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Depuis deux décennies, dans les pays de l’OCDE, on assiste à l’implantation progressive de mesures de contrôle et de restriction de l’accès aux programmes de protection sociale à travers de nouveaux critères d’éligibilité (Beatty et Fothergill, 2015 ; Ducharme, 2018 ; Dufour et al., 2003 ; Roulstone, 2015). Dans ce contexte, les recherches se multiplient afin de documenter les impacts de ces réformes sur les personnes bénéficiaires : processus d’accès complexes qui équivalent à des « rituels de dégradation » (Herd et al., 2005), transfert de la temporalité administrative du processus sur la vie des personnes bénéficiaires (Whelan, 2019), sanctions appliquées indûment transférant le fardeau de la preuve sur les personnes bénéficiaires (Ahluwalia et Tomlinson, 2018), autant de constats qui mettent en lumière l’aspect anxiogène et dévalorisant de ces réformes sur les personnes bénéficiaires, déjà soumises à des stress de survie. Considérant les conditions de vie déplorables auxquelles sont confrontées les personnes bénéficiaires, les démarches administratives avec l’aide sociale peuvent en elles-mêmes devenir des « urgences du quotidien », ajoutant un stress de performance au stress économique (Mitchell, 2019).

C’est dans cette conjoncture de désengagement de l’État et de transfert de la responsabilité à se saisir du droit à un niveau individuel (Bernheim et Commaille, 2012) que notre projet de recherche a été réalisé. La recherche qualitative menée en 2018 à Montréal nous a permis de documenter, en premier lieu, les trajectoires de personnes bénéficiaires du Programme d’aide financière de dernier recours (PAFDR) confrontées à des embûches administratives dans l’accès aux programmes ou le maintien de leurs prestations ; et en second lieu, de documenter les pratiques des professionnels leur offrant différentes formes de soutien et leurs complémentarités institutionnelles. Nous souhaitions comprendre comment le rapport au droit des personnes bénéficiaires pouvait se moduler selon la trajectoire de la personne, l’enjeu administratif rencontré (la reconnaissance des certificats médicaux pour l’accès à un programme, les recouvrements pour trop-perçu, etc.), le processus qui a eu cours (non-recours, révision administrative, conciliation, recours juridique, etc.), et le type d’aide reçue au sein de différentes ressources.

Dans le cadre de cet article, nous présentons plus précisément nos analyses en lien avec la construction du rapport au droit des personnes bénéficiaires au contact de différentes cultures juridiques. Au-delà de l’accroissement des possibilités d’accès à une décision favorable, comment les interactions avec différents professionnels peuvent-elles moduler le rapport au droit d’acteurs plus « profanes » ? Quelles sont les pratiques spécifiques portées par différents professionnels et comment interagissent-elles avec les trajectoires administratives ou juridiques des personnes aux prises avec des litiges avec le Ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale (MTESS) administrant le PAFDR ? Comment le rapport au droit se construit-il au contact d’intervenants ayant eux-mêmes différents positionnements par rapport aux possibilités offertes par le droit ?

Après avoir fait un tour d’horizon des concepts théoriques alimentant nos questionnements (1) et décrit brièvement notre approche méthodologique (2), l’article présentera dans un premier temps comment les interactions des personnes bénéficiaires avec l’entité administrative de « l’aide sociale » façonnent leur rapport au droit (3). Sans pouvoir, dans le cadre de cet article, approfondir les trajectoires biographiques et identitaires de la population étudiée, une compréhension sommaire de leur rapport à cette institution est nécessaire pour situer la construction de leur rapport au droit. L’article décrira ensuite, à partir de cas empiriques, comment les personnes bénéficiaires construisent leur rapport au droit au contact de différentes cultures juridiques au sein de trois institutions, soit le réseau de la santé et des services sociaux (4), les organismes communautaires en défense des droits (5) et les services juridiques en droit administratif (6). Dans le cadre de la discussion (7), nous reviendrons sur les continuums et les tensions qui traversent ces cultures juridiques, indépendamment des milieux institutionnels, et qui viennent infléchir et façonner le rapport au droit des personnes bénéficiaires.

1. le rapport au droit comme produit social et culturel

Les recherches en sociologie du droit montrent que certains groupes sociaux peinent à revendiquer leurs droits, notamment en raison de la complexité et du formalisme du langage juridique. Le concept de capital procédural a entre autres retenu l’attention des chercheurs pour tenter d’expliquer ces inégalités d’accès à la justice. Dans leur étude sur les inégalités d’accès à la justice administrative, Spire et Weidenfeld (2011) précisent que « c’est en effet, dans une large mesure, la capacité du requérant à traduire, ou à faire traduire, son affaire dans le langage du droit qui conditionne ses chances de réussite » (Spire et Weidenfeld, 2011 : 692, notre emphase). La mobilisation du droit par un acteur profane peut en effet être grandement facilitée par l’intervention d’un professionnel, mieux en mesure de traduire l’expérience du litige dans le langage du droit (Contamin et al., 2007 ; Spire et Weidenfeld, 2011 ; Weill, 2012).

Le champ de recherche sur la conscience du droit (les Legal Consciousness Studies) va pour sa part au-delà de l’intérêt pour la mobilisation du droit. À l’origine de ce courant, on retrouve une volonté de mieux comprendre les relations entre le droit et le changement social. Les auteurs liés à ce champ de recherche souhaitent mieux comprendre comment les ressources mobilisables, mais aussi les schèmes interprétatifs de certains groupes sociaux marginalisés, structurent les possibilités d’action (Pélisse, 2005). Ce courant de recherche a ainsi donné lieu à de nombreuses études s’intéressant à la conception du droit des personnes « ordinaires », à leurs compétences, leurs perceptions et leurs connaissances du droit et aux manières qu’ils ont de les mobiliser (Engle, 1998 ; Merry, 1990).

L’étude phare de Sarat (1990) sur la conscience du droit des personnes bénéficiaires de la protection sociale aux États-Unis a mis en relief l’expérience particulière du droit chez cette population en contact étroit avec « l’État » en raison de sa dépendance à celui-ci. Percevant chacune des étapes du processus bureaucratique et judiciaire comme un jalon de plus dans la perte de contrôle sur leur destinée, les personnes rencontrées par Sarat n’avaient plus aucune attente envers l’État. Cette désillusion était transposée envers le système de justice, expliquant, selon Sarat, qu’ils puissent aisément concevoir l’absence de neutralité du droit. Leur conscience du droit se construit ainsi sur le socle des nombreuses injustices sociales omniprésentes dans leurs vies, le droit n’étant ni mieux ni pire que d’autres institutions. Trois décennies après cet article phare, les données recueillies dans le cadre de notre étude suggèrent qu’à un autre bout du spectre, certaines personnes bénéficiaires ont au contraire des attentes très élevées envers les institutions juridiques, en tant qu’institutions régulatrices et réparatrices. Un constat qui n’est pas étranger au soutien reçu dans leurs démarches.

Dans les récentes discussions académiques sur la conscience du droit, plusieurs auteurs ont en effet rappelé l’importance de s’intéresser à la co-construction du rapport au droit : la conscience du droit est produite culturellement et socialement, à travers des interactions sociales et sur des terrains précis, et la recherche ne doit pas se limiter à une description de ces expériences ordinaires, mais s’affairer à comprendre les mécanismes par lesquels le sens de la légalité se construit (Silbey, 2018). Or, l’une des voies les plus prometteuses pour comprendre ces mécanismes semble être d’étudier le rapport au droit en lien avec le travail de divers acteurs qui interviennent dans le parcours de ces « profanes », sur le terrain des pratiques institutionnelles (Chua et Engle, 2019 ; Pélisse, 2005 ; Silbey, 2018).

Certes, les trajectoires biographiques permettent de comprendre en partie les modes de résolution privilégiés pour obtenir une reconnaissance symbolique et/ou une réparation, mais les pratiques des professionnels ayant joué un rôle dans ces trajectoires doivent aussi être prises en compte pour comprendre la construction du rapport au droit des acteurs profanes. Ce rapport au droit est malléable en fonction des interactions sociales, et la perception du litige peut se transformer au contact de différents types de professionnels, influençant du coup la trajectoire administrative ou juridique (Albiston et al., 2014 ; Felstiner et al., 1980). Or, pour comprendre ces interactions, il importe de situer les pratiques des différents professionnels, portées par des valeurs personnelles, professionnelles et institutionnelles qui elles-mêmes définissent le rapport au droit des intervenants et influencent le soutien offert (Ewick et Silbey, 1992 ; Siblot, 2006).

