scientifiques et commerciaux consolidés dans les années 1990 aux États-Unis, en particulier à l’Université de Stanford en Californie — d’où le concept de recherche sur les arts a également émergé). Du côté des sciences humaines, selon les courants contemporains de la philosophie continentale, l’art est une forme de connaissance sensible (Benjamin, 1997 ; Merleau-Ponty, 2011).

En plus de participer eux aussi au secteur de l’innovation, les organismes universitaires de recherche en sciences sociales se sont également intéressés à la RC ou à des catégories apparentées faisant appel à des formes et des expressions artistiques et sensibles pour étudier l’expérience humaine (Wang et al., 2017). Cet intérêt semble être associé aux efforts actifs de certaines initiatives en sciences sociales pour mettre au point de nouvelles formes de production et de « mobilisation » des connaissances, en particulier dans le domaine de la recherche qualitative[5]. Il existe une longue tradition dans les sciences sociales concernant les liens qui unissent les dichotomies entre la recherche et la pratique et le qualitatif et le quantitatif. Les cas de la recherche-action ou de la recherche-action participative sont deux exemples d’approches ayant permis de faire évoluer ces liens à l’intérieur et à l’extérieur du monde universitaire depuis plus d’un demi-siècle (Fals Borda, 1979 ; Bonilla et al., 1972 ; Brandão, 2005). Il ne serait pas absurde d’affirmer que les champs de recherche pratique, par exemple dans le cas de la formation de la culture organisationnelle, constituent des creusets méthodologiques où la recherche et la pratique exercent une influence réciproque. Par ailleurs, il est fréquent de trouver des initiatives contemporaines de recherche sociale fondées sur des méthodes de recherche artistique. Par conséquent, les organismes publics des sciences sociales et des sciences humaines invitent des chercheurs et chercheuses, des artistes chercheurs et des artistes chercheuses, individuellement ou en équipe, à élaborer des projets de RC rattachés à des objectifs de recherche et de production de connaissances.

C’est ici que survient le premier paradoxe. Même si des instances des sciences sociales, des sciences humaines et des arts convergent vers la recherche-création en vue d’obtenir des avantages interinstitutionnels[6], une division subsiste entre les chercheurs et chercheuses et les créateurs et créatrices en raison de la nature différente des politiques, des exigences et des objectifs associés aux instances de recherche et de création. D’une part, au nom de la connaissance, les organismes scientifiques investissent dans la production d’oeuvres d’art ; d’autre part, références scientifiques à l’appui, les organismes artistiques mettent à profit les intérêts universitaires et économiques pour continuer à produire des oeuvres d’art. En d’autres termes, la convergence des intérêts institutionnels au sein du paradigme de la RC ne suppose pas l’existence d’un programme commun de RC entre les organismes de recherche et les organismes de création. Ce qui est paradoxal ici, ce n’est pas tant que les différentes instances de la RC aient des objectifs différents — autrement dit, que les sciences sociales investissent dans la RC dans le but de produire des connaissances, et les arts dans le but de légitimer l’art et d’en faire la promotion à titre de pratique innovante — mais que, lorsque l’on s’intéresse à son contenu propre et à son cadre opérationnel général, la RC présente une structure inexistante, ou plutôt fragmentée.

Le paradoxe lié au processus : des arts pour produire de la connaissance ou de la recherche pour produire des arts ?

Le second paradoxe, lié au processus, découle du précédent : il a trait à l’observation selon laquelle, lorsque l’on pose des questions sur une méthodologie de RC, on trouve des réponses très différentes en fonction des objectifs de chaque instance de recherche ou de création. L’absence d’un programme commun de RC et le manque de consensus ou d’intérêt pour l’élaboration d’une interface ou d’un cadre méthodologique commun entraînent à la fois des défis pratiques pour son application et son évaluation, ainsi que pour une ouverture à l’expérimentation. La construction de ce cadre progresse à l’échelle locale grâce à des projets concrets menés par des équipes à caractère expérimental composées de chercheurs et chercheuses et de créateurs et créatrices ; c’est là que de nouveaux types de méthodologies prennent progressivement forme et que l’interface entre la recherche et la création commence à se consolider. Plusieurs observent que présentement, c’est précisément sur ce territoire ambigu, complexe, expérimental et mouvant que des équipes pionnières explorent la fusion entre les arts et les sciences, leurs processus et leurs mécaniques. C’est sur ce territoire que de nouvelles questions surgissent d’équipes qui prennent acte de la différence de nature entre les deux parties (Chapman et Sawchuk, 2012 ; Poissant, 2014). Ces projets semblent toutefois être menés par des instances dont la structure est associée à l’un ou l’autre de ces pôles, la recherche ou la création, et il n’est pas aisé de déceler les processus et les mécanismes d’interaction entre les deux. Ainsi, s’interroger sur l’absence de méthodologie commune pour la RC est un défi, s’agissant d’une tâche comparative qui suppose de considérer ce qui se passe chez chaque instance de recherche et de création, et localement dans chaque projet[7].

Du côté des sciences sociales, on part du principe que la RC sert avant tout à la production de connaissances et par conséquent à l’innovation. La RC consiste donc en un espace de recherche dans lequel des processus créatifs sont générés « pour produire des oeuvres sur lesquelles a été jeté un regard critique »[8]. Certains des projets soutenus par des fonds destinés aux sciences sociales postulent que la RC est une pratique expérimentale axée sur le processus plutôt que sur les produits, que ce dernier faciliterait l’intersection « transdisciplinaire » entre la pratique artistique, les concepts théoriques et la recherche, que le processus ne peut être décidé ou déterminé à l’avance, et qu’il est le fait d’artistes « incorporant » la recherche scientifique à leurs pratiques ou d’universitaires « au diapason » de la pratique artistique[9]. La rencontre des deux parties dans un processus de recherche scientifique génère un troisième niveau de paradoxe, que nous examinerons plus loin : celui d’une connaissance scientifiquement valide produite par des moyens artistiques.

Examinons d’abord l’aspect méthodologique de la RC dans le contexte des instances de création. Il nous faut d’abord dépasser le clivage entre les disciplines qui produisent de l’« art » et celles qui produisent de l’« innovation », et faire nôtre la tendance récente à l’unification de ces domaines du « secteur de la création ». Comme le soulignent Chapman et Sawchuk (2012), la recherche a, dans les disciplines artistiques, un objectif très différent de celui de la recherche universitaire. Contrairement aux sciences sociales et humaines, pour lesquelles la RC a une valeur de production de connaissances en tant que processus, la RC semble être perçue dans le domaine des arts comme l’étape initiale, ou conceptuelle, de l’élaboration d’un produit artistique[10]. Autrement dit, elle constitue une phase précédant le passage de la conception à la réalisation ou à la mise en oeuvre d’un produit, le tout dans le cadre d’un processus expérimental itératif, dans lequel le type de discipline artistique et l’objectif du produit déterminent le degré de rigueur technique et scientifique du processus d’élaboration. En ce sens, l’apport de la RC aux instances de création réside davantage dans la fonction de « l’art » comme complément d’exploration sensible aux disciplines associées au développement technologique et, pour ce qui est du volet de recherche scientifique, comme une occasion pour certaines disciplines artistiques de rehausser leur crédibilité dans le panorama de l’innovation et des sciences, comme mentionné précédemment.

