Volume 49, numéro 2, automne 2017 La sociologie numérique Digital Sociology Sous la direction de Nicolas Baya-Laffite et Bilel Benbouzid
Note de la revue : une malencontreuse erreur s’est glissée dans l’orthographe du nom de Nicolas Baya-Laffite dans la version imprimée (PDF) du numéro. Nous présentons nos excuses à Nicolas Baya-Laffite et à nos lecteurs.
Sommaire (19 articles)
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Présentation : imaginer la sociologie numérique
Nicolas Baya-Laffite et Bilel Benbouzid
p. 5–32
RésuméFR :
S’il est admis que les techniques d’enquête en sociologie — et les modes de raisonnement qui leur sont associés — sont étroitement liées à leurs contextes institutionnels et intellectuels d’apparition, comment le développement des écosystèmes numériques transforme-t-il actuellement les manières de savoir sur le social ? Dans cet article introductif, nous observons la façon dont les sciences sociales computationnelles (SSC) et les humanités numériques mettent en tension la sociologie. D’un côté, les sciences sociales computationnelles concurrencent la sociologie en traitant de ses objets les plus classiques, mais dans une perspective prédictive qui ne lui est pas familière. D’un autre côté, les humanités numériques s’imaginent comme le chapiteau des sciences sociales, mais avec une offre numérique qui s’inscrit dans la tradition méthodologique de l’exégèse textuelle de laquelle les sociologues cherchent à se distancier. La sociologie se trouve comme prise dans l’étau des sciences sociales computationnelles et des humanités numériques. Nous avons observé trois types de réactions face à cette situation — la protection, la conservation et l’adaptation — qui montrent à quel point le numérique pénètre progressivement la discipline sociologique, depuis son propre coeur. Pour que celle-ci devienne pleinement numérique, il convient néanmoins de faciliter les conditions d’accès aux données numériques, notamment en discutant le cadre juridique, économique et technique des écosystèmes numériques de la recherche publique.
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L’individu hypermoderne face aux big data
Francis Jauréguiberry
p. 33–58
RésuméFR :
Les big data, le datamining et le profilage, avec l’ensemble des applications d’aide à l’action individuelle et collective qui en découle, suscitent à juste titre des inquiétudes en ce qui concerne, d’une part la protection de la vie privée dans un environnement capteur des faits et gestes de chacun, d’autre part les formes de gouvernance de plus en plus informées par des algorithmes prédictifs. Sans négliger ces dangers, une position presque inverse sera ici défendue sous forme d’hypothèse : loin d’entraîner le déclin de l’autonomie individuelle, de soi comme personne singulière capable de réflexivité et en position de faire des choix autonomes, la confrontation renouvelée à une image personnelle purement quantitative et utilitaire (profil) peut conduire à un ressaisissement de soi visant à ce que les choix soient non plus seulement guidés par une logique narcissique, utilitaire et quantitative, mais tout autant par des principes de cohérence individuelle, éthiques et moraux qui, in fine, donnent du sens à la vie.
EN :
Big data, data mining, profiling and the individual and collective decision-making apps derived from them rightfully alarm those among us who feel concerned by the protection of our privacy in an environment that keeps records of all our actions and by the development of new forms of governance ever better informed by predictive algorithms. This article, however, argues in favor of the opposite assumption. It indeed suggests that, far from sustaining the decline of individual autonomy or the annihilation of the self as an autonomous and reflexive person entitled to freedom of choice, personal profiles may lead to a re-awakening of the self while being repeatedly confronted to purely quantitative and utilitarian images of oneself. Choices are therefore being made based not only on narcissistic, utilitarian and quantitative motives but also on principles of individual, ethical and moral coherence which ultimately make life more meaningful.
ES :
Los big data, el datamining y el perfilado, junto con las aplicaciones de ayuda a la acción individual y colectiva resultante, suscitan acertadamente preocupaciones en cuanto a, por una parte, la protección de la vida privada en un entorno que capta hechos y gestos de cada uno y, por otra, las formas de gobernanza cada vez más informadas mediante algoritmos de predicción. Sin descuidar estos peligros, una posición casi inversa será aquí defendida a manera de hipótesis : lejos de provocar la disminución de la autonomía individual, de sí mismo como persona singular capaz de reflexividad y en posición de tomar decisiones autónomas, la confrontación renovada en una imagen personal puramente cuantitativa y utilitaria (perfil) puede conducir a una reasunción de sí mismo para que las opciones no sólo sean guiadas por una lógica narcisista, utilitaria y cuantitativa, sino igualmente por principios de coherencia individual, éticos y morales que, in fine, dan sentido a la vida.
