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introduction[1]

Émergeant dans le monde anglo-saxon depuis environ deux décennies, la sociologie de l’assurance s’est d’abord développée sous l’influence de l’approche de la gouvernementalité inspirée des travaux de Michel Foucault (2004a ; 2004b ; 1991). Cette nouvelle sociologie tend à concevoir l’assurance comme forme de gouvernance, au-delà ou au-dehors de l’État et des institutions publiques, générant une forme de pouvoir privé (voir Baker, 2010). Cette conception provient notamment de l’influence de François Ewald, ancien élève de Foucault, et de son important ouvrage, L’État-providence. Pour Ewald, non seulement l’assurance serait-elle à l’origine de la « doctrine de la solidarité », mais elle permettrait l’intégration de l’individu, voire l’objectivation de la société. Commentant des promoteurs français de l’assurance vie de la fin du 19e siècle, Ewald (1986 : 184-185) soutient que

[l]’idée de solidarité appartient à l’économie de l’assurance, avant toute préoccupation sociale. L’assurance induit d’elle-même une objectivation du rapport du tout et de ses parties, de la société et des individus, rapport que l’on retrouvera dans les futures doctrines de la solidarité. […] L’assurance, par l’alchimie de ses calculs, fait apparaître les gâchis de l’individualisme. Elle incite à déterminer les obligations individuelles à partir du tout. […] Un plus un égale plus que deux ; le tout est plus que la somme de ses parties. Qu’est-ce qui donc a le pouvoir de déjouer les lois les plus évidentes de l’arithmétique, de transformer une addition en multiplication ? […] L’assurance n’est donc rien d’autre que le mécanisme qui révèle pratiquement la société à elle-même, la manifeste et l’explicite. […] L’idée de solidarité, qui fournira l’une des grandes doctrines sociales de la fin du xixe siècle, a sans doute des origines multiples. L’une d’entre elles est à chercher dans le type d’objectivation qu’implique la technologie même de l’assurance. Il n’est pas inintéressant de noter que, avant d’être une doctrine sociale antilibérale soutenue par les socialistes, la solidarité avait fourni le thème d’une grande campagne publicitaire en faveur de l’assurance vie, qu’elle avait servi à argumenter l’idée que s’assurer est un devoir social. C’est la source proprement capitaliste de la doctrine de la solidarité.

Autrement dit, l’assurance procéderait, au-delà de ses manifestations concrètes, à l’institutionnalisation effective de la solidarité, intégrant l’individu dans un collectif, une communauté de responsabilité, grâce à la technique probabiliste. Cette dernière serait le fondement de mutualités abstraites, « par rapport à ces mutualités qualifiées que sont la famille, la corporation, le syndicat, la commune… » (Ewald, 1986 : 177)[2].

D’emblée, en définissant l’assurance comme technique fondée sur la rationalité probabiliste, cette conception fait abstraction des appartenances et des expériences concrètes de classes, de statuts et d’identités. Elle réduit les assurés à de simples risques. Cette conception abstraite a au moins trois répercussions en sociologie de l’assurance et du risque. Premièrement, en découle un concept idéaliste de risque, priorisant l’« imaginaire assurantiel » (Ewald, 1986 : 175-178), sa capacité créative et innovante (O’Malley, 2006)[3]. L’assurance comme technologie abstraite, fondée sur la construction de collectifs populationnels par mutualisation probabiliste, serait ultimement le produit d’une rationalité du risque. Deuxièmement, en distinguant d’un côté la pluralité des manifestations concrètes de l’assurance et, de l’autre, sa technologie abstraite, tout en mettant l’accent sur cette dernière, l’approche abstraite établit un lien de continuité entre assurance privée et assurance « sociale » ou « publique ». En effet, et bien que l’objet premier d’Ewald soit l’« assurance sociale » ou l’État-providence, la sociologie de l’assurance tend toujours à négliger les interactions entre assurances privées et publiques (voir Baker et McElrath, 1996 : 231). Cette conception aura enfin des répercussions théoriques quant à la question de la solidarité assurantielle, certains sociologues de l’assurance signalant que les groupes de risques assurantiels (pools) ne reposent pas sur la reconnaissance mutuelle de leurs membres, mais bien sur la responsabilité contractuelle, le partage d’une notion d’équité, et donc sur une technique de solidarité fondée sur le calcul probabiliste (voir Lehtonen et Liukko, 2011). Par conséquent, la théorie durkheimienne de la solidarité ne s’appliquerait pas à l’assurance (voir Lehtonen et Liukko, 2015).

Par le recours à la méthode durkheimienne d’analyse empirique de la genèse historique et du fonctionnement des formes sociales, notre objectif est de dépasser l’approche abstraite et idéaliste, et, conséquemment, sa réduction de l’assurance à la forme actuarielle, son exagération du rôle du probabilisme dans l’industrie de l’assurance ainsi que sa confusion entre assurance (privée) et protection (publique). Nous soutenons que la théorie durkheimienne de la solidarité, telle que présentée dans De la division du travail social (DTS), permet de formuler une critique de la conception abstraite de l’assurance en rendant compte de l’évolution historique de ses formes institutionnelles. L’approche durkheimienne, en combinant notamment les sociologies historique, économique et du droit, nous permet de nuancer l’analyse de la solidarité en assurances en distinguant les formes assurantielles instituant la solidarité de celles s’opposant à l’intégration solidaire des individus. La théorie durkheimienne permet non seulement de se déplacer au-delà de la conception abstraite et de sa réduction de l’assurance à la rationalité probabiliste, mais aussi de mettre en lumière la rupture de la solidarité assurantielle générée par l’assurance actuarielle comme forme institutionnelle historique de l’assurance.

Nous débutons par une discussion de la critique sociologique du paradigme de l’aléa moral, le fondement épistémique de l’assurance actuarielle, forme assurantielle historique à laquelle réfère la définition abstraite. Mobilisant l’histoire de l’assurance en Angleterre et au Canada français[4], du tournant du 18e siècle à nos jours, nous reconstruisons ensuite l’évolution historique de l’assurance, mettant en lumière les solidarités concrètes modernes à l’oeuvre dans les formes mutualistes de l’assurance. Nous nous penchons sur l’historiographie de l’Angleterre, lieu de naissance de l’assurance, comme référence universelle en histoire et en sociologie de l’assurance, tout en mettant en lumière le cas du Canada français, et notamment de la mutualité canadienne-française, cette dernière analyse offrant une contribution originale dans le champ de la sociologie de l’assurance. Dans ces deux cas d’incarnation nationale du phénomène assurantiel, l’évolution des solidarités concrètes institutionnalisées à travers les formes initiales de mutualisme assurantiel s’oppose au rapport de pouvoir technocratique et managérial de l’assurance actuarielle. L’émergence de l’assurance actuarielle, à la fin du 19e siècle, marquera une rupture par rapport aux origines de l’assurance comme institution de mutualisation solidaire face à l’incertitude matérielle et identitaire. Nous concluons en proposant trois axes de recherche en sociologie de l’assurance inspirés d’une sociologie néodurkheimienne et portant sur les trois formes anomiques et extrêmes générées par l’assurance actuarielle.

1. la critique de l’aléa moral : de l’homo oeconomicus à l’homo fraudator

La conception de l’assurance, comme technique abstraite de mutualisation probabiliste, s’inscrit dans le contexte d’une manifestation institutionnelle particulière de l’assurance : la gestion actuarielle. Celle-ci repose sur l’idée d’aléa moral, développée par des assureurs et des économistes dès la fin du 19e siècle (voir J. B. Clark, 1892 ; Haynes, 1895)[5]. Cette idée offrit d’abord une explication, fondée tant sur le jugement moral que sur la rationalité économiciste (Glenn, 2000), de l’instabilité du contrat d’assurance centrée sur la tentation de l’assuré de profiter de la perte, de la destruction, voire du meurtre (to gain from loss) (Abraham et Schwarcz, 2015). S’appuyant sur l’introduction récente, dans l’industrie de l’assurance, des techniques et données actuarielles fondées sur la loi des grands nombres (Pradier, 2003), l’exclusion d’individus désignés comme « aléas moraux » revenait à refuser la couverture assurantielle de groupes entiers de la société, catégorisés comme risques actuariels élevés ou « mauvais risques ». L’aléa moral servit à légitimer, par un discours aux apparences objectives, la discrimination des classes laborieuses et des populations racisées, catégorisées comme purement inassurables (Glenn, 2000 ; Baker, 1996). Par exemple, Frederick L. Hoffman (1865-1946), statisticien à la Prudential et futur président de l’American Economics Association, publia The Race Traits and Tendencies of the American Negro (Hoffman, 1896), visant à prouver l’inassurabilité des populations afro-américaines sur des bases prétendument scientifiques[6].

