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Dans les sciences sociales contemporaines[1], la notion de « communauté » s’impose comme une catégorie indispensable et indéfinissable, capable à la fois d’incarner un recours (contre la technocratie bureaucratique et l’égoïsme moderne), un programme politique (en tant que référence centrale de la « troisième voie » entre tout-État et tout-marché), mais aussi un danger (synonyme de repli communautariste). De facto, « communauté » apparaît alors comme un terme générique pouvant être appliqué à toute forme d’union sociale, quels que soient les types de relations entretenues à l’interne — entre les membres de ce groupe — ou à l’externe — comme acteur collectif en rapport avec le monde environnant. C’est pourquoi les prédicats censés préciser la nature de la communauté semblent innombrables et hétéroclites, les plus courants désignant soit des réalités spatiales et géographiques (communauté locale, urbaine, rurale, nationale, européenne, internationale), soit des caractérisations « identitaires » (communauté culturelle, ethnique, religieuse, scientifique, homosexuelle, etc.). L’usage surabondant de l’adjectif « communautaire » en Amérique du Nord qualifie historiquement une localité (une petite ville, un quartier, une paroisse), mais également un « secteur » (nommé plutôt « associatif » en Europe), ainsi qu’un « milieu », des « actions », des « organismes », des « groupes » dits communautaires. Le « communautaire » renverrait à cet égard essentiellement, dans des pays à l’histoire politique fortement marquée par la philosophie libérale, au non-étatique et au non-marchand, avec toutes les ambiguïtés que cette répartition trop tranchée sous-tend[2]. Par-delà les variations nationales et historiques, les community studies incarnent un courant de recherche important dans la socioanthropologie américaine (Schrecker, 2006), qui s’avère aujourd’hui toujours fécond, particulièrement dans le domaine de la santé publique (Potvin et Vibert, 2012) et du développement local (Talpin, 2016).

Censé sommairement renvoyer à un groupe de personnes « ayant quelque chose en commun », le signifiant « communauté » possède une multiplicité de signifiés tenant désormais une place prépondérante en tant que référence dans tous les domaines de la vie sociale (public, privé, politique, économique, culturel, scientifique). La forme « communauté » s’impose comme un « idéologème » (Raulet et Vaysse, 1995 : 7), dessinant un champ de pertinence spécifique par son inclusion dans un système de sens, principe régulateur d’un discours social auquel il donne autorité et cohérence. Régulièrement mobilisée par la pensée moderne pour se « réfléchir », prendre conscience d’elle-même et produire des discours nouveaux, la « communauté » s’avère marquée par le double sceau de l’évanescence et de l’équivocité, une équivocité qui se présente certes comme l’indice d’une déficience conceptuelle sur le plan scientifique, mais également et surtout comme la source fondamentale d’une puissance symbolique tout aussi irrécusable (Vibert, 2016a). La malléabilité du terme porte bien évidemment à confusion, mais il en tire une force d’attraction démultipliée, apte à être constamment réactivée dans des contextes fort différents.

Afin d’éclaircir la signification de cette notion polysémique, cet article souhaite présenter un essai de distinction typologique, qui permet de mieux comprendre comment la « communauté » peut être mobilisée par des discours à l’évidence contradictoires, à l’intersection des visées d’autonomie et de solidarité. Dans un second temps, nous proposerons une analyse sommaire des transformations et des tensions inhérentes à la communauté sourde (Gaucher et Vibert, 2010), analyse constituant une illustration de la fécondité de cette clarification idéal-typique en vue de mieux appréhender les dynamiques potentiellement antinomiques qui parcourent tout référentiel « communautaire ».

1. un essai de typologie conceptuelle

À la suite d’une enquête monographique (Vibert, 2007a) portant sur l’évolution des usages de la notion de « communauté » dans les discours publics au Québec sur une trentaine d’années (entre 1970 et 2000), nous avons avancé une proposition classificatoire visant à distinguer quatre dimensions idéal-typiques, afin d’éclaircir la polysémie de la notion (Vibert, 2006). Ces quatre dimensions doivent être explorées dans leur constitution propre, leur intelligence du social et leur portée normative, sans négliger leurs interactions réciproques. Elles ont pour point commun une inscription relative dans la durée, même s’il serait tout à fait passionnant de les examiner du point de vue du rythme de la vie sociale (Michon, 2010), notamment à partir d’une prise en compte des mouvements de rétraction et d’extension qui caractérisent les modulations d’intensité et d’activité.

Il est possible de résumer ces quatre dimensions ainsi :

  1. La « communauté » comme solidarité locale, « milieu de vie », « milieu naturel », proche de la définition sociologique de Tönnies[3] recoupant des réseaux diversifiés (voisinage, amitié, parenté), mais impliquant des relations interpersonnelles, de face à face ;

  2. La « communauté » comme organisation associative (ou organismecommunautaire en Amérique du Nord), le plus souvent institutionnalisée : mouvement ou regroupement militant autour d’un problème, d’une situation sociale, de références ou d’intérêts communs, offrant des services et de l’entraide, revendiquant des droits ;

  3. La « communauté » comme identité collective, centrée autour d’un trait définitionnel prioritaire qui permet de caractériser et de rassembler des individus divers (origine ethnique, religion, langue, incapacité physique ou psychique, orientation sexuelle), organisant une frontière symbolique séparant un « nous » et un « eux » ;

  4. La « communauté » comme collectivité englobante, le plus souvent territorialisée, à la fois politique (comme « peuple » ou « nation ») et culturelle (comme moeurs et traditions), deux aspects parfois complémentaires, parfois placés en opposition.

Ces quatre « modes » de communauté ne sont évidemment nullement exclusifs les uns des autres, notamment si l’on souhaite comprendre un processus historique ou une situation concrète : ils s’interpénètrent et s’articulent de façon structurale, l’un n’étant souvent compris qu’à l’aune de l’autre (par opposition, comparaison, symétrie, etc.). Plutôt donc que des réalités substantielles, ces « modes de communautés » apparaissent comme des types relationnels, dont chacun émerge à la croisée de compréhensions particulières de l’appartenance collective (Vibert, 2005), mais aussi du « manque à appartenir » considéré comme le danger essentiel du vivre-ensemble moderne.

