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Les recherches participatives, si elles ne constituent pas une pratique de recherche nouvelle, se multiplient dans les sciences sociales, notamment en éducation (Janosz et Nault-Brière, 2021), en santé (Pomey et al., 2015) ou en sociologie (Bacqué et Demoulin, 2022). Elles s’inscrivent dans des traditions diverses, revendiquent des héritages hétérogènes et ne proposent pas de méthode unique. Alors qu’en France, par exemple, plusieurs de ces recherches s’inspirent de l’intervention sociologique (Touraine, 1978) ou des théories de l’agentivité (Bacqué et Biewener, 2012), en Amérique latine ce sont plutôt les sillons de Freire (2013) et de Fals Borda (2009) qu’elles creusent. Au Québec, les sciences de la santé ont été pionnières. Le tournant décolonial qui marque les sciences sociales depuis le début du xxie siècle, en Amérique du Nord comme dans les Suds, invite les chercheurs et les chercheuses à repenser leurs épistémologies et plus largement le rôle social des universités (Tuhiwai Smith, 1999 ; De Sousa Santos, 2014). Ceci s’est institutionnalisé sous différentes formes dans les universités du Québec, comme dans les bureaux de service aux collectivités, d’engagement communautaire ou encore de soutien à la recherche participative et l’innovation sociale ; en France, l’institutionnalisation se fait sous le vocable de responsabilité sociale des universités alors qu’en Amérique latine, le legs de Freire et de Fals Borda est tellement ancré dans les productions intellectuelles qu’il semble que le besoin de l’institutionnaliser ne s’est pas fait sentir.

La coproduction et la mobilisation des connaissances, entendues comme un large éventail d’activités liées à la production et à l’utilisation des résultats de la recherche, notamment la synthèse, la diffusion, le transfert, les échanges de connaissances, la création et la production conjointe par les personnes chercheuses et utilisatrices des connaissances (CRSH, 2023), sont par ailleurs de plus en plus valorisées, voire attendues par les bailleurs de fonds, au Canada comme en Europe. Si en Amérique latine la mobilisation des connaissances n’est pas exigée de la même façon, il y existe pourtant une longue tradition de recherche participative, bien ancrée dans les pratiques. Même si ces épistémologies ont une longue histoire et s’institutionnalisent graduellement, il n’en demeure pas moins que pratiquer réellement la recherche participative demeure controversé. Selon les contextes et les disciplines, ces pratiques peuvent même être perçues comme transgressives, particulièrement quand elles viennent questionner des pratiques scientifiques positivistes et déconnectées de la société. Ces façons de mener la recherche suscitent en effet des réflexions critiques sur l’université et son rôle social, qui varient selon les contextes.

Dans la lignée des écrits qui s’intéressent aux attentes, aux conditions de production et aux effets des recherches participatives, ce dossier a pour ambition spécifique d’interroger leur rôle dans la vie publique, autour des questions urbaines en particulier, et dans des contextes institutionnels, intellectuels et politiques contrastés. Les articles rassemblés ici présentent ainsi les résultats de recherches participatives menées dans le cadre du programme TRYSPACES. Conduit en quatre langues à Mexico, à Montréal, en région parisienne et à Hanoï de 2017 à 2023, et financé par le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH), TRYSPACES a rassemblé 40 chercheurs et chercheuses, 60 étudiants et étudiantes de plusieurs disciplines des sciences sociales (sociologie, géographie, urbanisme, sciences de l’éducation, science politique) de 11 universités, 10 partenaires techno-artistiques, 10 partenaires sociocommunautaires et 85 jeunes[1]. Leur volonté commune était de travailler la question de la place des jeunes dans l’espace public, en centrant la focale sur les activités considérées comme transgressives. Pourquoi, comment, quand et où se manifestent les transgressions culturelles, sociales, économiques et politiques ? Sont-elles voulues ou imposées par le biais de la stigmatisation ? Quelles sont les conséquences de ces pratiques transgressives sur la régulation des espaces publics et sur la gouvernance urbaine ? Comment la transgression produit-elle la ville numériquement et physiquement ? Pourquoi la transgression serait-elle attrayante, voire parfois nécessaire, pour certains jeunes ?

