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Depuis une trentaine d’années, les débats politiques, médiatiques et législatifs relatifs au port de certains vêtements à caractère religieux dans les écoles publiques et l’espace public ont prioritairement interrogé le régime français de laïcité dans ses relations avec l’islam. Ces discussions, au niveau national, qui mettent avant tout l’accent sur la dimension normative de la laïcité, ne rendent généralement pas compte de la complexité et de la diversité de ses interprétations et usages. Comme le rappelle l’historien Jean Baubérot, « il n’existe pas “un modèle français de laïcité” mais différentes représentations selon les acteurs sociaux » (2015 : 16). Ce constat invite à privilégier les recherches ethnographiques centrées sur les pratiques ordinaires qui s’établissent entre autorités politiques et religieuses, notamment dans les grandes villes de France.

Alors que les théories de la sécularisation ont considéré, au cours des années 1960-1970, les grandes villes comme des lieux sécularisés par excellence, l’influence du « spatial turn » en sciences sociales à partir des années 1990 a favorisé de nouvelles approches croisant le religieux et l’urbain qui nuancent fortement ces théories ; ces approches montrent comment les pratiques religieuses s’inscrivent et se renouvellent dans l’espace urbain et participent à sa transformation (Saint-Blancat, 2019). De récentes enquêtes quantitatives confirment qu’en France, le dynamisme des religions minoritaires dans les grandes agglomérations, lié aux migrations internationales, ne se fait pas au détriment du catholicisme (Dargent, 2019 : 225-226). Ces approches soulignent également l’intérêt de l’échelon local dans les analyses sociologiques des modalités d’implantation des religions en milieu urbain et des négociations avec les pouvoirs locaux qu’elles nécessitent. En France, plusieurs études mettent ainsi en évidence l’implication croissante des municipalités dans la gestion ordinaire de l’islam, les mairies jouant un rôle prépondérant en matière d’aménagement urbain et d’octroi des locaux (Pingaud, 2016). Ces exemples incitent à poursuivre ces recherches en élargissant, dans une perspective comparée, le champ d’études à l’ensemble des religions, minoritaires et majoritaire, implantées sur un même territoire.

À travers l’étude de la politique municipale de la ville de Boulogne-Billancourt à l’égard des communautés religieuses — et plus particulièrement de l’édification de nouveaux lieux de culte —, l’objectif de cette contribution sera d’analyser comment les pratiques municipales organisent les religions et leur perception sur la commune ; réciproquement comment les institutions religieuses arrivent (ou non) à faire valoir leur « droit à la ville » (Lefebvre, 1968), et quelles sont les interprétations de la laïcité mobilisées par les différents acteurs[1]. L’intérêt des lieux de culte — de leurs modes de financement, de leurs emplacements et de leurs aspects architecturaux — est qu’ils permettent d’analyser les modalités concrètes de l’inscription des religions dans le territoire urbain, et, ce faisant, de poser sous un nouvel angle la question de la visibilité de la religion dans l’espace public et des modes de régulation municipale de la diversité religieuse.

Après avoir présenté la politique générale de la ville vantant la contribution des communautés religieuses au « vivre ensemble » boulonnais, nous montrerons que la construction de nouveaux lieux de culte répond à des préoccupations autant pragmatiques qu’idéologiques. Paradoxalement, alors que les interlocuteurs issus des minorités religieuses vantent le cadre de vie et la politique municipale du « vivre ensemble » à Boulogne-Billancourt, certains d’entre eux expriment parallèlement un sentiment de profond malaise qui se traduit par une recherche permanente de discrétion voire d’invisibilité. Comme le souligne Chantal Saint-Blancat : « L’accès à la dimension publique de l’espace en termes d’appropriation et de visibilité devient signe de légitimité et de reconnaissance sociale, mais représente aussi une clé de lecture des rapports de pouvoir sur et à travers le territoire » (2019 : 4). L’analyse de la politique de visibilité ou d’invisibilité des lieux de culte permettra ainsi de prendre la mesure des rapports de pouvoir au sein desquels s’inscrivent ces relations entre acteurs religieux et acteurs politiques et d’appréhender les modes de légitimation de ces rapports adossés à une conception municipale de la laïcité largement inspirée par la doctrine et l’expérience de l’église catholique dans ce domaine.

i. les communautés religieuses au service du « vivre ensemble » boulonnais

Boulogne-Billancourt est une ville de 120 000 habitants des Hauts-de-Seine à proximité immédiate de Paris (elle est desservie par le métro parisien) historiquement marquée par une forte distinction entre le sud — le quartier Billancourt, ouvrier et populaire — et le nord regroupant des classes sociales aisées. La ville fait ainsi partie des villes les plus riches de France tout en enregistrant, en termes de distribution des revenus, une inégalité plus importante que la moyenne nationale[2]. Boulogne-Billancourt connaît, depuis une vingtaine d’années, une forte reconfiguration sociale et territoriale liée à la transformation des anciens sites de Renault en zone d’habitat, de bureaux et d’activités du secteur tertiaire. Dans le domaine religieux, des communautés juive et musulmane importantes sont présentes à Boulogne-Billancourt[3], mais la ville se caractérise avant tout par une forte implantation du catholicisme, de ses lieux de culte et de ses écoles. Jusqu’en 2014, la ville comptait quatre églises : Notre-Dame et l’Immaculée-Conception (propriétés de l’État et de la collectivité locale), Sainte-Thérèse et Sainte-Cécile (propriétés de l’association diocésaine de Nanterre). La vitalité du catholicisme s’objective également à travers le dynamisme des écoles privées sous contrat qui constituent des lieux de socialisation religieuse et de reproduction sociale recherchés et participent de « l’entre soi chez les classes supérieures » (Bouzouls, 2018)[4].

Sur le plan politique, la ville est marquée par une relative continuité à droite de l’échiquier politique (après avoir longtemps été gouvernée par des maires communistes et socialistes)[5] et par la mise en avant d’une « affinité idéologique »[6] entre l’Église catholique et la municipalité qui s’est accompagnée de la création d’une délégation aux cultes attribuée de 1971 à 2008 à un maire adjoint, Gérard de Vassal. Cette affinité s’est notamment donnée à voir lors des mobilisations contre le « mariage pour tous » en 2012-2013 : en effet, Pierre-Christophe Baguet, maire UDF puis LR depuis 2008 et catholique pratiquant, a, à cette occasion, précisé qu’il ne célébrerait pas de mariage homosexuel[7]. C’est également le cas de Béatrice Belliard, maire adjointe à la sécurité et membre du Sens commun, le mouvement politique créé au sein des LR à la suite de ces mobilisations : « Moi non plus j’ai dit je ne célèbre pas. Parce que je trouve que c’est contraire à ce que peut être une famille qui a vocation à accueillir des enfants (…). Si on vient au fondement du mariage, c’est la filiation, c’est la possibilité de s’inscrire dans un arbre généalogique quelque part et savoir d’où l’on vient. Ça a été un mouvement sociologique unique dans l’histoire »[8]. Lors des conférences organisées à l’hôtel de ville sur le projet de loi d’ouverture du mariage aux personnes de même sexe, les arguments de la hiérarchie catholique — selon laquelle le mariage homosexuel serait une menace pour la société — ont largement été relayés[9]. La politique municipale en faveur des « familles » (sous-entendues traditionnelles)[10] apparaît ainsi comme un leitmotiv de la mairie et fait écho aux préoccupations de l’institution ecclésiale qui en 2014 a inauguré à Boulogne-Billancourt une « maison des familles ».