Certaines études ont décrit les caractéristiques générales de différents intermédiaires professionnels. La figure de l’avocat, un acteur pouvant aider à négocier le litige et à le transformer en langage juridique, contraste ainsi avec celle du psychothérapeute, porté à agir sur le problème au niveau individuel (Felstiner et al., 1980). De son côté, un professionnel formé en travail social, endossant des valeurs d’autonomisation et ayant lui-même une certaine autonomie professionnelle lui permettant en théorie de dénoncer des politiques publiques inéquitables, peut être empêché par une structure organisationnelle (Trappenburg et al., 2019). Bien que le contexte actuel de sous-traitance puisse contribuer à mettre au second plan la mission en défense collective des droits de certains organismes (Hasenfeld et Garrow, 2012), des acteurs communautaires portant un agenda politique participent néanmoins de manière explicite à la collectivisation des enjeux, en liant les questions légales aux questions de justice sociale et de redistribution des ressources (Silbey, 2018). Ces différentes postures professionnelles mènent à des formes spécifiques de rapports au droit, face auxquelles les personnes bénéficiaires se positionnent forcément.

Dans le cadre de ce projet, notre collecte de données s’est déployée au sein d’institutions mettant de l’avant des cultures juridiques distinctes, soit dans le réseau de la santé et des services sociaux, dans les organismes communautaires et dans les bureaux d’avocats en droit administratif. Nos analyses comparatives permettent de bonifier notre compréhension des rôles que peuvent jouer ces intermédiaires du droit dans la construction du rapport au droit, mais aussi d’identifier des tensions traversant l’ensemble de ces cultures juridiques. En nous attardant, à partir de cas empiriques, à la situation des personnes bénéficiaires du PAFDR au Québec ayant été en contact avec différents professionnels les ayant soutenus dans un litige en lien avec l’accès à ou le maintien de leurs prestations, nous pouvons jeter un éclairage sur l’hétérogénéité de leurs rapports au droit et leurs liens plausibles avec les cultures juridiques déployées au sein de différentes institutions.

2. l’approche méthodologique

Les personnes bénéficiaires ont été recrutées dans un premier temps via le réseau de la santé et des services sociaux et des organismes communautaires. Leur participation consistait à faire une entrevue semi-dirigée d’environ deux heures. Si elles y consentaient, des suivis téléphoniques périodiques avec les chercheurs étaient également réalisés, afin de suivre l’évolution de leur dossier sur une période d’environ un an. Au terme d’une année, une deuxième entrevue était réalisée si ces personnes le souhaitaient, pour faire un retour sur le règlement du cas ou discuter des enjeux résiduels. Cette méthode d’enquête ne nous ayant pas permis de recruter un nombre suffisant de personnes engagées dans un recours au Tribunal administratif du Québec (TAQ), une deuxième phase de recrutement a été réalisée auprès d’avocats en droit administratif[1]. Ces personnes étant déjà engagées dans un recours juridique (suivant la révision administrative), nous leur avons demandé de nous raconter le parcours de leur litige administratif en lien avec le PAFDR de façon rétrospective, et un suivi longitudinal n’a donc pas été réalisé avec elles.

Ces deux contextes de recrutement nous ont permis de recueillir les récits de trajectoires de 25 personnes aux prises avec des embûches administratives en lien avec le PAFDR (16 femmes et 9 hommes). Parmi les personnes rencontrées, 3 n’avaient réussi à identifier aucun levier légal leur permettant d’entamer un recours pour la situation qu’elles jugeaient litigieuse avec l’aide sociale ; 9 avaient fait des démarches en amont d’une demande de révision, soit avec un médecin ou un agent d’un Centre local d’emploi (CLE) ; 6 avaient engagé une révision administrative auprès du MTESS ; et 7 avaient engagé un recours au TAQ suite à une révision administrative jugée non satisfaisante. Sur 25 personnes, 14 avaient un historique connu de recours administratifs ou juridiques (en plus du cas en litige lors de l’entrevue).

15 entrevues ont également été réalisées avec divers professionnels, soit 6 hommes et 9 femmes. Parmi ceux-ci, 5 intervenants provenaient d’un réseau local de la santé et des services sociaux, 3 d’organismes communautaires spécialisés en défense des droits, 3 d’organismes communautaires à mission plus générale et dont la défense des droits était un mandat périphérique, 3 étaient des avocats spécialisés en droit administratif travaillant en cabinet privé et acceptant des mandats d’aide juridique, et un était un avocat spécialisé en droit administratif travaillant dans une clinique juridique. 9 de ces entrevues ont été réalisées avec des intervenants ayant soutenu une ou plusieurs des personnes bénéficiaires que nous avions interviewées, pour documenter leurs pratiques et discuter des cas, avec le consentement préalable des personnes. 16 cas ont ainsi pu être croisés, c’est-à-dire discutés avec la personne bénéficiaire et avec le professionnel recruteur. Les 6 autres entrevues ont été réalisées avec des professionnels n’ayant pas participé au recrutement, mais dont la pratique incluait le soutien à des personnes bénéficiaires en cas d’embûches administratives avec le MTESS. Ces entrevues complémentaires étaient éclairantes pour documenter un plus large éventail de pratiques professionnelles.

Toutes les entrevues ont été enregistrées, transcrites, et soumises à une analyse thématique de contenu. L’analyse comparée des entrevues d’une même dyade professionnel/bénéficiaire a permis d’inférer des liens plausibles entre les pratiques professionnelles déployées et le rapport au droit des personnes bénéficiaires.

3. interagir avec « l’entité administrative » de l’aide sociale

Dans le cadre de ce projet de recherche, aucune entrevue n’a pu être réalisée avec des agents des CLE chargés d’offrir des ressources et services aux personnes bénéficiaires du PAFDR. Malgré tout, les récits des personnes que nous avons rencontrées regorgent de discours sur leurs expériences avec cette « entité administrative » (Mitchell, 2019) de l’aide sociale. Le choix de ce vocable vient signifier la dépersonnalisation vécue par les personnes bénéficiaires. En effet, dans un contexte de centralisation des ressources, il s’avère difficile d’avoir une continuité relationnelle avec un agent attitré d’un CLE. Si les personnes interviewées ne sont pas avares d’anecdotes qui leur sont arrivées avec un agent en particulier, leurs discours sont néanmoins empreints de leur vécu avec « l’aide sociale » comme une entité qui fait système, et qui inclut tant les interactions téléphoniques ou en face à face que les sentiments vécus à la réception et à la lecture de la documentation formatée en provenance du MTESS. Or, ces interactions avec « l’aide sociale » sont vécues de façons très négatives et anxiogènes par les personnes que nous avons interviewées. Les exemples relatés ici visent à comprendre la teneur de cette relation, qui n’est pas étrangère à la construction de leur rapport au droit.

« Stressée de tout »

Lors de nos entretiens, nous avons rencontré Mme Girard, une dame d’une soixantaine d’années qui recevait le soutien d’un organisme communautaire en défense des droits dans le cadre d’une révision administrative avec le MTESS pour avoir accès au programme de solidarité sociale. Lors du premier entretien, elle mentionnera avoir fait plusieurs démarches pour s’informer de ses possibilités, mais avoir reçu à plusieurs reprises des informations contradictoires, et insistera sur la nécessité que les règlements à l’aide sociale soient plus accessibles et faciles à comprendre. Cette opacité des règlements ayant alimenté chez elle la crainte de faire une erreur ou d’enfreindre un règlement qu’elle ne connaît pas, elle demandera le soutien de l’organisme communautaire, sans lequel elle n’aurait pas pu faire de demande de révision : elle était « stressée de tout » et ne savait pas comment faire. C’est donc avec un énorme soulagement qu’elle signera une procuration pour que l’intervenante communautaire supervise sa demande de révision. Cette dernière, en concordance avec les propos de Mme Girard, nous expliquera que la complexité de la Loi à l’aide aux personnes et aux familles et le Règlement sur l’aide aux personnes et aux familles (ci-après la Loi) et la difficulté à obtenir des informations judicieuses engendrent chez les personnes bénéficiaires un stress constant d’être en infraction. Même après avoir obtenu gain de cause au MTESS « grâce à son intervenante », Mme Girard cultivera effectivement cette crainte envers « l’aide sociale », à tel point qu’elle dira ne plus appeler pour obtenir de l’aide, par crainte qu’on décèle une irrégularité dans son dossier.