Depuis les grandes mobilisations de 2011-2012 (on pense par exemple à Occupy, aux Indignados, au Printemps Érable), certains jeunes ont occupé le devant des scènes médiatiques et ont gagné en visibilité dans les espaces publics, tant dans les espaces urbains que numériques, comme figures incarnant le renouveau des répertoires et des outils de la mobilisation pour la justice sociale. Fonctionnant le plus souvent comme des réseaux transnationaux, ces collectifs organisés n’ont pas été notre porte d’entrée vers les jeunes de Mexico, de Montréal et de région parisienne, même si leur visibilité médiatique était au coeur de l’inspiration originale du projet présenté pour financement en 2016. Par ailleurs, au cours des six années du programme TRYSPACES (2017-2023), plusieurs mobilisations sont nées, parfois locales, comme la Journée sans femmes pour dénoncer les féminicides au Mexique (9 mars 2020), se diffractant parfois au-delà de leurs lieux premiers d’éclosion, comme dans le cas de Black Lives Matter (2020) ou de #MeToo (2017), deux mouvements de dénonciation et de contestation des violences raciales et faites aux femmes. Si ces mobilisations n’ont pas eu à proprement parler d’effets directs sur notre recherche collective, les rapports sociaux de genre et de race et les inégalités structurelles qui en découlent n’ont pas moins fait l’objet de nombreuses réflexions au sein du partenariat TRYSPACES, ce dans les trois territoires de collaboration des équipes, toujours à partir de l’expérience des jeunes et en se donnant les moyens, grâce à des outils adéquats, de s’appuyer sur le point de vue des acteurs et actrices concernées par nos études de cas[2].

pourquoi mettre en place une recherche participative ?

Le partenariat traduisait un postulat initial, celui de l’importance de mettre en place des recherches alliant les langages scientifiques, artistiques, techniques et professionnels, pour ainsi produire une science « avec et pour » la société, qui soit respectueuse des communautés étudiées et attentive aux savoirs qu’elles portent, et qui puisse leur être utile. L’équipe a ainsi mobilisé les technologies numériques et des formes variées de langage (oeuvres d’art, cartographie narrative, avis de politiques publiques et, bien sûr, articles scientifiques), et a fonctionné comme un laboratoire vivant, encourageant la différence par le biais d’une éthique sensible aux relations de pouvoir issues des différences de genre, de sexualité, de race, de territoire, d’âge, de capacités et de classes sociales, ainsi que des entrelacements de toutes ces catégories. Le partenariat a dès lors été fondé sur la mise en commun des interrogations et des savoir-faire des partenaires universitaires, sociocommunautaires et techno-artistiques. Chercheurs et chercheuses, étudiants et étudiantes ont produit des savoirs scientifiques autour de plus de 15 études de cas explorant diverses pratiques transgressives. Les partenaires sociocommunautaires ont ainsi orienté les recherches en codirigeant des études de cas et en participant au transfert de ces savoirs. Les partenaires techno-artistiques ont également participé à la production des connaissances, mais ont de plus valorisé les savoirs de la recherche tout en en prolongeant les résultats.

Au Mexique, en France et au Québec, les personnes impliquées dans le programme TRYSPACES ont estimé qu’adopter une posture participative était une manière de faire particulièrement bien adaptée à l’étude de ces transgressions. Cela venait toutefois répondre à des enjeux et des objectifs différents selon les contextes géographiques et sociopolitiques, les trajectoires des acteurs et des actrices impliqués et les objets de recherche. Les auteurs et les autrices des articles de ce dossier ont ainsi des références hétérogènes et s’inscrivent dans des filiations diverses mais qui s’articulent néanmoins autour d’un principe commun, celui d’un renversement de l’ordre dominant de production des connaissances. Les approches décoloniales ont été mobilisées pour travailler avec les autochtones à Montréal, tandis qu’une perspective féministe a été mise de l’avant pour étudier les jeunes filles de quartiers populaires de cette même ville, mais également des usagers du tianguis El Chopo à Mexico. Les références à Haraway (2007), Freire et Fals Borda, quant à elles, constituent un cadre d’analyse pour des études de cas des trois aires géographiques. Cela amène ainsi à diversifier les supports d’analyse, à accepter les interprétations contradictoires, à faire des désaccords un outil de l’analyse, et à accepter et à mettre en dialogue constant et à toutes les étapes de la démarche des « points de vue situés » (Harding, 1991). L’ambition est alors de produire une science réflexive qui prenne en compte les relations de domination dans la production des rapports sociaux et des savoirs (Anadón, 2007 ; Les chercheurs ignorants, 2015 ; Pestre, 2013 ; Rodríguez et Brown, 2009).

L’acte d’adopter une pratique de recherche participative est aussi revendiqué par plusieurs auteurs et autrices de ce dossier comme une condition nécessaire pour accéder aux pratiques transgressives en ce que cela permet de gagner la confiance des acteurs et des actrices de ces pratiques invisibilisées, reléguées ou stigmatisées. Qu’il s’agisse par exemple de jeunes de quartiers populaires en France ou au Québec (Montréal-Nord), de personnes consommatrices de marijuana, de populations autochtones, cette pratique demeure un défi. Mais les auteurs et les autrices des articles sont également porteurs d’une ambition politique commune qui peut être déployée par la recherche participative, celle d’une recherche « par et pour » ou « avec et pour », c’est-à-dire d’une recherche attentive aux rapports de pouvoir et aux enjeux de reconnaissance, et qui soit utile aux personnes, aux communautés et aux territoires qui constituent l’objet de la recherche.

comment pratiquer la recherche participative ?