La forte présence du catholicisme à Boulogne-Billancourt et le fait que le maire se revendique catholique ne constituent pas chez les principaux acteurs religieux non catholiques un sujet de préoccupation ou d’interrogation. Ces derniers recourent à une hiérarchisation des priorités en considérant que l’essentiel est préservé — la liberté de culte — ou qu’il vaut mieux un maire catholique qu’anticlérical comme le souligne un ancien responsable d’une église évangélique : « Ce n’est pas quelqu’un de laïcard dans le sens où il veut expulser le religieux de la vie publique et ça, c’est déjà très précieux »[11].

La politique municipale se caractérise par un soutien affiché aux différentes communautés religieuses. Ces dernières sont présentées comme des acteurs importants du « vivre ensemble » boulonnais et participent à la vitalité de la vie associative. À ce titre, elles sont présentes au Forum des associations, qui a lieu tous les ans à l’hôtel de ville au mois de septembre, aux côtés des associations sportives, culturelles et sociales. La bonne entente entre les différentes communautés religieuses est également mise en avant lors des rencontres annuelles qui réunissent les principaux représentants des instances religieuses autour du maire, ces réunions étant présentées comme un exemple de « dialogue interreligieux » réussi. De façon comparable, Anne-Sophie Lamine a analysé comment, au cours des années 1990 et 2000, des municipalités comme Marseille ou Roubaix ont développé « un partenariat à la fois informel et officiel entre les religions et la ville, orienté vers la question du “vivre ensemble” » afin notamment d’anticiper les éventuels conflits liés à l’actualité internationale (Lamine, 2004).

C’est dans cette configuration politique locale particulière que la municipalité décide au cours des années 2000 de mener une politique de soutien à l’édification de trois nouveaux lieux de culte sur la commune. Depuis 2006, la municipalité a recours aux baux emphytéotiques (de droit commun ou administratif) pour mettre des terrains à la disposition des principales communautés religieuses de la ville afin que ces dernières puissent y bâtir chacune un lieu de culte. Cette politique municipale est présentée par les acteurs politiques et religieux concernés comme parfaitement égalitaire dans la mesure où la ville soutiendrait toutes les communautés religieuses. La communication de la ville — à travers son journal municipal mensuel Boulogne-Billancourt Information (BBI) — insiste particulièrement sur ce point et l’argument est systématiquement repris par les différents interlocuteurs.

Pour comprendre cette politique de soutien aux communautés religieuses, il convient de reprendre la généalogie des différents projets de construction de lieux de culte afin de cerner les intentions et motivations des différents protagonistes.

Ces projets de construction de lieux de culte apparaissent à un premier niveau — de manière très générale — dans les différents programmes d’aménagement des anciens sites des usines Renault à Billancourt et de l’île Seguin. En juin 2002, le maire de l’époque, Jean-Pierre Fourcade, présente les principes essentiels de cet aménagement et c’est au nom du principe de la mixité sociale que l’implantation de nouveaux lieux de culte, considérés comme des « équipements collectifs de proximité » au même titre que les crèches, écoles et gymnases est, dans un premier temps, justifiée[12]. L’argument de la mixité est par la suite abandonné au profit de l’oecuménisme mis en avant à partir de 2006 par G. de Vassal, maire adjoint aux cultes. Lorsqu’il présente une délibération d’orientation générale relative à l’implantation de lieux de culte, il précise « que cette délibération est l’aboutissement de négociations qui se sont déroulées avec les principales communautés religieuses : catholique, juive et musulmane. Des échanges nombreux, solides et constructifs, ont répondu aux demandes formulées par chaque communauté » ; et il termine sa présentation par ces mots : « je sais pouvoir compter sur votre soutien oecuménique pour y parvenir »[13]. En novembre 2007, G. de Vassal souligne que « l’ensemble de la majorité de l’équipe municipale a le même souci oecuménique vis-à-vis des trois principales religions de Boulogne-Billancourt »[14].

Le terme d’oecuménisme renvoie donc ici à un ensemble de pratiques et valeurs positives tels que le dialogue et le rapprochement non entre religions chrétiennes mais entre la municipalité et les religions implantées localement ; la prise en compte des besoins de ces communautés religieuses est présentée comme participant au bien-être des habitants de la ville et à la consolidation du lien social dans un nouveau quartier. Lorsque par la suite le conseil municipal est sollicité pour donner son accord à la « réalisation d’un ensemble pastoral catholique », quelques rares élus commencent à s’interroger sur la dimension égalitaire de cette politique municipale — nous y reviendrons ultérieurement. Mais la présentation concomitante — c’est-à-dire solidaire — des trois projets d’édifices cultuels a porté ses fruits. Malgré quelques interrogations, la délibération générale de 2006 est adoptée avec 51 votes pour et 4 abstentions. En 2007, lors de la délibération relative à la réalisation d’un ensemble pastoral catholique, Pierre Gaborit, élu socialiste et chef de l’opposition municipale, tout en rappelant que les besoins des différentes communautés religieuses ne sont pas comparables, déclare : « Je n’ai donc pas de raison de ne pas voter cette délibération, dès lors que j’ai voté la précédente [construction d’une mosquée]. J’essaie de faire preuve d’esprit de logique »[15].

ii. liberté de culte et sécurité mobilisées à l’appui des religions minoritaires

À un second niveau, l’analyse des différents projets — lorsqu’ils sont présentés séparément — suggère une autre lecture moins consensuelle et harmonieuse que celle qui vient d’être exposée.

Au début des années 2000, la question des lieux de culte concerne en priorité la communauté musulmane qui n’a pas de mosquée, obligeant les musulmans à se réunir dans un lieu non adapté. La première raison mobilisée à l’appui de l’édification d’une mosquée est celle de la sécurité, un accident pouvant engager directement la responsabilité de la municipalité. À Boulogne-Billancourt, l’histoire de la communauté musulmane est intrinsèquement liée à celle des usines Renault : ces dernières ont recruté de nombreux travailleurs immigrés majoritairement originaires du Maghreb et d’Afrique subsaharienne, qui ont fait l’objet de plusieurs études historiques et sociologiques.

Analysant le rôle de l’islam en entreprise à partir d’enquêtes menées dans l’industrie automobile en région parisienne, et en particulier aux usines Renault de Billancourt, Jacques Barou a ainsi montré que l’islam avait été un facteur de régulation sociale au sein des entreprises (Barou, 1985). En répondant positivement à des demandes d’ouverture de salles de prière sur le lieu de travail, les entreprises ont su, de manière pragmatique, instaurer un climat social propice à la productivité tout en faisant passer au second plan d’autres revendications sociales et économiques (Barou, 1985). Jusqu’aux années 1970, l’islam n’est d’ailleurs pas considéré comme un problème : le maintien de la pratique religieuse des travailleurs immigrés sur le lieu de travail devait leur permettre de mieux préparer leur retour dans le pays d’origine (Jouanneau, 2017 : 250). L’implantation de salles de prière dans les entreprises était également un moyen de ne pas édifier des lieux de culte dans les communes (Weil, 1991 : 247 ; Jouanneau, 2017 : 250). À Billancourt, la première salle de prière est ouverte en 1976 (Barou, 1985 : 210). La reconnaissance de l’islam sur le site Renault au cours des années 1970 et 1980 se définit par la dimension non conflictuelle des demandes à caractère religieux et par la mise en avant de pratiques purement religieuses détachées de toute dimension politique ou syndicale. À la lecture des travaux de Xavier Bougarel et Philippe Diallo (1991) qui analysent à la fin des années 1980 les revendications liées à l’islam dans les usines de Billancourt et leur caractère non conflictuel, l’hypothèse peut être formulée selon laquelle cette reconnaissance de l’islam dans l’entreprise a favorisé sur le long terme la reconnaissance municipale d’un islam local en permettant aux leaders associatifs musulmans d’apprendre à parler d’une seule voix et de se familiariser avec les demandes qui leur étaient adressées, conditionnant la présence d’un lieu de culte au maintien d’un islam « tranquille », modéré et apolitique.