Le paradoxe lié à la connaissance : la légitimité scientifique

Au deuxième paradoxe, à savoir l’absence d’une méthodologie de RC ou la « turbulence méthodologique » alimentée par des expériences méthodologiques ambiguës et souvent incompatibles entre elles, s’ajoute un troisième niveau : le statut paradoxal de la connaissance de la RC. Ce paradoxe s’applique au domaine des sciences sociales et humaines. C’est dans ce domaine que la RC prend toute sa valeur en tant que processus de recherche ; c’est là qu’interviennent à la fois l’intérêt et les défis du processus de production de connaissances comme élément de l’étude de l’expérience humaine. La RC, à la recherche d’une source sensible de connaissances, introduit, tel un cheval de Troie, une équation controversée dans les normes scientifiques : la production de connaissances par la combinaison de pratiques de recherche universitaire et de pratiques de création artistique. Dans ce contexte, la RC se présente comme une pratique qui suppose d’admettre que la connaissance produite sera en constante évolution, que des façons de l’évaluer et de la réévaluer émergeront en continu, que les processus et les produits demeureront souvent réceptifs et sujets à de nouveaux développements créatifs pour répondre à de nouvelles exigences, et qu’éventuellement, chaque instance devra mettre au point ses propres méthodes fondées sur des critères suffisamment souples et des modalités dynamiques inventives[11].

Se pose alors la question épineuse de la validité épistémologique des produits issus de la créativité, de l’imagination, de l’activité sensible, voire de l’inattendu et de l’énigmatique, face aux procédures et aux mesures traditionnelles du savoir universitaire et de la recherche scientifique (Poissant, 2014). Et, alors que de nouvelles productions universitaires tentent d’approfondir le débat sur la RC au-delà des définitions ouvertes et de générer de nouveaux marqueurs de crédibilité, elles font également jouer l’ironie du langage et de la pensée universitaires alors qu’elles doivent prôner des formes non universitaires de construction de la connaissance et des processus artistiques tout en étant assujetties aux règles d’évaluation propres au milieu universitaire (Stévance, 2012). La RC en tant que processus, comme nous l’avons vu dans le paradoxe antérieur, est elle-même une composition créative pouvant s’adapter à diverses modalités pour remplir son objectif de générer de nouvelles connaissances par la combinaison d’activités universitaires et artistiques[12]. Et l’on suppose que le produit bicéphale issu de la jonction de processus universitaires et artistiques aura non seulement des attributs associés à ces deux pôles, mais qu’il se manifestera aussi dans divers médias :

[…] la recherche-création se déploie dans plusieurs directions. […] Elle implique de reconnaître des territoires de production de connaissances plus vastes que ceux des arts et des sciences ; en même temps, elle exige de reconnaître que la capacité de recherche et de création est une capacité humaine, qui n’est pas le propre des spécialistes et des universitaires [traduction]

Gómez Moreno, 2019

Ce niveau est doublement paradoxal, d’abord parce qu’il suppose la production de connaissances scientifiquement valides par des moyens artistiques. La réponse donnée dans la littérature fait référence au processus et au produit : les produits artistiques réalisés dans le cadre de la recherche seront « éclairés par un regard critique » par l’activité de recherche universitaire — ainsi, ils agiront comme courroies de transmission de ce « regard critique ». D’autre part, la recherche scientifique a l’avantage de promouvoir un processus intégral de compréhension de la réalité par le biais de qualités expérientielles et cognitivo-affectives, et d’un dialogue avec « l’irrationnel, l’aléatoire, l’inattendu et l’accidentel qui alimente la découverte de nouvelles formes » [traduction] dans la pratique artistique (Poissant, 2014 : 2 ; Ballesteros et Beltrán, 2018 : 23). La RC alimente et génère en même temps des connaissances qui ne sont pas seulement analytiques, mais animées par l’imagination, le désir, l’intuition et l’expérience sensible (Cuartas, 2009). Les oeuvres et les processus deviennent à la fois une forme d’interprétation et de participation à des stimuli externes qui « permettent de souligner et mettre en lumière des aspects humains que la recherche traditionnelle ne prend pas en compte, ainsi que de réfléchir à leur sujet et de proposer des solutions » [traduction] (Madero Gómez et Ballesteros Mejía, 2021).

En suivant cette voie, nous trouvons un deuxième paradoxe, « plus complexe et controversé » : le caractère immanent de la connaissance dans l’action créative. Dans une tentative de clarification de la notion de RC dans l’espace universitaire, Chapman et Sawchuk (2012) réfléchissent, en ayant recours à des arguments philosophiques et esthétiques, aux implications ontologiques de la modalité de RC à titre de « création en tant que recherche ». Cette modalité nous amène au domaine de l’intervention dans la réalité, qui se produit simultanément à la découverte de cette dernière, et de son devenir tandis que nous la « représentons » ; de la participation intensive à une activité créative tout en générant des connaissances ; de l’émergence des idées et des choses et de leur transmutation au cours de l’expérience ; de l’immanence du processus être-connaître-créer et de l’« action » sur la réalité. Grâce à ce type d’herméneutique esthétique « pratique » émergent de nouveaux sujets de recherche-création, artistes scientifiques ou artistes universitaires — et toute une série de questions controversées et de réponses autoréférentielles qui tendent à effacer les frontières, élargissant les espaces disciplinaires universitaires.

En ce sens, la RC propose d’intervenir dans la réalité, ou d’y participer, afin de la connaître : il s’agit davantage d’une manière d’être que d’une méthode de recherche. Ce mode de fonctionnement fait de la RC un espace de transformation et de possibilités — car les nouveaux sujets de la recherche-création ont forcément besoin d’un nouvel espace, ou d’un « espace tiers » qui ne soit ni un laboratoire de recherche ni une galerie d’art, capable d’accueillir ces nouveaux horizons d’exploration et d’enquête sur la réalité sans se soucier de maintenir une certaine validité universitaire ou artistique, mais plutôt de pousser la connaissance vers de nouveaux paradigmes de construction et de dissémination de la réalité, et d’interactions avec cette dernière. D’un espace où certains binômes tels que « sciences-arts » sont mis de côté pour faire place à un autre type de connaissance et d’action pour les sujets de la recherche-création.