2. quatre idéaux-types de la communauté : convergences et oppositions

S’il n’est possible de le faire que de façon trop succincte ici, il convient néanmoins de préciser les caractéristiques respectives de ces quatre idéaux-types, mais également de souligner en quoi ils peuvent nous permettre de surmonter les nombreuses confusions qui régissent l’usage de la notion, aboutissant fréquemment à une contradiction dans les termes. Parmi les multiples cas documentés, on peut par exemple évoquer la situation courante dans laquelle une décision publique en faveur de l’implantation d’un lieu d’accueil et de pratiques faisant débat (centre de désintoxication, centre d’aide aux itinérants), prise au nom de l’intérêt général de la communauté (la « communauté des citoyens »), se heurte au refus de la communauté (la « communauté locale », de quartier ou de village), tout en bénéficiant du soutien de la communauté (en réalité : du communautaire, c’est-à-dire des organismes ou associations travaillant sur telle ou telle problématique sociale) représentant une certaine communauté (femmes, minorité ethnoculturelle, confession religieuse, etc.). Le dispositif d’enquête socioanthropologique se trouve compliqué par la plurivocité de la notion, employée par les différents acteurs sur le terrain, soit pour s’en revendiquer, soit pour s’en distancier. Il est certain que le recours à ce terme s’avère beaucoup plus usuel dans le monde anglo-saxon qu’en France, où les vocables qui lui sont liés (comme « communautarisme » ou même « communautaire ») s’avèrent souvent entendus péjorativement, en relation avec une idéologie républicaine qui en accepte la teneur descriptive tout en lui déniant une quelconque valeur normative. Mais l’on peut penser qu’au vu de l’orientation récente des débats dans le monde sociopolitique (l’usage ou non de catégories ethniques dans les politiques publiques, la ghettoïsation de la question sociale, etc.), de l’influence des questions de la diversité et des minorités dans la pensée politique (autour du pluralisme, du multiculturalisme, du nationalisme, des droits homosexuels, du vote des immigrés, etc.) ainsi que de l’importation des thématiques anglo-saxonnes (critique postcoloniale, cultural studies, gender studies, etc.), la « communauté » redevienne un référent central, sans présumer des connotations qui lui seront contextuellement associées (Vibert, 2011).

Reprenons brièvement les quatre idéaux-types proposés.

(1) La communauté locale. Ce premier type de communauté, en tant que « milieu de vie », s’inscrit directement dans la conceptualisation initiale du terme au sein de la sociologie, une signification qui reste très présente dans les sociétés nord-américaines, dans la population, mais également dans les discours de l’État. Cette « communauté » locale, pensée d’abord le plus souvent en termes quasi naturalisés (en relation équivoque de rupture/prolongement des liens familiaux et affectifs, puisque incarnant sur un plan plus large les mêmes valeurs idéalisées : entraide, soutien, solidarité), a perdu son rôle de soubassement à toute vie sociale, pour apparaître de plus en plus comme un potentiel de ressources mobilisables par l’individu afin d’affirmer son autonomie. C’est le caractère révocable et artificiel (« moderne ») de ces liens et la nécessité de les soutenir qui engagent l’État à y associer les activités volontaires d’entraide et de solidarité — comme « développement local » du quartier, du village, de la paroisse —, en parallèle au déclin des pratiques directement interventionnistes liées à la vocation première de l’État-providence. L’État compte sur le local comme réseau d’intégration sociale et facteur d’autonomie individuelle, la « réhabilitation dans la communauté » se révélant en fait une réhabilitation par la communauté, notamment pour les personnes sortant d’une prise en charge institutionnelle par les établissements gérés par l’État. Tout le discours sur l’autonomie individuelle se présente comme un appel à la responsabilité, suivant le désengagement relatif de l’État face à des « populations jugées dépendantes, mais souhaitées autonomes » : « À mesure que l’État se pense moins intrusif en favorisant le local et la “communauté”, tout en se faisant malgré tout plus planificateur, il appelle à une “prise en charge accrue” par les “milieux”, il suppose, voire stimule des modes de collaboration entre des “acteurs” : la famille, le monde associatif et privé et les services publics » (Saillant et Gagnon, 2001 : 56). Si chacun des acteurs « fait sa part », les personnes malades ou dépendantes pourront vivre autonomes dans leur communauté et ainsi éviter les ressources lourdes comme l’hospitalisation : « La vision communautariste de l’aide est jugée comme un bien et un idéal à poursuivre, notamment parce que la responsabilité n’est plus l’apanage d’un individu ou d’une institution, mais du groupe et de la “communauté” » (idem).

Il existe cependant, selon bon nombre d’auteurs, une « face sombre » de cette communauté locale. Que l’on pense par exemple aux préventions récurrentes quant au danger d’une certaine tyrannie du local, selon la fermeture de communautés ghettoïsées favorisant l’exclusion sociale des outsiders par des pratiques discriminatoires et l’homogénéisation morale des membres par pression sociale. Les études empiriques (Raudenbush, 2016) menées dans les quartiers paupérisés montrent d’ailleurs parfois un déficit de communauté, traduit par un très haut niveau de conflit dans les relations interpersonnelles, une généralisation de la méfiance et une priorité accordée à l’intérêt personnel, produits par une absence d’identification possible à autrui et au lieu. La « communauté locale » comme espace commun de coexistence contrainte et forcée peut donc facilement, faute d’échappatoire, incarner le parfait contraire des attributs positifs ordinairement accolés à la communauté (soutien, confiance, solidarité, etc.). Insensiblement (puisque sous le même terme), le discours public sur la communauté locale a abandonné la référence « sociologisante » à une communauté dite « traditionnelle », close, homogène, moralement intégrée, pour insister sur sa réappropriation par les habitants, présupposant par là que ce lien se révèle dorénavant hautement problématique. La participation locale est dès lors requise et encouragée, d’autant plus que s’exacerbent les signes d’une mutation radicale (transformations des modèles familiaux, travail féminin salarié, mobilité professionnelle, pluralisation des choix de vie), même si par ailleurs, les valeurs « communautaires » implicites (harmonie, entraide, générosité) se voient transférées sur deux autres significations de la notion de « communauté » relevant davantage du choix explicite : l’organisme communautaire et la communauté identitaire, chargées d’apporter à l’individu les conditions d’une existence autonome et épanouie.