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Repenser la sociologie du numérique à l’aune de notre vie commune avec les robots sociaux
Olivier Glassey
p. 59–82
RésuméFR :
L’article se concentre sur les implications théoriques et empiriques de la coprésence d’humains et de robots sociaux au sein des espaces de sociabilité numériques. Il explore les modalités de cette coprésence en examinant deux types de situations que sont les discours médiatiques relativement au trouble occasionné par les robots et la manière dont les chercheurs des computer studies analysent cette présence en ligne. L’article montre que ces processus d’identification et de catégorisation des robots sociaux participent simultanément d’un travail de redéfinition de ce qui est le propre de l’humain. Sur cette base, il défend la thèse qu’il devient difficile d’envisager une sociologie des usages du numérique qui s’exonère de l’examen de ces entités non humaines anthropomorphes.
EN :
The article focuses on the theoretical and empirical implications of humans and social bots copresence in digital social spaces. It examines how these entities are constructed trough media narratives and computer studies researches about the trouble they cause. The article shows how social robots’ identification and categorization processes are also redefinitions of what constitute humanness. On this basis, the article defends the thesis that it becomes difficult to imagine a digital sociology that is exempt from the examination of these anthropomorphic nonhuman entities.
ES :
Este artículo se centra en las implicaciones teóricas y empíricas de la copresencia de humanos y robots sociales dentro de los espacios de sociabilidad digitales. Aquí se explora las modalidades de esta copresencia, examinando dos tipos de situaciones que son los discursos mediáticos en relación con el trastorno causado por los robots y la forma como los investigadores de computer studies analizan esta presencia en línea. El artículo muestra que estos procesos de identificación y categorización de los robots sociales participan simultáneamente en un trabajo de redefinición de lo que es propio del ser humano. Sobre esta base, defiende la tesis por la cual resulta difícil imaginar una sociología de los usos de lo digital que se exonera del examen de estas entidades no humanas antropomorfas.
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(re)Médiations numériques et perturbations des sciences sociales contemporaines
Boris Beaude
p. 83–111
RésuméFR :
La traçabilité sans précédent des pratiques sociales réactive des clivages qui ont divisé les sciences depuis le xixe siècle. L’abondance des données et la puissance de leur traitement semblent fragiliser la sociologie, alors même que la physique ou l’informatique investissent activement ses problématiques de prédilection. La sociologie n’aurait plus le monopole du social, dont les relations ne seraient pas si singulières, et pourrait faire l’objet de traitements éprouvés par les sciences de la nature. Afin de mieux saisir les enjeux relatifs au déploiement des dispositifs numériques à l’ensemble des pratiques contemporaines, nous proposons de distinguer l’évolution des relations sociales de l’observation de ces relations, de la production de connaissances et, enfin, de la production de sens, comme autant de « remédiations numériques ».
Nous n’assisterions ainsi pas tant à une crise de la sociologie empirique qu’à la résurgence de l’idéal d’une physique sociale opposant aux qualités de l’interprétation la puissance de l’efficience. En faisant l’économie de plus d’un siècle de sciences sociales, ce projet promu par une science sociale computationnelle entretient pourtant de nombreux malentendus et une négligence surprenante de la réflexivité, récusant activement le propre de l’humain au profit de lois supposées universelles.
EN :
The unprecedented traceability of the social practices is reactivating the divisions that have divided the sciences since the 19th century. The abundance of data and the power of their processing seem to weaken sociology, while physics or computer science actively invest its field of predilection. Social sciences would no longer have the monopoly of the social, whose relations would not be so singular and could be the subject of treatments that have been experienced by the natural sciences. In order to better understand the issues related to the deployment of digital devices in all contemporary practices, we suggest distinguishing the evolution of social relations, the observation of these relations, the production of knowledge and, finally, the production of meaning, as many digital remediations.