Cette anxiété face à « l’aide sociale » a été mentionnée par plusieurs personnes que nous avons rencontrées. La quasi-totalité d’entre elles explique avoir besoin d’aide pour comprendre la correspondance et être anxieuse à la réception « d’une enveloppe bleue », au point parfois de ressentir des symptômes physiques (« Quand je remplissais des formulaires, j’avais une pression dans la poitrine ») ou de n’ouvrir la correspondance qu’en présence d’un intervenant. Des professionnels du réseau de la santé et des services sociaux rencontrés lors de cette recherche ont également témoigné de la complexité du système d’aide sociale et du manque de soutien offert dans les CLE, ayant pour effet collatéral de diriger les personnes bénéficiaires vers le réseau ou vers des organismes pour obtenir de l’aide pour leurs démarches administratives ou du soutien psychologique.

Illustrant avec force la méfiance envers « l’aide sociale », plusieurs personnes nous ont en outre mentionné avoir la ferme impression que les embûches administratives qu’on leur infligeait étaient délibérées. On nous expliquera par exemple que la Loi est compliquée « pour nous écoeurer par exprès » ; que l’aide sociale cherche à épuiser les personnes physiquement et mentalement pour qu’elles abandonnent leur recours ; et encore que l’aide sociale se fie au faible niveau d’études des bénéficiaires pour leur faire peur et les empêcher de toucher les bénéfices auxquels ils auraient droit, sauvant ainsi de l’argent sur le dos de leur ignorance. Le sentiment d’être sous surveillance constante imprégnait également les discours des personnes bénéficiaires. Certaines dénonceront l’absence de présomption d’innocence et son effet déshumanisant sur la relation (« On te voit comme un fraudeur potentiel et non pas comme une personne honnête. Ce n’est pas humain. ») ; alors que d’autres s’insurgent en attribuant la détérioration de leur état de santé à leurs interactions avec ce système de surveillance diffamatoire et oppressif.

Néfastes pour la santé, angoissantes, déshumanisantes, oppressives : voilà donc le registre des qualificatifs utilisés pour décrire les interactions vécues par les personnes bénéficiaires du PAFDR avec l’entité administrative de « l’aide sociale ». Des interactions négatives, qui plus est, qui s’étalent dans la durée. Car interagir avec « l’aide sociale », c’est aussi devoir s’adapter à sa temporalité[2]. Or, les délais imposés par le MTESS pour contester une décision ou se prévaloir de ses droits étaient, pour les personnes interviewées, parfois difficiles à comprendre, mais aussi difficiles à respecter considérant les multiples adversités qu’elles rencontraient dans leur vie. Une frustration pouvait donc s’installer du fait des dépassements récurrents des délais par le MTESS lui-même. Prises dans cette temporalité sur laquelle elles n’ont aucune prise, les personnes bénéficiaires du PAFDR interviewées naviguaient entre l’idée que cette temporalité qui leur était imposée « n’est pas normale » (« Pourquoi ça prend tant de temps ? ») et « l’habitude » de cette temporalité, tant leurs embûches avec l’aide sociale accaparaient depuis longtemps leur quotidien.

Des rapports asymétriques

Ces interactions avec « l’aide sociale » sont essentielles à prendre en compte pour comprendre la mobilisation du droit par les personnes bénéficiaires. Le litige avec l’aide sociale survient en effet alors que leur statut de bénéficiaire les place dans une situation « d’insécurité permanente » (Mitchell, 2019), faisant en sorte qu’un enjeu administratif en apparence mineur peut déstabiliser complètement un quotidien déjà pénible. Le stress associé à toute démarche en lien avec « l’aide sociale » et la dévalorisation sociale ressentie suite aux interactions avec les agents, jumelés au sentiment d’avoir à faire face à un adversaire omnipotent et de mauvaise foi, contribuent à miner leur confiance en la possibilité de passer à travers un processus de recours et à en sortir gagnantes. En somme, leur expérience préalable avec « l’aide sociale » en incite plusieurs à ne pas mobiliser les leviers légaux disponibles.

Néanmoins, certaines personnes, comme celles que nous avons rencontrées, amorceront une forme ou une autre de démarches afin d’avoir accès à un programme ou de maintenir leurs prestations. Leur rapport au droit s’inscrit dans un ensemble de relations de pouvoirs asymétriques, qui ne les empêchent pas de mobiliser le droit, mais modulent néanmoins leur rapport à celui-ci. Bien que se sentant dépourvues devant la complexité de la Loi et des procédures de révision, ces personnes détiennent suffisamment de capital procédural pour être en mesure d’amorcer une démarche médico-administrative (dans le cas de l’accès au programme de solidarité sociale), administrative ou juridique, avec l’aide ponctuelle d’un intervenant du réseau de la santé et des services sociaux, l’aide souvent plus soutenue d’un intervenant d’un organisme communautaire ou encore avec les services d’un avocat. Les interactions avec ces professionnels peuvent influencer la perception des événements et la construction du sentiment d’injustice — un sentiment qui jouera un rôle moteur dans la décision de s’engager ou non dans un recours et de demander une réparation (Contamin et al., 2007 ; Chua et Engle, 2019 ; Felstiner et al., 1980 ; Spire et Weidenfeld, 2011). Ces personnes mentionnent en outre l’impossibilité de mener à bien ces démarches sans ce soutien professionnel, tant l’appareil administratif — et le cas échéant l’appareil juridique — sont perçus comme des institutions opaques.

Avec en arrière-plan la prise en compte de ces rapports de pouvoirs asymétriques traversant les trajectoires des personnes bénéficiaires, les trois prochaines sections ont comme objectif de mieux comprendre comment, au contact de différents professionnels aux expertises complémentaires et se positionnant différemment face aux possibilités du droit, le rapport au droit des personnes bénéficiaires se construit et se transforme de diverses façons.

4. le réseau de la santé et des services sociaux pour prendre conscience de ses droits ?

Les professionnels du réseau de la santé et des services sociaux que nous avons rencontrés oeuvrent dans un réseau local de services, avec des contraintes institutionnelles en termes d’offre de services, les suivis qu’ils peuvent offrir étant le plus souvent limités en termes de nombre de rencontres. Ils endossent pour la plupart un rôle, même périphérique, en défense des droits : ils peuvent amener leurs patients à percevoir une injustice, à remettre en question des dynamiques sociales oppressives et leur donner des outils pour se saisir de leurs droits, dans une optique d’autonomisation.

Le soutien en lien avec les embûches vécues à l’aide sociale reste le plus souvent périphérique à leur mandat mais, malgré tout, ces intervenants prennent la mesure de ces enjeux dans la vie de leurs patients et les soutiennent lorsque nécessaire. Leur rôle se situe souvent en amont des recours administratifs auprès du MTESS, dans leur soutien aux démarches administratives avec les CLE ou pour l’obtention d’un certificat médical prérequis à l’obtention de certaines prestations. Les deux exemples qui suivent montrent comment leur positionnement professionnel peut venir moduler de façon distincte le rapport au droit des personnes bénéficiaires en amont ou, le cas échéant, dans des trajectoires parallèles aux recours administratif ou juridique.

« J’ai peur qu’ils pensent que j’exagère »

Aria est une jeune femme d’une trentaine d’années aux prises avec plusieurs conditions incapacitantes et apprenant tranquillement à composer avec sa nouvelle réalité médicale. Après avoir quitté son emploi à contrecoeur et touché l’assurance-emploi quelque temps, elle se résigne à demander le PAFDR. Son médecin lui signe un rapport médical lui reconnaissant des contraintes temporaires à l’emploi, renouvelable de trois mois en trois mois. Cela dure depuis 5 ans au moment de l’entrevue. Aria explique qu’on ne lui a pas reconnu une contrainte sévère à l’emploi (théoriquement accordée pour une contrainte de plus de 12 mois) en raison de la confusion autour de ses nombreux diagnostics. Elle trouve difficile d’expliquer à son médecin qu’elle n’est pas en mesure de reprendre le travail, craignant « d’avoir l’air paresseuse ». Lors des périodes où elle est très mal en point, elle n’a pas la force de se rendre chez le médecin pour faire renouveler ses certificats médicaux et ne reçoit donc pas le supplément financier pour contrainte temporaire. Elle ne fait pas de recours pour toucher des rétroactions, mais considère néanmoins qu’elle y aurait eu droit « puisqu’elle était vraiment malade » et que c’est inscrit à son dossier.

Parallèlement aux démarches pour faire renouveler ses rapports médicaux, Aria doit aussi composer avec les requêtes d’Emploi-Québec (également administré par le MTESS), qui lui demande de se présenter à des rencontres d’employabilité sous peine de couper son éligibilité au PAFDR. Cela provoque chez elle de l’anxiété, mais aussi de la colère à l’idée qu’on ne prenne pas la peine de consulter son dossier avant de la convoquer. Aria nous mentionnera que chaque fois qu’elle doit interagir avec un agent d’aide sociale, elle craint de ne pas être crue : « j’ai peur qu’ils pensent que j’exagère », nous dira-t-elle.