Cinq ans après l’ouverture de la salle de prière de Renault, la première association islamique de Boulogne-Billancourt est officiellement créée en 1981, et bénéficie d’un petit local de 60 m2, local mis à disposition par la ville. Abdesslem Mabrouk, président de l’association à partir de 1984, tout en évoquant les difficultés rencontrées par l’association à ses débuts (les « tentatives de récupération intégriste ») met en avant le soutien de la municipalité[16]. Des locaux plus grands sont attribués par la mairie en 1985 et en 1994 mais deviennent rapidement inadaptés en raison notamment de l’absence de mosquée dans les communes voisines.

En juin 2001, P. Gaborit, élu socialiste de l’opposition — après avoir longuement rappelé l’extrême vétusté et l’insalubrité des locaux trop petits —, intervient vigoureusement au conseil municipal :

Je vous demande solennellement, M. le maire, non pas de réaménager ce local car finalement c’est impossible, mais que vous preniez aujourd’hui l’engagement, profitant peut-être de l’occasion des grands aménagements qui vont avoir lieu sur les terrains Renault, de prévoir un lieu de culte moderne, suffisamment grand et sécurisant pour les musulmans à Boulogne-Billancourt. Nous prendrions une très grave responsabilité en ne nous occupant pas aujourd’hui de ce problème[17].

En 2003, la municipalité signe donc avec Renault une convention de 6 ans lui permettant de mettre à disposition de l’association islamique de Boulogne-Billancourt le hangar C8 de l’entreprise (destiné par la suite à la démolition dans le cadre de la rénovation du quartier du Trapèze). Parallèlement, l’association islamique est renommée en 2004 Centre culturel et cultuel musulman de Boulogne-Billancourt (CCMBB) : « on a enlevé le mot “islamique” — précise A. Mabrouk — qui fait peur à tout le monde »[18]. Les dirigeants du CCMBB s’engagent à trouver par eux-mêmes, en organisant des appels aux dons et des collectes sur les marchés, les financements nécessaires à la construction du lieu de culte, c’est-à-dire à ne pas faire appel à des financements extérieurs. L’autofinancement est, en effet, avec les prêches en français ou bilingues, une exigence fréquente des élus locaux pour apporter leur soutien au projet de construction d’une mosquée sur leur commune [19]. Franck Frégosi a mis en évidence une gestion de plus en plus municipalisée de l’islam en France à travers les initiatives d’élus qui tentent d’améliorer les conditions matérielles de l’exercice de la pratique du culte musulman tout en définissant les contours d’un islam « normalisé » correspondant à « une représentation idéale, pacifiée, réputée fiable de l’islam local » (Frégosi, 2006 : 159).

À Boulogne-Billancourt, A. Mabrouk apparaît ainsi comme l’interlocuteur unique entre la communauté musulmane et les autorités municipales. Dès la fin des années 1980, il s’engage auprès du maire de l’époque, Georges Gorse, à respecter le principe d’autofinancement, estimant que les musulmans de Boulogne-Billancourt, actifs ou retraités, sont suffisamment nombreux et solidaires pour soutenir ce projet de construction. En 2003, dans le quotidien Le Monde, il invite « les musulmans de France à mettre la main à la poche pour financer leurs lieux de culte »[20].

Cette revendication d’une autonomie financière — vis-à-vis des États étrangers comme des fédérations musulmanes régionales ou nationales de France — vise en premier lieu à rassurer les élus locaux et à s’assurer de leur soutien. Ce procédé qui consiste à reprendre à son compte une des exigences des élus locaux illustre plus généralement « les dynamiques d’autodiscipline portées par des opérateurs musulmans eux-mêmes » (Frégosi, 2018) soucieux d’anticiper les obstacles et de maximiser les chances de concrétisation de leur projet. Le procédé a également pour objectif, à travers la constitution d’une grande mosquée définie comme apolitique et indépendante des structures et fédérations musulmanes françaises, de mettre à distance d’autres interlocuteurs potentiels et de renforcer ainsi la position d’interlocuteur unique auprès de la municipalité depuis 35 ans. A. Mabrouk insiste sur le caractère apolitique du CCCBB qui est « la plus indépendante de toutes les mosquées [de France] je pense : on ne doit rien à personne »[21].

Pour autant les conditions dans lesquelles le lieu de culte musulman été édifié à Boulogne-Billancourt soulignent une étroite dépendance vis-à-vis de la municipalité. Outre l’octroi d’un bail emphytéotique[22], la construction du CCCBB n’a été possible qu’avec le versement d’une subvention de 2 millions d’euros au titre d’indemnité d’éviction du hangar C8. La chambre régionale des comptes a détaillé le montage financier qui a permis le versement de cette somme après que la SAEM [société anonyme d’économie mixte Val de Seine Aménagement dont l’actionnaire principal est la ville de Boulogne-Billancourt] et Renault aient signé un protocole d’accord en 2009 leur permettant de construire davantage de mètres carrés de bureaux et ce faisant de réaliser une importante plus-value[23].

Ce qui pourrait apparaître comme un simple montage financier revêt aussi une dimension symbolique particulière pour tous ces anciens ouvriers de Renault. Alors que ces usines, qui ont employé jusqu’à 32 000 ouvriers, furent le symbole des nationalisations d’après-guerre et du capitalisme des trente glorieuses et, pour la classe ouvrière, celui des luttes syndicales et des conquêtes sociales, il n’existe aujourd’hui aucun espace mémoriel ou muséal gardant trace d’un siècle d’activité industrielle (Leyris, 2005). C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre les propos d’A. Mabrouk qui en 2007 rappelait que la « communauté [est] double : Renault et musulmane. Vous comprendrez que cela leur fait quelque chose d’être ici, sur un ancien terrain et dans d’anciens ateliers de leur entreprise (…) On souhaiterait que Renault fasse un geste pour réaliser ce grand projet »[24].

Du côté de la communauté juive, le projet de construction d’un second lieu de culte est évoqué et reporté depuis de nombreuses années. La communauté juive de Boulogne-Billancourt, estimée entre 12 000 et 15 000 personnes selon les interlocuteurs (soit 10 % de la population), constitue selon le rabbin Didier Kassabi « l’une des plus importantes communautés juives de la région parisienne dont les membres sont fortement investis, de différentes manières, dans la vie sociale de leur cité »[25]. Cette communauté est marquée par l’arrivée de personnes qui résidaient à l’est et au nord de la région parisienne et par de nombreux départs en Israël après la montée des actes antisémites en France depuis les années 2000[26]. La communauté s’organise principalement autour de la synagogue consistoriale construite en 1905, du groupe scolaire Maïmonide Rambam[27] situés au nord de la ville ainsi que du centre communautaire israélite de Boulogne-Billancourt (CCIBB) qui propose des activités non cultuelles (culturelles, sportives, etc.).