L’absence d’un programme commun et d’un consensus méthodologique qui fait de la RC un espace ouvert et souple, de même que l’absence de rails guidant ce « vecteur fou », comme dirait Deleuze (2002), font en sorte que ces paradoxes doivent être résolus à l’échelle du singulier, de chaque expérience. Et il n’y a aucune certitude que les paradoxes soulevés par la RC sur le plan de la connaissance mènent à une impasse. C’est grâce à son ouverture et, dans une certaine mesure, à son indétermination que la RC offre un large champ de possibilités, mais aussi de nouvelles questions. Telle une double hélice laissant sur son passage un tracé en spirale, la RC génère des possibilités et des questions qui se rejoignent comme deux filons entrelacés dans un tracé qui laisse également entrevoir des possibilités de développement :

[…] les arts créatifs reposent sur une notion englobante et large de la créativité humaine et, plutôt que de construire un monde unique, ils créent les conditions nécessaires à la réalisation d’un “plurivers”, un monde où de multiples mondes cohabitent, une forme de “pluriversité” dans laquelle peuvent cohabiter de multiples façons de connaître, de faire et de faire connaître [traduction]

Gómez Moreno, 2019 : 67

ii. le cas de si mis dedos tocan los tuyos

Le court-métrage Si mis dedos tocan los tuyos résulte d’un processus que nous nommons ici « co-RC », mené à Mexico dans le cadre du projet TRYSPACES, un projet interinstitutionnel et international de sciences sociales et humaines. TRYSPACES se définit comme un laboratoire vivant ayant pour but de coproduire des connaissances au moyen de processus participatifs qualitatifs — et, ce faisant, de créer des communautés de recherche inclusives et interdisciplinaires liées, souvent de manière radicale, à leur environnement local. Cet environnement, ouvert à de nouvelles formes de production et de mobilisation des connaissances, a été le terreau qui a permis l’éclosion d’un projet expérimental tel que Si mis dedos tocan los tuyos dans un contexte institutionnel et universitaire généralement peu ouvert à de tels processus, comme mentionné dans la section consacrée au premier paradoxe sur l’importance du contexte institutionnel. Le court-métrage a été conçu dans un contexte particulier au sein de TRYSPACES : celui du festival 4CITIES de 2021, qui constituait la première rencontre de grande envergure des équipes des quatre villes[13] formant l’alliance de recherche TRYSPACES, quatre ans après le début du projet. Ce festival a été conçu comme un espace comparatif où chacune des villes pourrait présenter les résultats de quatre années de production de connaissances au sein de contextes locaux.

Le processus de création de Si mis dedos tocan los tuyos a été piloté par une petite équipe interdisciplinaire composée de jeunes étudiants et étudiantes de TRYSPACES Mexique (TRYMX) et d’une organisation de l’alliance TRYSPACES spécialiste des méthodes d’innovation collaborative (Culturans). TRYMX est formé de personnes étudiantes, chercheuses, de partenaires et de jeunes souhaitant comprendre les pratiques transgressives des jeunes dans l’espace public de Mexico et la manière dont celles-ci transforment la gouvernance urbaine. Les jeunes de l’équipe viennent de différents quartiers de la ville et de sa périphérie, ainsi que de plusieurs universités, collectifs et organisations culturelles et sociales. Ainsi, on dénote au sein de TRYMX des points de vue et perspectives multiples sur la réalité, de même qu’une grande diversité comme les contextes universitaires, économiques, sociaux et émotionnels qui accompagnent les jeunes. La réalisation du court-métrage a été confiée à une étudiante et trois étudiants : Lorena Paredes, diplômée en psychologie et doctorante en anthropologie physique, originaire du quartier populaire de La Lagunilla, dans le centre de Mexico ; Santiago Gómez Sánchez, diplômé en création littéraire, écrivain et passionné par la décentralisation de la culture ; Jordi Agüero, musicien et étudiant en sciences de la communication, intéressé par la contre-culture et les arts du Mexique ; enfin, Tonatiuh Martínez Moreno, originaire de l’arrondissement périphérique d’Iztapalapa, étudiant en sciences de la culture et de la communication, qui se consacre à la photographie et à l’action communautaire en faveur de l’environnement et des droits de la personne.

Chaque membre de l’équipe avait déjà travaillé sur certaines des études de cas réalisées par TRYMX (ces études de cas sont expliquées en détail ci-dessous). Lorena et Tonatiuh ont collaboré à l’étude de cas « Les consommateurs et consommatrices de marijuana dans les rues de Mexico » (Usuarios y usuarias de marihuana en las calles de México), à partir de laquelle il et elle ont pu travailler sur une longue période avec des communautés de jeunes dans l’est de la ville, ainsi qu’avec des collectifs d’activistes (Tonatiuh était déjà un membre actif de la communauté). Grâce à des processus d’observation participante, les membres de l’équipe ont recueilli des expériences et des connaissances sur la vie quotidienne et les besoins des communautés. L’expérience a entraîné chez les membres de l’équipe des effets émotionnels latents, où leurs expériences personnelles et universitaires se sont entremêlées.

Quant à Santiago et Jordi, ils ont participé au projet « Les jeunes hommes et femmes et le Chopo » (Los chavos, las chavas y el Chopo). En prenant part à des activités telles que des ateliers, des ethnographies, des expositions et des événements commémoratifs, ils se sont retrouvés en immersion dans la vie quotidienne de l’espace de mémoire et de résistance de la contre-culture que représente le Tianguis Cultural del Chopo. Ils ont ainsi acquis une compréhension approfondie de ce cas particulier de transgression et de son influence sur la culture des jeunes de la ville, et ont pu se rapprocher des acteurs responsables du lieu.

Cette immersion rendue possible par les études de cas, combinée avec un intérêt latent pour la recherche urbaine et le bien-être de la collectivité, a été la principale motivation de l’équipe pour réaliser le film de la manière dont il l’a été. Nous ne pourrions affirmer que l’équipe du court-métrage avait un intérêt particulier à faire de la RC. L’intérêt résidait plutôt dans la possibilité de montrer un aspect différent des études de cas, de les enrichir grâce à la compréhension personnelle des membres et de générer de nouvelles connaissances sur les cas qui rendraient compte de leur dimension émotionnelle.

Il est important de parler brièvement des études de cas réalisées au Mexique pour contextualiser le matériel avec lequel l’équipe a travaillé et qui a servi de base au court-métrage. TRYMX comporte cinq études de cas. Si toutes cherchent à explorer des thèmes liés à la jeunesse, à la transgression et à l’espace urbain, elles ont toutes leurs particularités, tant sur le plan de leur objet que sur celui du lieu de la recherche. Les études de cas « Les jeunes hommes et femmes et le Chopo » et « Les consommateurs et consommatrices de marijuana dans les rues de Mexico » se concentrent sur deux tianguis[14] importants de la ville de Mexico : le Tianguis Cultural del Chopo et le Tianguis El Salado, respectivement[15]. La première cherche à explorer la manière dont la pratique informelle et transgressive (du tianguis) est devenue au fil du temps tolérée, officielle et institutionnalisée. La deuxième s’intéresse à la consommation de marijuana par des jeunes personnes dans les espaces publics de Mexico, à la manière dont elles définissent cette pratique et aux relations qu’elles entretiennent avec leurs familles, leurs voisins et voisines, et les autorités à travers le prisme de leur consommation de marijuana.