Aria a le soutien d’une ergothérapeute qui la convainc, malgré son manque d’énergie, de faire renouveler son rapport médical afin d’obtenir son supplément de revenu pour contrainte temporaire. Elle l’aide aussi à ne pas surestimer sa condition, lui apprend à reconnaître et à respecter ses limites pour ne pas s’épuiser inutilement, et la prépare à ses rencontres avec le médecin lorsqu’elle doit faire renouveler ses rapports médicaux et « prouver » sa contrainte à l’emploi.

Lorsque nous interviewons son ergothérapeute, celle-ci nous explique que cela fait partie de son rôle d’aider ses patients à identifier et à nommer les inégalités et les injustices qu’ils subissent. Son mandat principal reste cependant de travailler sur la motivation de ses patients dans une optique de retour à l’emploi. Mais dans un contexte où il revient aux médecins de signer les certificats médicaux (ceux-ci jouent donc un rôle pivot dans l’accès à certains programmes), elle travaille aussi la rencontre médicale en amont afin que ses patients ne surestiment pas leurs capacités de retour à l’emploi. Elle communique aussi, en parallèle, directement avec leurs médecins pour leur faire part de ses recommandations, afin d’éviter des retours en emploi trop rapides qui nuiraient au rétablissement, ce qu’elle fera effectivement pour Aria.

Elle se dira dans ce cas d’accord avec la reconnaissance d’une contrainte temporaire à l’emploi, considérant qu’Aria serait en mesure de travailler avec un horaire flexible et un employeur qui respecterait ses limites. Elle n’offre cependant aucun soutien pour réclamer des rétroactions (pour les périodes sans supplément), ni ne l’informe de ses possibilités de demander l’accès au programme de solidarité sociale accordé aux personnes avec une contrainte de douze mois et plus. Convaincue de la capacité d’Aria à se mobiliser (« C’est une battante »), elle insistera plutôt sur son retour au travail en milieu protégé.

Lorsque nous rencontrons Aria un an plus tard, elle est de retour en formation, dans un milieu ayant fait des accommodements considérant son état de santé. Elle garde un goût amer de son expérience avec l’aide sociale, qui lui a également mis des bâtons dans les roues dans son accès au programme de formation (elle pense à déposer une plainte, mais ne le fait pas), et souhaiterait ne plus y avoir recours. Nous parlant de ses projets futurs, elle manifestera son intention, dans le cadre de son prochain emploi, de s’exprimer davantage par rapport à ses limitations au niveau des horaires et de la charge de travail. En phase avec le positionnement de son ergothérapeute, Aria, plutôt que de s’engager dans une demande de réparation fastidieuse avec l’aide sociale, construira son rapport au droit en insistant sur ses droits au travail. Dans l’exemple suivant, nous verrons toutefois que l’accent mis sur la mobilisation personnelle, s’il est fait au détriment d’une reconnaissance des dynamiques de pouvoir en place, peut aussi donner lieu à une tout autre forme de rapport au droit.

« Faire de la méditation ne règle pas le problème »

Madame Morin est une femme d’une cinquantaine d’années qui bénéficie du PAFDR depuis une dizaine d’années. Auparavant professionnelle accomplie, elle est victime d’un accident de travail. Après avoir touché des indemnisations et avoir tenté des retours en emploi et formation qui échouent en raison de ses enjeux de santé non résolus, elle demande à avoir accès au PAFDR. Elle obtient une reconnaissance de contrainte temporaire à l’emploi en raison de son historique médical. Quelque temps plus tard, elle devient aidante naturelle pour sa mère, une situation la rendant automatiquement admissible au supplément de revenu pour contrainte temporaire au travail. À la mort de cette dernière et suite à un changement de médecin, elle ne réussit plus à faire reconnaître une telle contrainte et touche donc le barème de base à l’aide sociale. Au moment où nous la rencontrons, une douzaine d’années se sont écoulées depuis son accident de travail, ce qui l’amène à revisiter tous ses dossiers médicaux pour prouver les séquelles de cet épisode. S’ajoutent à cela les séquelles psychologiques d’événements traumatiques ayant eu lieu au cours des dernières années.

Suivie dans le réseau de la santé et des services sociaux pour des enjeux liés à une dépression, Mme Morin discutera avec sa psychologue de ses embûches liées à la reconnaissance d’une contrainte sévère à l’emploi. Considérant sa relation conflictuelle avec son médecin qui refuse de signer un rapport médical, sa psychologue l’inscrit sur une liste d’attente pour lui donner accès à un nouveau médecin de famille. Elle lui écrit en outre une lettre à présenter à son médecin actuel, mettant de l’avant son état de santé mentale précaire. Elle demande aussi pour elle une évaluation psychiatrique ; le rapport médical pourrait peut-être être signé lors de cette évaluation, une perspective qui redonne un peu d’espoir à Mme Morin. Lors d’un entretien de suivi avec Mme Morin, toujours dans l’attente d’un nouveau médecin de famille, nous apprendrons qu’aucune de ces démarches n’a cependant porté fruit. Relatant avec émotion le cul-de-sac dans lequel elle se trouve, Mme Morin se révèle très critique face aux services de psychothérapie : « C’est bien beau me faire faire de la méditation, mais tant que ça ne sera pas réglé [sur le plan financier], je ne pourrai pas aller mieux. Il faut régler la base avant de pouvoir [retourner] travailler. »

Lorsque nous interviewons sa psychologue, elle nous explique que son mandat principal consiste à travailler sur les enjeux relationnels et la capacité à se mobiliser de ses patients, ce qui inclut la capacité de défendre ses droits. Concernant les personnes bénéficiaires, elle est parfois appelée à fournir des résumés de dossiers pour les aider dans leurs démarches administratives, comme elle le fera pour Mme Morin, mais son exigence de neutralité professionnelle l’empêche cependant de défendre activement un patient face au MTESS ou à un médecin. Parlant de sa patiente, elle identifie principalement sa difficulté à se mobiliser pour expliquer ses difficultés d’insertion en emploi et ses démarches médicales fastidieuses.

Contrairement à l’exemple précédent, Mme Morin construit ici son rapport au droit en opposition aux démarches psychothérapeutiques proposées par son intervenante. La solution ne réside pas pour elle du côté de sa mobilisation personnelle. Lorsqu’elle relate son parcours, Mme Morin est animée par un profond sentiment d’injustice, illustrant cela par le fait qu’elle « a toujours été à côté des choses », que jamais elle n’a reçu réparation pour les événements vécus. Elle se dit démoralisée, épuisée et exaspérée d’avoir toujours « des bâtons dans les roues ».

Lorsque nous rencontrons Mme Morin un an et demi après notre premier entretien, elle a accès à une nouvelle médecin qu’elle apprécie en raison du fait « qu’elle travaille pour elle », contrairement à son médecin précédent. Celle-ci lui a déjà signé à quelques reprises des rapports médicaux pour contrainte temporaire à l’emploi, et envisage, au terme de ses différentes évaluations médicales, de lui signer le rapport médical lui donnant accès au programme de solidarité sociale. Remplie d’espoir, Mme Morin nous assure connaître les démarches à suivre dans l’éventualité où ce rapport médical ne serait pas reconnu par le MTESS.

Dans ce deuxième exemple, nous voyons que le soutien apporté par la psychologue permettra, à terme, d’avoir accès à un médecin plus compréhensif, qui prendra le temps d’étudier en profondeur le dossier médical de Mme Morin. Cependant, l’accent mis sur la capacité à se mobiliser de Mme Morin, loin d’être intériorisé par cette dernière, suscite au contraire chez elle une forme d’indignation. Elle dira : « Se battre et se pousser soi-même, ça fait pendant un temps. Mais à la longue, c’est épuisant. Je m’agresse moi-même. » Dans le récit qu’elle fera aux chercheurs, la trame narrative se situe plutôt au niveau des multiples injustices vécues de longue date et de l’absence répétitive de réparation. Au final, c’est la reconnaissance par sa nouvelle médecin de son droit à des prestations qui sera pour elle le meilleur outil de mobilisation personnelle.