Avec la volonté des assureurs de fonder les décisions de souscription sur des données probantes (evidence-based underwriting) (Lobo-Guerrero, 2011), l’idée d’aléa moral sera reformulée durant le 20e siècle, par l’économie néoclassique de l’information et la théorie de l’agence durant les décennies 1960 et 1970, l’éloignant d’une définition liant l’action de l’assuré à son tempérament, et la redéfinissant plutôt comme fondement d’incitatifs et dispositifs de contrôle du comportement de l’assuré inscrits dans le contrat d’assurance (Baker, 1996 ; Glenn, 2000). Malgré cette généalogie, l’aléa moral constitue, encore aujourd’hui, une description que l’industrie de l’assurance tient sur elle-même, fournissant le paradigme épistémique de l’assurance actuarielle. Ce paradigme dépeint l’assuré comme homo oeconomicus — un agent égoïste, calculateur et informé —, mais aussi comme homo fraudator, un agent économique malhonnête, menteur, voire manipulateur. L’assurance est ainsi représentée comme relation contractuelle bilatérale, objectifiée par la police d’assurance, dans laquelle l’assureur doit faire face à un fraudeur en puissance. Face aux aléas moraux, l’assureur est conçu comme gestionnaire et réducteur de risque, procédant à la mutualisation probabiliste, soit à la diffusion statistique des risques couverts au sein de groupes assurantiels.

Cette représentation de la relation assurantielle permit aux souscripteurs de formaliser le processus central de la gestion actuarielle du risque assurantiel : la sélection du risque (ou classification du risque), c’est-à-dire le « tri des demandeurs de couverture d’assurance en fonction de catégories devant correspondre aux différents risques anticipés » (Baker, 2003 : 262 ; trad. libre). La formulation de l’aléa moral témoigna de la volonté des assureurs de concevoir les contrats et produits assurantiels dans le but d’attirer et de retenir les « bons risques » (Glenn, 2000 : 794), c’est-à-dire de protéger la validité actuarielle (actuarial soundness) des groupes de risques. Afin de maintenir la validité actuarielle, la sélection du risque vise d’un côté à atteindre l’équité actuarielle (actuarial fairness), soit le principe selon lequel chaque assuré doit payer une prime correspondant à son exposition au risque, abstraction faite de l’identité des futurs indemnitaires (Landes, 2015 ; Lehtonen et Liukko, 2011). De l’autre, la construction de la validité actuarielle par sélection du risque implique la discrimination des mauvais risques, afin de construire la profitabilité des groupes actuariels.

Pour les assureurs, la lutte aux aléas moraux par sélection et discrimination du risque permettrait de contrer le phénomène de sélection adverse (ou antisélection) (Baker, 2003), prétendument à l’oeuvre en assurances, consistant en l’accumulation de risques élevés au sein des groupes due au manque d’intérêt des faibles risques pour se procurer une couverture assurantielle. Non seulement les assureurs exagéreraient la menace que la sélection adverse pose à la validité actuarielle (Siegelman, 2004), mais des recherches indiquent que la sélection favorable (propitious selection), en raison de l’aversion pour le risque (ou la préférence pour la réduction de l’incertitude), motiverait le comportement du consommateur d’assurances (Karagyozova et Siegelman, 2012). Dans le cadre de la relation assurantielle marquée par la perception subjective du risque et des asymétries d’informations, l’aversion pour le risque permettrait à l’assureur d’accumuler les bons risques, ces assurés les plus prudents et précautionneux, et donc les plus profitables.

On le voit, l’assurance comme technique abstraite de mutualisation probabiliste ouvre la porte à la forme spécifique de l’assurance actuarielle. Or, en plus de fonder la mutualisation probabiliste en fonction de la loi des grands nombres, la gestion actuarielle repose sur l’instrumentalisation de l’idée d’aléa moral, justifiant elle-même les techniques de sélection et de discrimination du risque. Ainsi, la mutualisation probabiliste ne peut être élevée au rang de deus ex machina de l’industrie de l’assurance. La sociologie de l’assurance montre que la sélection du risque implique la démutualisation des risques (unpooling), les assureurs s’efforçant de capitaliser la segmentation des marchés et l’exclusion stratégique du risque (Doyle et Ericson, 2010). La gouvernance assurantielle conduit les assureurs à procéder à l’écrémage du risque (risk skimming), c’est-à-dire à retenir les bons risques et à externaliser les mauvais (Beck et Zweifel, 1998 ; Charbonneau et Gagnon, 2018).

Le processus de sélection actuarielle constitue évidemment un enjeu politique et est l’objet de modes de régulation politico-juridique, par exemple contre la discrimination raciale en assurance habitation (Powers, 1997) et contre la discrimination sexuelle en sélection du risque (Mabbett, 2015). Les limitations et les prohibitions de la discrimination actuarielle s’inscrivent comme interventions politico-juridiques de construction et d’expansion des marchés d’assurances. Ces interventions politiques et législatives contribuent à réduire, voire à neutraliser la sélection du risque, que ce soit par l’assurance publique obligatoire ou universelle, en institutionnalisant la détention obligatoire de couvertures privées ou en limitant et en prohibant des pratiques d’exclusion et de tarification discriminatoires (Baker, 2003). En effet, l’État et les institutions publiques régulent « l’équité des pratiques actuarielles ainsi que la manière dont les polices d’assurance sont vendues et dont les réclamations sont indemnisées » (Ericson, Doyle et Barry, 2003 : 7 ; trad. libre).

En somme, la critique du paradigme de l’aléa moral montre l’impossibilité de réduire l’assurance à la stricte mutualisation probabiliste. Suivant l’idée durkheimienne des fondements non contractuels du contrat, cette critique démontre que l’assurance actuarielle ne constitue en rien une simple relation contractuelle. Comme l’explique Durkheim (1893 : 189), « partout où le contrat existe, il est soumis à une réglementation qui est l’oeuvre de la société et non celle des particuliers, et qui devient toujours plus volumineuse et plus compliquée ». Avec Durkheim, nous sommes déjà en mesure de voir que l’assurance actuarielle ne procède pas à l’intégration de l’individu à un collectif ni à la mutualisation solidaire face à l’incertitude. Dans ce qui suit, nous montrons que la conception abstraite et probabiliste de l’assurance gomme l’évolution historique de l’assurance sous la forme de la mutualisation non probabiliste et solidaire, et de sa lente mutation en rapport de pouvoir actuariel. Ce sont la construction de la gestion actuarielle et également l’adoption de la forme corporative de la société par actions en assurance, à la fin du 19e siècle, qui déclencheront et cristalliseront cette mutation. La critique de l’aléa moral doit donc s’inscrire dans une sociologie historique des formes assurantielles, conformément à la méthode durkheimienne de typologie historique comparative que nous mobilisons maintenant.

2. histoire des formes assurantielles et théorie de la solidarité

La réduction de l’assurance à une technologie abstraite du risque représente un obstacle dans l’analyse des solidarités assurantielles. La critique du paradigme de l’aléa moral permet de réviser le diagnostic posé par certains sociologues de l’assurance voulant que la théorie durkheimienne de la solidarité ne puisse être appliquée à l’assurance, excluant par le fait même le recours au concept d’anomie en sociologie de l’assurance. D’après Lehtonen et Liukko (2015 : 5-6 ; trad. libre),

L’assurance est loin de représenter la réciprocité spontanée, à l’oeuvre dans la solidarité mécanique. De plus, il ne s’agit pas d’un cas de solidarité organique. La solidarité organique repose sur la division du travail non planifiée, répondant à ses propres règles immanentes d’organisation et ne nécessitant pas sa propre explicitation. Au contraire, la solidarité assurantielle est consciemment planifiée, de manière réflexive, et il s’agit d’un mode d’organisation, institutionnalisé et régulé, du partage de responsabilité.

Dans cette seconde section, nous proposons qu’en s’éloignant d’une lecture fonctionnaliste et rigide de la théorie de la solidarité chez Durkheim, lecture selon laquelle solidarités mécanique et organique sont mutuellement exclusives et se rapportent à des périodes historiques distinctes dans une dynamique évolutionniste, la théorie durkheimienne de la solidarité et son concept d’anomie permettent d’apporter un nouvel éclairage sur la genèse et l’évolution des formes assurantielles[7]. Dans ce cadre, l’assurance actuarielle représente une rupture historique : de la mutualisation solidaire, on passe à une forme pathologique.