(2) La communauté associative. Ce sont à la fois les évolutions du contexte social et de la nature même des acteurs collectifs qui vont transformer les « mouvements sociaux » et les « groupes locaux » des années 1970 en « organismes communautaires » dans les années 1980. L’action collective se déploie selon deux modalités de délimitation et de revendication : elle se veut, d’une part, l’expression de problématiques ou de clientèles minoritaires, stigmatisées ou négligées par l’intervention publique (face externe du groupe militant) ; d’autre part, elle se présente comme l’incarnation de certaines valeurs sur le plan même de son organisation et de son fonctionnement (face interne) : proximité, empathie, confiance, personnalisation des problèmes, etc. Cette émergence des communautés associatives, au sens de groupes représentatifs, entérine leur rôle au croisement de la communauté comme milieu de vie (elle conserve l’interaction personnelle comme modalité idéale d’appartenance, apporte un soutien matériel et moral aux membres) et de la communauté comme identité collective, dont elle reprend certains traits structurels.

En Amérique du Nord, la « mouvance communautaire », plurielle et diversifiée (maisons de jeunes, centres de femmes, centres d’action bénévole, maisons d’hébergement, associations de personnes handicapées) induit une critique du contrôle institutionnel, des savoirs experts et de l’exclusion sociale. Une ambivalence permanente s’installe cependant entre, d’une part, la volonté de reconnaissance des programmes sociocommunautaires par le réseau public et, d’autre part, la critique des dynamiques techno-bureaucratico-professionnelles : une tension donc entre marginalité et institutionnalisation, entre intégrité et récupération. La « complémentarité » devient un terme piégé, qui peut dissimuler des processus de sous-traitance, dumping ou morcellement de l’intervention. Les orientations publiques suscitent moult inquiétudes, tant le maintien à domicile (vécu comme enfermement ou axé sur le travail exclusivement féminin) que le bénévolat (conçu comme exploitation ou privatisation des charges). La mouvance communautaire[4] se place essentiellement sur le terrain de la production symbolique de sens, comme un acteur social réclamant de la société qu’elle lui permette de produire plutôt que de subir son ou ses identité(s). D’où la volonté de créer ou favoriser un lien social autogéré, démocratique, près des besoins et respectueux des cultures par réappropriation des capacités d’action.

À la suite de la crise financière des années 1980, l’État a cherché à faire participer un plus grand nombre de partenaires des secteurs privé et communautaire à la prise en charge des programmes sociaux (Vibert, 2008). Mais par la même occasion, l’accent mis sur la complémentarité et la rentabilité des services fournis par le secteur communautaire contribua à détourner nombre d’organismes de leur vocation originelle, leur conférant une légitimité de « partenaire » grâce à l’accès au domaine politique, alors même que le souci essentiel d’une bonne partie d’entre eux restait la préservation de leur autonomie, la quête de ressources et la reconnaissance d’une spécificité organisationnelle et praticienne. Hautement politisé et nourri de réseaux intersectoriels solides, le secteur communautaire s’est affirmé comme un acteur clé sur le plan des politiques sociales, même si l’interaction avec les pouvoirs publics a pris toutes les formes, de la collaboration au conflit ouvert. Le développement local et communautaire se trouve ainsi légitimé publiquement au nom de l’émergence d’un « nouveau contrat de société », différant de l’État-providence mais récusant le « tout-marché », puisque les mouvements sociaux sont censés établir le lien entre volets économique (lutte contre le chômage, soutien matériel et services) et sociopolitique (participation citoyenne, intégration et autodétermination). Les pratiques de partenariat se doivent, pour ne pas atrophier les capacités autonomes des mouvements communautaires, d’éviter les deux écueils opposés que sont l’instrumentalisation et la marginalisation : « L’autonomie signifie la capacité du mouvement de construire son discours à partir de lui-même, mais aussi d’énoncer ce discours sur la place publique, de lui donner prise sur la réalité sociale » (Caillouette, 2001 : 88). Car le mouvement n’est jamais hors de la réalité sociale qu’il veut changer, d’autant plus que la logique marchande, l’individualisation, l’atomisation, la désaffiliation et la vulnérabilité contribuent à un vide institutionnel prégnant. Le mouvement communautaire, qui regroupe des communautés plurielles, hétérogènes et parfois contradictoires, ne pourrait théoriquement concevoir les partenariats que comme un « espace de conflit, de négociation et de médiation » (ibid. : 92) entre acteurs avec cultures et intérêts différents, voire divergents. Par ailleurs, cette hétérogénéité intrinsèque (la composition des associations s’effectue souvent sur des bases particularistes, ethniques ou religieuses, fonctionnelles ou idéologiques, à partir d’intérêts singuliers et catégorisés) ne doit pas être considérée d’emblée comme un bienfait démocratique, in abstracto : « La délégation trop aveugle de représentation au secteur “privé non marchand” ne comporte pas une garantie a priori de plus d’égalité et de démocratie dans les rapports de force » (Morvan, 2000 : 149). Autrement dit, il convient de garder à l’esprit que « le communautaire, comme tout milieu social, se trouve lui aussi soumis aux relations de pouvoir, aux tractations malhonnêtes et à l’autoproclamation des leaders “représentatifs” du milieu » (Charbonneau, 1998 : 124).