5. les organismes en défense des droits pour prendre conscience des injustices sociales

Les discours des intervenants communautaires que nous avons rencontrés témoignent du fait que la reconnaissance sociale est au coeur de leur pratique, alors même que, comme nous le dira une intervenante, « partout ailleurs, les personnes bénéficiaires sont exclues ». Validant l’idée selon laquelle les organismes communautaires représentent des « espaces de citoyenneté » où l’infériorisation des personnes assistées sociales peut être renversée (McAll, 1995), l’importance est mise sur la création d’un lien social, dans un milieu de vie où les gens peuvent s’exprimer de façon informelle et être reconnus comme des citoyens à part entière. C’est une fois la confiance mutuelle établie et un espace sécuritaire de discussion créé que les langues peuvent se délier concernant les enjeux avec l’aide sociale.

Le fait de mettre l’accueil de la personne au coeur de l’intervention facilite l’engagement ultérieur dans la défense des droits. L’aspect « milieu de vie » permet en effet aux personnes de se raconter en long et en large avant que les intervenants n’opèrent un recadrage de leurs récits pour les rendre « recevables » administrativement ou juridiquement. Dans un des organismes communautaires spécialisés en défense des droits partenaire de la recherche, le fait que la majorité des professionnels aient eu par le passé un statut de bénéficiaire et que des efforts soient déployés pour abolir les frontières entre les professionnels rémunérés et les personnes bénéficiaires (se disant tous « militants ») joue probablement un rôle dans le partage de l’expérience, favorisant l’empathie des uns et la confiance des autres, faisant dire à une intervenante que « lorsqu’on gagne, on gagne ensemble ».

Un autre aspect central de la mission de cet organisme est la défense collective des droits. Cela permet de reconnaitre que les personnes bénéficiaires du PAFDR, comme catégorie sociale, vivent des interactions stigmatisantes avec les représentants de l’État, mais aussi dans plusieurs autres sphères de leur vie. C’est autour de cette posture fondamentale que le lien unissant les personnes bénéficiaires et les intervenants communautaires se construit. À travers le cas de M. Fournier, nous verrons comment cet accent mis sur la reconnaissance sociale module le rapport au droit des personnes bénéficiaires fréquentant l’organisme.

« Je ne suis pas un voleur ! »

Lorsque nous rencontrons M. Fournier, il est déjà passé par trois recours au TAQ concernant le cas en litige, soit une demande de recouvrement pour trop-perçu faite suite à une enquête du MTESS. Au cours de cette enquête, des inspecteurs lui ont demandé de signer une déclaration (malgré ses difficultés de lecture), qu’ils utiliseront ensuite comme preuve. Or, M. Fournier affirmera haut et fort n’avoir jamais touché l’entièreté de l’argent qu’on lui réclame, avoir toujours pensé être dans ses droits avec le maximum de gain déductible et avoir signé cette déclaration sans en comprendre le contenu, des arguments qui seront reconnus à la cour, mais considérés insuffisants pour lui donner gain de cause. Il perd ses demandes de contestation sans trop comprendre pourquoi, et sans trop savoir quel était l’argumentaire de son avocat. Le récit de ses recours est empreint d’une colère liée au fait qu’il a eu du mal à s’expliquer en cour (« L’avocat m’a dit de parler le moins possible »). Il doit insister pour pouvoir témoigner, et de surcroît, on ne le croit pas lors de son témoignage : « De la manière qu’eux autres me jugeaient, c’était moi le voleur ! », s’indigne-t-il. Il considère pour sa part que c’est le gouvernement qui abuse de lui, en lui faisant cette réclamation de façon indue.

Suite à la perte de sa cause au TAQ, l’organisme communautaire qui le soutenait dans diverses démarches (entre autres grâce à des procurations pour agir comme mandataire auprès de ses créanciers) parvient à faire annuler entièrement sa dette, grâce au pouvoir discrétionnaire du ministre. Si M. Fournier ne comprend pas ce qui a été fait de plus du côté de l’organisme communautaire pour arriver à un tel résultat, il se déclare très soulagé du règlement, mais conserve un goût amer du processus, de l’enquête initiée par le MTESS jusqu’à son traitement à la cour.

D’autres récits que nous avons recueillis révèlent que plusieurs personnes bénéficiaires ne connaissent pas le fonctionnement des processus de révision et les différentes voies possibles de résolution des litiges. Comme l’exprime une personne interviewée, c’est comme si les décisions étaient prises « dans une boîte noire », ce qui renforcera l’idée que le règlement du dossier est impossible sans l’intervention d’un professionnel. Certes, un certain capital procédural permet aux personnes bénéficiaires de mobiliser l’expertise des intervenants communautaires, qui eux connaissent la « cartographie » des possibilités et sont en mesure de changer d’interlocuteur et d’instance de recours pour mobiliser le cadre réglementaire le plus favorable (Lascoumes et Le Bourhis, 1996) ; mais l’intervention du professionnel elle-même demeure nébuleuse. Rétrospectivement, on ne sait pas exactement ce qui a été fait pour dénouer l’impasse avec leur dossier.

Dans le cas de M.Fournier, on remarque en outre que la pénibilité du processus a donné lieu à une transformation du litige et du rapport au droit (Felstiner et al., 1980). Car bien qu’il y ait eu « réparation » par l’annulation de la dette, la bataille est devenue une affaire d’honneur, allant bien au-delà de l’aspect financier. La reconnaissance sociale au coeur des pratiques d’interventions communautaires, bien qu’elle ne puisse pas complètement compenser pour la dévalorisation sociale subie au fil du processus, jouera en effet un rôle moteur dans la mobilisation subséquente de M. Fournier.

« Ça pourrait passer dans les journaux »

Pour les intervenants communautaires de l’organisme qui a soutenu M. Fournier, la défense individuelle des droits est une porte d’entrée pour des activités d’éducation populaire et de mobilisation collective en faveur de meilleures conditions de vie pour tous. Un de leurs objectifs est d’aider leurs membres à appréhender leurs expériences d’adversité en termes collectifs, ce qui viendra teinter leur travail dans des dossiers spécifiques en lien avec l’aide sociale. Dans le cas de M.Fournier, bien que le juge du TAQ ne lui ait pas donné gain de cause et que la trajectoire judiciaire ne puisse être poursuivie, l’intervenante en charge du dossier se tournera vers des moyens de pression (l’allusion à une sortie médiatique mettant en lumière les avantages tirés par l’aide sociale de l’exploitation des personnes bénéficiaires par des employeurs frauduleux) pour faire renverser la décision et faire annuler la dette, au nom d’une justice sociale considérée comme supérieure à la Loi.

Bien que M. Fournier ne semble pas comprendre ces tractations, chez lui comme chez la plupart des personnes fréquentant cet organisme que nous avons rencontrées, on retrouve une identification aux autres personnes bénéficiaires. L’appartenance à ce groupe social malgré la stigmatisation qu’il subit est sans doute rendue possible grâce au travail de reconnaissance sociale et de collectivisation des enjeux effectué au sein de l’organisme. C’est ainsi que M. Fournier proposera à d’autres personnes bénéficiaires aux prises avec « des problèmes avec l’aide sociale » de signer des pétitions et de « monter un dossier » dénonçant diverses situations dans les médias, « pour que ça passe dans les journaux », dans un objectif ultime de faire changer la Loi. Fidèle militant depuis le règlement de son dossier, il proposera également divers moyens pour s’impliquer lorsqu’il apprendra que l’organisme lui étant venu en aide est menacé de fermeture : distribution de tracts, témoignage personnel et sorties médiatiques mettant de l’avant l’importance cruciale de cet organisme dans la défense des droits de personnes socialement défavorisées.

Le cas de M. Fournier montre que pour les personnes soutenues par cet organisme communautaire en défense des droits, il semble que les expériences d’adversité avec « l’aide sociale » deviennent une affaire collective. D’une part, parce que les personnes se sentent « prises en charge » : à travers la signature de procurations, les démarches faites pour elles sur divers plans (soutien alimentaire, aide au logement, soutien administratif de toute sorte), mais aussi grâce au soutien émotionnel que les militants peuvent offrir au sein du milieu de vie, elles se sentent moins seules pour faire face au MTESS. D’autre part, le travail d’éducation populaire permet de prendre une distance face aux stigmates et à la discrimination dont elles sont victimes, de collectiviser les enjeux et de nommer des causes sociales sous-jacentes aux injustices vécues, voire de développer un sentiment d’appartenance leur permettant de se mobiliser collectivement.