We would no longer be witnessing a crisis of empirical sociology, but the resurgence of the ideal of social physics, which would oppose the qualities of interpretation to the power of efficiency. Nevertheless, by omitting more than a century of social sciences, this project promoted by the computational social science perpetuates numerous misunderstandings, neglects the reflexivity, and rejects the proper of the human in favor of supposedly universal laws.
ES :
La trazabilidad sin precedentes de las prácticas sociales reactiva las divisiones de las ciencias desde el siglo xix. La abundancia de datos y el poder de su tratamiento parecen fragilizar la sociología, mientras que la física o la informática invierten activamente en sus problemáticas preferidas. La sociología no tendría ya el monopolio de lo social, cuyas relaciones no serían tan singulares, y podría ser objeto de tratamientos probados por las ciencias de la naturaleza. Para entender mejor los retos relacionados con el despliegue de dispositivos digitales a todas las prácticas contemporáneas, proponemos distinguir la evolución de las relaciones sociales de la observación de estas relaciones, de la producción de conocimientos y, finalmente, de la producción de sentido, como tantas “soluciones digitales”.
Así, no presenciaremos una crisis de la sociología empírica sino el resurgimiento del ideal de una física social opuesta a las calidades de la interpretación del poder de la eficiencia. Haciendo la economía de más de un siglo de ciencias sociales, este proyecto promovido por una ciencia social computacional, mantiene sin embargo muchos malentendidos y una negligencia sorprendente de la reflexivilidad, recusando activamente lo propio del ser humano en beneficio de leyes supuestamente universales.
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Distribution du pouvoir d’agir des entités sociales dans les études informatiques sur Twitter
Dominique Boullier
p. 113–136
RésuméFR :
La recherche informatique traite souvent de problèmes qui relèvent des sciences sociales. Cet article propose d’examiner la façon dont ces travaux, souvent très formalisés sur le plan mathématique et algorithmique, reprennent de fait des points de vue standards sur le social. À cette occasion, il est en effet proposé de réduire les choix de points de vue effectués par les sciences sociales à trois distributions du pouvoir d’agir (agency ou agentivité) à des entités différentes : structure, préférences individuelles et réplications (sans ignorer leurs diverses combinaisons). Une discussion approfondie de ces approches dans la tradition sociologique permet de situer la pertinence d’une telle réduction à trois points de vue. Le terrain Twitter constitue un prototype très attractif pour les recherches en informatique qui veulent traiter de processus sociaux : malgré son caractère de haute fréquence qui favoriserait spontanément l’étude du pouvoir d’agir des conversations ou des messages, les trois points de vue (structure, préférences individuelles et réplications) se révèlent être utilisés dans cette littérature, ce qui montre a fortiori la puissance des points de vue que les sciences sociales ont réussi à diffuser chez tous les publics. La présentation d’articles remarquables pour chacune de ces distributions d’agentivité permet d’accéder à la fécondité de ces travaux, trop souvent ignorés des sciences sociales.
EN :
Computer sciences often address problems that are familiar for social sciences. The article proposes to examine how these works, which are often highly formalized in mathematical and algorithmic terms, take up standard social views. On this occasion, it is proposed to reduce the choices of viewpoints made by the social sciences to three distributions of power of action (agency) to different entities : structure, individual preferences and replication (without ignoring their various combinations). An in-depth discussion of these approaches in the sociological tradition makes it possible to advocate the relevance of such a reduction in three points of view. Twitter is a very attractive prototype field for computer sciences that want to deal with social processes : despite its high-frequency nature, which spontaneously would favor the agency of conversations or messages, the three points of view (structure, individual preferences and replications) are used in this literature, which shows, all the more so, the power of the points of view that the social sciences have succeeded in disseminating to all audiences. The presentation of remarkable articles for each of these agency distributions allows us to display the fruitfulness of these works, too often ignored by the social sciences.