Rappelons que la thèse de doctorat de Durkheim (1893), La division du travail social (DTS), porte sur la solidarité organique qui prédomine dans les sociétés modernes et qui contraste avec la solidarité mécanique qu’il attribue aux sociétés « archaïques » ou traditionnelles. C’est en s’intéressant au type de droit en vigueur, en examinant le type de sanctions appliquées dans chaque société, dans le but d’infliger une peine au coupable ou de dédommager de manière à rétablir la situation antérieure, que Durkheim parvient à cette typologie. L’incompatibilité de la solidarité organique avec certains phénomènes caractéristiques des sociétés industrielles, soit la division du travail anomique et la division du travail forcé sur lesquelles nous revenons plus bas, révèle la nécessité de moraliser le modèle économique qui leur est propre. Durkheim estime qu’il serait utile de faire jouer aux corporations professionnelles un rôle dans la moralisation de l’économie ; elles serviraient d’intermédiaires entre l’État et les travailleurs (voir Didry, 1990 ; Plouviez, 2013 ; Durkheim, 1893 : I-XXXVI). Ces groupes intermédiaires pourraient donc à la fois, en intégrant les individus en leur sein et en remplaçant ainsi efficacement les groupes d’intégration propres aux sociétés traditionnelles que sont la famille et l’Église, protéger l’individu contre l’État et permettre à ce dernier d’exercer un contrôle sur le monde industriel. C’est l’absence de ces intermédiaires qui crée l’anomie de son époque. Cette situation est anormale, ne présente pas d’équilibre entre l’organisation morale de la solidarité et la forme de la division du travail social ; elle est donc dite pathologique[8].

Si nous nous permettons ce long détour, c’est que le caractère anomique de la forme actuarielle que nous étayons infra est fondé sur une interprétation particulière de l’anomie telle que Durkheim (1893) la présente dans la DTS[9]. En cherchant dans cet ouvrage, nous constatons, en incluant l’introduction et la seconde préface, seulement huit occurrences du mot anomie. Mais soulignons que, dans la seconde préface de la DTS, il avertit que son livre porte sur l’anomie « économique » (Durkheim, 1893 : III). Le lien entre l’anomie qui nous intéresse, comme cadre d’analyse en sociologie de l’assurance, et la régulation sociale ne peut être plus clairement indiqué par Durkheim, qui ne renonce pas pour autant à l’idée que la régulation est à la fois cause et effet d’intégration. Besnard (1987 ; 1993) l’a souligné, comme tant d’autres, en abordant le fameux quatrième type de suicide, le suicide fataliste qui correspond justement à l’inverse de l’anomie. Si l’anomie n’est pas la simple absence de norme, elle correspond donc à un dérèglement (Mestrovic et Brown, 1985). Dans ce contexte, l’intégration et la régulation sociales se butent à une insuffisance ou une surabondance de normes, à une inadéquation entre la réglementation et la possibilité de la mettre en branle ou de préserver sa cohérence aux yeux des sujets. En ce sens, l’anomie mène à une situation pathologique au sens où elle ne permet pas la reproduction ou nuit à la reproduction du lien social et de la solidarité, tant organique que mécanique.

Avant d’analyser en ces termes le caractère anomique de l’assurance actuarielle, nous mobilisons d’abord la sociologie durkheimienne comme sociologie de la genèse et du fonctionnement de types historiques. Pour examiner les formes assurantielles à l’aune de la théorie durkheimienne de la solidarité, nous mobilisons Durkheim comme théoricien de la socialisation, fondée sur l’intégration, la régulation et la représentation sociales (Steiner, 1994). Nous distinguons trois critères d’analyse de la solidarité assurantielle : la morphologie du lien social (ou les rapports individu-collectivité), la normativité et les formes juridiques, et la configuration de la conscience collective. Nous analysons l’historiographie de l’assurance en Angleterre et au Canada français, deux incarnations nationales du phénomène assurantiel, et montrons que l’évolution des solidarités concrètes institutionnalisées à travers les mutualismes assurantiels s’oppose au rapport de pouvoir technocratique et managérial de l’assurance actuarielle.

Un examen attentif de la genèse de l’assurance montre que la conception de cette dernière comme technologie abstraite de mutualisation probabiliste souffre d’importantes failles. Bien que la mutualité fût à l’origine de l’assurance, celle-ci émergea comme mode de mutualisation non actuarielle, préalablement à l’intégration des techniques de calcul probabiliste, et institutionnalisant des formes de solidarités modernes à travers les premières sociétés mutuelles d’assurance vie et incendie au tournant du 18e siècle en Angleterre, puis avec le mouvement mutualiste émergeant dans le contexte de la Révolution industrielle, dont l’histoire du 19e siècle au Canada français est exemplaire. Les « mutualités », pour reprendre le terme d’Ewald (1986), à l’origine de l’assurance, n’auront rien à voir avec l’abstraction des risques individuels et émaneront d’appartenances concrètes de classes, de statuts et d’identités spécifiques. Dès la seconde moitié du 19e siècle, et ce, jusqu’à nos jours, l’assurance mutualiste s’est progressivement massifiée et corporatisée, se transformant en rapport de pouvoir technocratique et managérial, grâce au développement de la gestion actuarielle et de la corporation, au détriment de la participation démocratique et du pouvoir des mutualistes. Alors que solidarités mécanique et organique s’inscrivent en tension dans l’évolution des formes assurantielles mutualistes, cette tension s’est transformée en division du travail (DdT) anomique instituée par l’assurance corporative et actuarielle. Nous présentons les grandes lignes de nos résultats, discutées dans ce qui suit, dans le tableau comparatif suivant. L’axe horizontal résume les caractéristiques principales des cinq formes assurantielles historiques étudiées à travers notre grille d’analyse durkheimienne, en axe vertical. Comme mentionné plus tôt, cette grille d’analyse se fonde sur une lecture institutionnaliste de la théorie durkheimienne comme théorie de la socialisation et distingue, comme critères d’analyse de la solidarité assurantielle, les formes de solidarité, les modalités de l’intégration (la morphologie du lien social ou les rapports individu-collectif), les modes de régulation (normativité et formes juridiques) et les formes de représentation sociale (configuration de la conscience collective).

Tableau 1

Formes assurantielles et théorie durkheimienne

Formes assurantielles et théorie durkheimienne

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2.1 Genèse de l’assurance et capitalisme financier

Les discussions historiographiques sur les origines de l’assurance renvoient généralement aux premiers contrats de transfert de risques maritimes des cités-États de la région italienne du milieu du 14e siècle (Kingston, 2014). Il n’est pas surprenant de renvoyer ensuite à Lloyd’s of London, dont la première mention dans la London Gazette apparaît en 1688. Les débuts de Lloyd’s remontent à des activités informelles de partage d’informations au sujet des aléas du commerce maritime, exercées à l’intérieur du Coffee House d’Edward Lloyd situé dans la City de Londres (De Goede, 2005 : 52). Les investisseurs intéressés à endosser la couverture des risques des armateurs devaient inscrire leur nom et le montant de leurs investissements sur un bordereau, d’où la désignation de « souscripteurs » (underwriters) (Abraham et Schwarcz, 2015 : 13). Les contrats de transfert de risques commerciaux du bas Moyen Âge et les activités de Lloyd’s du tournant du 18e siècle répondaient toutefois toujours de l’indifférenciation, à la fois pratique et épistémique, entre circulation de devises, crédit et assurance (voir Kaplan et Kaplan, 2006 : 94 ; Van Nierkerk, 1998 : 54). Taux de change, intérêt et prime de risque formaient jadis trois moments intégrés d’une même opération commerciale et d’un même mode de régulation monétaire précapitalistes que représente le prêt maritime ou « prêt à la grosse aventure » (contract of bottomry), typique des grands empires commerciaux et du mercantilisme (Lobo-Guerrero, 2011).

Profitant de l’expansion de la puissance impériale anglaise, la communauté des investisseurs de Lloyd’s, regroupés dans une place de marché physique, développa au fil du temps des couvertures assurantielles de navires et cargos[10]. Or, la fin du 17e et le tournant du 18e siècle furent marqués par l’émergence du capitalisme financier, en Angleterre, dans la foulée de l’institutionnalisation de la primauté de la propriété privée avec le Bill of Rights (1689), de la création de la première dette souveraine nationale (1693) et de la première banque centrale moderne (1694) (Knafo, 2008 ; Geoffrey Clark, 1999). Comme l’explique Clark (1999 : 7 ; trad. libre), « [l]es nouvelles techniques de finances publiques développées par l’État ont à leur tour favorisé des innovations financières dans le secteur privé. Les fondateurs de compagnies [d’assurance] ont imité les projets étatiques ou ont appuyé leur entreprise sur le nouveau système de finances publiques […]. » C’est dans un contexte de capitalisme financier naissant qu’émergèrent les premières organisations d’assurance, les sociétés mutuelles d’assurance incendie et vie, telles que la Hand in Hand Fire & Life Insurance Society (1696) et la Friendly Society for Widows (1696).