Les deux aspects consubstantiels de la plupart des organismes communautaires militants (une face instrumentale définie en fonction des finalités de l’action collective, établissant une forte différence avec l’État et le marché par certaines caractéristiques organisationnelles comme l’absence de but lucratif ; une face existentielle définie par une fonction expressive, qui ouvre une signification subjective pour les membres grâce aux interactions quotidiennes, aux émotions partagées, au sens de la lutte, à une identité commune[5]) se renforcent l’un l’autre pour consolider la référence à la « communauté » : « Des communautés sont produites et reproduites par les pratiques réciproques de personnes animées d’un sentiment communautaire et d’organismes et mouvements qui suscitent ce sentiment » (White, 1994 : 44). Si ces communautés partagent rarement l’équivalent d’une conscience de classe ou d’une conscience collective, « certaines associations en viennent à incarner des communautés simplement parce qu’elles disent les représenter » (idem). L’insistance des organismes communautaires sur la promotion des liens informels (alors que l’État vise avant tout l’intégration sociale par l’intermédiaire du marché du travail et des services subséquents) nourrit une méfiance à l’égard des partenariats, pourtant vecteurs de financement stable : toute institutionnalisation du communautaire peut receler un danger de récupération et de sous-traitance, loin d’une vision de deux univers coopérant comme partenaires égaux engagés dans des relations qui seraient « naturellement » complémentaires.

(3) La communauté identitaire. La visibilité publique relativement récente d’un nouveau type de « communauté », lié à la définition substantielle d’une identité collective minoritaire, peut paradoxalement être appréhendée comme un approfondissement de la logique d’individualisation. L’égalité et la citoyenneté réclamées comme droits formels abstraits par l’individu, une fois endossées par l’État social, sont délaissées au profit des revendications concernant la reconnaissance de l’individu dans toute sa spécificité, y compris donc les traits et marqueurs identitaires qui le différencient. La revendication de « l’égalité dans la différence » joue sur ce paradoxe : tout trait s’avère un construit historico-social abusivement naturalisé, mais on doit s’appuyer sur lui afin d’améliorer le sort des « communautés vulnérables » qu’il particularise[6]. Les « communautés identitaires » apparaissent ainsi à l’intersection de cette vulnérabilité, minorisation ou discrimination qu’elles contribuent à cristalliser pour un temps, quitte à projeter l’accès à une « différence » qui soit égalitaire, à une « autonomie » qui soit intégration dans un futur plus ou moins proche. Si d’aucuns contestent la possibilité de rassembler sous l’étiquette communautaire d’« identité collective » des regroupements extrêmement hétérogènes (les « femmes », les « Noirs », les « immigrés », etc.) ou aux caractéristiques jugées négatives (les personnes ayant des problèmes de santé mentale ou vivant avec des incapacités physiques), c’est parce que la qualification stigmatisante par et à l’intérieur d’une société globale constitue le point de départ de toute réflexion sur l’existence d’un sujet politique minorisé. On atteint ici sans doute une limite intellectuelle de la « communauté » comme groupe de personnes rassemblées sous une problématique commune (parfois implicitement, quand la classification répond par exemple à une catégorie administrative).

En effet, d’une part, la formation d’une communauté identitaire se fonde sur une qualification minoritaire au sein de la société, source d’une situation éventuelle de domination ou d’exclusion. Ce trait distinctif se voit alors récupéré et réutilisé à des fins d’intégration, d’égalité et de liberté, poussant à une transformation de l’idéal moral et normatif majoritaire. D’autre part, la catégorie d’appartenance se trouve déconstruite (selon la critique de toute essentialisation potentielle) afin de replacer l’expérience individuelle au fondement des choix, décisions et valeurs de l’acteur, à partir de la valorisation de l’autonomie contre toute dépendance à l’égard tant du réseau institutionnel que de l’étiquette sociale (Vibert, 2004). Cette tension constitutive du « faire communauté » contemporain se révèle tout à fait fondamentale, particulièrement visible si on la replace à l’intersection des axes de l’appartenance et de la liberté.

Nombre d’auteurs ont relevé ces paradoxes de la diversité culturelle en contexte démocratique, notamment en ce qui concerne la visée d’équité ou le rejet de l’assimilation, lesquels reposent en fin de compte sur la reconnaissance de l’existence sociologique des communautés et de leur apport potentiel à l’intégration civique et à la participation citoyenne, tout en mettant sévèrement en garde contre les dangers de fragmentation communautariste (Vibert, 2007b). Aussi, il n’est guère étonnant que la notion de « communauté identitaire » puisse s’étendre dans les documents officiels à une multitude de regroupements collectifs de toutes sortes, profitant d’une labilité inédite de la notion de « culture » (Cuche, 1996). Avec, toujours pour les détracteurs de cette extrême dilatation, les mêmes conséquences délétères, à savoir l’accroissement exponentiel de revendications catégorielles, aboutissant non pas à la consolidation du bien commun, mais à un amalgame de requêtes potentiellement contradictoires qui divise la société en groupes d’ayants droit aux intérêts conflictuels, réduisant ainsi le politique à sa dimension gestionnaire et fonctionnelle.