Le projet de construction d’un second lieu cultuel et culturel est justifié par M. de Vassal dès 2006 en conseil municipal par la nécessité d’accueillir le CCIBB hébergé provisoirement dans des locaux municipaux et d’« offrir une capacité d’accueil complétant celle de la synagogue de la rue des Abondances, devenue trop petite »[28]. En février 2008, le conseil municipal autorise la signature d’un bail emphytéotique administratif de 75 ans (avec le versement d’un loyer annuel de 12 000 euros) permettant à la ville de mettre à disposition un terrain de 770 m2 lui appartenant pour construire l’édifice. Pourtant dix ans après, le projet ne s’est toujours pas concrétisé. Plusieurs raisons sont avancées par les responsables des instances communautaires juives de la ville pour expliquer ce retard : un projet initial trop ambitieux et onéreux et de nombreux départs en Israël qui soulignent la difficulté pour les membres de la communauté de se projeter à moyen ou long terme en France. Comme le constate Marc Soussan, président du CCIBB : « entre-temps, il y a eu la crise économique et la crise communautaire parce que je ne vous cache pas, vous le savez, aujourd’hui se posent des questions sur la pérennité de la présence de juifs en France (…) Beaucoup de Juifs à qui on demande de faire des dons nous demandent “pourquoi construire ici alors qu’on va partir ? ” »[29]

Mais lors d’une discussion avec un adjoint au maire également membre de la communauté juive, une troisième raison apparaît :

Moi : mais après on sait pourquoi le projet a mis autant de temps ?
Le maire dit à chaque fois qu’il va présenter ses voeux pour Rosh Hashana [nouvel an] à la communauté juive de Boulogne, il dit toujours : « mon stylo est là, j’attends pour signer ! », voilà il le répète tous les ans et ça fait des années. (…) C’est simple, les gens se disent “il y a une syna dans le Nord, qu’est-ce qu’on a besoin d’une syna dans le sud ? ”

Finalement ça a été plutôt une offre de la mairie et il n’y avait pas vraiment une demande…
C’est exactement ça[30].

Lorsque le projet d’un second lieu de culte est finalement remis à l’ordre du jour en 2017, le maire est « ravi de le voir enfin aboutir »[31]. En effet « la ville “s’agaçait” de voir les choses traîner pour la communauté juive »[32]. Cet agacement peut aussi être lu en lien avec l’argumentation d’un traitement égalitaire à l’endroit des communautés religieuses de la ville, qui se trouvait en partie fragilisée par la non-édification d’une seconde synagogue.

iii. l’ambivalence du principe de neutralité de la collectivité locale : la maison saint françois-de-sales

Du côté catholique, le projet de construction d’un nouveau lieu de culte est à la fois plus ancien, plus élaboré et plus ambitieux. Le bail emphytéotique — qui constitue une nouveauté pour les communautés juive et musulmane — est un procédé auquel l’Église catholique a recours depuis 1931 dans le cadre des Chantiers du Cardinal. Ces Chantiers, dont l’ambition initiale était de « construire des églises pour évangéliser les villes nouvelles de la banlieue parisienne », illustrent la politique dynamique de l’Église en Île-de-France dans ce domaine : « depuis 1905, seulement 12 églises ont disparu ou leur destination a changé alors que sur la même période 22 églises ont été reconstruites et plus de 300 construites »[33].

Le projet catholique apparaît également plus ambitieux et déjà minutieusement préparé par le diocèse de Nanterre. En juillet 2006, G. de Vassal précise en conseil municipal que :

Le diocèse de Nanterre, s’appuyant sur une étude de programmation réalisée par le cabinet M., a évalué ses besoins à environ 1 150m2 SHON, regroupant un lieu de prière, des espaces de rencontres, des salles de réunion, et un point d’accueil. La communauté catholique, en liaison avec la ville et la SAEM, propose une localisation sur l’îlot B4 du Trapèze. À cet emplacement, le lieu de culte sera visible de l’espace public, tout en bénéficiant d’un parvis à l’abri de la circulation automobile (…) Une étude a été menée de façon très pointue par l’évêché qui a délégué un spécialiste pour ces questions.[34]

En novembre 2007, lors de la signature du protocole d’accord en vue de l’édification d’un ensemble pastoral catholique dans le quartier du Trapèze, plusieurs élus de l’opposition s’interrogent sur la pertinence d’un tel projet sans qu’il leur soit possible de questionner la nature des liens entre la municipalité et le diocèse de Nanterre. Ces débats montrent comment les élus locaux interprètent différemment la loi de séparation de 1905, et plus généralement les principes de la laïcité :

M. Lescoeur : [conseiller municipal verts]
Quand on va dans les églises le dimanche, on n’a pas l’impression qu’elles soient vraiment pleines. Est-ce vraiment un gros besoin de la communauté catholique ? (…)

Mme Goïtia : [Parti communiste]
Autant il était nécessaire d’aider la communauté musulmane à avoir un lieu décent pour exercer son culte, car elle en avait véritablement besoin, autant on peut se poser la question de la nécessité d’un lieu de culte catholique supplémentaire, sachant que l’on ignore l’évolution du nombre de pratiquants.

M. Richard : [élu socialiste]
Je comprends leurs interrogations. On nous avait parlé à l’origine d’une chapelle. Or on nous présente aujourd’hui un ensemble pastoral catholique qui m’apparaît d’une ampleur plus grande avec une superficie de l’espace consacré aux célébrations de 480 m2, superficie comparable aux églises de la ville. (…)

M. de Vassal : [maire adjoint responsable des cultes]
Je voudrais d’abord souligner que l’ensemble de la majorité de l’équipe municipale a le même souci oecuménique vis-à-vis des trois principales religions de Boulogne- Billancourt, et je crois que nous avons bien avancé les uns et les autres (…).

M. Duhamel [maire de mars 2007 à mars 2008]
Ces échanges montrent que nous touchons à une notion essentielle dans notre rôle d’élus municipaux. L’une de nos nombreuses missions est de favoriser en permanence ce qui peut rapprocher nos concitoyens, leur permettre de se sentir membres d’une communauté, dans le respect de leur croyance, de leur conviction et en facilitant l’exercice de celle-ci. (…)
Je suis, pour ma part, imprégné des valeurs laïques, ce qui signifie, non pas que je suis hostile à quelque pratique religieuse que ce soit, mais que je suis au contraire convaincu qu’il appartient aux autorités publiques de faciliter le libre exercice des croyances religieuses de nos concitoyens. Il serait très étrange, dans cette conception des choses, que l’on commence à faire une distinction entre ce que nous nous apprêtons à faire au profit du culte musulman et du culte israélite et au détriment, le cas échéant, du culte catholique, pour lequel on déciderait pour le coup qu’il faut compter les pratiquants. Cette idée baroque me rappelle les pratiques d’un personnage éminent de la République, M. Combe[s], qui avait instauré « la mise en fiche » des officiers de l’armée en fonction de leur pratique religieuse. Mes chers collègues, nous avons fort heureusement dépassé ce moment traumatique de l’histoire de notre pays pour aborder de manière plus sereine ce sujet[35].

Ces débats soulignent la difficulté de l’exercice qui consiste à questionner le projet catholique sans être accusé d’anticléricalisme comme le montre la référence à Emile Combes, qui prônait au début du xxe siècle un contrôle élargi de l’église catholique par l’État. Ce rappel d’une histoire française conflictuelle tend également à définir les contours d’une bonne pratique municipale cherchant le consensus et la cohésion sociale par opposition à tout ce qui pourrait diviser, en l’occurrence les questions de l’opposition municipale de gauche.

D’un point de vue juridique, les baux emphytéotiques administratifs (BEA) sont considérés comme une dérogation au principe de non-subventionnement de la loi de 1905, généralement justifiée pour « résorber les inégalités d’accès aux lieux de culte des différents groupes religieux »[36] en particulier des musulmans et des évangéliques[37]. Le rapport du sénat de 2015 sur les collectivités territoriales et le financement des lieux de culte rappelle ainsi que si le Conseil d’État a consacré la pratique du BEA cultuel (dans une décision du 19 juillet 2011) le recours à cette pratique doit rester limité :

La mise en oeuvre de ce dispositif doit se faire dans le respect du principe de laïcité et donc des principes de neutralité et d’égalité entre les cultes. Dès lors, et sous réserve des contraintes foncières, le rapporteur public a affirmé dans cette affaire que toute collectivité territoriale « qui se lançait dans ce type de dispositif devrait faire droit à d’éventuelles demandes présentées sur le même fondement, ce qui incite évidemment à une certaine prudence »[38].