Malgré les apparences, et à l’encontre des prétentions des premiers mutualistes, les sociétés mutuelles d’assurance ne se donnèrent pas comme finalité la « protection de la veuve et de l’orphelin » ni la protection de la classe ouvrière. Face à l’urbanisation effrénée de Londres, aux prises avec d’importants incendies menaçant des propriétés dont la valeur augmentait rapidement (Pearson, 2010), les sociétés mutuelles furent développées comme instruments financiers par une classe moyenne montante de gentilshommes héritiers, peinant à garantir le transfert intergénérationnel de capitaux et à capitaliser leurs importantes liquidités dans le marché foncier (Lobo-Guerrero, 2011 ; Goeffrey Clark, 2002). Alors que leurs partisans prétendaient opérer la réconciliation pratique de la moralité chrétienne de la bienfaisance et de la charité avec l’éthique libérale individualiste, les sociétés mutuelles d’assurance institutionnalisaient une solidarité patriarcale de classes possédantes en permettant, pour leurs membres et selon la logique démocratique « un membre, un vote », l’accès à des instruments bancaires (voir Geoffrey Clark, 1999 ; Goeffrey Clark, 2002).

Avec l’expansion de la DdT, les premières mutuelles répondront d’une forme de solidarité mécanique, intégrant leurs membres sur la base de ressemblances sexuelle et de classe, à travers une représentation syncrétique composée de christianisme et de libéralisme. À l’instar des sociétés de secours mutuels ouvrières du 19e siècle, cette première forme de mutualisme assurantiel se développa de manière partiellement spontanée, comme réaction démocratique de protection face à la tentative d’institutionnaliser l’utopie du marché autorégulateur (Polanyi, 1944), en établissant la solidarité intracapitaliste d’une classe possédante et patriarcale dont la reproduction se voyait menacée par des transformations institutionnelles et matérielles caractérisées par le passage du capitalisme agraire au capitalisme financier (voir Knafo, 2008 ; Meiksins Wood, 2013). Au contraire des sociétés de secours mutuels, les premières mutuelles capitalistes participeront, en tant que sociétés par actions non incorporées permettant une intégration par démocratie exclusiviste, à une solidarité organique établissant la mutualisation de capitaux dans la construction d’instruments financiers. Dans le contexte d’intenses croissance et spéculation caractérisant le capitalisme financier naissant, elles contribuèrent directement à l’expansion coloniale et esclavagiste de l’Empire britannique (Goeffrey Clark, 2010) et à la confusion pratique et épistémique entre assurance, spéculation et pari.

Les premières sociétés mutuelles témoignèrent d’une culture anglaise encline aux jeux de hasard et au pari sur l’échéance de la vie humaine (Goeffrey Clark, 2002 ; Geoffrey Clark, 1999). Durant la première moitié du 18e siècle, les pratiques du mutualisme assurantiel capitaliste déclencheront des critiques portant sur leur nature frauduleuse et potentiellement criminelle. Du point de vue durkheimien, notons que ces critiques se transformeront progressivement en sanctions morales. La conscience pratique implicite du caractère essentiellement instable de l’assurance à but lucratif se développa donc très tôt dans l’histoire de l’assurance, l’assureur et l’assuré se trouvant en position de manipuler la relation en fonction de leurs intérêts propres (Heras Martínez, Teira et Pradier, 2016). Dès le milieu du 18e siècle, avec le Marine Insurance Act de 1746, les législateurs et cours britanniques interdiront les contrats d’assurances maritimes dans lesquels l’intérêt financier de l’assuré, dans la propriété couverte, ne pouvait être prouvé (O’Malley, 2003). Cette intervention législative constituera la première énonciation du principe d’intérêt assurable, appliqué à l’assurance de la propriété, exigeant de l’assuré un intérêt pécuniaire dans l’objet de la couverture (Atmeh, 2011). Plus d’un siècle avant la formulation de l’aléa moral, il s’agissait d’une reconnaissance implicite des autorités britanniques de l’assureur comme « aléa moral », cherchant lui-même à profiter d’un contrat sans égard à la potentielle destruction volontaire de l’objet assuré.

Face au constat d’une industrie aux tendances frauduleuses et spéculatives, c’est la sanction morale, puis la régulation légale du commerce et des contrats, qui fourniront le mode de régulation du mutualisme assurantiel capitaliste. L’animosité publique et l’attention politico-juridique se déplacèrent ensuite vers le pari assurantiel sur la vie humaine (Goeffrey Clark, 2002), par exemple sur les contrats d’assurance sur la vie d’individus faisant face à des accusations de crimes passibles de la peine de mort (Atmeh, 2011 : 99). Durant la décennie 1770, une série de cas marqua l’opinion publique anglaise, notamment le cas du Chevalier d’Éon (un pari sur la nature du sexe d’un individu) et le cas Pigot (un pari sur l’échéance de la mort d’un parent) (Goeffrey Clark, 2002 : 86-88). Alors que l’assurance sur la vie constituait toujours un marché accessible aux seules classes fortunées, les autorités s’inquiétèrent de la proximité du pari et de l’assurance dans des contrats portant sur l’échéance de la vie d’étrangers et de personnes célèbres (Alborn, 2010). De tels cas menèrent à des débats juridiques soulevant le problème de la réduction de la vie humaine à la marchandise et au capital, remettant par conséquent en question le statut légal de l’esclavage (Goeffrey Clark, 2002).

Cette animosité publique et ces questionnements juridiques en regard des pratiques assurantielles menèrent le Parlement britannique à adopter en 1774 le Life Assurance Act. Aussi connue comme Gambling Act, cette intervention législative imposa le principe d’intérêt assurable dans le cas de l’assurance sur la vie, exigeant que le bénéficiaire de la couverture puisse démontrer un intérêt financier, comme créditeur ou héritier, ou un intérêt émotionnel ou filial, dans la vie assurée (Goeffrey Clark, 2002 ; O’Malley, 2003 : 252). Le Gambling Act visait à réformer l’industrie de l’assurance en éliminant les incitatifs conduisant les assureurs à souscrire à des contrats hautement risqués, mais hautement profitables, assimilables aux paris (Goeffrey Clark, 2002). Contre le paradigme de l’aléa moral, la promulgation du principe d’intérêt assurable témoigna, et ce, très tôt dans l’histoire, du fait que la relation assureur-assuré génère ce que la sociologie de l’assurance qualifie de « risques moraux » (moral risks), soit « la manière selon laquelle la relation assurantielle encourage tous les agents impliqués à adopter des comportements générant des risques aux uns et aux autres » (Ericson, Barry et Doyle, 2000 : 537 ; trad. libre). Il semble donc que les législateurs et les cours britanniques de la fin du 18e siècle reconnaissaient déjà la nature instable de la relation assurantielle, et non seulement l’assuré fraudeur, comme source de profonds conflits moraux et légaux.

À l’origine, la pratique et l’institution de l’assurance ne reposèrent pas sur la gestion actuarielle, en fonction de tables de mortalité et de la loi des grands nombres, mais bien sur la mutualisation solidaire des capitaux d’une classe patriarcale possédante. En effet, le premier assureur actuariel, The Equitable Life Assurance Society, ne fut fondé qu’en 1762 et la rationalité actuarielle ne se diffusa dans l’industrie qu’au cours du 19e siècle (Pradier, 2006). Les assureurs se fiaient alors toujours aux tables de mortalité « de Northampton » — établies entre 1735 et 1780 par le fondateur de l’actuariat et de l’Equitable, Richard Price — et la profession actuarielle ne s’organisa qu’à partir de la fin des années 1840 (Pearson, 1997 ; Pradier, 2003). Les « proto-actuaires » des 18e et 19e siècles ne furent par exemple pas à même d’établir des conventions largement partagées dans l’élaboration des tables de mortalité (Heras Martínez, Teira et Pradier, 2016).

