Résumés
Résumé
Les sociétés inégalitaires doivent se protéger du regard critique de ceux et celles qui s’en perçoivent comme les victimes. Présenter ces inégalités comme inévitables et justes devient alors d’autant plus nécessaire qu’elles risquent d’engendrer un ressentiment qui peut déclencher une demande de changement social radical. Comment la sociologie peut-elle maintenir une distance critique vis-à-vis d’arguments qui cherchent à légitimer les inégalités, afin de participer à la production d’une société plus égalitaire ? Ce texte suggère des brèches pour sortir des espaces de connaissance emmurés qui protègent les inégalités. Il s’agit, dans un premier temps, de revenir sur les approches qui voient dans les inégalités une condition relevant des individus eux-mêmes. Par la suite, sont examinées les perspectives selon lesquelles les inégalités sociales sont perçues comme découlant de rapports entre groupes sociaux, chaque type de rapport étant associé à la production d’un certain type de savoir racisant ou naturalisant. Dans un troisième temps, est abordé le rôle des sciences sociales dans la construction des « murs » qui protègent les inégalités sociales. Est proposée alors une lecture critique de l’État technobureaucratique, conçu comme contribuant à la production des inégalités. Le texte se termine par un appel pour une sociologie qui s’allie avec d’autres acteurs du monde social, reconnaisse les savoirs fondés sur l’expérience de vie et d’intervention et participe à la transformation de l’État social et de sa capacité de produire une société plus égalitaire et plus libre.
Mots-clés :
- inégalités,
- savoirs,
- racisme,
- brèches,
- État social
Abstract
Unequal societies have to protect themselves from the critical scrutiny of those who see themselves as the victims of inequality. The need to present existing inequalities as inevitable and right increases with the extent of those same inequalities, given the risk of resentment leading to calls for radical social change. How can sociology develop a critical distance with respect to arguments that seek to legitimate inequality, and participate in the production of a more egalitarian society ? This text suggests ways of breaching the walls that enclose the knowledge-spaces presenting social inequalities as having to be the way they are. The text begins by looking at approaches that see inequality as a condition deriving from individuals themselves or as a technical problem based on faulty policies and programmes. I then turn to perspectives on social inequality as a relationship between groups, and the way in which different types of relationship are characterized by different types of racialization or naturalization. In the third section, I look at the role of sociology in the building of the « walls » that protect social inequality, before providing a critical reading of the technobureaucratic State and its contribution to the reproduction of inequality. The text ends with an appeal for a sociology that allies itself with other actors in the social world, recognizes the value of experience-based knowledge, and participates in the transformation of the Welfare State and its capacity to produce a more equal and free society.
Keywords:
- inequality,
- knowledge,
- racism,
- breaches,
- Welfare State
Resumen
Las sociedades desiguales deben protegerse de la mirada crítica de quienes se perciben como víctimas. Presentar esas desigualdades como inevitables y justas se hace tanto más necesario que puede engendrar un resentimiento que desencadene la exigencia de un cambio social radical. ¿Cómo puede la sociología mantener una distancia crítica frente a aquellos argumentos que intentan legitimar las desigualdades, con el fin de participar en la producción de una sociedad más igualitaria ? Este texto sugiere algunas brechas para salir de los espacios de conocimiento amurallados que protegen las desigualdades. Se trata, inicialmente, de retomar aquellos enfoques que ven en las desigualdades una condición que depende de los mismos individuos. Enseguida se examinan aquellas perspectivas según las cuales las desigualdades sociales son percibidas como algo derivado de las relaciones entre grupos sociales, donde cada tipo de relación está asociada a la producción de un determinado tipo de saber racializante o naturalizante. Por último, se aborda el papel de las ciencias sociales en la construcción de los “muros” que protegen las desigualdades sociales. Se propone entonces una lectura crítica del Estado tecno-burocrático, concebido como contribuyente a la producción de las desigualdades. El texto termina con un llamado a una sociología que busque aliarse con otros actores del mundo social, que reconozca los conocimientos basados en la experiencia de vida e intervención, y que participe en la transformación del Estado social y de su capacidad para producir una sociedad más igualitaria y más libre.
Palabras clave:
- desigualdades,
- conocimientos,
- racismo,
- brechas,
- Estado social
Corps de l’article
Les sociétés inégalitaires doivent se protéger du regard critique de ceux et celles qui s’en perçoivent comme les victimes. Présenter ces inégalités comme inévitables et justes devient alors d’autant plus nécessaire qu’elles risquent d’engendrer un ressentiment qui peut déclencher une demande de changement social radical (Habermas, 1975). Maintenir le système social en place par la force devient donc la principale solution de rechange, ce qui ne facilite en rien sa légitimité auprès des citoyens (Weber, 1921). Les sociétés inégalitaires ont tendance à générer des arguments qui leur sont soit favorables, soit hostiles, mais la concentration de la richesse et du pouvoir entre les mains de ceux qui bénéficient directement de ces arrangements leur donne la possibilité d’occuper l’espace public et donc de pouvoir imposer leur point de vue. L’idéologie ainsi produite peut alors être vue comme « dominante » dans la mesure où elle est acceptée, ou à tout le moins non remise en question, par une proportion significative de la population.
Si les inégalités sociales produisent — et s’accompagnent de — ces idéologies dominantes (à côté des perspectives critiques qui tentent de se faire entendre), comment la sociologie peut-elle maintenir une distance critique afin de participer à la production d’une société plus égalitaire ? Cette question concerne non seulement la production des inégalités sociales elles-mêmes — fondées, par exemple, sur le genre, la classe, l’ethnicité ou l’âge — mais aussi l’action de l’État. La sociologie a été impliquée de près dans le développement de l’État social (ou de l’État du « bien-être », le Welfare State), de sa mise en forme initiale avant la Première Guerre mondiale à son orientation technocrate et centralisatrice après la Deuxième Guerre, jusqu’à la consolidation plus récente de cette dernière orientation, à l’appui d’un discours en apparence discordant, faisant l’éloge de l’individualisme et du néolibéralisme.