Le principe du BEA est donc qu’une collectivité territoriale — qui est propriétaire d’un terrain — le met à disposition d’une association cultuelle — qui n’en a pas — pour que cette dernière puisse y édifier un lieu de culte. L’exemple de Boulogne-Billancourt montre une interprétation et un usage différents du BEA : d’une part, la municipalité n’était pas propriétaire et a dû acheter un terrain pour 1,2 million d’euros[39] avant de le mettre à disposition de l’Église catholique ; d’autre part, l’Église catholique possède déjà des terrains sur la commune, le diocèse de Nanterre a d’ailleurs vendu à la ville en 2017 un de ses terrains pour un montant de 5,35 millions d’euros[40].

La justification du recours aux BEA par la municipalité de Boulogne-Billancourt illustre ce que Jean-Marie Woehring (2011) a bien mis en évidence : un glissement du principe de séparation à ceux de neutralité et d’égalité, qui n’est pas sans conséquence sur la manière d’appréhender le régime français de laïcité. Analysant les multiples grammaires de la laïcité en France, Stéphanie Hennette-Vauchez souligne que la loi de 1905 est une loi de séparation qui garantit le libre exercice des cultes et la neutralité de l’État. La séparation des Églises et de l’État ne signifie pas un régime d’ignorance ou d’absence de contact : « les autorités publiques ne peuvent se désintéresser totalement de la question religieuse car elles doivent garantir le libre exercice des cultes ». Et cette garantie de la liberté de culte n’a de sens qu’égalitaire : « ce n’est qu’en tant qu’il garantit la liberté religieuse également à tous que l’État peut se proclamer laïc — séparé de la religion » (Hennette-Vauchez, 2016 : 10).

Dans le cas présent, le principe d’égalité ne s’applique pas à toutes les religions implantées sur la commune mais simplement aux trois religions principales, ce qui laisse entière la question de la garantie de la liberté de culte pour les autres religions, nous y reviendrons ultérieurement. Surtout ce principe d’égalité de traitement est censé démontrer la neutralité de la collectivité locale. En intervenant de manière égale — c’est-à-dire de la même manière vis-à-vis des trois communautés religieuses —, la collectivité respecterait le principe de neutralité dans la mesure où l’intervention de la municipalité en faveur d’une communauté serait en quelque sorte « neutralisée » par une intervention équivalente en faveur des deux autres communautés.

Or les principes de neutralité et d’égalité — tous les deux mobilisés dans la mise en oeuvre du régime français de laïcité — peuvent faire l’objet d’interprétations et d’usages différents. Le principe de neutralité peut être mesuré en ce qui concerne les objectifs mais aussi les effets (Koussens, 2010) ; et sa concrétisation à travers le principe d’égalité de traitement ne signifie pas que la politique mise en place soit dans les faits égalitaire. Différentes études ont montré qu’une politique identique pour toutes les religions peut aggraver les inégalités en renforçant les avantages des églises anciennes : « L’application d’une même règle à toutes les religions est susceptible de maintenir voire d’aggraver l’inégalité de départ dans laquelle elles se trouvent du fait de raisons qui tiennent à l’histoire (la tradition catholique française) » (Hennette-Vauchez, 2016 : 10). Jean-Marie Woehrling conclut également qu’en matière d’accès aux soutiens publics, le régime actuel des lieux de culte « aboutit en pratique plutôt à renforcer la position des religions majoritaires et à marginaliser les religions minoritaires » (Woehrling 2011 : 77). Le principe de neutralité qui apparaissait initialement dans le cadre de la loi de séparation de 1905 comme une limitation de l’intervention de l’État tend ici à devenir une valeur légitimant l’interventionnisme municipal en associant la neutralité à d’autres principes généraux sans portée juridique comme le « vivre ensemble » ou « le lien social ».

Le recours au bail emphytéotique cultuel devant respecter les principes de neutralité et d’égalité entre les cultes, il convient d’analyser plus en détail la situation des religions qui n’ont pas bénéficié d’une aide de la municipalité. À de rares occasions, il est mentionné dans les comptes rendus du conseil municipal que les autres communautés, en l’occurrence protestantes et orthodoxes, n’ont pas exprimé de demandes particulières ou ont déjà fait l’objet d’aides municipales pour l’amélioration de leurs locaux[41]. Si la communauté orthodoxe restreinte et vieillissante ne semble pas avoir sollicité la mairie, en revanche la situation des protestants apparaît dans cette configuration plus délicate. Cinq églises protestantes, de tailles très diverses, sont implantées sur la commune — une église protestante unie et quatre églises évangéliques. La grande diversité intra-protestante et parfois le refus de ces églises de dépendre des autorités municipales expliquent, en partie, qu’elles ne soient pas intégrées à la politique volontariste mise en oeuvre par la municipalité depuis 2006. Pourtant deux églises évangéliques ont fait régulièrement appel à la mairie pour obtenir de nouveaux locaux, en vain. Le premier cas est celui de l’Armée du Salut, qui est implantée à Boulogne-Billancourt depuis 80 ans. Cette église, tournée historiquement vers les classes sociales défavorisées en milieu urbain, accorde une place importante aux activités sociales. Lors de la restructuration de l’hyper-centre au début des années 2000, l’Armée du Salut qui se trouvait à proximité immédiate de l’hôtel de ville a été relogée dans des locaux plus petits situés à la périphérie de la ville et moins adaptés à l’exercice du culte. Cette relégation spatiale peut être interprétée comme une volonté municipale de ne pas rendre trop visible la pauvreté dans l’hyper-centre. Comme le constate un des responsables de l’église : « C’est une expérience d’être dans une ville bourgeoise, est-ce qu’on a notre place ? »[42]. Les services de la mairie ne semblent pas avoir pris conscience de la dimension religieuse de l’Armée du salut, cette dernière étant perçue uniquement à travers le prisme de ses activités sociales. L’autre « faiblesse » de l’Armée du Salut dans l’établissement de relations avec la municipalité est qu’elle rassemble des membres d’église qui n’habitent pas pour la plupart la commune : « il y a une autre réalité pour nous, c’est que nous ne sommes pas tout à fait église locale »[43].

C’est également en partie le cas d’une autre église évangélique qui dispose d’un petit local mis à disposition par la ville. Le pasteur se souvient très bien de la politique d’aide à l’édification de nouveaux lieux de culte mise en place au début des années 2000 par l’ancienne municipalité et du « grand projet de construction d’une église » présenté à G. de Vassal, auquel il n’a pas été donné suite.[44]

L’exemple de ces églises évangéliques montre, de manière comparable aux analyses de Anna Lea Berg à Montreuil, le rôle de la municipalité dans « la définition du religieux digne d’une inscription dans l’espace » (2019 : 36). Dans le cas de l’Armée du Salut, la dimension religieuse de l’organisation est occultée ; dans le second cas, l’absence de soutien est sans doute aussi liée à l’emplacement de cette église évangélique, dans un quartier défini aussi comme un « champ de mission » par l’Église catholique, concurrençant directement son projet de maison d’église[45]. La politique municipale à l’égard des différentes communautés religieuses implantées sur la commune privilégie les trois grandes communautés au détriment des autres, confirmant ainsi l’ambivalence des principes de neutralité et d’égalité. Ce qui ne veut pas dire que les trois religions soient perçues ou appréhendées en des termes identiques.

iv. une visibilité à géométrie variable des lieux de culte

C’est en matière de visibilité ou d’invisibilité des lieux de culte que le contraste entre les trois principales communautés religieuses de la ville apparaît fortement. La visibilité est un enjeu social, politique et médiatique important — généralement associé à une demande de reconnaissance — qui met en jeu des relations de perception et des relations de pouvoir souvent ambivalentes et asymétriques (Brighenti, 2007). L’analyse de la visibilité, selon qu’elle est appréhendée en termes positifs ou négatifs, et selon la capacité qu’ont les acteurs religieux d’en maîtriser les conséquences, apporte des éléments significatifs de la perception collective des religions majoritaire/minoritaires et des modalités de production sociale et politique de cette perception. Alors que la mosquée et la seconde synagogue n’ont pas de signe particulier permettant d’identifier l’édifice comme étant un lieu de culte, la maison Saint-François-de-Sales affiche clairement son identité catholique.