Nous avons collectivement fait le pari d’entrer dans la recherche participative à partir des expériences sensibles des jeunes, notamment en nous ancrant dans une réflexion sur certaines de leurs pratiques transgressives. Pris entre une médiatisation stigmatisante et leur relative inaudibilité dans les espaces politiques, les jeunes avec lesquels nous avons conversé pendant six ans nous ont aidé à comprendre comment leur présence publique bouscule les normes, génère du jugement, redistribue la surveillance, organise le contrôle et ouvre également à des alliances possibles avec d’autres. Ils et elles ont également exposé leur très fine connaissance des territoires et de leurs milieux de vie, ce dans leurs propres mots et sans masquer la complexité de leurs réalités. La variété des méthodes sur lesquelles a reposé notre collaboration nous a ainsi permis d’ouvrir la discussion sur la diversité des transgressions au sein des quatre villes, à partir d’une valorisation de gestes non spectaculaires, de propos intimes, de petites histoires d’amitié ou de quartier, sans renoncer pour autant au sens politique que les jeunes ont souhaité donner à leurs récits. Chacune des villes offre évidemment une ambiance particulière, des régulations policières variables, un intérêt des pouvoirs publics pour les jeunes très différent d’un contexte à l’autre, dont nous avons tenu compte en adaptant les outils de notre travail collectif à ces réalités.

Néanmoins, et sans contradiction, ce que « recherche participative » a voulu dire sur les différents terrains explorés dans le cadre de ce dossier est très variable. Des méthodes diverses ont ainsi été déployées. Celles-ci ont en revanche toutes pour point commun de faire participer à la recherche des personnes qui ne sont pas des scientifiques de carrière, donc des personnes dont le rôle n’est habituellement pas celui de mener des activités de recherche (Deroubaix et de Coninck, 2013). Elles ont également en commun de prendre au sérieux les modes d’expression des différentes parties prenantes ou de proposer des modes d’expression adaptés, autant dans le processus de production que d’analyse des données. Ces méthodes s’appuient sur l’hybridation de disciplines scientifiques et sur le caractère heuristique d’une telle démarche, comme à Montréal, par exemple, où l’articulation des Systèmes d’information géographique, de l’anthropologie et de la géographie rend possible l’avènement de l’outil cartographique au coeur de la démarche de recherche. La contribution de Guimont Marceau, Drouin-Gagné et López Urrego illustre cela par une démarche de cartographie collaborative entre chercheuses et jeunes Autochtones de Montréal permettant à la fois de confronter la colonialité des espaces urbains, qui sont des lieux de dépossession, d’exclusion et d’invisibilisation symboliques comme matérielles des Peuples autochtones, et de questionner la hiérarchisation des savoirs.

Les recherches présentées dans ce numéro mobilisent aussi des méthodes qui ne font pas (ou pas complètement) partie du répertoire classique et légitime de la recherche scientifique. Ici, ce sont des pratiques d’éducation populaire qui deviennent incontournables, comme le relatent les articles portant sur les communautés de pratique et sur les trajectoires d’apprentissage dans l’initiative Pop-Part, ou encore le récit des collaborations avec les jeunes de certains espaces urbains (les marchés de rue à Mexico) pour, entre science et art, produire des documentaires, et donc s’engager dans des apprentissages communautaires et sensibles à partir d’expériences et de compétences disparates. Ailleurs, les rituels des communautés sont intégrés dans la méthodologie, comme le rituel de fumigation décrit dans le cadre de la recherche conduite avec des Autochtones. L’utilisation des médias numériques est centrale dans les différentes études de cas, comme c’est le cas d’Instagram chez les jeunes de Montréal-Nord, pour en même temps ou alternativement produire, analyser, diffuser les résultats de la recherche. La dimension artistique est par ailleurs récurrente (cartographie sensible utilisant les arts plastiques, production de vidéos de documentaires ou de fictions, mise en bande dessinée ou en théâtre, « ethnographie pop-up », etc.) : celle-ci a permis d’explorer d’autres langages, de développer des outils facilitateurs de dialogue, de transfert et de circulation des connaissances (films, comptes sur les réseaux sociaux, cartes, mémoire orale), mais également de repenser la recherche scientifique en soi. Penser l’intégration des arts à la recherche renvoie de manière plus générale à l’ambition de penser la place des émotions et du sensible, comme le soulignent les autrices de l’article sur El Chopo, qui invitent à reconnaître l’importance de la raison tout comme l’importance des émotions, et les références au « sentipenser » de Fals Borda. Ces adaptations témoignent ainsi des décalages méthodologiques nécessaires à la réalisation de ce type de recherche. Si les outils traditionnels des sciences humaines et sociales (les entretiens, les focus groups, l’observation, la cartographie, etc.) sont bien présents, les effets de domination et de violence symbolique que ceux-ci charrient font l’objet d’une attention particulière, et leur utilisation est toujours articulée à d’autres méthodes moins conventionnelles, autant que possible ancrées dans les usages des communautés avec lesquelles les recherches sont conduites.

quels sont les effets des recherches participatives ?