2.2 Sociétés de secours mutuels et sociétés mutuelles d’assurance vie

Alors que l’émergence du mutualisme et de l’assurance fut le fruit de solidarités patriarcales de classe, on assista, plus d’un siècle plus tard, au développement de formes assurantielles représentant, dans les termes polanyiens (Polanyi, 1944), un contremouvement démocratique face à l’utopie du marché autorégulateur. Dans le contexte de Révolution industrielle, deux formes institutionnelles similaires, mais marquées par des divergences, émergeront : les sociétés de secours mutuel et les mutuelles d’assurance vie. À leur manière, elles s’inscriront dans le mouvement de la démocratisation de l’économie à travers le coopératisme, les mouvements de travailleurs et les associations économiques (voir Saint-Pierre et al., 2015). Il s’agit ici de l’économie sociale, ces « regroupements volontaires de personnes, […] fai[san]t appel à un répertoire similaire de pratique démocratique et de valeur d’entraide pour offrir des biens et des services en privilégiant des finalités solidaires » (Lévesque et Petitclerc, 2008 : 15). Vu ses origines capitalistes, le mutualisme assurantiel sera tour à tour investi, à l’instar du coopératisme (voir Dreyfus, 2014 ; Lévesque, 2009), par les grands courants idéologiques modernes, et donc par autant de tensions politiques, du catholicisme social et du corporatisme conservateur, en passant par le libéralisme, le nationalisme et le socialisme.

Au Canada français, le mutualisme assurantiel prendra d’abord la forme des sociétés de secours mutuel, par exemple l’Union Saint-Joseph du Canada, antérieures aux syndicats et représentant une « famille fictive » (Petitclerc, 2006) pour les artisans et les classes ouvrières et populaires. Bien que « le secours mutuel [soit] moins tributaire d’une quelconque logique assurantielle que des obligations mutuelles réciproques qui caractérisent la vie associative » (Petitclerc, 2005 : 253), il institua précisément une forme de mutualisation solidaire se distinguant de la gestion actuarielle, s’inscrivant en continuité avec les premières sociétés mutuelles du capitalisme financier. En tant qu’associations démocratiques, leurs activités économiques étaient structurées par une « culture d’entraide fraternelle », concevant le secours comme droit contre l’« assistance philanthropique », institutionnalisant des relations réciproques de proximité et reposant sur des cotisations fixes, au contraire des primes de risque actuariel (Lévesque, 2009 : 71). Organisant tant le soutien financier que le support moral, les sociétés de secours mutuel mettaient en place des activités culturelles et de loisirs, dans l’optique d’aider leurs membres à faire face aux nuisances industrielles.

Comme les mutuelles capitalistes, les sociétés de secours mutuel et les mutuelles d’assurance vie du 19e siècle répondront d’une logique combinant solidarité mécanique et solidarité organique. Également à l’instar des sociétés mutuelles capitalistes, ces deux formes assurantielles émergèrent, par exemple au Canada français, comme mouvements démocratiques de protection contre les nuisances de l’industrialisation. Face aux fléaux de la révolution industrielle, le secours mutuel institua, par et pour les classes ouvrières et populaires, un mode d’intégration davantage inclusif que l’ensemble des autres formes assurantielles, à l’exception de l’État social. En tant qu’associations volontaires et démocratiques, leur fonctionnement releva d’une dynamique de mutualisation solidaire sous condition d’incertitude, et non de la gestion actuarielle. Offrant une entraide tant matérielle que morale, elles se déploieront en fonction des représentations sécularisées, définies par les idéaux de dignité, d’égalité et de justice. En plus de problèmes de gestion et de conflits internes, une limite d’ordre organisationnel, la séparation (ou ségrégation) des fonds, minera le modèle des secours mutuels (Cardinal, 2010)[11]. Une limite externe de l’ordre de la régulation juridique, leur non-reconnaissance politico-légale, contribuera également à leur précarité durant les premières décennies du 20e siècle (Lévesque, 2009).

Aussi connues comme « ordres fraternels » ou « fraternités », les sociétés mutuelles d’assurance vie, par exemple l’Alliance nationale et la Société des artisans canadiens-français, mettront quant à elles en pratique le mutualisme assurantiel au Canada français sous la forme de solidarités de classes réformatrices petites-moyennes bourgeoises et de professions libérales (Cardinal, 2010 ; Petitclerc, 2006). Leur démocratie élitiste, et donc exclusiviste, institua un mode de mutualisation fondé sur la mise en commun de l’épargne et l’accès à la valorisation financière (Petitclerc, 2006). S’érigeant sur des configurations de catholicisme et de nationalisme, elles rompirent avec le principe de vie associative propre aux secours mutuels (Cardinal, 2010 : 130). Les mutuelles d’assurance vie se développèrent, durant la dernière moitié du 19e siècle, dans le contexte de centralisation du mutualisme, générée par la bureaucratisation des mutuelles en raison de l’arrivée d’élites locales dans leur administration, et développant ce nouveau mutualisme « scientifique » ou « d’affaires », dirigé par la bourgeoisie réformatrice canadienne-française (Petitclerc, 2006 : 191). Reposant sur l’offre d’une protection assurantielle contre la maladie, leurs membres se voyaient généralement forcés, au contraire des sociétés de secours mutuel, d’adhérer à l’assurance vie (Rousseau, 2003). Au tournant du 20e siècle au Canada français, le processus de massification et de corporatisation des mutuelles d’assurance vie se mit en branle, avec : « 1) le recrutement à grande échelle […] ; 2) la coordination centrale des unités locales des membres […] ; 3) l’adoption d’un mode contributoire basé sur les principes actuariels ; 4) le relâchement, […], des critères d’adhésion fondés sur la profession, la religion, l’ethnie ou le sexe » (Rousseau, 2003 : 154). Malgré leur catholicisme et leur nationalisme affirmés, les mutuelles d’assurance vie seront conduites à se rapprocher progressivement, comme concurrentes, des assureurs capitalistes anglo-saxons, en offrant par exemple des rentes viagères (Cardinal, 2010).

2.3 Les compagnies mutuelles

De retour au 19e siècle en Angleterre, les premières mutuelles d’assurances, produit du capitalisme financier, vivront une transformation analogue, s’éloignant de leur organisation démocratique à travers un processus de corporatisation et de massification. L’historiographie de l’assurance met en lumière une transformation majeure, se mettant en branle au milieu du 19e siècle, alors que les sociétés gouvernées démocratiquement par leurs membres propriétaires cèdent le pas à une industrie de plus en plus dominée par des assureurs corporatifs offrant des couvertures à des consommateurs, devenus simples détenteurs de polices (Geoffrey Clark, 1999 ; Goeffrey Clark, 2002). La gouvernance des organisations assurantielles se transforma, dès la décennie 1830, car le contrôle des cadres et gestionnaires sur les mutuelles se raffermit et plusieurs assureurs prirent la forme de sociétés par actions incorporées (Alborn, 2009 ; 304-305 ; Pearson, 2002). À cette époque, malgré le succès grandissant de l’assurance, une grande proportion de la société britannique demeurait non assurée. La massification de l’assurance s’accéléra dès la décennie 1850 ; des couvertures assurantielles pour dépenses funéraires, ciblant les familles ouvrières, furent développées par les nouveaux assureurs commerciaux (industrial offices) (Alborn, 2009 ; Zelizer, 1979).

Au Canada français, les mutuelles d’assurance vie contribuèrent à la centralisation, à la bureaucratisation et à la professionnalisation du mutualisme (Petitclerc, 2006), participant à sa corporatisation et important en son sein une logique actuarielle. Alors que la régulation normative des premières mutuelles capitalistes s’appuyait initialement, dans les termes de Durkheim (1893), sur la sanction morale et sur le droit coopératif, l’évolution des mutuelles d’assurances reposait sur le droit positif. Après la grande dépression des années 1930 et avec le développement, par les assureurs commerciaux anglo-saxons, du marché des polices d’assurance-groupe (ou « assurances collectives »), on assista à un double processus juridico-légal de mutualisation (voir Cardinal, 2010).

Se distinguant du processus sociologique de mutualisation solidaire face à l’incertitude, il s’agit dans un premier temps de la transformation de sociétés de secours mutuel en compagnies mutuelles d’assurance vie ; « ce n’est pas le type de propriété qui est concerné, puisqu’une société de secours mutuel est une mutuelle, mais plutôt ses capacités juridiques d’opérer comme assureur. En devenant compagnie mutuelle […] on écarte l’aspect social de l’organisation et on acquiert des pouvoirs d’assurance complets » (Cardinal, 2010 : 152). S’accélérant durant les années 1950, cette première vague de mutualisation juridico-légale permit aux organisations mutualistes de conserver l’apparence de solidarité des membres tout en adoptant une logique marchande et en les protégeant de « la possibilité de la prise de contrôle capitalistique d’une société à fonds social » (Cardinal, 2010 : 131)[12]. Dans un second temps, de 1950 à 1975, ce sont les assureurs actuariels corporatifs qui se tourneront vers la mutualisation, afin de se prémunir contre la prise de contrôle externe (Cardinal, 2010). Ce processus

permet de protéger une entreprise capitaliste contre la convoitise d’investisseurs non désirés, ou d’offrir un mode de gestion mieux approprié, ou encore de se pourvoir en pouvoirs corporatifs plus larges. Il y a « mutualisation » quand une société d’assurance à capital-actions procède au rachat de ses actions. Les assurés deviennent propriétaires de la compagnie. La compagnie est ainsi transformée dans sa structure légale de propriété, mais non dans ses pouvoirs constitutifs d’assureur. Cependant, cette transformation a pour effet de la soustraire directement à toute visée d’un investisseur. N’ayant pas de capital-actions, elle ne peut être acquise par transactions sur actions.