6. le tribunal administratif pour réordonner le monde

Lorsque les personnes bénéficiaires demandent des services d’aide juridique, c’est qu’il y a un litige qui perdure depuis un moment avec l’aide sociale, et les avocats se situent donc le plus souvent en aval de la trajectoire d’aide. Les premières rencontres entre le client et son avocat permettent de cerner le litige et de faire ressortir du récit personnel ce qui est « le plus gagnant » stratégiquement d’un point de vue juridique. Les avocats que nous avons rencontrés admettent d’emblée ne pas beaucoup s’attarder, dans le cadre de leur mandat, aux impacts anxiogènes du processus judiciaire chez les personnes bénéficiaires, tenant pour acquis que ceux qui se rendent jusqu’à cette ultime démarche ont les capacités de passer à travers le processus. Admettant néanmoins la pénibilité du processus juridique, voire « la violence étatique » qu’il représente, un avocat que nous avons rencontré mettra en exergue la valorisation que les personnes peuvent tout de même tirer du processus, la lutte juridique étant en mesure de leur redonner « un peu de dignité ». À travers les deux exemples qui suivent, nous verrons comment se construit le rapport au droit des personnes bénéficiaires au contact de ces professionnels du droit.

« C’est une loi archaïque »

Mme Dubois est une femme dans la soixantaine, une ancienne professionnelle ayant accès au programme de solidarité sociale depuis une dizaine d’années suite à une détérioration de son état de santé physique et mental. Depuis une dizaine d’années également, elle est aidante naturelle pour son ex-mari lourdement handicapé (et père de son enfant), avec qui elle cohabite. Ayant eu des enjeux au sujet de son statut matrimonial par le passé, Mme Dubois brandit le jugement de divorce et réussit à maintenir ses prestations. Lorsque nous la rencontrons, elle est encore une fois plongée au coeur d’un litige avec l’aide sociale, qui les déclare à nouveau conjoints de fait. Ses prestations ayant été complètement coupées, elle devient entièrement dépendante financièrement de son ex-mari. L’aide sociale lui réclame en outre des montants pour trop-perçus.

Pour son avocat, c’est une cause perdue. Selon la Loi, la cohabitation dans les cas de parents d’un même enfant peut être considérée extra-conjugale si elle « est temporaire et résulte de circonstances exceptionnelles liées à un grave problème de santé ». Selon lui, cela n’est pas invocable dans le cas de Mme Dubois, puisque la situation perdure depuis plusieurs années. La cause sera effectivement perdue. Son avocat lui conseillera de faire appel pour faire annuler la demande de recouvrement, la stratégie étant de gagner du temps en attendant que Mme Dubois touche la pension de la Sécurité de la vieillesse du gouvernement fédéral, moment à partir duquel le trop-perçu ne pourra plus être réclamé. Mentionnant être conscient de « jouer avec la loi », il considérera cette réponse légitime face à un système profitant abondamment des avantages que lui procure le manque de capital procédural des personnes bénéficiaires.

Lorsque nous interviewons Mme Dubois au sujet de l’échec de son recours, elle se dit indignée, qualifiant la loi sur les aidants naturels « d’archaïque », et mentionnant avec insistance à quel point même le juge ayant entendu la cause était abasourdi et offusqué qu’on s’acharne sur leur cas. Utilisant un vocabulaire technique, elle dira : « tant que l’aide sociale va se servir de cette clause, tant qu’elle ne sera pas abrogée, tant qu’elle ne sera pas amendée, tant qu’il n’y aura pas une modification dans la loi qui protège les aidants, on va toujours être perdant. » Contrainte à choisir entre « son remariage forcé par l’aide sociale » ou le placement en résidence de son ex-mari (« Si je le place, je le tue »), elle décidera de se remarier pour pouvoir toucher une allocation fédérale de conjoint de la Sécurité de la vieillesse.

Dans ce cas, on remarque que malgré une compréhension assez fine du langage juridique et des enjeux en présence, le rapport au droit de Mme Dubois divergera tout de même de celui, plus technique, de son avocat. Si elle se situe « avec la loi » dans une forme de jeu stratégique (Ewick et Silbey, 1998), elle exprimera néanmoins une certaine déception face à un droit qui a failli à renverser une loi perçue comme illégitime. Une déception qui n’altérera pas complètement sa foi dans la légitimité de sa bataille, les propos du juge contribuant dans son cas à alimenter son idéal de justice, en lui donnant raison sans pouvoir lui donner gain de cause.

« La Loi va à l’encontre du gros bon sens »

Mme Boisvert est une femme dans la cinquantaine, qui a eu une ascension professionnelle dont elle tire une certaine fierté. Congédiée suite à un épuisement professionnel, elle entamera des poursuites judiciaires contre son employeur, qui l’occuperont pendant plusieurs années. Après avoir touché l’assurance-emploi, elle fera une demande d’accès au PAFDR. Touchant pendant une dizaine d’années un supplément pour contrainte temporaire à l’emploi, elle aura par la suite accès au programme de solidarité sociale en raison d’une nouvelle condition qui lui est diagnostiquée : une maladie orpheline incapacitante qui réduit considérablement son niveau de fonctionnement et son espérance de vie.

Lors de l’entretien réalisé avec elle, Mme Boisvert se dira experte des démarches juridiques et « de tempérament à se battre jusqu’au bout ». Elle en est à son huitième recours avec l’aide sociale, et a gagné les sept précédents. Elle admettra être « vite sur la gâchette » pour demander l’aide d’un avocat, mais considère devoir en arriver là puisque l’aide sociale n’offre pas tout le soutien nécessaire aux personnes bénéficiaires. Faire appel à un avocat est pour elle une façon de renverser les rapports asymétriques avec l’aide sociale, puisque son avocat réussit à régler des enjeux, contrairement à elle, qui se fait répondre « des stupidités » lorsqu’elle tente d’avoir l’heure juste sur ses possibilités d’action. Convaincue que plusieurs personnes renoncent à leurs droits par crainte de l’aide sociale et par manque d’informations, elle tente d’ailleurs de faire profiter d’autres personnes bénéficiaires de ses expériences juridiques.

Lorsque nous la rencontrons, le litige en cours concerne un remboursement pour dépenses médicales. Suite à une modification récente d’un règlement, les languettes pour prendre son taux de glucose (recommandées par son médecin pour pouvoir établir le traitement approprié) ne sont plus couvertes par le carnet de réclamation de l’aide sociale puisqu’elle n’a pas de prescription d’insuline. Tentant de soutenir des personnes dépourvues financièrement et de contourner ce nouveau règlement, des pharmaciens proposent à leurs clients de demander à leur médecin une prescription d’insuline (qu’ils ne prendront pas). Mme Boisvert jugera cette situation contraire au gros bon sens, et est convaincue qu’elle peut faire modifier ce nouveau règlement en allant à la cour.

En concordance avec les propos de Mme Boisvert, son avocat, qui la soutient depuis plusieurs années, témoignera également du fait que les agents d’aide sociale n’interagissent pas de la même manière avec lui qu’avec les prestataires, envers qui ils manquent souvent de respect. Plusieurs dossiers sont ainsi résolus simplement par un appel de sa part au chef d’équipe dans un CLE ou lors d’une séance de conciliation, des méthodes qu’il privilégie lorsque possible. Néanmoins, dans certains cas, il préconise les recours juridiques et l’établissement d’une jurisprudence favorable aux prestataires. Dans le cas de Mme Boisvert, il estime que la cause doit être entendue puisqu’ils ont des chances de gain et qu’il souhaite en faire un cas exemplaire. Mme Boisvert finira cependant par abandonner son recours, en raison des délais trop longs et parce qu’elle n’a plus l’énergie ni la santé de continuer. Affaiblie par sa maladie, elle dira : « Ils ne veulent pas comprendre que ça n’a pas de sens, [alors] j’ai abdiqué, je ne demande plus rien. »

Considérant d’une part sa situation comme représentative de celles de plusieurs autres personnes bénéficiaires, et considérant d’autre part son expérience et sa capacité à livrer bataille, Mme Boisvert s’est à plusieurs reprises sentie investie d’une certaine mission, soit celle de faire renverser des règlements considérés injustes. Comme chez Mme Dubois, cette visée collective cohabite néanmoins avec une certaine forme de fatalisme (Halliday et Morgan, 2013). Car bien que ce soit son état de santé qui sonne le glas de sa dernière bataille juridique, c’est néanmoins, selon elle comme selon Mme Dubois, le droit qui échoue ici à agir en médiateur, et ce, au détriment des conditions de vie et du respect des droits des personnes bénéficiaires de l’aide sociale.

