Quand j’ai rencontré Colette Guillaumin en janvier 1979, le débat théorico-politique opposant les féministes radicales aux féministes marxistes — et socialistes — battait son plein à l’intérieur du mouvement féministe, notamment au Canada anglais, au Québec, aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en France, en Italie… Alors que les féministes marxistes imputaient la subordination des femmes à leur place spécifique au sein des relations de la production capitaliste, les féministes radicales s’intéressaient avant tout à l’oppression des femmes par les hommes. Les premières travaillaient sur la reproduction, par les épouses, de la force de travail de leur mari exploité — notez bien que les femmes qui reproduisent la force de travail de leur mari bourgeois sont exclues de l’analyse — et reléguaient les catégories de sexe à des formes culturelles et idéologiques déterminées en dernière instance par les rapports de classe. Les féministes radicales se penchaient sur les relations de domination dans un système patriarcal où toutes les femmes sont subordonnées aux hommes. En témoignent le travail non rémunéré, l’accès inégal à l’éducation, aux emplois et autres ressources sociétales, l’infériorité des salaires, les violences exercées contre elles, etc. Bref, un statut inférieur, auquel correspond une valeur inférieure. Elles imputaient ce statut à leur place dans la famille et au travail non rémunéré qu’elles y réalisaient. Ces deux tendances différaient aussi sur le plan politique, les féministes radicales rejetant la distinction entre lutte principale (contre le capitalisme) et luttes secondaires. La question se posait donc de la manière de transcender ces débats, où le réductionnisme marxiste occultait la matérialité et la spécificité de l’oppression des femmes, tandis que le féminisme radical hésitait encore entre plusieurs concepts pour rendre compte du statut des femmes : groupe de statut, minorité, patriarcat, caste, classe, esclaves… Certaines féministes socialistes ont suggéré de poser des questions féministes, dont on reconnaissait la pertinence, et d’y apporter des réponses marxistes. Cela me semblait voué à l’échec, en vertu de l’équation établie dans le marxisme entre infrastructure et rapports sociaux de classe. C’est alors que j’ai découvert Questions féministes, une revue où l’on formulait un féminisme qualifié de matérialiste, rejetant à la fois le marxisme et le féminisme essentialiste de la différence. Ces féministes radicales recouraient à un cadre marxien, défendant l’idée d’un rapport social constitutif de groupes hiérarchisés et antagoniques. Dans cette perspective théorique, « les sexes ne sont pas de simples catégories biosociales, mais bien des “classes(au sens marxien) constituées dans et par le rapport de pouvoir des hommes sur les femmes… ». (Mathieu, 2004 : 208) Chez Delphy (1970), le mode de production domestique, site premier du patriarcat, est examiné dans son interaction avec le mode de production capitaliste auquel il n’est pas réductible. Chez Mathieu (1971, 1989), les catégories de sexe ne sont pas envisagées comme naturelles mais comme construites et seront ultérieurement théorisées dans leur rapport, hétérogène, au « genre ». Chez Guillaumin (1978a), le rapport constitutif des classes de sexe est un rapport d’appropriation, le « sexage », comme elle le désigne. Les agents féminins sont appropriés dans leur individualité physique et psychologique, qui s’étend à leur force de travail et aux produits de leur corps. La classe des femmes est affectée au travail, effectué hors salariat, d’entretien matériel, physique, corporel, intellectuel et affectif des êtres humains dépendants — enfants, vieillards, malades — mais aussi des hommes bien portants. Le rapport constitutif des classes de sexe n’équivaut donc pas à l’exploitation, qui est le propre du capitalisme où la force de travail est échangée contre un salaire, mais bien à une relation où le corps lui-même est approprié et où le travail est non …
Parties annexes
Bibliographie
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