Cardinal, 2010 : 152

L’évolution des assureurs mutualistes marquera la société et l’économie du Canada français, puis du Québec, et sera à juste titre décrite comme le passage « de la fraternité au conglomérat » (Cardinal, 2010). Cette transformation séculaire se bouclera avec l’importante vague de démutualisation du secteur assurantiel canadien du tournant des années 2000, sous l’impulsion d’interventions législatives fédérales, considérée comme le plus grand transfert de richesse de l’histoire du Canada (Lombardi, 2000).

En Grande-Bretagne, la corporatisation des mutuelles d’assurance débutera durant la seconde moitié du 19e siècle et mettra la table au développement de l’assurance actuarielle. Avec la construction de la forme juridique de la société par actions à capital social, les assurés perdront le contrôle des organisations d’assurances au profit des actionnaires, virtuellement dépourvus d’attaches solidaires, statutaires et identitaires dans l’organisation assurantielle. Le Gambling Act de 1774, discuté ci-haut, puis le Joint Stock Companies Act de 1844, contribuèrent à une explosion du nombre de compagnies d’assurances corporatives, notamment avec l’arrivée de l’assurance contre les accidents de chemin de fer (Alborn, 2009 ; Pearson, 1997 : 244). Entre le milieu de la décennie 1850 et le début des années 1870, le principe fondateur de l’assurance, la mutualité, céda progressivement le pas à la corporatisation de l’assurance, avec la législation de 1856 sur le principe de responsabilité limitée et les lois sur les life insurance companies de 1870 et 1872 (Pearson, 2002 : 12-13).

2.4 Assurance actuarielle

Dans un contexte de corporatisation et de massification, de déclin de l’efficacité de la confiance interpersonnelle, des observations empiriques et des connaissances informelles au fondement du mutualisme, l’assurance actuarielle, une forme non mutualiste, se déploiera de la fin du 19e siècle à nos jours[13]. Nous avons vu que le paradigme de l’aléa moral, représentation autodescriptive de l’industrie de l’assurance, constitua le fondement épistémique de la nouvelle gestion actuarielle. De la mutualisation face à l’incertitude, institutionnalisant des formes modernes de solidarité, l’assurance se transforma en mode de gestion actuarielle, représentant une forme de pouvoir technocratique et managérial. Jadis membre mutualiste, l’assuré devint un consommateur et — surtout — un risque actuariel, face aux propriétaires actionnaires, détaché de l’organisation assurantielle. L’assurance actuarielle suppose en fait l’objectification d’une incertitude sous-jacente en tant que capital contre lequel une promesse d’indemnité ou de remboursement éventuel est contractualisée, l’assurance étant réduite à une « règle de compensation prédéfinie » (Lehtonen et Liukko, 2011 : 35 ; trad. libre). Autrement dit, le processus de capitalisation de l’assurance actuarielle repose sur l’abstraction de la forme empirique et vécue de l’incertitude sous-tendant le risque marchandisé (Ericson, Doyle et Barry, 2003 ; Castel, 1995 : 478), exercée par les organisations et marchés d’assurances.

On pourrait croire que l’assurance, même sous ses formes les plus marchandes, institue la solidarité organique en n’intégrant « les individus que dans l’abstraction de leurs risques » et donc en manifestant « une forme d’association qui articule un maximum de socialisation sur un maximum d’individualisation » (Ewald, 1986 : 177). Pourtant, une interprétation néodurkheimienne du concept d’anomie montre plutôt que les formes historiques marchandes de l’assurance, l’assurance mutualiste corporatisée et l’assurance actuarielle, présentent certaines caractéristiques que Durkheim associe à une DdT pathologique. En effet, ces deux formes assurantielles sont à la fois contraintes et anomiques.

Elles sont contraintes au sens où les contrats qu’elles impliquent le sont. Pour Durkheim (1893 : 415), la contrainte réfère à « toute espèce d’inégalité dans les conditions extérieures de la lutte. […] Or, le contrat ne lie vraiment que si les valeurs échangées sont réellement équivalentes, et, pour qu’il en soit ainsi, il faut que les échangistes soient placés dans des conditions extérieures égales. » Autrement dit, la validité d’un contrat est conditionnelle à la présence d’une tierce personne, symbolisant la société, laquelle atteste notamment de la présence des contractants, de l’authenticité de leur signature et de la liberté de chacun de s’engager dans la relation contractuelle. Durkheim insiste sur la nécessité que le contrat soit juste et bénéficie aux deux parties. Le consentement ne suffit pas à prouver la bonne foi et la justice, et il faut que l’accord soit conforme à la sympathie humaniste. Par exemple, un contrat de travail dans lequel l’ouvrier est obligé de vendre sa force de travail pour subsister, alors que l’employeur est libre d’employer quelqu’un d’autre, devrait être nul et non avenu, car les contractants sont inégaux.

Dans la mesure où l’assurance mutualiste résulte d’un contrat entre membres égaux, elle n’est pas le résultat d’une contrainte, tendance pathologique minant la solidarité organique. Alors que les mutualistes instituent collectivement une forme concrète de contrat social, ce n’est pas le cas de la relation contractuelle entre l’assuré consommateur et la mutuelle corporatisée ou l’assureur actuariel, laquelle ne s’opère pas « dans des conditions extérieures égales » (Durkheim, 1893 : 377). Selon les critères énoncés par Durkheim (1893 : 375-376), on voit également que le contrat d’assurance contemporain est pathologique en ce qu’il résulte souvent de la contrainte. C’est le cas de l’inclusion aux institutions économiques de la société capitaliste, où la couverture assurantielle est elle-même une condition d’accès, imposée par les autorités publiques ou par une entité privée, par exemple au crédit (assurance de dommages), à la propriété (assurance dommages), voire à l’emploi (assurance responsabilité civile).

Ensuite, l’assurance mutualiste corporatisée et l’assurance actuarielle présentent les caractéristiques d’une DdT anomique, d’abord parce que l’intégration de la gestion actuarielle au sein des mutuelles et son rôle fondamental dans l’industrie de l’assurance génèrent, au-delà de l’aliénation de l’assuré devenu simple consommateur, un excès de régulation normative. Il s’agit, d’un point de vue durkheimien, d’une situation pathologique puisque, tout comme dans le cadre d’un déficit normatif, l’excès de régulation empêche les assurés d’avoir une idée claire des normes qui s’imposent à eux. Alors que la régulation normative des sociétés mutuelles relève d’un principe de vie associative et démocratique, et donc d’un mode d’autogestion et de relations de confiance interpersonnelle où les normes sont collectivement élaborées et mises en pratique, l’assuré fait face, dans le rapport technocratique et gestionnaire de l’assurance corporative et actuarielle, à une série de clauses, conditions et exclusions contractuelles imposées par les experts et gestionnaires de l’organisation assurantielle. Ainsi, l’assuré ne se retrouve pas dans une situation où l’excès de régulation s’accompagne d’une diminution du nombre de normes et où un seul destin semble s’imposer fatalement à lui. Face à l’opacité et à la complexité techniques, contractuelles et financières du contrat d’assurance (Ericson et Doyle, 2006 ; Gerst, 2008), l’assuré est dépassé par la multiplicité des critères actuariels et des normes contractuelles qui s’imposent à lui, dont il ignore généralement l’existence et qui se substituent aux relations de confiance interpersonnelle propres au mutualisme. Il est donc impossible de conclure que toutes les formes d’assurance moralisent et socialisent.

Du point de vue de la sociologie néodurkheimienne, ces deux formes anomiques de l’assurance reposent sur un excès de régulation normative, lequel constitue la cause de la dépersonnalisation de la confiance assurantielle. Mais l’assurance actuarielle renvoie enfin à cette « autre forme » de la DdT anomique discutée par Durkheim (1893 : 383-390), que certains ont qualifiée de « bureaucratique » (Besnard, 1987). Pour Durkheim (1893 : 384), cette autre forme anomique se déploie lorsque l’activité fonctionnelle des individus n’a pas libre cours, bloquant « leur mutuelle dépendance ». L’individu assuré est réduit au risque comme objet de gestion et du budget organisationnel, et non comme participant à un collectif. Pour paraphraser Defert (1991 : 230-231), l’assurance actuarielle n’opère pas une « association horizontale » des assurés ; elle regroupe plutôt les clients isolés sous une administration gestionnaire centralisée. Bref, « sans tissu social sur lequel il peut imprimer un motif singulier » (Larouche, 2014 : 157), l’assuré-consommateur s’inscrit dans un rapport de pouvoir voilé par l’expertise de l’actuaire et le commandement du gestionnaire. Cette situation anomique de distanciation de l’assuré et de l’organisation assurantielle implique une rupture de la solidarité assurantielle.