Les autres études de cas portent sur divers espaces de la ville : « Les travailleurs du sexe masculins de l’espace urbain » (Trabajadores sexuales masculinos en la calle) est une étude de cas axée sur la Zona Rosa (un quartier central de Mexico connu pour sa vie nocturne et ses espaces d’homosocialisation) qui cherche à mieux connaître les travailleurs du sexe masculins et à analyser la manière dont leur (in)visibilité est réglementée, ainsi que le fonctionnement de la division de ces jeunes hommes entre l’espace public virtuel et physique. « Migration et stigmatisation » (Migración y estigmatización) porte sur le passage à Mexico de jeunes migrants et migrantes vivant dans des centres d’hébergement de la ville, sans preuves de résidence. Cette étude de cas s’intéresse à la manière dont ces jeunes vivent et habitent l’espace public en tant que personnes immigrantes, ainsi qu’à leurs stratégies pour s’adapter aux conditions stigmatisantes de la ville. La dernière étude de cas, « Peseros[16] et mobilité durable dans la ville » (Peseros y la movilidad sustentable en la ciudad), cherche à analyser les transgressions des jeunes dans l’espace public urbain et les discours réglementaires qui entourent ces pratiques dans une étude ethnographique et une analyse des efforts de réglementation et de formalisation des transports publics dans la ville de Mexico.

Le processus de « co-RC » associé à la réalisation du court-métrage a duré environ cinq mois. Dès le début, l’équipe était résolue à suivre une voie particulière. Au lieu de présenter les résultats de la recherche dans un format universitaire ou par une forme traditionnelle de mobilisation des connaissances, elle souhaitait générer un produit artistique audiovisuel — défini dès le départ comme un court-métrage — qui non seulement rendrait compte de ces résultats, mais en même temps « illustrerait » ou « ferait sentir » une image vivante de Mexico, non pas comme une forme créative de contextualisation, mais comme une forme de connaissance, qui pourrait être employée dans d’autres contextes ainsi que par la communauté de recherche de TRYMX. Nous voyons ici le positionnement clair du projet dans le territoire ambigu du troisième paradoxe : parier sur la production d’une connaissance sensible.

À cette fin, il a fallu mettre en place un processus de RC permettant de synthétiser de manière créative les connaissances scientifiques produites par TRYMX pendant quatre ans et de produire de nouvelles connaissances sur la ville de Mexico. Il s’agissait en cela d’un processus de « double créativité » ou de « double traduction » visant à générer une nouvelle réflexion sur les connaissances existantes et sur la nature vivante et changeante de la ville.

La méthodologie proposée était fondée sur une structure collaborative de cocréation en deux phases principales. La première phase a été consacrée à traduire en une série d’éléments artistiques les études de cas de TRYMX, initialement présentées dans un langage universitaire. Cette démarche a constitué un défi tangible : des manifestations d’insécurité et d’incertitude sont apparues au cours des discussions, produit de l’inexpérience dans la combinaison des processus créatifs et des méthodologies scientifiques — illustrant la force du deuxième paradoxe lié au processus.

La deuxième phase a donné lieu à la traduction de ces éléments dans le langage technique de la composition audiovisuelle. Elle a été suivie de deux autres phases de mobilisation et de suivi, l’une axée sur la mobilisation des résultats lors du festival 4CITIES et dans d’autres espaces, et une autre — dans le cadre de laquelle s’inscrit cet article — consacrée à la recherche d’occasions et de retombées à d’autres échelles.

La première phase a débuté par une série de conversations collectives avec les membres chercheurs et étudiants de TRYMX, tenues sous la forme d’ateliers d’idéation collective (exclusivement sur des plateformes numériques telles que Zoom et Miro en raison de la pandémie de COVID-19). Ces séances d’idéation collective, qui s’appuyaient sur des questions visant à sonder l’« univers » de TRYMX et de Mexico, avaient pour but de filtrer et de traduire les connaissances des études de cas de TRYMX en éléments créatifs et narratifs, ainsi qu’en concepts sensibles, affectifs et imaginatifs. Chaque étude de cas de TRYMX a été décomposée en émotions, personnages, lieux, événements et conflits recensés par l’équipe. Par exemple, le cas du Tianguis Cultural del Chopo qui, sous sa forme universitaire, est axé sur les pratiques transgressives des jeunes et la dissémination de la culture, est devenu lors de l’atelier un cas axé sur la nostalgie (plusieurs membres de l’équipe l’ayant visité pendant leur adolescence), la confiance (un espace où l’on peut s’exprimer librement) et la coexistence (à travers la musique et la culture), mais également la représentation d’un espace où prédominent les hommes et certains types de masculinité que l’on ne s’attendrait pas à retrouver dans un lieu de contre-culture comme le Tianguis del Chopo.

Ces séances d’idéation collective témoignent d’un aspect important nous amenant à esquisser les grandes lignes d’un processus de RC : en favorisant les séquences d’empathie, de découverte accidentelle et d’imagination, en combinaison avec des réflexions plus analytiques, le flux du dialogue flexible soutient la possibilité de représentations des dimensions de la connaissance. Ce que nous avons entrepris dans cette partie du processus était simplement une nouvelle façon de « modéliser et matérialiser les connaissances » dérivées des études de cas, de manière à « révéler les éléments de contexte philosophique, social et culturel en vue d’une intervention future et d’une application critique de ces connaissances » [traduction] (Chapman et Sawchuk, 2012 : 11).

Pour l’équipe, il était évident que le contexte se perd parfois, ou s’estompe, dans les exposés universitaires. L’équipe était en outre consciente que, par rapport à la richesse de l’expérience urbaine, les connaissances produites par les études de cas étaient partielles. Par conséquent, une partie substantielle du contenu devrait provenir de l’expérience des membres de l’équipe, de leurs champs respectifs (littérature, communication, psychologie) et de la combinaison de ces derniers. Dès cette première étape, nous avons mis l’accent sur une posture d’ouverture pour imaginer et ressentir des connaissances qui seraient normalement considérées comme fermées et impénétrables, de manière à révéler leur caractère ouvert et malléable, ainsi que sur la possibilité de jouer avec la distance créative par rapport au produit (le court-métrage) et à l’objet de la connaissance (la ville).

Si la méthodologie et la manière dont les études de cas de TRYMX ont été travaillées étaient assez souples, les résultats ont surtout consisté en des produits universitaires[17]. Le procédé d’idéation collective a permis à l’équipe du court-métrage de « distiller » les données (le contenu) des études de cas en de nouvelles données davantage axées sur le vécu, expérientiel et émotionnel. Il nous a également permis d’éclairer des espaces et connaissances qui se nichaient auparavant dans l’ombre des études de cas, non pas parce qu’ils y avaient été consciemment relégués, mais parce que le faisceau illuminant les études de cas (circonscrit dans la démarche universitaire à laquelle il appartenait) n’en éclairait qu’une partie.