ES :
En informática, con frecuencia la investigación trata acerca de problemas al interior de las ciencias sociales. Este artículo se propone examinar la forma en que estos trabajos, a menudo muy formales en el plano matemático y algorítmico, repiten de hecho los puntos de vista estándar acerca de lo social. En esta ocasión, en efecto se propuso reducir las opciones de los puntos de vista efectuados por las ciencias sociales a tres distribuciones del poder actuar (agency o agentividad) de entidades distintas : estructura, preferencias individuales y replicaciones (sin ignorar sus diversas combinaciones). Una discusión detallada de estos enfoques en la tradición sociológica permite situar la pertinencia de dicha reducción a tres puntos de vista. El terreno del Twitter constituye un prototipo muy atractivo para aquella investigación en informática que busca tratar procesos sociales : a pesar de su carácter de alta frecuencia que favorecería espontáneamente el estudio del poder de actuar de las conversaciones o mensajes, los tres puntos de vista (estructura, preferencias individuales y replicaciones) son utilizados en esta literatura, lo que demuestra, a fortiori, el poder de los puntos de vista que las ciencias sociales han logrado difundir en todos los públicos. La presentación de artículos destacados para cada una de estas distribuciones de agentividad permite acceder a la fecundidad de estos trabajos, muy a menudo ignorados por las ciencias sociales.
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L’analyse des grands réseaux évolutifs et la sociologie pragmatique des controverses : croiser les méthodes face aux transformations des mondes numériques
Francis Chateauraynaud et David Chavalarias
p. 137–161
RésuméFR :
En prenant appui sur l’expérience inédite du rapprochement de deux logiques d’enquête conçues comme antinomiques dans leurs raisonnements épistémologiques en sciences sociales, cet article explore les modalités d’articulation d’une approche mathématisée des grands réseaux, calculés à partir de flux du Web, et d’une approche socioinformatique des controverses, dont les corpus retracent des jeux d’acteurs et d’arguments évoluant au fil de processus critiques. Il s’agit d’apprendre à lire et interpréter dynamiquement, à l’aide de médiations numériques pointant sur les deux espaces de raisonnement, la manière dont se déplacent, sous l’impact d’événements, de décisions ou de conflits, des noeuds de réseaux saisis dans de vastes ensembles documentaires. L’agencement cognitif collectif qui émerge de ce croisement peut créer de nouvelles prises critiques sur la manière dont les processus sociaux se déploient dans les mondes numériques, des sites officiels aux médias sociaux.
EN :
Based on an unprecedented experience of bringing together two logics of research, held to be contradictory according to epistemological norms in the social sciences, this article explores how to articulate a mathematized approach to large networks, calculated from web flows, and a socio-informatics approach of controversies, evolving through non-linear critical processes. Using new digital mediations, the authors suggest some pathways for a learning interface between human interprets and algorithms. The collective cognitive device that emerges from this cross-fertilization can create a new critical approach on how social processes unfold in digital worlds, from official sites to social media.
ES :
Apoyándose en la experiencia inédita de la aproximación de dos lógicas de investigación concebidas como antinómicas en sus razonamientos epistemológicos en ciencias sociales, este artículo explora las modalidades de articulación de un enfoque matematizado de las grandes redes, calculadas a partir de los flujos de la Web y de un enfoque socioinformático de las controversias, cuyo corpus recoge los juegos de actores y argumentos que evolucionan a lo largo de procesos críticos. Se trata de aprender a leer e interpretar de forma dinámica, con ayuda de mediaciones digitales que apuntan a los dos espacios de razonamiento, la forma como se desplazan, bajo el impacto de eventos, de decisiones o de conflictos, los nodos de las redes tomadas en vastos conjuntos documentales. El diseño cognitivo colectivo que surge de este cruce puede crear nuevas posiciones críticas acerca de la forma como los procesos sociales se despliegan en los mundos digitales, de los sitios oficiales a los medios sociales.
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Le sens commun et les explications sociologiques
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Les préparatifs d’un hackathon recherche : au coeur de la fabrique des données
Celya Gruson-Daniel et Constance de Quatrebarbes
p. 201–221
RésuméFR :
Depuis les années 2010, de nouveaux formats de recherche tels que les hackathons et les data sprints se sont développés dans le cadre d’expérimentations en sociologie numérique. Sur un temps très court, ces événements proposent d’analyser des données numériques ou numérisées et d’en présenter les premiers résultats. Or, on observe que ces « formats courts » relèguent souvent dans l’ombre la phase de préparation de ces données pour se concentrer sur l’exploration et la visualisation de jeux de données. En tant que coordonnatrices d’un hackathon recherche portant sur la consultation République numérique, nous avons observé les préparatifs à l’oeuvre dans l’organisation d’un tel événement. Des observations qui mettent en lumière un important travail de fabrication des données. De leur collecte à leur mise à disposition le jour de l’événement, ces étapes invisibilisées par ces « formats courts » révèlent un ensemble d’enjeux politiques autour de ces data et de leur ouverture, qui se dessinent même dans les choix techniques opérés par les acteurs en présence.