Partant de la critique durkheimienne de la théorie libérale du contrat, il est erroné de conclure que « l’entièreté du cadre juridique de l’assurance consiste en un contrat entre l’individu client et le gestionnaire de la compagnie » (Defert, 1991 : 231 ; trad. libre). L’assurance est une industrie dépendant fortement du droit (Baker, 2010). En plus d’être fondée, à l’instar des formes mutualistes, sur le principe juridique de l’intérêt assurable, l’assurance corporatisée et actuarielle repose sur le droit pénal par le biais de la criminalisation de la fraude, sur les régulations de la sélection actuarielle inscrites dans le droit des assurances et sur le droit des contrats comme mode de régulation des litiges quant à l’interprétation des polices et aux rejets des réclamations. La complexité et les innovations en matière de couvertures et produits assurantiels sont l’objet d’intenses litiges juridiques où les assureurs s’efforcent de limiter ou refuser les indemnités ou remboursements réclamés (Gerst, 2008). Le fondement politico-légal, et non strictement contractuel, de l’assurance actuarielle, explique en outre le fait que l’industrie assurantielle génère une privatisation du processus juridique par la normalisation des pratiques de médiation-arbitration et d’entente à l’amiable (voir Ross, 1970).

2.5 Mutualisation solidaire et État

Enfin, il importe de discuter de la naissance de l’État social à la fin du 19e siècle, dans le portrait de l’évolution de la mutualisation solidaire face à l’incertitude et des formes assurantielles. La notion consacrée d’« assurance sociale » participe, en sociologie de l’assurance, d’une confusion quant à la distinction entre assurance et protection publique (ou « sécurité sociale »). Historiquement, l’assurance sociale fut fondée sur un principe de communauté de destin, sur la reconnaissance de l’inadéquation de la responsabilité individuelle aux risques de la société industrielle liés à la vieillesse, au chômage, à l’invalidité, à l’accident et à la maladie (Hacker, 2006). L’assurance sociale instaura une innovation dans les modalités d’inclusion à la citoyenneté, au-delà des critères libéraux de la propriété privée, du contrat et du travail salarié (Somers, 2008).

Dans le champ de la sociologie du risque et de l’assurance, la confusion entre assurance et protection remonte au moins à Ewald (1986), partant du cas du principe d’assurance sociale en France, avec la loi de 1898, instaurant la redéfinition des accidents du travail en fonction de la notion juridique de risque, substituée à celle de faute, indépendamment de la responsabilité de l’employeur. Il s’agit ici d’une théorisation fondée sur une prénotion, au sens durkheimien, c’est-à-dire « formé[e] par la pratique et pour elle », « un voile qui s’interpose entre les choses et nous » (Durkheim, 1894 : 16). L’approche abstraite ewaldienne, définissant l’assurance en général comme technologie de mutualisation probabiliste et l’État-providence comme forme assurantielle, se heurte à au moins deux écueils.

D’une part, la conception ewaldienne exemplifie la confusion entre assurance et protection. Or, toute forme assurantielle n’institutionnalise pas une solidarité concrète, par exemple en assurance actuarielle, et toute protection publique ne repose pas sur une technique actuarielle. Dans une perspective institutionnelle, la distinction entre assurance et protection repose d’abord sur les modes de financement, allant de la redistribution politique (taxes et impôts) aux cotisations fixes (non actuarielles), aux primes de risque actuarielles et à leur combinaison. Il convient de plus d’analyser les protections publiques relativement aux risques sociaux à l’aune des modes d’intégration de l’individu à la société, de sa gouverne et — le cas échéant — de son contrôle. L’analyse de la question de l’État social doit tenir compte de la tension entre mutualisation solidaire et redistributive dans l’espace national, et gestion technocratique et disciplinaire de populations (Castel, 1995 ; Supiot, 2013). Il importe enfin de distinguer les finalités politiques des protections étatiques, par exemple celles du modèle paternaliste bismarckien visant à unifier la nation au regard des mouvements ouvriers et socialistes (Supiot, 2013 : 37) et du réformisme libéral caractérisant le modèle beveridgien (Esping-Andersen, 1990).

Cette distinction entre assurance et protection permet paradoxalement d’éclairer une convergence de l’assurance actuarielle et de l’État social. Bien qu’étonnante, la comparaison de ces deux formes institutionnelles, émergeant au tournant du 20e siècle et dont les rapports sont négligés dans la littérature historiographique et sociologique, est révélatrice. À l’instar de l’État social, l’assurance privée, par exemple à travers les régimes « groupe » ou « collectifs » liés au milieu de travail et gérés par les assureurs, occupe une fonction de régulation de l’antagonisme capital-travail, dans les termes durkheimiens[14]. Cette régulation privée repose sur la provision de modes marchandisés de protection, destinés aux travailleurs, face aux risques sociaux. Cette proximité s’arrête toutefois ici, l’État social se distinguant de l’assurance en regard de ses modes d’intégration, de régulation et de représentation. En tant que forme d’institutionnalisation de solidarité mécanique à l’échelle nationale (Rosanvallon, 1981 : 31), l’État social mutualise, sur la base de l’intégration à la citoyenneté, les ressources fiscales face aux risques sociaux[15]. Tout en y répondant, l’État social déborde ce que Durkheim (1893 : 91) qualifie de « droit administratif », en ce qu’il repose plus généralement sur le droit social (Supiot, 2013). Avec la révolution industrielle, les dangers de la transformation technique et juridique du travail ont mis

en péril la reproduction de la population ouvrière des pays industriels. Le droit social est apparu pour conjurer ce péril, comme technique d’humanisation de la technique. Protégeant la santé et la sécurité physique et économique sur le temps long de la vie humaine, il a servi à domestiquer les machines, à les mettre au service du mieux-être des humains au lieu qu’elles mettent leur vie en péril. Et d’un même pas, il a rendu économiquement et politique durable l’exploitation du travail comme marchandise.

Supiot, 2013 : 30-31

En plus des innovations juridiques propres au droit social (droit du travail, de la sécurité sociale et de l’aide sociale), l’État social institue enfin le droit public (droits fiscal, du logement, de l’éducation, de la santé) (voir Supiot, 2013 : 27).

L’État social est donc à même de favoriser la recomposition de diverses formes de solidarité relativement à la décomposition des liens sociaux générée par les incertitudes de la société capitaliste, correspondant approximativement aux cinq grands maux beveridgiens (pauvreté, insalubrité, maladie, ignorance et chômage). En effet, les politiques publiques soutiennent, pour les exclus du travail salarié et de l’assurance privée, les accidentés et les inaptes au travail, des modes de solidarité mécanique (politiques de soutien aux individus, familles et communautés), en même temps qu’elles contribuent à la solidarité organique (services publics et reconnaissance juridico-fiscale et financement public des organismes d’économie sociale). En ce sens, il est juste de voir que « [l]’État social, à la fois, suppose l’antagonisme des classes et le contourne. » (Castel, 1995 : 432).

3. conclusions

On remarque la position incontournable de la catégorie de classes sociales dans l’évolution des formes assurantielles. S’il s’agit à première vue d’un angle aveugle de l’approche durkheimienne, nous avons montré qu’une lecture institutionnaliste de la théorie durkheimienne (Mauss et Fauconnet, 1901), partant notamment de l’idée de fondements non contractuels du contrat (Block et Somers, 2014), permet d’intégrer la question de la classe, comme mode d’intégration sociale, à une théorie de la socialisation[16]. Surtout, notre conclusion est double. Premièrement, certains sociologues de l’assurance soutiennent que la théorie durkheimienne de la solidarité n’est d’aucune utilité dans le cas de l’assurance. Nous constatons plutôt le potentiel heuristique de l’approche néodurkheimienne comme cadre d’analyse en sociologie de l’assurance, à l’intersection des sociologies historique, économique et du droit. La méthode durkheimienne de sociologie historique de la genèse des formes sociales permet de dépasser la conception abstraite de l’assurance comme technique probabiliste tout en montrant l’utilité de la théorie durkheimienne dans l’étude des modes d’intégration, de régulation et de représentation sociales au fondement des formes assurantielles historiques. Un concept néodurkheimien d’anomie permet de distinguer l’assurance actuarielle des formes assurantielles mutualistes et des protections étatiques : la première constitue une forme anomique alors que les secondes se caractérisent par la mutualisation solidaire face aux incertitudes matérielle et identitaire. Deuxièmement, nous concluons, au-delà de notre analyse empirique, en formulant des axes pour un futur programme de recherche structuré autour des trois formes anomiques extrêmes générées par l’assurance actuarielle.