La mosquée n’a pas, de l’extérieur, d’éléments permettant d’être identifiée. Lors de notre rendez-vous avec A. Mabrouk, deux jeunes femmes musulmanes pourtant au pied du bâtiment continuent à chercher la mosquée. A. Mabrouk confirme cette volonté de discrétion — « On ne voit pas que c’est une mosquée », « On veut la tranquillité …[et] éviter d’être tagués »[46] — qui se traduit également, jusqu’à aujourd’hui, par l’absence de panneaux signalétiques. Comme le souligne Franck Frégosi, cette invisibilité caractérise la plupart des espaces cultuels musulmans en France (Frégosi, 2006 : 156). À Boulogne-Billancourt, cette discrétion, qui est présentée comme étant un souhait de la communauté musulmane, résulte aussi d’une intégration des demandes municipales indispensable à la réalisation du projet. Les négociations relatives à l’architecture du futur bâtiment ont, de ce point de vue, constitué un moment révélateur de ces attentes municipales :

— [pour] le concours [d’architecture] on a choisi ce modèle qui s’adapte à la ville, quand vous passez ce n’est pas une mosquée : il n’y a rien qui vous montre que c’est un lieu musulman.

— C’est vous qui l’avez choisi ou c’est dans les discussions ?

— Dans les discussions et on a choisi : il y a Renault, la ville, nous…quel autre organisme ?… et sur les quatre projets il y a un cabinet musulman, eux ils sont partis dans le style arabe : refusé par tout le monde, pas par nous mais par les autres. Et c’est là qu’on comprend des fois qu’il y a un pas en avant et un pas en arrière. (…) et moi ça me gêne pas, ouvert comme je suis, ça me gêne pas qu’il n’y ait pas de minaret parce qu’une des conditions : il ne faut pas faire de minaret ! J’ai dit on ne parle pas de minaret, il n’y a plus de minaret, maintenant on a un minaret qui s’appelle internet et on sait à quelle heure on peut prier : c’est pour ne pas toucher la sensibilité des autres[47].

Le projet de construction d’une seconde synagogue participe d’une volonté similaire d’invisibilité du lieu de culte. Les documents présentant les plans et l’architecture du futur édifice montrent une préoccupation principale — la sécurité — qui se concrétise par des mesures particulières (entrée principale du centre équipée d’un sas et d’un gardien, dispositifs anti-intrusion, vitrages de haute sécurité) et par une absence de signes religieux : « La discrétion et la sécurité participent à l’architecture du nouvel édifice »[48]. L’objectif est de « prouver au monde alentour que la “muralité” peut être perçue comme accueillante et chaleureuse ». La problématique de la visibilité est particulièrement travaillée : « au premier étage, une grande baie vitrée permet la vue vers la rue Marcel Dassault : elle est équipée de lames “brise-vue” afin d’assurer la sécurité et a pour but d’empêcher les regards directs depuis l’espace public »[49].

Dans les deux cas — celui de la mosquée et du projet d’une seconde synagogue —, le choix architectural est justifié par une définition particulière de l’intégration du bâtiment dans le quartier et dans la ville : la discrétion architecturale, la « modernité » du bâtiment et des matériaux utilisés ainsi que l’absence de signes religieux distinctifs sont érigés en gage d’intégration dans le paysage urbain[50].

Ce n’est pas simplement les lieux de culte qui sont invisibles ou destinés à le devenir. Le CCIBB qui propose des activités non cultuelles (culturelles, sportives, etc.) n’a pas de panneau signalant l’emplacement de ses locaux. Interrogé sur cette invisibilité, le président du Centre estime que « pour la sécurité c’est pas mal » [51]. Le paradoxe est donc le suivant : la politique municipale à destination des communautés religieuses est décrite en termes positifs par les différents interlocuteurs notamment parce que la mairie a mobilisé, semble-t-il avec succès, les communautés religieuses au service du « vivre ensemble » boulonnais. Parallèlement, un certain nombre de représentants ou membres de la communauté juive font part de leur profond malaise. C’est le cas notamment de Robert Ejnes, président du consistoire :

Ceci étant, on est en sécurité [à Boulogne-Billancourt] mais il y a quand même l’armée devant l’école [Maïmonide Rambam] et devant la synagogue (…). Donc ça reste tranquille mais c’est vrai qu’on n’avait pas l’habitude…Et j’ai posé la question il y a une vingtaine d’années à Monsieur Fourcade, j’ai dit « mais pourquoi ça ne vous choque pas, vous, que des gens qui prient soient gardés par la police ? Ils sont en train de prier, ils vont agresser personne », je sais bien que c’est contre les agressions extérieures, bon, mais c’est quand même surprenant, ça donne à réfléchir sur l’état de la société[52].

À travers cette réflexion, la stratégie de discrétion — voire d’invisibilisation — se révèle dans toute son ambivalence. Le régime de visibilité engage celui qui voit et celui qui est vu dans des relations asymétriques (Brighenti, 2007) et des processus d’anticipation de réactions qui diffèrent ici selon la position majoritaire ou minoritaire des religions. Toute l’ambiguïté de cette stratégie d’invisibilité des communautés juive et musulmane vient du fait qu’elle est justifiée par la prévention d’un danger potentiel — par nature invisible et imprévisible — qui n’est pas clairement identifié puisqu’il semble selon les cas concerner les croyants des religions minoritaires ou la société toute entière. Si les mesures de sécurité autour de la synagogue et de l’école visent à protéger les juifs des actes antisémites, en revanche le soutien municipal à l’édification de la mosquée repose sur une argumentation pour le moins équivoque : il s’agit en effet, comme dans d’autres villes de la banlieue parisienne (Berg, 2019 : 40-41), de reconnaître socialement — à travers le soutien apporté à la construction de l’édifice — un islam local tolérant, respectueux de la laïcité et apolitique et ainsi de lutter contre « l’islam des caves » présenté comme le terreau de la radicalisation islamiste. La sécurité renvoie en premier lieu aux normes de sécurité qui doivent permettre aux musulmans de pouvoir prier dans un lieu de culte adapté ; elle renvoie également à la sécurité du quartier ou de la ville qui ne serait plus assurée du fait de ces lieux de culte non sécurisés. L’allocution du maire de Boulogne-Billancourt en 2004 illustre ce glissement ; tout en rappelant que « les locaux actuels ne répondent plus aux normes de sécurité » et qu’il convient de les réhabiliter, le maire ajoute que « la présence d’un [nouvel] équipement de cette nature loin de tout sentiment d’insécurité doit constituer une garantie d’amélioration du climat social dans le quartier et permettra sans nul doute de canaliser une jeunesse en rupture de valeurs »[53].