De la même manière que l’approche universitaire avait soustrait à notre regard certains éléments des études de cas, la méthode que nous avons utilisée impliquait de mettre à l’écart d’autres éléments. Comme nous cherchions à esquisser un portait sensible de la ville de Mexico, nous avons dû donner la priorité aux informations liées à notre manière de nous rapporter aux études de cas et de les concevoir plutôt qu’aux informations (vérifiables) fournies par les études de cas elles-mêmes (troisième paradoxe). Cette méthode nous a en outre permis d’explorer les études de cas par le biais d’éléments constitutifs de la vie quotidienne des jeunes et des membres de l’équipe de recherche (qui sont aussi citadins et citadines), comme le son (qu’il s’agisse de musique ou du simple bruit accompagnant la vie urbaine), les mèmes (qui sont aujourd’hui une composante importante de notre façon de comprendre les informations et les événements et d’interagir avec eux) et l’humour (lequel, à l’instar du sérieux exigé dans les produits universitaires, offre différentes possibilités de communication et de compréhension).

La première phase s’est achevée par la définition d’un concept créatif, d’un objectif de travail pour l’équipe et d’une structure narrative. Au-delà de la représentation visuelle des études de cas de TRYMX, l’équipe a cherché à ouvrir un nouvel espace de connaissances sur la ville de Mexico, en mettant l’accent sur une mise en valeur intégrale des connaissances — universitaires et analytiques, mais aussi expérientielles et créatives. L’équipe a insisté sur le fait que les informations présentées dans le court-métrage et, plus important encore, la manière dont elles seraient présentées, pourraient être étudiées avec la même crédibilité qu’un article publié dans une revue scientifique — et qu’il s’agirait, en même temps, d’un produit que les personnes y ayant participé pourraient partager avec leurs camarades lors d’une séance de cinéma de rue. C’est ainsi qu’est né pour l’équipe le sentiment d’une mission : contribuer, dans le cadre d’un dialogue entre les communautés internationales et locales, à générer de nouvelles interprétations de la valeur des connaissances sur leur ville, par le biais d’un produit de leur propre création.

C’est cette réflexion qui a conduit l’équipe à identifier « la rue » comme le symbole et l’espace de confluence de la recherche-création appelée à gérer et à façonner le court-métrage. La rue, en tant qu’espace et concept, est au coeur de la conception de la ville dans l’imagination et la pratique des citoyens et citoyennes de Mexico. Les séances d’idéation collective du début ont servi à la traduction des savoirs tirés des études de cas, en plus de servir de socle pour la mise en valeur de types de connaissances et d’espaces porteurs de connaissance qui ne correspondent pas à l’idée que nous en avons habituellement (par exemple, un livre, un texte, une salle de classe ou un forum, par opposition à un tableau artistique ou une chanson). La co-construction d’un concept créatif et d’une structure narrative a fourni à l’équipe une certaine confiance à l’égard de sa démarche créative et un cadre dynamique prenant en compte les dimensions de la collectivité, de la confluence et de la mise en valeur des divers savoirs (deuxième paradoxe).

La deuxième phase de la méthodologie a été la production technique. Pour ce faire, la structure traditionnelle de la production audiovisuelle (préproduction, production, postproduction) a été adaptée aux conditions de l’équipe selon deux modalités de travail : collective et par domaines d’expertise (en fonction des compétences personnelles). Si les personnes y participant ont collaboré activement à certaines composantes du projet, chacune avait également un rôle et des responsabilités bien définis.

La première étape a consisté à élaborer le scénario à partir de la structure narrative et du concept directeur. La rédaction du scénario a été divisée en plusieurs parties. Tout d’abord, la préécriture, à laquelle Jordi et Lorena ont travaillé plus activement, Jordi en raison de sa connaissance des études de cas et de TRYSPACES, et Lorena en raison de sa connaissance des processus universitaires et des études de cas. Leur travail a consisté à approfondir les études de TRYMX, à en extraire les aspects les plus pertinents et à les systématiser au regard des points suivants : En quoi consiste l’étude de cas ? Où se déroule-t-elle ? Quelles ont été ses conclusions particulières ? Quelles méthodologies ont été utilisées par les chercheurs et chercheuses ? Quelles ont été les retombées des travaux de recherche sur TRYMX ? La préécriture a été beaucoup plus méthodique et cloisonnée que les autres étapes de la réalisation, mais elle n’en a pas moins exigé une bonne dose de créativité : interpréter les données de manière pertinente et sélectionner celles ayant de la valeur, c’est aussi un acte créatif. D’une certaine manière, Jordi et Lorena ont agi comme commissaires du contenu du court-métrage. Comme le mentionne à juste titre Leavy (2009 : 10),

la pratique de la création artistique et la pratique de la recherche quantitative peuvent toutes deux être considérées comme de l’artisanat. Les praticiens et praticiennes de la recherche qualitative ne se contentent pas de rassembler des éléments et d’écrire, mais doivent aussi composer, orchestrer et tisser [traduction].

Nous insistons sur ce point parce qu’il est important de comprendre la méthode du court-métrage comme une combinaison de mécanismes à la fois rigides et souples, ouverts et fermés par moments, ainsi que de cycles individuels et collectifs.

Santiago a travaillé à l’écriture du scénario, en adaptant ses connaissances littéraires à la méthode. Afin de créer un récit autour des cas, trois fondements importants ont été mis à profit. Tout d’abord, les études de cas de TRYMX (en utilisant la systématisation effectuée), qui ont été le point de départ de l’écriture et de l’idéation des concepts et de la trame narrative du court-métrage. Le second fondement a été les ateliers d’idéation collective et le collage sensoriel et conceptuel sur la ville de Mexico issu de ces derniers. Ce collage a guidé la composante audiovisuelle du court-métrage, faisant office de story-board. Ce langage visuel a permis à l’équipe de rendre compte des idées émises lors des discussions thématiques et de décider de montrer une ville au rythme effréné, bondée, imprévisible et débordante de vie. Il était important qu’il y ait un équilibre entre la forme (le collage de la ville) et le fond (la connaissance des études de cas), de sorte qu’il résulte de la somme des deux des connaissances les englobant, brossant ainsi un portrait différent de celui que l’équipe en avait au départ.

Le troisième fondement narratif a été le processus d’écriture dans le cadre d’un dialogue collectif. L’équipe s’est réunie une ou deux fois par semaine pour faire le point sur l’état d’avancement du scénario et recueillir les commentaires de chacun et chacune, en soulignant les points forts et les lacunes, mais aussi en apportant de nouvelles idées. Santiago intégrait ensuite les commentaires au texte. C’est au cours de l’une de ces réunions que l’équipe a imaginé les personnages de Théorie et d’Expérience à partir du concept directeur de la double mise en valeur des connaissances de la ville. Théorie (un chercheur universitaire) et Expérience (une photographe urbaine) se rencontrent dans « la rue » (à un kiosque de tacos). Ainsi, le scénario a pris la forme d’un dialogue entre deux personnes sur les études de cas, la valeur de la connaissance et la manière dont nous l’abordons et la diffusons. À travers ces personnages, l’équipe souhaitait mettre en lumière le caractère inégal et complexe de la connaissance, faite d’une multiplicité de voix et de sentiments, qui ne se conclut jamais et qui, dans son ouverture, permet l’exploration continue et la recherche de nouveaux savoirs.