EN :
Since 2010, new research formats such as hackathons and data sprints have been developed in the field of digital research in sociology. Over a noticeably brief period, these events propose to analyze digital or digitized data and present the initial results. However, we have observed that these “short-form method » often relegate in the shadows the preparation of the data to focus on for the exploration and the visualization of datasets. As the coordinators of a research hackathon on the Digital Republic consultation, we observed the preparations required for this kind of event. Observations that highlight the critical work of « data shaping ». From the collection of data to its availability for the event, these processes are invisible by these short-form methods. Moreover, this study reveals a set of political stakes around data and open data, which are included in the technical choices made by the actors during this whole process.
ES :
Desde el año 2010, se han desarrollado nuevos formatos de búsqueda tales como los hackathons y data sprints en el marco de experimentos en el campo de la sociología digital. En muy corto tiempo, estos acontecimientos proponen analizar los datos digitales o digitalizados y presentar los primeros resultados. Ahora bien, se observa que estos “formatos cortos” relegan a menudo a la sombra la fase de preparación de estos datos para concentrarse en la exploración y la visualización de juegos de datos. Como coordinadoras de un hackathon, se trata de una investigación acerca de la consulta República digital, donde hemos observado los preparativos implementados para la organización de tal evento. Las observaciones ponen de manifiesto un importante trabajo de fabricación de datos. Desde su acopio hasta su puesta a disposición el día del evento, estas etapas invisibilizadas por los “formatos cortos” revelan un conjunto de desafíos políticos en torno a los datos y a su apertura, que se expresan incluso en opciones técnicas efectuadas por los actores presentes.
Traduction
In memoriam
Hors thème
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Quantification du décrochage scolaire au Québec et en France : effets de perspective et jeux d’échelle
Stéphane Moulin, Éric Verdier, Pierre Doray et Jean-Guy Prévost
p. 299–325
RésuméFR :
Cet article analyse les instruments de quantification de l’action publique contre le décrochage scolaire en France et au Québec. Cette comparaison d’une instrumentation replacée dans son contexte national permet de s’interroger sur les effets de perspective engendrés par le recours à une grande variété d’outils de quantification. L’évaluation de l’ampleur du phénomène appelle une démarche multiscalaire : nationale certes, mais indissociablement supranationale et régionale, ou même locale. Il s’avère que les exigences de l’instrumentation statistique se sont déplacées au cours du temps d’une priorité donnée à la comparaison interétatique vers une priorité donnée à l’estimation d’indicateurs régionaux ou locaux en vue de mobiliser et d’outiller les acteurs de terrain. Est ainsi révélé le rôle politique de la variété des définitions (des mises en équivalence), des indicateurs (fréquences ou pourcentages), des échelles d’ordonnancement et seuils de comparaison : ils fournissent in fine des répertoires rhétoriques aux acteurs nationaux et régionaux qu’ils mobilisent tantôt pour accréditer l’urgence d’agir tantôt pour démontrer l’efficacité de l’action entreprise.
EN :
This article analyzes the quantification instruments of public action to fight against school dropout in France and in Quebec. This comparison of an instrumentation within its national context enables us to discuss the effects of perspective generated by the use of a wide variety of quantification instruments. The assessment of the scope of the phenomenon calls for a multi-scalar approach on a national, supranational, regional and local level. It shows that the exigencies of a statistical instrumentation moved from a priority given to interstate comparison to a priority given to the estimation of regional or local indicators aimed at mobilizing and enabling field actors. It reveals the political role of the variety of definitions (categories of equivalence), indicators (frequencies or percentages), ranking scales and thresholds of comparison. They provide, in fine, rhetorical repertoires to national and regional actors mobilized either for accrediting an emergency to act or to demonstrate the efficacy of the action undertaken.