La notion de « culture » laisse transparaître une perte de sens proportionnelle à son extension sémantique lorsqu’elle désigne tant le cadre (la visée d’une « culture publique commune » faite de valeurs et de normes partagées afin d’assurer une coexistence pacifique et un destin commun) que le contenu (la « culture » des diverses communautés minoritaires, religieuses, ethnoculturelles, sexuelles, morales, vulnérables, qui possède une consistance propre et donne un horizon existentiel aux personnes concrètes). Le pluralisme intrinsèque des communautés identitaires s’explique par l’irréductible hétérogénéité qui érige toute caractéristique subjective — héritée, imposée ou choisie — en critère de distinction collective. Car la logique des « communautés identitaires » consiste à rompre définitivement avec le résidu essentialiste (ou naturaliste) qui subsistait encore pour les communautés traditionnelles. Ces nouvelles communautés participent exemplairement du monde libéral démocratique, les différences dites « communautaires » ne pouvant en droit fonder aucune hiérarchie, ni intra ni intergroupale, et, n’étant jamais exclusives les unes des autres, réclament seulement la concrétisation réelle, pratique de droits individuels égalitaires restés encore formels et non appliqués par suite de discriminations et stigmatisations de tous types. Par ailleurs, la nouvelle figure prise par un État désormais plus « arbitre » que tuteur s’accommode fort bien de la fragmentation apparente des « identités communautaires », qui aboutira en fin de compte à des demandes supplémentaires d’intervention publique, administrative ou judiciaire, afin de corriger des inégalités toujours plus profondes, ou pour juger de la validité respective de problématiques entrées (souvent contre leur gré) en concurrence pour la reconnaissance de leur urgence sociale.

(4) La communauté sociétale[7]. Nous ne nous attarderons guère sur ce niveau d’appartenance, le plus connu. Car ce que les modernes entendent par « société » depuis deux siècles — malgré l’opposition conceptuelle classique avec la « communauté » — recèle en réalité la plupart des traits justement associés à cette idée de communauté, notamment en ce qui concerne la coappartenance, la solidarité, les moeurs et valeurs communes entre concitoyens. Dans la modernité politique, la communauté sociétale a essentiellement pris la forme de la nation, considérée idéal-typiquement comme la « communauté des citoyens » (Schnapper, 1994), partageant une histoire, des coutumes, une langue commune ainsi qu’un destin à prolonger comme collectivité. En effet, la nation s’institue comme « le type de société globale correspondant au règne de l’individualisme comme valeur » (Dumont, 1983 : 22), se présentant certes comme une collection interdépendante d’individus sur le plan interne (une « société » assurant droits civils, politiques et sociaux à ses membres), mais surtout comme un « individu collectif » à l’extérieur face aux autres nations également individuées (une « communauté », donc, pouvant exiger jusqu’au sacrifice de ses membres, incorporés à travers une continuité intergénérationnelle), selon un principe englobant de « totalisation » (Vibert, 2014). La nation incarne ainsi exemplairement cette expérience collective où la société se pense, se vit et s’exalte idéologiquement comme communauté, fût-ce en tant que « communauté imaginée » (Anderson, 1996). Sur le plan des valeurs, la citoyenneté nationale se définit elle-même comme communauté mais sans le reconnaître explicitement, la plupart du temps (une véritable communauté est-elle jamais consciente d’elle-même ?), ce qui la met en concurrence avec les autres « communautés » (locales, ethnoculturelles, religieuses) qui pourraient se former en son sein. D’une certaine façon, à l’encontre de l’État, du marché ou du droit qui peuvent prétendre fonctionner comme contractualisation de rapports individuels, l’appartenance nationale perpétue l’utopie de la communauté à l’échelle des grands nombres, nourrissant l’idéal d’une culture substantielle (langue, moeurs, style de vie) à préserver et transmettre (Vibert, 2016b).

Ainsi que le rappelle Dominique Schnapper (1998 : 450), « la société des citoyens n’est pas et ne peut être un pur projet civique organisé sur l’abstraction de la citoyenneté, donc universel ». En effet, « la participation à une société nationale est concrètement fondée sur toutes sortes d’éléments particuliers et particularisants, qu’on peut qualifier d’ethniques ou de ‘‘communautaires’’ » (ibid.), comme la langue, la culture, la mémoire historique, la participation aux mêmes institutions (l’école ou l’entreprise), les pratiques politiques. En tant que « communauté morale » toujours en même temps civique et culturelle, la nation moderne constitue dès lors le lieu où peut s’instaurer la politique démocratique, comme interrogation sur le bien commun qui, à la fois, respecte et transcende les appartenances concrètes multiples (locales, ethnoculturelles, religieuses), dans une dialectique de l’unité et de la différence : « Il n’y a de politique que si nous acceptons la possibilité de réunir des gens différents dans une entité qui les englobe, donc une entité dans laquelle leur diversité soit, certes, tenue pour légitime et préservée, mais aussi relativisée ou subordonnée à d’autres fins et d’autres valeurs, ce qui suppose que ces gens puissent reconnaître la force morale du lien qui les unit » (Descombes, 2007 : 271). En ce sens, afin de maintenir les conditions de possibilité de l’égalité, de la solidarité, de la redistribution, de la loyauté, voire minimalement de la coexistence pacifique, une société démocratique ne peut réellement se penser que comme communauté d’appartenance, par-delà les distinctions qui caractérisent l’existence socioculturelle de ses citoyens. C’est sans doute ce niveau spécifique de la modernité politique que la globalisation et ses diverses manifestations (capitalisme financier, flux communicationnels, diasporas, multiculturalisme, cosmopolitisme, individualisme) conduisent à remettre en question, sans percevoir exactement ce qu’il en résultera dans les prochaines décennies pour la vitalité tant de la démocratie que des cultures qui la portent.

Une fois ces distinctions idéal-typiques posées, il convient de mettre à l’épreuve leur fécondité heuristique par une analyse du cas des Sourds qui utilisent, ainsi qu’une multitude d’intellectuels associés aux Deaf Studies, la notion de « communauté » pour définir le lien unissant sur de multiples plans ce groupe de « différents ».

3. qu’est-ce que la communauté sourde ?