Le court-métrage ayant été réalisé au cours des trois premiers mois de 2021, un an après le début de la pandémie de COVID-19, sa production et sa postproduction ont représenté un défi. La question de la disponibilité du matériel audiovisuel a été résolue à l’aide de plusieurs sources et médias. La production audiovisuelle s’est appuyée sur le scénario et les idées collectives pour recueillir du matériel audiovisuel de la ville (archives de TRYSPACES, images d’archives et matériel original), tout en préservant l’indépendance créative des responsables de la production artistique et de la direction de la photographie. Le tournage sur le seul « plateau » physique et le montage du court-métrage ont été réalisés par Tonatiuh, en raison de sa formation en design, de son équipement audiovisuel et de ses contacts locaux avec les responsables du kiosque de tacos de rue El Cuñado.

L’équipe a élaboré d’autres concepts pour parvenir à la forme audiovisuelle. L’un d’entre eux était celui de TRYSPACES en tant que sujet. L’équipe tenait à présenter non seulement les études de cas, mais aussi les préoccupations et les initiatives de TRYSPACES en général. Cela s’est traduit, sur le plan audiovisuel, par la présence du kiosque de tacos informel, le seul lieu (physique) de tout le court-métrage, où les personnages de Théorie et d’Expérience se rencontrent. Ce kiosque représente un point de rencontre et d’échange d’idées, un peu comme se propose de l’être TRYSPACES : un espace où convergent diverses préoccupations, disciplines et visions. Et, de même, un espace qui cherche à éliminer la distance entre les personnes chercheuses et celles faisant l’objet de leurs recherches, et entre le savoir universitaire et le monde extérieur. Nous avons choisi un kiosque de tacos pour représenter cette idée, que nous percevons comme un lieu où convergent différentes personnes, sensations et connaissances, et où, même si ce n’est que pour un instant fugace, ces personnes vivent un moment partagé en dégustant des taquitos.

Considérant le manque de ressources comme une occasion d’expression créative, l’équipe s’est attelée à reconstruire l’expérience étrange et prolifique qu’est la vie à Mexico au moyen de matériaux très variés. À l’instar de la partie consacrée à l’idéation collective, la production du court-métrage a combiné des cycles de travail par domaine et de travail collectif pour créer une composition aux multiples facettes. Des plans des rues des différents quartiers de la ville capturés avec des téléphones portables (obtenus grâce à un appel aux membres de TRYMX), des mèmes et des gifs tirés d’Internet, des fragments de dessins animés, le tout accompagné de la Cumbia Transgresora, une composition originale ludique et joyeuse de Jordi, qui combine ses études en communication avec sa profession de musicien indépendant, renforcent l’impression générale de « réalisme magique » émanant de cet habitat et de la personnalité de ses personnages : ceux et celles qui y vivent, cherchent, étudient, et l’équipe elle-même.

iii. des connaissances sensibles, interdisciplinaires et communautaires

Les techniques et composantes artistiques employées tout au long du processus ont progressivement révélé des aspects de la connaissance qui se dérobaient au regard des documents de recherche des études de cas. Une grande partie de ces aspects sont considérés comme des manifestations sensorielles se prêtant le plus souvent à une représentation créative ou artistique. L’ombre de la solitude et de la menace qui entoure les jeunes personnes immigrantes, le langage corporel de combativité et de résistance des jeunes consommateurs et consommatrices, la dualité — entre empathie et indifférence — de la communauté locale à l’égard des travailleurs du sexe, les sons qui habitent le quotidien du Tianguis Cultural del Chopo et l’identité visuelle exubérante des minibus de Mexico sont quelques exemples de nouvelles connaissances rendues visibles par le langage audiovisuel, les collages, la bande sonore et les éléments fictifs du scénario du film.

Les jeunes ayant participé à la création de Si mis dedos tocan los tuyos ont fait part des nouvelles connaissances tirées de leur travail sur le court-métrage et de leur expérience comme chercheurs et chercheuses pour les études de cas et comme sujets mêmes de ces dernières. Lorena Paredes a fait remarquer que, bien souvent, les disciplines érigent des frontières qui restreignent le champ d’action :

Parfois, nous ne croyons pas que nous avons la capacité de créer. Je suis arrivée en sachant faire de la recherche, et maintenant, il y a un court-métrage. C’est vraiment chouette […]. Je pense que le plus important, c’est que j’ai fait tomber mes propres limites. Les interdits que je m’imposais sur ce que je peux faire ou non… Maintenant, si une personne vient me voir et me dit : « Hé, il faut faire ça », je dirai : « D’accord, faisons-le, je sais que j’en suis capable. »

entretien réalisé en mai 2021

Santiago et Jordi ont tous deux évoqué l’importance de la collectivité dans le processus de création : « De plus en plus de gens se rendent compte qu’on ne crée pas dans le vide. La création n’est pas un acte individuel. Je pense que c’est le point essentiel que je retiens » (entretien réalisé en mai 2021). Jordi s’est surtout attaché à montrer comment le travail collectif transdisciplinaire conduit à un processus beaucoup plus agile (qui fait appel aux compétences particulières pour façonner la voie vers une finalité commune) et comment cette méthode de travail crée des espaces de coexistence différents de ceux qui nous sont familiers :

Tu imagines un produit final et tu te dis : « Ça alors ! Comment vais-je y arriver ? » Autrement dit, le parcours est très angoissant. Et ce processus a été très intéressant, car nous avons commencé par des ateliers et des séances de réflexion collective. […] Toutes les séances ont été très agréables. Le fait d’échanger des idées et de trouver des moyens de mettre nos compétences au service de notre objectif commun a mené à une collaboration vraiment géniale

entretien réalisé en mai 2021

Tonatiuh, quant à lui, a réfléchi au mode de fonctionnement de Si mis dedos tocan los tuyos et au fait que la pandémie de COVID-19 nous a fait adopter des outils et des plateformes (notamment Miro et des ateliers sur Zoom) que nous n’aurions pas utilisés autrement :

Tout le monde a participé à la démarche sur Miro, à l’atelier, à la construction. Nous avons laissé les idées circuler, et collaboré à distance. Car dans d’autres circonstances, la façon de travailler aurait été différente. Mais nous avons dû faire face à la pandémie

entretien réalisé en mai 2021

Le lien entre les jeunes de TRYSPACES ayant participé à la production du court-métrage et les études de cas va au-delà du domaine universitaire. Ce lien ne se limitait pas à leur expérience dans cette sphère et à la mise en oeuvre de méthodologies des sciences sociales. La démarche a également fait appel à leurs expériences quotidiennes et à leurs récits de vie, individuels et collectifs, en tant qu’habitants et habitantes de la ville de Mexico. Il en a résulté une approche particulière alliant des éléments émotionnels et réflexifs, qui a donné lieu à une forme de connaissance enracinée dans ces émotions.