La conception abstraite et idéaliste de l’assurance, comme technique de mutualisation probabiliste, masque l’évolution des formes de solidarité à l’oeuvre dans l’histoire de l’assurance et exagère la fonction du probabilisme dans le fonctionnement de l’industrie de l’assurance. Chercher l’origine de l’assurance dans les idées, c’est oublier que la forme assurantielle dont nous avons tracé les transformations se trouve, historiquement et chronologiquement, intégrée dans une institution antérieure, plutôt qu’assurantielle à proprement parler. Nous avons reconstruit les processus d’émancipation et d’institutionnalisation de formes particulières de mutualisme. Observer la genèse de l’assurance dans le mutualisme, puis son intégration dans la corporation et sa transformation actuarielle revient donc à observer la séparation progressive d’une fonction assurantielle au sein du mutualisme, puis l’institution progressive d’une forme institutionnelle relativement autonome : la forme actuarielle.

L’assurance a d’abord reposé sur des « mutualités » concrètes et des modes non probabilistes de mutualisation, instituant des formes modernes de solidarité à travers une variété de configurations et de tensions entre solidarités mécanique et organique. Sous les formes assurantielles instituant la mutualisation solidaire, mutualistes ou citoyens sont intégrés au collectif en raison de leur commune expérience d’incertitudes matérielles et identitaires. Sous l’assurance corporatisée et actuarielle, les assurés sont réduits à des risques dont l’objectivité relève du capital individuel financièrement quantifié. La réduction de l’incertitude vécue, matérielle et identitaire, au risque actuariel expliquerait en partie la nature anomique propre à l’assurance corporatisée et actuarielle.

Avec la construction juridique de la société par actions à capital social et le développement de la gestion actuarielle, l’assurance se transformera en rapport de pouvoir technocratique et managérial, instituant ainsi une DdT anomique s’opposant à l’intégration solidaire des individus. La distanciation de l’assuré et de l’organisation assurantielle aura généré une rupture de la mutualisation solidaire. Une sociologie néodurkheimienne de l’assurance permet ainsi l’étude fine des effets de l’assurance corporative et actuarielle sur les fondements institutionnels de la solidarité et ses processus de rupture. Partant du Livre III de la DTS, où Durkheim (1893 : 344) analyse les formes anormales de la DdT et ses trois « formes exceptionnelles », « les plus générales et les plus graves », nous terminons en explorant trois axes de recherche en sociologie néodurkheimienne de l’assurance : les faillites et crises, l’antagonisme capital-travail, et la surspécialisation épistémique. Ces trois axes correspondent à trois formes anomiques extrêmes générées par l’assurance actuarielle et montrent le potentiel de recherche empirique de l’approche durkheimienne en sociologie de l’assurance.

Les travaux pionniers de la sociologie ethnographique institutionnelle de l’assurance ont révélé que les assureurs pratiquent la couverture lucrative de « risques hautement incertains », tels que les incertitudes liées aux attaques terroristes, au sujet desquels les données actuarielles sont limitées, fragiles, voire inexistantes (Ericson et Doyle, 2004b). Cette sociologie ethnographique a ainsi mis en lumière la production institutionnelle des diverses formes de connaissances, tant actuarielles qu’extra-actuarielles, vers lesquelles les assureurs se tournent dans la construction d’incertitudes inquantifiables en tant que risques connus, ou plutôt connaissables, et donc assurables. L’actuariat génère donc une apparence d’unité de la connaissance des risques assurantiels, alors même que l’assurabilité repose sur l’instrumentalisation de la fragmentation de la science et des connaissances, et même sur le sens commun (voir Ericson et Doyle, 2004b). Comme l’indique Durkheim (1893 : 347), « [c]e qui manifeste le mieux peut-être cette absence de concert et d’unité, c’est cette théorie si répandue, que chaque science particulière a une valeur absolue, et que le savant doit se livrer à ses recherches spéciales sans se préoccuper de savoir si elles servent à quelque chose et tendent quelque part ». En ce sens, une sociologie néodurkheimienne de l’assurance pourrait analyser, d’une part, l’instrumentalisation actuarielle de la fragmentation des sciences et des connaissances du risque et, de l’autre, les conséquences de cette fragmentation sur les représentations et les expériences que les assurés ont des incertitudes vécues capitalisées comme risques marchandisés.

Au-delà des assureurs comme employeurs et investisseurs financiers, deux aspects également négligés en sociologie de l’assurance, nous avons déjà indiqué qu’une sociologie néodurkheimienne doit se pencher sur la question des assurances collectives. À travers les régimes d’assurances liés au milieu de travail, constituant des modes marchandisés de protections face aux risques sociaux, l’industrie assurantielle alimente et régule tout à la fois l’antagonisme capital-travail. Dans la société capitaliste, selon les juridictions, les régimes collectifs offrent des couvertures financières contre la maladie (couvertures de santé et des médicaments), les accidents (assurances invalidité et salaire), la vieillesse (retraite) et la mort (assurances vie et décès), là où l’État n’intervient pas, limite ses protections ou délègue la responsabilité aux assureurs. En regard de l’évolution du mutualisme assurantiel et de sa mutation en gestion actuarielle, la question des assurances collectives soulève plusieurs problèmes : la comparaison entre assurance-groupe mutualiste et corporative actuarielle, leur (in)capacité à instituer des solidarités concrètes, et leur rapport avec les politiques publiques de gestion du risque[17]. Une sociologie historique de l’assurance-groupe reste à faire[18].

Une sociologie néodurkheimienne de l’assurance pourrait enfin se pencher sur les cas de faillites en assurances et sur le rôle de l’industrie assurantielle dans la production des crises économiques et financières. En plus « d’assurer l’inassurable », l’industrie de l’assurance figure au rang des spéculateurs financiers et des investisseurs institutionnels, acteurs économiques au coeur des dynamiques de crises. En ce sens, une sociologie néodurkheimienne de l’assurance, mettant en lumière les trois formes anomiques extrêmes générées par l’assurance actuarielle, fournira une contribution originale à la sociologie de l’assurance et à l’étude des paradoxes ou des « ironies » de l’assurance (Doyle et Ericson, 2010). Comme la sociologie de l’assurance l’a montré (Ericson et Doyle, 2004b ; 2006 ; Ericson, Barry et Doyle, 2000 ; Ericson, Doyle et Barry, 2003 ; Ericson et Doyle, 2004a), l’industrie de l’assurance capitalise l’incertitude, profite de la fraude et prend des risques. Rappelons que la sociologie institutionnelle ethnographique a démontré le « fait que la relation [actuarielle] assureur-assuré génère […] de[s] « risques moraux » (moral risks), soit « la manière selon laquelle la relation assurantielle encourage tous les agents impliqués à adopter des comportements générant des risques aux uns et aux autres » (Ericson, Barry et Doyle, 2000 : 537 ; trad. libre).

Par exemple, étant donné les antécédents mutualistes et l’ancrage sociohistorique de certaines organisations assurantielles, les cas de faillites d’assureurs, par exemple Union Life (1863-2012), représentent une rupture de la confiance propre à la relation assurantielle. L’étude des faillites permettrait de mieux comprendre la nature de la relation assurantielle à travers sa rupture, par exemple grâce à une analyse portant sur les responsabilités, droits et devoirs respectifs de l’assureur et de l’assuré. Il s’agirait d’éclairer les protections (ou l’absence de protections) politico-juridiques des assurés en contexte de faillites et d’analyser la régulation des critères de solvabilité en assurance. En plus de mettre leur propre intégrité organisationnelle à risque, les assureurs contribuent à la déstabilisation des marchés en participant aux crises économiques et financières. Rappelons qu’American International Group, jadis le plus grand assureur du monde, fut au coeur de la dernière crise financière en construisant des produits dérivés de risques de crédit, sorte de couvertures assurantielles pour les banques ayant développé le marché des hypothèques risquées subprimes aux États-Unis. Ce dernier axe de recherche montre qu’une sociologie durkheimienne de l’assurance pourrait contribuer de manière notable à la sociologie émergente de l’assurance en révélant que, loin d’être de strictes gestionnaires de risques et réducteurs d’incertitudes, les assureurs participent paradoxalement à la prise de risques et à la production d’incertitudes.