L’étude d’un cas particulier à l’aide de la typologie présentée implique d’abord d’insister sur l’enchâssement des différentes catégories d’acception de la notion de communauté, explorées dans la première partie de cet article. L’utilité de la typologie consiste bien à faire ressortir des éléments d’analyse séparant abstraitement les manifestations sociales que sont la communauté locale, la communauté associative, la communauté identitaire et la communauté sociétale comme autant de dimensions d’une même unité conceptuelle, soit ici la communauté sourde. Même si elles ne peuvent être appréhendées concrètement qu’à partir de leur entrelacement, nous tenterons ici de présenter les dimensions de la communauté sourde comme des conceptions relativement autonomes. Tenter de comprendre une communauté particulière en dehors des intersections qu’offre à penser la typologie proposée s’avère bien entendu réducteur, mais afin de faire ressortir la complexité de la communauté sourde — ou, devrait-on dire, des communautés sourdes —, nous aborderons celle-ci en partant successivement de chaque idéal-type. Précisons qu’il est question ici des communautés regroupant les Sourds[8], c’est-à-dire les personnes sourdes utilisant une langue signée qui refusent, depuis le Réveil Sourd des années 1980, d’être définies uniquement en fonction de leur manque d’audition. Cette exploration sera réalisée à partir de multiples travaux de recherche (Gaucher, 2008, 2009a, 2009b ; Gaucher et Vibert, 2010 ; Gaucher et Saillant, 2010 ; Gaucher, 2012, 2013 ; Gaucher et Fougeyrollas, 2013), qui abordent principalement les différents contextes de déploiement de la communauté sourde au Québec, ainsi que l’apport des divers types d’acteurs gravitant autour de cette communauté et concernés par son destin sociohistorique.

La communauté sourde est une communauté locale

Les communautés sourdes ont fait l’objet, depuis les écrits de Lane au début des années 1980 (Lane, 1984), d’études souvent basées sur des conceptions marquées par une sorte d’idéalisation de ce qu’elles recouvrent : elles seraient les foyers où s’épanouissent les Sourds, des lieux harmonieux de convivialité, des familles de remplacement protégeant leurs membres de la brutalité du monde extérieur. Ce discours puise ses origines dans les récits mythologisés de l’entreprise éducative de l’abbé Charles-Michel de L’Épée, présenté comme un « bon père de famille », regroupant les enfants sourds dans la deuxième moitié du xviiie siècle afin de leur donner un endroit où se rencontrer autour d’une langue commune. Pour Delaporte (2002) et Mottez (1993) en France, ou encore Lane (1984) aux États-Unis, et ce, bien que l’initiative de de L’Épée ait été très circonscrite géographiquement, ce moment historique constitue pour l’Occident — et par contamination culturelle pour les autres communautés sourdes à travers le monde — le point d’émergence de la communauté sourde comme famille, comme lieu de proximité, générateur de protection et de chaleur. Ce désir d’une famille de substitution qui émerge chez les Sourds s’inscrit dans un fait bien connu : seulement 10 % d’entre eux naissent dans une famille dont les parents sont eux-mêmes des Sourds, particularité qui d’ailleurs offre à cette minorité un statut extrêmement prestigieux dans certains milieux sourds (Delaporte, 2002). Encore bien présent dans le discours de plusieurs Sourds (Gaucher, 2009a), cette acception de la notion de communauté sourde la présente comme le milieu naturel des Sourds, leur « vraie famille ».

Pourtant, cette communauté n’est véritablement rencontrée qu’à un moment donné de l’histoire biographique de chaque individu (Gaucher, 2009a), un trait qui s’est accentué depuis la généralisation de l’implant cochléaire (Leidensdorf, 2019) : en réalité, elle devient ce milieu dit « naturel », dans lequel on choisit de vivre. La communauté sourde comme communauté locale constitue ainsi un lieu électif de paideia, une famille autoconstituée avec laquelle on entretient des liens forts quand cela est désiré, mais de laquelle on peut se distancier quand elle se révèle trop envahissante. Un peu comme le « voisinage » chez Tönnies, elle rapproche en créant des liens de proximité : c’est en effet en son sein que plusieurs personnes trouvent un conjoint, un réseau d’amis, des possibilités de travail, etc. Toutes les opportunités sont bonnes pour se rencontrer et « jaser » (comme le disent les Sourds du Québec : Gaucher 2009a), les communautés sourdes devenant ainsi des lieux où les Sourds peuvent discuter dans une langue signée sans faire d’effort, un lieu où ils sont « à l’aise » (Gaucher, 2010). La communauté sourde agit donc comme un liant social sur le plan le plus élémentaire, un lieu de rencontre où il est possible de bavarder de tout et de rien, de commérer, de flirter, de refaire le monde, de commenter l’actualité.

L’endogamie sourde n’étant plus à souligner, il va sans dire que la notion de famille sourde pour parler des communautés sourdes revêt le sens d’un maillage social tissé serré, ressenti comme « naturel » par beaucoup. Loin de n’être qu’une métaphore, la communauté locale sourde constitue un espace où l’on se rassemble pour des occasions qui étaient, jusqu’à tout récemment, traditionnellement fêtées en famille, par exemple Pâques, la fête des Mères, Noël ou le jour de l’An. Les communautés sourdes apparaissent donc bel et bien ancrées dans des relations de proximité permettant la rencontre de ses membres dans des espaces qu’ils se sont appropriés — internats spécialisés, foyers sourds, rassemblements sportifs ou encore banquets (Mottez, 1990) — autant de « territoires » particuliers (pour reprendre le terme de Lachance, 2007), où sont à l’oeuvre des dynamiques sociales qui dépassent le simple regroupement d’intérêts, sans pourtant en faire fi.