Dans le cadre de ce projet, nous avons recueilli d’autres récits d’anciens professionnels qui, pour diverses raisons, se sont retrouvés à l’aide sociale. Au fil de leur parcours, ils ont développé ce qu’on pourrait appeler un habitus bureaucratique. Ces personnes naviguent un peu mieux à travers les processus administratifs que les personnes bénéficiaires avec peu d’expérience sur le marché de l’emploi ou ayant travaillé « au bas de l’échelle ». Elles comprennent aussi un peu mieux le paradigme juridique. Malgré tout, l’application de la Loi ne leur semble pas en phase avec leur conception de la justice. Le processus judiciaire est une occasion pour elles de montrer leur désaccord et de se faire entendre sur une question qui leur parait inéquitable. Selon le cas, il s’agit de défier une interprétation trop rigide de la Loi, d’obtenir réparation pour une injustice commise à leur endroit par la négligence ou les failles administratives du MTESS ou pour contester ce qui leur apparaît comme l’absurdité ou l’obsolescence d’une Loi qui va « à l’encontre du gros bon sens ». Si leurs parcours professionnels et leurs contacts préalables avec le monde juridique ont pu jouer un rôle dans leur conception initiale du droit (Spire et Weidenfeld, 2011), ces personnes ont aussi rencontré, au passage, des professionnels portés par les mêmes idéaux. Pour livrer ces batailles, ces personnes ont eu le soutien d’avocats souhaitant « faire avancer le droit ». Si ceux-ci étaient conscients ne pas défendre des causes « gagnées d’avance », ils souhaitaient néanmoins eux aussi, à travers ces cas, combattre les injustices systémiques que le cadre réglementaire de l’aide sociale entraîne.

7. au-delà des cultures juridiques : des continuums de rapports au droit

Bien que ce projet ne nous ait pas permis de faire autant d’observations in situ que nous l’aurions souhaité afin de documenter les interactions sociales entre personnes bénéficiaires et professionnels oeuvrant au sein de ces différentes cultures juridiques, le matériau de recherche présenté ici tend tout de même à montrer comment le rapport au droit des personnes bénéficiaires du PAFDR se construit en interaction avec une multitude d’acteurs. Ce rapport au droit se construit entre autres au fil de leurs expériences avec l’entité « aide sociale » et en écho aux positionnements face au droit des professionnels qui les ont soutenues au sein de différentes cultures juridiques, des cultures elles-mêmes fondées sur des valeurs et des positionnements professionnels. Indépendamment des milieux institutionnels, des continuums et des tensions traversent néanmoins ces cultures juridiques et viennent infléchir et façonner le rapport au droit des personnes bénéficiaires.

Entre autonomisation et prise en charge

Un premier continuum traversant ces cultures juridiques est celui des différentes stratégies déployées par les professionnels face à la minorisation des personnes bénéficiaires. Nous avons vu que des valeurs d’autonomisation traversent les pratiques de plusieurs intervenants, ceux-ci soutenant les personnes dans leurs démarches administratives et les rassurant sur leur capacité à passer à travers ces processus. Cette posture connaît toutefois des limites, considérant les enjeux de crédibilité des personnes bénéficiaires auprès de l’« aide sociale ». Considérant à quel point leur intervention peut faire changer le ton des interactions ou le traitement du dossier à l’aide sociale, plusieurs professionnels remisent leur travail d’autonomisation pour prendre le dossier en charge. Cette prise en charge permet alors d’amener de la crédibilité au récit de la personne (autrement non entendue) et de la protéger (en cas d’interactions sociales humiliantes).

Cette tension constante entre autonomisation et prise en charge se décline néanmoins de différentes manières. Par exemple, au cours d’un processus juridique, un avocat peut demander à son client de le laisser parler « à sa place », afin d’éviter que le stress ou encore des sentiments de colère ne viennent brouiller le témoignage et nuire à sa cause. Une « prise en charge » qui cohabite néanmoins avec une pratique consistant à insuffler aux personnes le désir de se battre pour leur cause et à les rassurer sur leurs capacités à le faire. Pour leur part, les intervenants communautaires en défense des droits agissaient souvent par procuration dans les dossiers d’aide sociale, mais pouvaient en parallèle rendre disponibles des espaces de paroles pour les personnes bénéficiaires, pour leur permettre d’être entendues et ainsi tenter de pallier au risque de dévalorisation sociale pouvant survenir dans le processus de prise en charge. Dans le cas des intervenants de la santé et des services sociaux, nous l’avons vu avec le cas de Mme Morin, l’accent mis sur la mobilisation personnelle par des techniques psychothérapeutiques (perçue comme une injonction « à aller bien ») versus la prise en charge médicale pouvait avoir des impacts fort différents sur la personne bénéficiaire et son inclinaison à se saisir du droit, la prise en charge médicale ayant paradoxalement dans le cas de Mme Morin favorisé la mobilisation du droit, lui donnant enfin le certificat médical nécessaire à l’amorce d’une démarche administrative. Dans le cas de M. Fournier, c’est la prise en charge du dossier par un intervenant communautaire qui lui a permis d’obtenir réparation et qui a favorisé son sentiment d’appartenance puis sa mobilisation au nom d’intérêts collectifs, alors que la prise en charge du procès par l’avocat avait plutôt alimenté un sentiment d’exclusion, participant à l’émergence de sentiments d’incompréhension, d’impuissance et de colère.

Entre complexification et objectivation

Un deuxième continuum traversant ces cultures juridiques est celui des différentes stratégies déployées par les professionnels face au formalisme du droit, naviguant entre une volonté de sensibiliser des interlocuteurs à la complexité des histoires de vie des personnes bénéficiaires, et à l’autre bout du spectre, l’objectivation du cas pour répondre aux impératifs administratif ou juridique. Ces professionnels mettront de l’avant à des degrés divers la complexité de la trajectoire de la personne pour faire appel à l’empathie d’un interlocuteur, l’histoire de la personne ayant, peu importe la culture juridique, le pouvoir de changer la donne.

Ainsi, dans le cas d’un intervenant de la santé ou des services sociaux appelé à défendre les intérêts du patient face à un médecin dans une démarche médico-administrative pour l’admissibilité à un programme, l’accent mis sur les différentes dimensions à prendre en compte pour statuer sur la capacité au travail (traumas, conditions matérielles de vie anxiogènes, faible historique d’emploi, etc.) peut être mis en tension avec une propension à plutôt utiliser les catégories formatées du formulaire médical pour convaincre de l’éligibilité (diagnostic incapacitant, limitations fonctionnelles, etc.). On assiste dans ce dernier cas à une « mise en ordre » de l’expérience, qui met à l’écart celles ne correspondant pas aux catégories administratives (Smith, 1990). Or, si ces étiquettes diagnostiques peuvent être utilisées et revendiquées pour avoir accès plus facilement au programme de solidarité sociale, cette réduction diagnostique peut dans certains cas avoir des impacts importants sur « le récit de soi » de la personne et venir invisibiliser les nombreux facteurs d’exclusion sociale qui précèdent les difficultés d’insertion en emploi (Giguère et al., 2019).

Dans le cas des intervenants communautaires que nous avons interviewés, cette tension était décrite comme un va-et-vient entre l’écoute attentive de l’histoire de la personne et sa restructuration à l’intention d’un agent administratif. Le besoin d’écouter « des gens qui nous défoulent pleins de choses » était d’autant plus grand si la personne cumulait plusieurs difficultés (problématique en santé mentale, difficulté langagière, manque d’accès à un logement abordable et salubre, deuil, etc.). Cette écoute permettait de gérer le stress, la colère et l’anxiété. Mais inévitablement, une mise en ordre aide à saisir « en quoi on peut aider ». Cette restructuration de l’histoire permettait d’établir une séquence chronologique, de faire une épuration des digressions et de la charge émotive et de prendre un langage « plus proche de l’interprétation [que les agents] font de la Loi ». Les informations incluses dans une demande de révision n’étaient ainsi pas nécessairement celles qui étaient importantes aux yeux de la personne, et pour lesquelles elle avait besoin d’écoute. Néanmoins, la complexité de son histoire pouvait dans certains cas être utilisée pour sensibiliser un agent aux difficultés vécues et aux impacts que pouvait avoir sa décision dans la vie de la personne bénéficiaire (« C’est dans la Loi, OK, mais c’est un peu épouvantable »). En mobilisant la complexité et le langage du besoin, il y avait ainsi une tentative d’humaniser les rapports bureaucratiques et d’influencer les décisions des administrateurs (Sarat, 1990).

Cette même tension entre complexification et objectivation était présente dans les pratiques juridiques, faisant dire à un avocat interviewé que le procès représentait en fait « un combat ritualisé ». Ainsi, un avocat pouvait tenter d’écourter un témoignage afin d’éviter le risque de contradictions, dans un souci de gagner sa cause (« Je veux laisser les gens dire, c’est ça aussi la justice, d’être entendu, mais je vise le résultat »). En d’autres circonstances, les avocats pouvaient utiliser l’histoire de la personne afin de toucher le juge ou les administrateurs de programmes (« Quand je n’arrive plus à négocier, je dis au client d’y aller sur des trucs plus émotionnels »). Cette stratégie, pour être gagnante sur le plan juridique, impliquait tout de même un recadrage du témoignage, pouvant aller jusqu’à insister pour qu’une personne dévoile sa vulnérabilité.