ES :
Este artículo analiza los instrumentos de medición de la acción pública contra la deserción escolar en Francia y en Quebec. Esta comparación de una instrumentación reubicada en su contexto nacional permite interrogarse acerca de los efectos de perspectiva generados por el uso de una gran variedad de herramientas de cuantificación. La evaluación de la magnitud del fenómeno requiere un enfoque multiescalar : nacional, pero indisociablemente supranacional y regional, o incluso local. Resulta que, con el tiempo, las exigencias de la instrumentación estadística se desplazaron de la prioridad dada de la comparación interestatal hacia la prioridad de la estimación de indicadores regionales o locales para movilizar y habilitar a los actores de terreno. Así se manifiesta el papel político de la variedad de definiciones (de las puestas en equivalencia), de los indicadores (frecuencias y porcentajes), de las escalas de ordenamiento y umbrales de comparación : éstos proporcionan in fine directorios retóricos a los actores nacionales y regionales que ellos movilizan algunas veces para acreditar la urgencia de actuar, u otras para demostrar la eficacia de la acción emprendida.
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Liberté individuelle, liberté négative et liberté intérieure : l’évolution du sens de la liberté selon Georg Simmel
Aurélien Berlan
p. 327–351
RésuméFR :
L’oeuvre de Georg Simmel est une mine conceptuelle pour celui qui cherche à penser l’évolution moderne du sens de la liberté. En opposant l’individualisme quantitatif du xviiie à l’individualisme qualitatif du xixe siècle, il permet de distinguer deux formes de liberté individuelle au sein du concept général de « liberté des modernes ». En analysant l’emprise sociale de l’argent, il diagnostique la menace qu’elle fait planer à son époque : enfermer les humains dans une liberté purement négative. Il souligne aussi la tentation de chercher une issue individuelle dans la liberté intérieure, concept d’origine stoïcienne expurgé de sa dimension morale. Enfin, il est attentif à l’émergence d’une quête de délivrance à l’égard de la vie matérielle qui se manifeste dans certaines formes pathologiques de possession monétaire, mais aussi dans la passion pour l’art, le goût de la sociabilité et la recherche de solutions techniques aux questions politiques. Néanmoins, on peut regretter que ces fines analyses accordent si peu de place à la dimension collective et politique de la liberté, geste symptomatique de la tendance de fond que Simmel analyse et incarne : penser la liberté dans l’élaboration de la différence personnelle plus que dans le déploiement de l’indépendance.
EN :
Georg Simmel’s works are a rich source of concepts for anyone willing to reflect upon the modern evolution of the meaning of liberty. By contrasting 18th century quantitative individualism with 19th century qualitative individualism, his works make it possible to identify two types of individual liberty within the general concept of “liberty of moderns”. Simmel’s analysis of the social stranglehold of money highlights the threat that looms over his times : confining humans to a strictly negative liberty. He also identifies the temptation to turn to one’s inner liberty to find a deliverance from material life, originally a stoic concept but purged from its ethical dimension. Last, if he pays attention to the emerging crave for deliverance from material life conspicuous in some pathological forms of passion for money, art, perfunctory togetherness and the search for technical solutions to political issues, he leaves little room to the political and collective dimension of liberty. He thinks liberty within the framework of one’s idiosyncracy rather than within the unfolding of one’s autonomy. This attitude reveals the deep-rooted trend that he analyses and embodies.
ES :
La obra de Georg Simmel es una mina conceptual para quien busca reflexionar acerca de la evolución moderna del sentido de la libertad. Oponiendo el individualismo cuantitativo del siglo xviii al individualismo cualitativo del xix, Simmel permite distinguir dos formas de libertad individual dentro del concepto general de “libertad de los modernos”. Analiza la influencia social del dinero y diagnóstica la amenaza que éste representa para su época : encerrar a los seres humanos en una libertad puramente negativa. Destaca también la tentación de buscar una salida individual en la libertad interior, concepto de origen estoico, censurado en su dimensión moral. Finalmente, está atento al surgimiento de una búsqueda de liberación con relación a la vida material manifiesta en algunas formas patológicas de posesión monetaria, como también en la pasión por el arte, el gusto por la sociabilidad y la búsqueda de soluciones técnicas a las cuestiones políticas. No obstante, cabe lamentar que estos finos análisis otorgan muy poco espacio a la dimensión colectiva y política de la libertad, gesto sintomático de la tendencia de fondo que Simmel analiza y encarna : pensar la libertad en la elaboración de la diferencia personal más que en el despliegue de la independencia.