Ainsi hybridé, le processus de production et de diffusion des connaissances scientifiques est descendu de son piédestal. Des espaces d’expression et d’articulation de savoirs hétérogènes s’ouvrent, des espaces au sein desquels se renégocie et se reconfigure la hiérarchisation de ces savoirs, mais aussi, par là même, une hybridation des postures et des statuts des personnes participantes grâce à laquelle chacun vit « une forme de dépassement de fonction », pour reprendre les termes des autrices de l’article sur le partenariat Pop-Part. Pour leur part, les autrices de l’article sur la cartographie autochtone à Montréal décrivent comment les « dialogues – voire [l]es polylogues – entre les systèmes de savoirs [viennent] confronter la hiérarchie coloniale des savoirs » et « déstabilise[r] la hiérarchie » entre chercheurs, chercheuses et communautés étudiées.

Bien entendu, la distance sociale entre les personnes participantes n’est pas annihilée par la recherche participative. Les contributions rassemblées dans ce dossier montrent bien comment les rapports sociaux, qui s’inscrivent dans des contextes territoriaux spécifiques, s’invitent systématiquement dans la recherche. Il en va ainsi des relations entre hommes et femmes à Montréal-Nord, de celles entre jeune chercheuse et hommes d’un certain âge au Chopo, entre jeunes et artistes dans la production du documentaire Si mis dedos. Ces rapports sociaux sont bien entendus des rapports de pouvoir, qui font l’objet d’une longue analyse dans le texte qui dissèque les dynamiques du partenariat dans la recherche Pop-Part, tout comme dans celui sur les deux marchés de rue à Mexico, ou dans celui sur Montréal-Nord. Cette dimension constitue l’un des multiples défis qui traversent les recherches participatives, aux côtés duquel figure en bonne place le défi supplémentaire de la difficile compatibilité entre le temps long nécessaire à ces recherches et le contexte scientifique productiviste dans lequel nous évoluons.

L’expérience de TRYSPACES a aussi permis de mettre en évidence les utilités sociales et scientifiques de telles recherches. Une dimension transversale, mise en évidence par les différents textes, est celle des effets qui découlent de l’empowerment des participants et des participantes. Par exemple, la collaboration a permis d’accélérer, voire de susciter un ensemble de projets (de recherche mais aussi artistiques, sociaux, éducatifs, etc.) portés par les personnes participantes, pendant et après la recherche TRYSPACES. La reconnaissance et la légitimation des savoirs et des expériences, mais aussi leur analyse collective, permettent à des individus, des groupes et des communautés, marginalisés et stigmatisés, de prendre la parole et de se sentir légitimes à le faire. Les analyses et les discours ainsi produits valorisent un autre discours, voire un contre-discours, qui soutient des processus d’empowerment.

Un enjeu majeur se situe dès lors en périphérie des productions de la recherche qui renvoie à la problématique de la diffusion et de la transmission des résultats, cette problématique étant centrale dans une perspective de démocratisation des savoirs. Il a été pris à bras le corps dans les recherches exposées dans ce dossier, où s’est instaurée à plusieurs reprises une « relation dialectique entre productions issues de la recherche et le processus même de recherche » (voir la contribution de Bacqué, Bellavoine, Demoulin, Lafaye et Pop-Part dans ce numéro), et où les productions issues de la recherche rendent certes comptent des résultats, mais prolongent et dépassent cette même recherche, venant ainsi alimenter le débat public sur les sujets controversés que ces productions contribuent à publiciser. En générant des apprentissages réciproques entre personnes chercheuses, jeunes, professionnelles ou créatives, les recherches participatives ont également pu pérenniser des relations sociales et stabiliser des espaces de participation sur des terrains locaux, par exemple autour de communautés de pratique dépassant les projets de recherche, et les inscrire dans un temps relativement long, comme le racontent Brito et Salane dans leur contribution analysant quinze années de relations de recherche en Île-de-France. La très grande diversité des productions issues des réflexions et collaborations de TRYSPACES laisse présager une postérité que nous souhaitons la plus longue possible.