Ces propos rappellent aussi que les représentants de la communauté musulmane ne maîtrisent pas les représentations et images qui leur sont associées, d’où cette volonté d’éviter une visibilité susceptible d’entraîner un contrôle social accru et une perte d’autonomie. La stratégie d’invisibilisation souligne une autre forme d’ambivalence : l’invisibilité participe en effet d’une volonté de discrétion et de protection présentée comme indispensable à la liberté de culte. Elle vise donc à se soustraire autant que faire se peut au regard d’autrui. Mais cette invisibilité a également pour effet de rendre la religion minoritaire invisible au regard de la société, en d’autres termes d’entériner son invisibilité dans l’espace public et politique. La religion minoritaire devient ici l’idéal-type du processus de privatisation du religieux, soulignant à quel point la frontière public/privé du régime français de laïcité dépend de la position majoritaire/minoritaire des religions.

Cette invisibilité n’est pas le simple résultat de préoccupations sécuritaires comme le montre l’exemple des protestants évangéliques qui ne bénéficient pas tous de lieux adaptés à l’exercice du culte (l’Armée du Salut) ou de panneaux de signalisation. Et cette invisibilité n’est pas seulement matérielle, elle est aussi sociale. La personne missionnée par l’Église catholique pour animer les activités oecuméniques à Boulogne-Billancourt constate cette dimension sociale :

« Parce qu’en fait je me rends bien compte auprès des paroissiens qu’il y a plein de gens qui disent « ah bon il y a des protestants à Boulogne ? » Je leur dis il y a cinq églises protestantes quand même à Boulogne. Autant les protestants savent très bien qu’il y a des catholiques, qu’il y a des paroisses, ils le savent très bien, eh bien les catholiques ne sont pas tellement au courant qu’il y a des protestants et je trouve ça intéressant de les rencontrer (…), je trouve ça important de voir qu’il y a d’autres façons d’être chrétiens »[54].

En comparaison, le nouveau lieu de culte catholique se distingue par sa visibilité. La maison Saint-François-de-Sales est reconnaissable à la croix extérieure en haut du bâtiment : « selon le souhait de Gérard Daucourt, évêque de Nanterre, la maison dit clairement son identité grâce à son clocher ajouré de croix »[55]. Cette visibilité est également le résultat de la politique de communication de la ville qui a organisé trois conférences de présentation du projet[56] et qui a tenu les habitants régulièrement informés de l’avancement des travaux grâce au bulletin municipal[57]. Lors de l’inauguration de la maison Saint-François-de-Sales, Pierre-Christophe Baguet confie à l’issue de la messe : « un quartier, une ville, comme une famille, ne peut respirer sans âme (…) et cette âme rayonne depuis cette maison d’Église »[58], montrant comment le registre religieux peut être réinvesti sur le plan politique et urbanistique. Ce faisant le maire reprend ici un des arguments de l’Église catholique qui rappelle à propos de la construction d’églises en région parisienne que « sans cette présence d’espaces de culte ou de spiritualité, il aurait manqué ce supplément d’âme qui fait la vie d’un quartier »[59].

L’intégration de l’église dans la ville ne se traduit donc pas ici par une discrétion architecturale. L’édifice illustre l’évolution de la doctrine architecturale de l’Église en région parisienne : « Dans les années 1970, une discrète intégration dans les quartiers était de mise. Aujourd’hui, l’Église affirme sa présence et se veut visible »[60]. Cette « présence visible sans être imposante » caractérise la plupart des églises récemment édifiées en région parisienne qu’a analysées Isabelle Saint-Martin (2010). L’historienne montre notamment que l’architecture de ces nouvelles églises correspond à une réflexion approfondie sur la manière de concilier une présence chrétienne affirmée (sans monumentalisme ou repli sur soi) et une « ouverture au monde » qui se traduit par une attention particulière apportée à l’aménagement des espaces de transition (Saint-Martin, 2010 : 135). L’affichage religieux de la maison Saint-François-de-Sales va ainsi de pair avec son insertion dans le quartier grâce, entre autres, à son accessibilité, son ouverture sur l’espace environnant (le parvis adjacent) et sa fonction sociale d’accueil des familles boulonnaises quelle que soit leur religion : ce « lieu de lien social » a pour « but de faire se rencontrer les gens »[61]. Jack Caillod, responsable de l’animation de Saint-François-de-Sales, résume bien l’orientation générale en ces termes : « Notre fil conducteur, c’est de privilégier la rencontre, la réflexion, l’ouverture et bien entendu la prière et la parole de Dieu. Et l’idée aussi est de dire : cette maison, elle doit permettre à la fois à chacun d’avancer dans son parcours de foi mais également de pouvoir s’insérer au coeur de la cité et éventuellement dans un certain nombre de cas, réfléchir avec d’autres sur des problématiques de société »[62].

Cette visibilité se traduit enfin par une reconnaissance de l’utilité pour la collectivité de la politique familiale de l’église. En effet, cette maison d’église propose des ateliers d’écoute et d’accompagnement des familles : « la famille c’est l’église en miniature » rappelle le prêtre Marc Keterrer, doyen de Boulogne-Billancourt[63]. Et comme l’aide aux familles fait également partie du répertoire d’actions prioritaires de la municipalité, la structure catholique bénéficie d’une subvention municipale[64].Visibilité et reconnaissance de l’utilité sociale du catholicisme vont ici de pair : Marc Keterrer souligne ainsi : « quand je suis arrivé, j’ai dit il faut que l’église se situe comme partenaire de la ville, soit présente dans la vie de la ville (…) Nous sommes partenaires de la vie du quartier, partenaires avec les associations, je trouve ça très beau ! »[65] Les convictions et croyances religieuses, concrétisées par l’édifice et les activités proposées par l’église, sont transformées en valeurs et qualités morales les mieux à même d’assurer la vie en société et d’être mobilisables politiquement.

v. l’histoire locale et la patrimonialisation du catholicisme

En matière d’aménagement du territoire, la politique de l’Église catholique et celle de la municipalité ne sont pas toujours concordantes. D’une part, la relative diversité interne du catholicisme local ne lui permet pas toujours de s’exprimer d’une seule voix. D’autre part, la structuration de l’église articule très étroitement les échelons locaux et régionaux, ce qui n’est pas le cas de la municipalité. Ainsi l’église n’a pas donné une suite favorable à la demande du maire — qui souhaitait que soit implanté un collège d’enseignement privé catholique dans le nouveau quartier du Trapèze — considérant que les priorités du diocèse étaient autres[66].

Pour autant, la hiérarchie ecclésiale locale et la municipalité se rejoignent sur l’importance qu’il convient d’accorder à la contribution du catholicisme, de ses acteurs et de ses valeurs, à l’histoire de la ville. Deux exemples permettent d’illustrer ce point : dans le premier cas — la nomination du parvis adjacent à la maison Saint-François-de-Sales —, l’initiative est portée par l’Église et soutenue par la mairie ; dans le second cas — l’exposition des 700 ans de la ville —, l’initiative est municipale et reçoit l’aval de l’Église. Dans un contexte historique marqué entre autres par la crise industrielle, ces deux exemples permettent de mieux comprendre comment le catholicisme participe à la « bascule mémorielle de la société française » analysée par l’historien Denis Pelletier au cours du dernier quart du xxe siècle : « Ainsi la société française bascule-t-elle des politiques du progrès vers les politiques de la mémoire, au terme desquelles ce qui organise le lien social et politique devient moins la construction d’un avenir meilleur que la conscience partagée d’un héritage qui oblige » (Pelletier, 2019 : 283-284).

En février 2014, quelques mois avant l’inauguration officielle de la maison Saint-François-de-Sales, le conseil municipal propose que la place adjacente à l’édifice soit nommée « le parvis Jean-Paul II » et de donner ainsi « une suite favorable à la demande du diocèse » [67]. Lors des arguments mobilisés à l’appui de cette demande, le pape Jean-Paul II est présenté à plusieurs reprises comme une figure essentielle de la lutte contre le communisme[68].