La communauté sourde est une communauté associative

Les communautés sourdes apparaissent ainsi également comme d’incontournables lieux de militantisme et de défense des droits de ceux qui se reconnaissent dans la figure identitaire du Sourd. Que ce soit virtuellement ou physiquement, ces communautés se présentent comme des espaces de lutte sociale très actifs, qui portent plusieurs revendications centrées autour de la reconnaissance de leur langue, les « signes » (Gaucher, 2012), et d’une culture proprement sourde. Les communautés sourdes véhiculent effectivement un message politique, qui se déploie à partir d’un modèle de compréhension de la surdité que l’on pourrait nommer le « modèle culturaliste sourd ». Pour le dire rapidement, ce modèle, construit sur une double herméneutique mettant en dialogue les penseurs des Deaf Studies et les élites mondiales sourdes (principalement nord-américaines, scandinaves et européennes), tente de donner à la différence sourde une valeur spécifiquement ethnoculturelle, afin de mettre en relief les oppressions émergeant des processus de minorisation linguistique et culturelle marquant l’expérience sourde. Dans cette perspective, largement inspirée des théories critiques fondées sur l’opposition binaire dominants / dominés, « l’adversaire de classe » implicitement ou explicitement combattu est le « monde entendant », défini par sa tendance à vouloir dominer les Sourds en leur imposant des standards normatifs qui les empêchent de s’émanciper (Gaucher, 2010).

Les communautés sourdes apparaissent donc composées d’acteurs politiques qui visent bien plus qu’à planifier des fêtes ou des voyages de groupe. Elles s’instituent comme un milieu de valorisation de langues, de comportements et de représentations, de Deaf Gain (Bauman et Murray, 2014), faisant contrepoids au modèle médical de définition de la surdité. Les communautés sourdes organisent ainsi des manifestations dans le cadre de la journée mondiale de la surdité, proposent des programmes de recherche conjoints avec des chercheurs pour comprendre le bas taux d’emploi des Sourds, se mobilisent pour la valorisation des services d’interprète ou de sous-titrage. Foisonne ainsi dans cet environnement une multitude d’associations, qui aménagent autant d’espaces concrets de débats et de discussions portant sur la reconnaissance linguistique et culturelle de la spécificité sourde. Ces revendications ethnolinguistiques nourrissent un sentiment puissant de « faire communauté » pour contrer les injustices, les discriminations, les oppressions (Gaucher, 2010), les normes audiocentriques et l’audisme (Lane, 1993), voire les logiques que Ladd (1983) qualifie d’ethnocidaires. C’est au fil de leur participation à ces dynamiques associatives, autant dans les groupes régionaux que dans des congrès internationaux, que les militants sourds découvrent leur communauté comme un réseau leur offrant une prise politique sur ce qu’ils sont ou pourraient être, certains allant jusqu’à dire que l’intensification de leur engagement dans les associations et débats ethnolinguistiques les a rendus « plus Sourd[s] que jamais » (Gaucher, 2009a). Cette communauté, comme ensemble associatif de défense des intérêts d’un groupe particulier, intervient donc comme un terreau d’appartenance fécond, qui favorise l’intériorisation d’une figure identitaire bien particulière, celle du Sourd (Gaucher, 2009a).

La communauté sourde est une communauté identitaire

Les communautés sourdes se perçoivent également, nous l’avons déjà esquissé, comme des vecteurs d’appartenance et de transmission identitaire. Elles produisent des milieux où de nombreux Sourds trouvent un sens à leur expérience, qui se manifeste encore trop souvent à travers des trajectoires d’exclusion et de marginalisation sociales (Gaucher, 2008). Considérer la communauté sourde comme une communauté identitaire constitue d’ailleurs une des prémisses de la plupart des réflexions issues des Deaf Studies dans les trente dernières années. Beaucoup d’encre a coulé sur la question de l’identité sourde, et avec raison : c’est sur ce plan essentiel que se détachent les communautés sourdes du lot des nombreux groupes d’intérêts (communautés associatives) ou regroupements de proximité (communautés locales) qui ont émergé avec l’explosion des mouvements de défense des droits civils post-1968. En effet, les communautés sourdes canalisent des quêtes identitaires fortes, centrées sur l’idée qu’elles s’avèrent en réalité justement beaucoup plus que des groupes d’intérêts catégoriels : elles constitueraient plutôt un ensemble cohérent d’individus possédant des pratiques, des institutions, des référents historiques, en bref, une vision du monde unique et propre aux Sourds (Gaucher et Vibert, 2010 ; Gaucher, 2013, 2010, 2009a). En ce sens, la fierté d’être Sourd affichée par beaucoup tire sa source d’une lecture relativement classique de l’appartenance ethnolinguistique à un groupe particulier, proposée dès le début des années 1980 par Padden, qui soutiendra l’ancrage culturel de la différence sourde : « Members of the Deaf culture behave as Deaf people do, use the language of Deaf people, and share the beliefs of Deaf people towards themselves and other people who are not Deaf » (1980 : 93). En ce sens, les Sourds soulignent souvent que leur logique d’appartenance communautaire ressemble davantage à celle des peuples autochtones qu’à celle des personnes ayant des incapacités (Gaucher et Saillant, 2010). Ce sentiment s’enracine dans la spécificité linguistique sourde qui, au-delà des autres marqueurs identitaires, produit un attachement viscéral à la communauté sourde comme « communauté des signeurs » (Blais, 2006).

Derrière la question ethnolinguistique sourde, s’est également exprimée au cours des ans une multitude de revendications portées par des acteurs qui rendent l’idée de communauté sourde de plus en plus hétérogène, voire fragmentée : associations de Sourds LGBTQ+, associations de femmes sourdes, associations sportives sourdes, associations de Sourds aveugles, etc. Ces groupes rappellent avec force que, malgré le discours unifié tenu par certains penseurs des Deaf Studies, émergent au sein des communautés sourdes de multiples logiques identitaires distinctes, voire parfois contradictoires, mettant au défi quiconque de se positionner comme acteur unique « représentant » d’une communauté sourde unifiée. La quête identitaire sourde se traduit par un jeu complexe de ramifications sectorielles, qui finit par donner à la notion de communauté sourde une position en surplomb, une sorte de microsociété plurielle qui possède une allure de « communauté sociétale » englobante.