Or, cette stratégie rhétorique peut avoir un impact important sur le rapport au droit de la personne bénéficiaire ; elle peut en effet la pousser à dire ce qu’on veut entendre, à douter de sa propre version des faits, ou à parler d’un enjeu qui n’est pas, selon elle, le coeur de l’affaire. Cette mise en récit risque en outre de la faire accéder au statut de victime, puisqu’elle devra, afin de pouvoir bénéficier de la protection du droit, mettre de l’avant une identité stigmatisée (Chua et Engle, 2019 ; Silbey, 2018). Face à ce risque de victimisation, d’aucuns en appelleront à tout mettre en oeuvre pour susciter la réflexivité des personnes et ainsi leur éviter d’internaliser un discours vulnérabilisant (Mitchell, 2019 ; Newman, 2015 ; White, 1990).

Consciente de ce risque, une intervenante en défense des droits précisera à quel point il est crucial, dans le cadre de leurs pratiques communautaires, que les personnes se sentent à l’aise avec le récit qui sera présenté à l’instance administrative. Mais au-delà de cette « validation » du récit, c’est sans doute la collectivisation des enjeux chère aux organismes de défense des droits qui joue le plus grand rôle dans la distanciation face à cette identité stigmatisée. Comme l’exprimera une membre de l’organisme que nous avons interviewée : « Ça ne me tente pas de faire la victime. Je ne suis pas une victime. Je ne serai pas une victime. »

Entre résistance quotidienne et indignation collective

Un troisième continuum traversant ces cultures juridiques est celui des différentes stratégies déployées par les professionnels face à l’hermétisme du droit et à ses inadéquations. À un bout du spectre, et faisant parfaitement écho au sentiment d’incompréhension nommé par les personnes naviguant à travers « l’aide sociale », plusieurs professionnels nommeront leur devoir d’information à l’échelle individuelle comme une partie centrale de leur travail. À l’autre bout du spectre, des professionnels se feront un devoir de travailler à renverser des injustices systémiques.

Plusieurs professionnels mentionneront le devoir d’informer les bénéficiaires des règlements à l’aide sociale. Il s’agissait par exemple de les informer sur le montant maximum des avoirs liquides, sur la possibilité d’obtenir un « prêt » de la part d’un proche (mais pas de dons récurrents), etc. Ces informations, une fois connues et comprises des personnes bénéficiaires, permettaient, en amont, d’éviter qu’elles ne voient leur accès aux prestations refusé ou ne fassent de « fausses » déclarations et deviennent, aux yeux de l’aide sociale, des fraudeurs. L’éducation au droit permettait aux personnes bénéficiaires de se situer « avant la loi » (Ewick et Silbey, 1998) et d’éviter, à l’avenir, de se retrouver dans une situation litigieuse avec l’aide sociale.

Cependant, il apparaissait aussi à certains professionnels que l’opacité de la Loi, le manque d’informations et le manque de soutien aux personnes bénéficiaires étaient à l’origine de plusieurs démarches juridiques et que la stratégie « préventive », portée quasi exclusivement par les organismes et institutions externes au MTESS, connaissait des ratés. Ainsi, un des avocats que nous avons interviewé pointera du doigt la déresponsabilisation du MTESS, qui choisit l’approche punitive plutôt que le devoir d’assistance envers les gens vulnérables, et arguera pour une prise en charge, par le MTESS, de ce devoir d’information.

D’autres professionnels développeront des stratégies complémentaires à l’information juridique des personnes bénéficiaires, notamment en intercédant auprès des agents afin de les informer de leur propre cadre réglementaire : possibilité de faire des économies dans un « compte de développement individuel », éligibilité au programme malgré l’absence d’adresse fixe, droit au maintien du carnet de réclamation couvrant les frais médicaux pendant un temps à la sortie du programme, autant de possibilités qui sont tues ou niées par les agents, et que les professionnels tenteront de rétablir. Au besoin, ils contacteront un supérieur hiérarchique, faisant en sorte de transformer le problème individuel en problème organisationnel (Ewick et Silbey, 2003)[3].

Cette posture « proactive » endossée par les professionnels permet une forme de « résistance quotidienne » face aux agents d’aide sociale, plus ou moins articulée politiquement selon la culture juridique (Vinthagen et Johansson, 2013). Ces interactions pouvaient aller de la simple négociation informelle à un positionnement critique face à l’administration de « l’aide sociale », certains professionnels s’insurgeant des failles dans l’application du cadre réglementaire, voire de l’inadéquation du cadre lui-même, qui fait porter le fardeau de la preuve sur les personnes bénéficiaires et qui a pour effet de les vulnérabiliser davantage.

À l’autre bout du spectre, la rencontre entre une personne bénéficiaire animée d’un sentiment d’injustice et souhaitant « mettre la Loi au défi » et un professionnel animé d’un même idéal de justice pouvait donner lieu à un processus au long cours pour tenter de faire jurisprudence, ou encore à investir le champ de la mobilisation sociale. Ces deux voies complémentaires visent des changements plus structuraux, perçus comme nécessaires en raison de l’inadéquation du droit. Ces postures plus revendicatrices donneront lieu dans certains cas à des batailles juridiques pour établir des jurisprudences favorables aux prestataires (« Quand on a le bon dossier avec la bonne personne qui est capable de continuer, on le fait »), mais aussi à des prises de paroles publiques et des mobilisations politiques. Si ce type de positionnement n’a pas été répertorié chez les intervenants du réseau de la santé et des services sociaux que nous avons rencontrés, tant les intervenants communautaires que les avocats nous ont parlé de ces stratégies nécessaires pour donner à voir les enjeux structurels. Pour eux comme pour les personnes ayant bénéficié de leur soutien, la justice était une affaire sociétale, qui appelait à une collectivisation des enjeux.

Pour conclure : le langage de la lutte

Les multiples embûches administratives dans l’accès ou le maintien des prestations des personnes bénéficiaires du PAFDR, jumelées aux conditions de vie humiliantes auxquelles les confine leur revenu disponible et aux expériences multiples de stigmatisation liées au statut de bénéficiaire (Ducharme, 2018 ; McAll, 1995 ; Noreau et al., 2015) génèrent chez plusieurs de ces personnes un profond sentiment d’injustice. Il n’est par ailleurs pas rare de constater que ce sentiment persiste dans les cas où il y a eu réparation, lié au fait d’avoir eu à livrer cette bataille, souvent au détriment de leur santé physique et de leur bien-être psychologique. Ce sentiment d’injustice peut aussi émerger du fait que les litiges tendent à se succéder (plusieurs personnes ayant eu à engager plus d’un recours contre le MTESS au fil de leur trajectoire), induisant ainsi le sentiment que « la bataille avec l’aide sociale » est toujours à recommencer, jamais réellement gagnée, les discours des personnes bénéficiaires que nous avons rencontrées étant empreints du champ lexical de la lutte et du combat. Cette superposition des batailles et cette attente perpétuelle « dans la salle d’attente de l’État » peuvent être vues, à l’instar d’Auyero (2012), comme un déni de citoyenneté.

C’est dans ce contexte que les différentes pratiques des professionnels se déploient. Faute de pouvoir à tout coup contribuer à une forme de réparation, les différentes stratégies professionnelles contribuent à (re)donner aux personnes bénéficiaires un certain pouvoir d’action et une reconnaissance sociale, et lorsque possible, à faire émerger une posture réflexive. Ces stratégies se déclinent de diverses manières — en tension entre l’autonomisation et la prise en charge, entre l’écoute et l’objectivation stratégique, et sont orientées à des degrés divers par une mobilisation du droit dans un objectif de changement social. Outre l’appel à dépasser la défense individuelle des droits et à politiser les enjeux (Edmiston et Humpage, 2018 ; Hasenfeld et Garrow, 2012), il ne faudrait cependant pas négliger la circulation des récits comme outil de changement social. Car si, comme le suggèrent Ewick et Silbey (2003), l’acte de raconter n’amène pas forcément de changements institutionnels, il demeure néanmoins un défi posé à l’hégémonie du droit et contribue à l’émergence d’une forme de réflexivité sur les rapports de pouvoir — et sur les possibilités d’y échapper — qu’il ne faut pas négliger. Disséminer ces récits peut peut-être aussi, espérons-le, y contribuer.