Les jeunes cinéastes ont convenu que ce projet représentait une occasion idéale de mettre en pratique des approches et des perspectives novatrices, fondées sur la sensibilité et l’émotion. Pour illustrer la manière dont a été mise en oeuvre cette approche, citons le cas de Jordi. Lorsqu’il a pris la responsabilité de créer la bande sonore du court-métrage, son objectif était de transmettre l’essence unique qui caractérise les habitants et habitantes de Mexico. Jordi s’est inspiré d’activités et d’approches antérieures de TRYSPACES, notamment des visites sur le terrain et des études ethnographiques. Toutefois, il a également intégré ses propres souvenirs et expériences. Par exemple, il s’est souvenu des excursions au Chopo de son enfance et de ses déplacements en minibus et en métro, des expériences emblématiques de la vie à Mexico.

En ce sens, l’idée de créer un « paysage sonore » est apparue comme un moyen de revivre ces souvenirs et de partager l’expérience émotionnelle qui les accompagnait. Jordi a souhaité reconstituer ces moments par le biais d’éléments auditifs pour que le public puisse ressentir la connexion intime qu’il a vécue. Ainsi, son approche de la production sonore reflétait l’intention plus large de l’équipe de transmettre des émotions et des points de vue authentiques et sensibles dans le documentaire.

Santiago, quant à lui, a clairement indiqué (lors de l’élaboration du scénario) qu’il estimait nécessaire de montrer son expérience de la ville et dans la ville, les longues heures et l’épuisement dans les transports publics, et le vertige qui accompagne les déplacements dans des rues bondées, pour que les connaissances tirées des études de cas prennent (ou reprennent) leur dimension sensible et émotionnelle, parallèlement à leur dimension rationnelle. Il s’agit là d’un point important, car les études de cas sont essentiellement des expériences exprimées dans un langage théorique, encapsulées dans le cadre d’une méthode scientifique. Il n’est donc pas déraisonnable de dire que les axes universitaire-rationnel et artistique-créatif vont de pair : ce sont les deux faces d’une même pièce.

Par le biais de la méthodologie de co-RC et de ses facteurs de recherche et de créativité, les jeunes de TRYSPACES ont cherché à créer et transmettre des connaissances qui, bien que fondées sur les études de cas, prennent en compte la dimension réflexive, affective et émotionnelle qui en découle afin de montrer que la recherche et la créativité ne s’excluent pas l’une l’autre. L’exploration créative peut enrichir la recherche et vice-versa : il en résulte une valeur unique à exploiter pour dissiper le paradoxe de la binarité entre « recherche » et « création ».

Après la diffusion du court-métrage, les membres du Mexique l’ayant visionné pour la première fois ont indiqué avoir pris conscience de nouveaux liens avec les études de cas, tant sur le plan émotionnel que sur le plan de la réflexion. Dans leurs commentaires, les membres ont souligné avoir décelé de nouvelles relations symboliques entre les études de cas, ainsi qu’une démarche épistémologique considérant les cas comme faisant partie d’un phénomène contextuel et identitaire propre à la ville de Mexico, plutôt que comme des cas reposant sur des démarches indépendantes. Si mis dedos tocan los tuyos a non seulement changé la manière dont les chercheurs et les chercheuses conceptualisent et abordent les travaux de recherche menés par l’équipe du Mexique, mais a aussi positionné TRYSPACES comme un espace où il est possible de réaliser des projets qui valorisent la créativité, l’imagination et la sensibilité, ainsi que les connaissances qui en découlent. Ces projets reconnaissent que les connaissances scientifiques ne se limitent pas à être « communiquées » par le biais de moyens de diffusion universitaires, mais que l’exploration de différents médias et formes de communication artistiques permet de produire de nouvelles réflexions et discussions autour de ces connaissances.

conclusion

Nous avons indiqué que l’objectif du présent texte est d’explorer le potentiel du recours à une méthodologie de RC collaborative, appelée ici « co-RC », pour répondre à certains des défis et paradoxes rencontrés dans les débats et les pratiques entourant la RC. Associons à présent les trois niveaux de paradoxes relevés dans la littérature sur la RC (liés au contexte, au processus et à la connaissance) au récit de l’expérience et à la réflexion sur les enseignements tirés de l’étude de cas Si mis dedos tocan los tuyos pour mettre en évidence les contributions et les solutions issues de l’expérience. Nous avons défini la recherche-création comme un processus de recherche — au sens que lui donnent les sciences humaines —, proposant de s’ouvrir à des moyens créatifs pour produire des connaissances sur l’expérience humaine et générer des oeuvres qui en sont imprégnées. Pour ce faire, le processus de RC doit rassembler des instances de recherche et de création : des instances de nature stratégique et méthodologique différente. Nous avons vu que l’absence d’un programme commun et d’un consensus méthodologique entre les instances de recherche et de création fait de la RC un espace ouvert et souple, mais génère des turbulences méthodologiques, maintient la connaissance issue de la recherche et de la création dans une impasse paradoxale et fait en sorte que ces paradoxes ne peuvent être résolus sur le plan méthodologique qu’à l’échelle de chaque expérience — où cette résolution n’est pas non plus garantie. Tous ces éléments nous amènent à reconnaître la RC comme la voie vers un nouveau paradigme de la connaissance, encore inconnu. Nous avons ensuite présenté le processus de RC employé dans Si mis dedos tocan los tuyos : tout d’abord, les participants et les participantes, et leur rôle dans cette expérience de RC (premier paradoxe lié au contexte) ; ensuite, les méthodes utilisées pour lier les composantes de recherche et de création (deuxième paradoxe lié au processus) ; et enfin, les connaissances générées à la fois par le processus, soit la production du court-métrage, et par l’immersion des personnes participant à la démarche de recherche (troisième paradoxe lié à la connaissance).