Dès lors, le nom attribué au parvis et l’édification d’un lieu de culte catholique sur le site des anciennes usines Renault illustrent comment l’Église catholique associe les deux processus de « place taking » et « place making » (Knott, 2005), en s’implantant matériellement dans un territoire anciennement industriel et ouvrier et en se réappropriant symboliquement l’histoire du lieu. En effet, le pontificat de Jean-Paul II (1978-2005) est aujourd’hui réinterprété par une partie des courants catholiques traditionnels et conservateurs comme un tournant marquant une rupture avec la période précédente des mouvements d’action catholique notamment la JOC (Jeunesse ouvrière chrétienne de France) ; à la suite de Vatican II (1962-1965), ces mouvements d’action catholique prônaient l’ouverture au monde, l’engagement social et politique et « l’enfouissement » dans la société. L’édification de la maison Saint-François-de-Sales témoigne au contraire de cette « nouvelle évangélisation » promue par Jean-Paul II en affichant une identité catholique assumée. Cet édifice marque, ad extra, aux yeux des catholiques les plus conservateurs, une mobilisation réussie contre les tenants d’une laïcité stricte qui souhaiteraient cantonner la religion au domaine privé. Ou comme le résume Marc Keterrer : « L’idée de croire ce que l’on dit depuis des années que la foi c’est de la dimension du privé, je suis en train de vous montrer depuis je ne sais pas combien de temps que c’est tout le contraire ! bon ça, il faut le rappeler ! donc c’est uniquement dans la tête des idéologues que la foi est du domaine du privé »[69]. Ad intra, cet édifice apparaît également comme l’abandon de la stratégie d’enfouissement des années 1970 et, avec lui, celui d’un catholicisme de gauche attentif au sort des ouvriers et des classes sociales défavorisées, en effaçant toute trace des usines Renault et de l’histoire sociale qui y est associée. Marc Keterrer précise en effet que le projet d’édification d’un lieu de culte catholique sur le site date de 1992, soit l’année de fermeture définitive des usines.

Cette volonté d’effacer toute trace de l’histoire industrielle, ouvrière, communiste et socialiste de la ville rejoint ici les aspirations politiques de la municipalité. Cette dernière a mis en place une politique mémorielle faisant de l’édification de l’église Notre-Dame (située dans les quartiers nord) l’acte fondateur de la ville et son centre de rayonnement. En 2019, la mairie décide en effet de fêter les 700 ans de la ville — la construction de Notre-Dame ayant démarré en 1319 — en organisant tout au long de l’année de nombreuses activités culturelles et pédagogiques dont l’événement phare est une exposition dans le grand hall de l’hôtel de ville.

Cette exposition qui a accueilli 15 000 personnes a fait l’objet d’une forte publicité grâce aux nombreuses affiches —insérées sur les encarts publicitaires de la ville — sur lesquelles on peut voir l’imbrication des bâtiments de la mairie et de l’église [photographies 1 et 2]. Cette exposition proposait une histoire exclusivement catholique de la ville du xive siècle à nos jours. Le visiteur pouvait admirer le plus ancien document des archives municipales, un parchemin datant de 1320 considéré comme « l’acte fondateur de la ville » par lequel le seigneur de Boulogne reconnaissant « les avantages d’une église pour les habitants du village » cédait un terrain pour la construction de l’édifice. Le visiteur pouvait également admirer, dans un espace de réalité augmentée, comment l’église endommagée sous la Révolution française avait retrouvé son « faste d’antan » grâce à sa restauration au xixe siècle [photographies 3 et 4][70]. Pierre-Christophe Baguet a explicité le sens de cette commémoration en ces termes :

« Au cours de l’année 2019, et jusqu’en 2020, la ville de Boulogne-Billancourt fêtera 700 ans d’histoire. Cette histoire, parsemée de noms glorieux et de personnages historiques d’importance, commence par la construction de l’église Notre-Dame de Boulogne, voulue par Philippe le Bel. (…) Comme un symbole de cette histoire mêlée de cette église et de notre ville, la première mairie de la ville fut installée en 1792 jusqu’en 1813 dans un vicariat (maison du prêtre) attenant à l’église, que se partagèrent pendant quelques années le maire et le vicaire (…). Ayant traversé les grands événements de notre histoire, cette église est le témoin de nos racines et notre héritage commun. Quelles que soient nos croyances ou nos origines, être Boulonnais, c’est être l’héritier de cette histoire multiséculaire »[71].

Cette politique mémorielle montre comment le catholicisme dans ses dimensions à la fois politiques, historiques et culturelles peut être transformé en héritage commun. Cette patrimonialisation du catholicisme signifie que le catholicisme est désormais appréhendé comme « un patrimoine de valeurs morales et politiques qui auraient fait la France » qu’il convient de transmettre « comme on transmet un bien familial » (Pelletier, 2019 : 309). Elle s’inscrit plus largement dans une définition renouvelée de la laïcité que Yann Raison du Cleuziou a récemment étudiée à partir de La Manif pour tous. L’auteur décrit, parmi les inflexions d’usage et d’interprétation de la laïcité, comment la défense commune de la République et du catholicisme conduit à une synthèse originale — « une République catho-laïque » — au sein de laquelle « le vivre ensemble républicain » est conditionné à la reconnaissance de l’utilité sociale, civique et politique du catholicisme défini comme « une quasi-religion civile » (Raison du Cleuziou, 2019 : 271-300). Si cette définition idéale de la laïcité est loin d’être unanimement partagée par l’ensemble des catholiques ou des partis politiques de droite, elle illustre néanmoins les recompositions religieuses et politiques en cours marquées par l’importance croissante des catholiques conservateurs au sein de l’Église et par la transformation du catholicisme en ressource mobilisable à droite de l’échiquier politique (Raison du Cleuziou, 2019).

 (suite)

Affiches publicitaires de l’exposition Boulogne a 700 ans.

Photographies de l’auteure

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 (suite)

Photographies de l’exposition Boulogne a 700 ans.

Photographies de l’auteure

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conclusion

L’exemple de Boulogne-Billancourt montre une politique municipale de valorisation des communautés religieuses au profit de la « cohésion sociale » et du « lien social ». Pour autant la quête d’invisibilité des édifices cultuels juif et musulman et l’expression d’un profond malaise parmi les membres des instances communautaires juives incitent à s’interroger sur le contexte social, politique et historique dans lequel s’inscrit cette politique municipale en faveur des communautés religieuses. L’invisibilisation de certains lieux de culte, qui répond certes à des impératifs de sécurité et d’ordre public, a pour effet de rendre ces religions minoritaires invisibles dans l’espace public, mais aussi dans l’histoire sociale et politique de la ville.

Parallèlement, la politique municipale à l’égard des différentes communautés religieuses se conjugue à une politique de réappropriation du territoire, à la fois matérielle et symbolique, qui participe d’une patrimonialisation du catholicisme. La politique en faveur des communautés religieuses s’inscrit ainsi dans une trame narrative et un cadre historique qui mobilisent tout à la fois la laïcité dans ses dimensions juridiques et le catholicisme appréhendé comme la religion sociale par excellence, celle qui, à l’instar de la municipalité, est la plus à même de garantir de manière harmonieuse la coexistence pacifiée des différentes religions sur un même territoire. L’exemple boulonnais souligne ainsi l’importance des politiques municipales dans la définition et l’organisation des religions sur des territoires urbains en pleine transformation et le rôle de l’église catholique comme acteur urbain à part entière et interlocuteur privilégié des municipalités, ce qui incite à poursuivre les enquêtes ethnographiques sur les différents usages et interprétations de la laïcité en France.