La communauté sourde est une communauté sociétale

L’idée que les communautés sourdes forment une communauté sociétale repose sur un lieu commun, à propos duquel les savoirs profane et expert semblent s’entendre. En effet, cette représentation des communautés sourdes comme formant une « société à part » se révèle très répandue chez les non-initiés et, reprise par les Deaf Studies, a été exploitée presque à outrance (Gaucher, 2009b). Les Sourds appartiendraient à un autre monde, le Deaf World (Lane et al., 1996). S’inscrivant dans une historiographie où l’abbé de L’Épée tient le rôle de héros national, à l’image de Moïse guidant son peuple hors d’Égypte, la communauté sourde prise comme ensemble englobant devient dès lors le lieu d’une culture et d’une histoire particulières, qui se dévoile universellement au fur et à mesure que le Sourd se découvre lui-même dans sa quête identitaire. La « communauté » se retrouve ainsi associée à la « culture », non pas au sens métaphorique contemporain d’une particularité locale ou minoritaire (comme pour la « culture d’entreprise » ou la « culture des jeunes » : Cuche, 1996), mais bel et bien au sens que l’anthropologie classique lui a donné afin de délimiter des ensembles humains singuliers et autonomes. Pour définir ce lien qui unit les Sourds, plusieurs militants et intellectuels tentent donc, un peu comme l’ont fait Mead, Benedict, Linton, Kardiner et toute l’école culturaliste avec eux, de définir les caractéristiques de cette « culture sourde ». Les « communautés-cultures sourdes » sont ainsi comprises comme associées à un ensemble concret de pratiques et de croyances (voir à ce sujet les écrits pionniers de Padden et Humphries, 1988), qui recouvre une identité collective (Holcomb, 2013) essentialisant souvent la différence sourde (Gaucher, 2013), notamment en faisant apparaître les Sourds comme des « êtres visuels » possédant un mode de vie original, fondé sur une représentation du monde articulée autour de ce sens (Virole, 2006). Nombre de penseurs et militants trouveront là matière à définir les fondements d’une culture particulière ancrée dans une conception biopsychologique de l’être sourd comme appartenant à une autre forme d’humanité, ayant pour langue « naturelle » une langue signée (Gaucher, 2012).

La communauté sociétale des Sourds s’active dès lors à partir de dimensions qui mettent en scène un « nationalisme sourd transnational ». Émerge dans les discours et les cérémonies d’ouverture des congrès mondiaux sourds un appel à « la Communauté sourde » et « la Langue des signes » (Gaucher, 2012) comme autant de référents unitaires dont la légitimité serait accentuée par les lettres majuscules qu’on tient à leur donner. La communauté sourde devient en ce sens un rassembleur universel de singularités et des divers types de Sourds, visant à rappeler que leur différence fondamentale doit s’envisager d’une manière analogue aux ensembles nationaux ou culturels qui les englobent à titre de « minorités ». Le « peuple sourd », dont parlait déjà en 1852 Ferdinand Berthier (Bertin, 2010 ; Gaucher, 2009a), aura en ce sens traversé l’histoire. La communauté sourde, et non plus les communautés sourdes, se révèle sous cet angle une diaspora, digne d’entrer en dialogue avec les autres cultures humaines existantes, d’égal à égal.

conclusion

La communauté sourde mise à l’épreuve de la quadripartition proposée confirme, à notre sens, l’intérêt analytique de celle-ci en ce qu’elle permet de saisir le rapport que les Sourds entretiennent à ce référent relativement polysémique qu’est la notion de « communauté ». Un rapport qui passe tant par un lien de proximité (la famille sourde), par une mise en commun des luttes (préservation et défense des langues signées), par la cristallisation d’une identité (la figure identitaire du Sourd) que par l’idée englobante de l’appartenance à un tout pluriel (la Culture sourde). La typologie s’avère, en ce sens, éclairante pour comprendre l’existence d’une communauté particulière, mais semble aussi porteuse de réflexions qui pourraient bénéficier à des acteurs se revendiquant d’autres communautés.

Que l’on étudie l’évolution historique de ses significations dans le sens commun, les idéologies politiques et les théories socio-anthropologiques, ou que l’on cherche à classifier la pluralité de ses usages dans les démocraties contemporaines, la communauté reste cette notion à la fois floue, polysémique et incontournable, qui s’apparente davantage à une « idée directrice » (Hirschhorn, 2010 : 12) plutôt qu’à un concept scientifique. C’est la raison pour laquelle, selon les époques et les contextes, la notion mêle indissociablement velléité descriptive et soubassement normatif, tout comme les « quasi-concepts » les plus centraux des sciences sociales que sont la culture, la société, la socialisation, la classe sociale, la religion, etc. Il apparaît tout aussi évident que sa persistance comme référence et comme idéal, en Occident comme ailleurs, ne peut que souligner les limites d’une modernité comprise comme individualisation radicale du lien social. Quel que soit le degré de liberté impliqué dans l’adhésion du sujet à des groupes d’appartenance — extrêmement variables si l’on considère la pluralité des modalités d’affiliation à une nation, une famille, une religion, une classe sociale, une association, un syndicat, un parti politique, etc. —, il en ressort, aujourd’hui comme hier, que « l’intérêt » individuel ne suffit jamais à assurer l’existence de collectifs définis par une orientation commune, l’inscription dans la durée et l’intensité des rapports internes. Car l’objectivation rationnelle ne peut rendre compte des dimensions affectives, émotionnelles, voire idéologiques, rattachées au « besoin d’appartenir » qui caractérise l’existence de l’humain socialhistorique comme être de culture. Autrement dit, ainsi qu’y avait insisté l’anthropologue Louis Dumont (1983), les lieux d’appartenance de type holiste, s’ils se trouvent transformés dans la modernité par leur subordination à l’idée-valeur de l’individu rationnel et moral, n’en disparaissent pas pour autant du paysage. Et la « communauté », par-delà la multiplicité prodigieuse de ses connotations et instrumentalisations, continuera de désigner cette porte d’entrée — l’appartenance — dans la complexité d’une réalité sociale toujours tissée d’une matière ambivalente, qu’il est périlleux de mesurer à la seule aune de la dichotomie liberté / contrainte.