Nous appelons « co-RC » ou « recherche-création collaborative » la méthodologie qui sous-tend le processus de RC employé dans le projet Si mis dedos tocan los tuyos et qui découle des apprentissages qui y sont associés. Cette proposition vise à faire progresser l’élaboration d’un cadre méthodologique pour la RC : elle souligne la nécessité d’intégrer une méthode de collaboration complémentaire à la formule de l’union entre le monde de la recherche et celui de la création, définie par le trait d’union « - ». Parler de « recherche-création collaborative » peut sembler redondant, mais il s’agit d’une manière de déclarer à l’avance que cette ambiguïté implicite est voulue, a une raison d’être et peut être résolue dans un environnement qui n’est pas seulement implicitement collaboratif, mais qui offre explicitement, étape par étape, des outils pour une mise en oeuvre commune et collaborative tout au long de la démarche.

un

La composante « co-[18] » répond d’abord au niveau de paradoxe lié au contexte ; ce niveau repose sur trois facteurs qui ont permis la construction organique d’un programme commun de RC. Premièrement, les intérêts partagés des jeunes créateurs et créatrices étaient en phase avec les orientations d’un projet de recherche urbaine (TRYSPACES), duquel a émergé l’objectif de générer une vision de la ville sous la forme d’un produit artistique à présenter au public. Deuxièmement, le processus de « co-RC » a été mené par un partenaire à vocation artistique de la société civile dans le contexte de travaux de recherche en sciences sociales. C’est dans ce cadre que s’est développé le processus de « co-RC » de manière autonome. Troisièmement, les jeunes chercheurs et chercheuses, créateurs et créatrices de l’équipe — qui provenaient de diverses disciplines des sciences sociales, des sciences humaines et des arts et n’avaient jamais eu de formation préalable en RC — ont pris activement part au projet de recherche, non pas en tant qu’observateurs et observatrices externes, mais en tant que participants et participantes en immersion dans les études de cas et, dans certains cas, en lien étroit avec les communautés observées. Le processus de « co-RC » s’est appuyé sur la motivation personnelle et l’intérêt des jeunes à l’égard du bien-être d’autres jeunes et des zones marginalisées, afin de créer une nouvelle représentation de leur ville.

À cet égard, la composante « co- » suggère d’amorcer un processus de RC par la conception et l’établissement stratégique de partenariats tenant compte du fait qu’il est nécessaire d’établir des ponts entre des instances de recherche et de création de nature différente ; que le processus de création, guidé par l’objectif de recherche, doit disposer d’une certaine autonomie ; que ses membres doivent participer à définir l’objet et le but du projet de RC ; que c’est au sein de cet espace organisé que les membres du projet peuvent collaborer à un objectif commun[19]. Ce cadre stratégique, ou programme commun de co-RC, a été en mesure, dans le cas de Si mis dedos tocan los tuyos, de guider un processus de création à des fins de recherche sociale, et ce, avec un potentiel artistique. Une fois les attentes du projet de RC définies (de manière souple), il a été possible d’établir un plan opérationnel.

deux

Ainsi, la composante « co- » répond également au paradoxe lié au processus : la méthodologie, issue du programme commun et proposant une séquence structurée et imbriquée, fait intervenir les fonctions des sous-méthodes de recherche et de création à la fois en les reliant entre elles, et en les utilisant séparément. La structure méthodologique de co-RC comporte deux niveaux : un niveau principal, dans lequel la séquence des pratiques de recherche et de création est imbriquée, et un niveau secondaire, qui permet de mener en parallèle des pratiques de recherche et de création. Dans le cas de Si mis dedos tocan los tuyos, en termes généraux, cette structure a fonctionné pour faire dialoguer de manière productive les deux paires de filons de traduction de l’information : l’axe quantitatif-qualitatif (correspondant à la recherche) et l’axe imaginatif-sensible (correspondant à la création), tout en admettant les possibilités créatives de découverte accidentelle unissant l’un et l’autre. Les lignes directrices de cette séquence ont permis de maintenir actifs tout au long du processus des principes clés en matière de recherche (analyse, conceptualisation, traduction) et de création (imagination, créativité, découverte accidentelle), conformément aux objectifs d’une équipe investie d’une mission de RC.

Le rôle de coordination du processus de RC assumé par Culturans et des membres de l’équipe de recherche de TRYSPACES a été essentiel pour aider l’équipe à naviguer au sein du programme commun établi. Plus précisément, la structure des composantes de recherche et de création a été organisée en cinq grandes phases : les deux phases de RC examinées ci-dessus dans la section II, qui faisaient suite à deux phases préalables d’alliances et de travail préparatoire, et une phase ultérieure axée sur la continuité du processus de RC[20], ou de mobilisation future. La phase de préparation tient compte du fait qu’avant d’entamer un processus de RC, il est nécessaire d’associer les personnes chercheuses au volet de la création et les personnes créatrices au volet de la recherche dans le cadre d’un processus de collaboration immersif. En l’occurrence, le modèle transdisciplinaire de la co-RC repose sur des techniques de constitution d’équipes qui associent les perspectives et les capacités des individus, ainsi que les disciplines alimentant les composantes de la recherche et de la création. La co-RC débute lorsque des individus mettent leurs efforts en commun au sein d’une équipe et s’approprient un processus et des objectifs, générant un sens de la mission et une vision initiale commune de la RC ; ces individus sont porteurs de nouveaux concepts embryonnaires de recherche et de création et de leurs expressions ultérieures.

trois

Ces éléments nous amènent enfin à constater que la composante « co- » nous permet également de structurer et d’assumer les paradoxes sous-jacents de la RC. Premièrement, dans le cas du court-métrage, les embryons conceptuels étaient liés à la fois à l’interprétation problématisée et à l’expérience des études de cas de TRYMX et ont conduit à la réalisation d’un produit artistique « sur lequel a été jeté un regard éclairé » exprimé sous forme littéraire, visuelle, sonore et émotive. Le court-métrage Si mis dedos tocan los tuyos n’est pas né de l’idée de créer une oeuvre d’art : il a été conçu comme un discours artistique sur la ville dialoguant avec son homologue universitaire. Et ce, non seulement pour mobiliser les connaissances de manière créative, mais aussi dans le but de créer un produit artistique tirant parti des savoirs universitaires, et de créer un nouveau type de savoir sur la ville en complément au corpus de recherches, de connaissances et d’innovations associé au projet TRYSPACES. Dans ce contexte, qui laisse entrevoir une certaine vision du monde permettant d’explorer de nouveaux paradigmes sur la base des études de cas, il est légitime de souscrire au paradoxe d’une connaissance sensible.

Deuxièmement, pour l’équipe de jeunes chercheurs et chercheuses, et créateurs et créatrices, le produit et le processus incarnent davantage une manière d’être qu’une méthodologie de recherche. Nous pourrions même dire qu’à leurs yeux, la méthodologie de la RC est une façon d’être, et une façon de promouvoir de nouvelles idées et de nouvelles sensations. En ce sens, il n’est pas exagéré de considérer Si mis dedos tocan los tuyos comme un produit de connaissance de soi de la jeunesse urbaine, enraciné dans les lieux qu’elle fréquente et auxquels elle est attachée, ainsi que comme un document porteur d’une nouvelle connaissance de sa ville.

Qu’il s’agisse d’une idée déraisonnable ou d’un « nouveau paradigme », la structure de co-RC décrite ici, qui repose sur une alliance entre différents secteurs et un programme commun, un travail de préparation et d’harmonisation entre la recherche et la création, un processus d’idéation et d’élaboration de nouveaux concepts à la fois critiques et créatifs, et la mobilisation de produits et de possibilités, a le potentiel de répondre aux paradoxes de la RC — ou du moins de les orienter vers une démarche fructueuse.