Ce texte propose des brèches pour sortir des espaces de connaissance emmurés qui protègent les inégalités. Il s’agira, dans un premier temps, de revenir sur les approches qui voient dans les inégalités une condition relevant des individus eux-mêmes. Par la suite, j’examinerai les perspectives selon lesquelles les inégalités sociales sont perçues comme découlant de rapports entre groupes sociaux, chaque type de rapport étant associé à la production d’un certain type de savoir. Dans un troisième temps, j’aborderai le rôle de la sociologie dans la construction des « murs » qui protègent les inégalités sociales. Je proposerai alors une lecture critique de l’État technobureaucratique, conçu comme contribuant à la production des inégalités. Le texte se termine par un appel pour une sociologie qui s’allie avec d’autres acteurs du monde social, reconnaisse les savoirs fondés sur l’expérience et participe à la transformation de l’État social et de sa capacité d’agir sur les inégalités.
L’individu responsable
Les personnes en manque
Les inégalités, ici considérées selon les quantités de biens possédés ou la qualité de vie, ont tendance à être expliquées, dans un premier temps, par les différences de revenu. L’existence d’une volonté collective de faire passer les revenus les plus bas au-dessus du « seuil » de pauvreté indique une reconnaissance du fait que la distribution globale de la richesse est injuste (jusqu’à un certain point) et qu’une distribution alternative est envisageable. La pauvreté n’est pas appréhendée comme une simple question de bas revenu, mais plutôt de revenus inadéquats pour répondre aux besoins essentiels — la pauvreté « absolue » — ou pour répondre aux besoins requis pour accéder à un niveau de vie acceptable dans un contexte social donné — la pauvreté « relative » (Rowntree, 1901, 1941). Le « problème » des inégalités sociales peut alors être perçu comme en voie de résolution, à la condition que l’État se montre capable d’assurer une certaine redistribution au moyen de l’impôt et de l’offre de services publics et que le gouvernement dispose du mandat pour le faire. La sociologie a investi des efforts considérables pour quantifier de telles différences de revenu et de qualité de vie, tout en proposant des ajustements nécessaires sur le plan des politiques publiques.
Se limiter à une telle approche ne permet cependant pas d’identifier la source de ces différences de revenu. L’éducation, par exemple, peut être vue comme un des principaux moyens pour obtenir un niveau particulier de revenu, les différents niveaux d’éducation se reflétant dans différents paliers de revenu et « justifiant » ces derniers. Constater cette corrélation entre éducation et revenu soulève alors le problème de l’inégal accès à l’éducation et engage la réflexion sur les solutions pour remédier à ces accès inégalement répartis socialement. L’insertion dans des réseaux d’amis et de parenté peut aussi être vue comme un autre facteur clé permettant d’améliorer les perspectives d’emploi. Le degré d’isolement ou d’exclusion vis-à-vis de ces réseaux peut se mesurer et « expliquer » les différences de revenu, voire le non-accès à l’emploi. Ces explications de « deuxième niveau » — liées aux qualifications éducatives et à l’insertion dans des réseaux — constituent les bases d’une grande partie de la recherche en sociologie sur les inégalités et les politiques sociales. Elles ont tendance à se concentrer sur la quantification de ce que Pierre Bourdieu (1979) appelle les capitaux culturel et social. Plus ces capitaux sont accumulés, plus ils peuvent être « dépensés » dans la recherche d’un emploi et d’un revenu convenables.
Les approches fondées sur ces notions de capital social et culturel présentent les personnes au bas de l’échelle comme privées des capitaux possédés par d’autres. Une gamme entière de politiques sociales peut ainsi être déclinée en reposant sur l’idée que la pauvreté d’un individu est attribuable à un déficit accumulé au cours des années passées à l’école, en fonction des qualifications éducatives obtenues et des amitiés construites en cours de route. De fil en aiguille, l’idée se tisse que la cause ultime des inégalités — dans la mesure où il ne s’agit plus des seules différences de revenus mais bien de leurs sources — est l’incapacité individuelle d’accumuler ces capitaux. Cette position s’éloigne, bien sûr, de celle de Bourdieu qui voit la possession différentielle de capitaux comme étant produite socialement dans le cadre des rapports sociaux inégalitaires. Mais l’objectif des politiques engagées sur ce fondement devient alors de combler les lacunes de ces personnes en « manque » de capitaux pour les aider à surmonter leurs échecs. La société n’est pas le problème ici. Les protagonistes responsables des situations inégalitaires sont bien les individus qui ne parviennent pas à accumuler les capitaux nécessaires. La force d’une telle explication, dominante socialement, est d’être en conformité avec les « faits », de justifier ce qui existe et de blâmer les plus démunis. Elle permet aussi de légitimer l’existence d’une armée de professionnels dont la mission est de combler les lacunes de ces personnes en manque de capitaux.
L’individu dysfonctionnel
Les capitaux sociaux et culturels, aussi quantifiables soient-ils, sont compatibles avec une autre conception des inégalités sociales qui s’est développée en parallèle et qui remet en question certains des fondements sur lesquels la quantification est construite. Pour Michel Foucault (1966), l’approche mathématique a beau avoir dominé en science jusqu’à la fin du xviiie siècle, dès le début du siècle suivant, le développement des sciences de la vie, fondées sur l’étude empirique des organismes vivants, met à la disposition des sciences sociales un autre type de modèle scientifique.
La nouveauté tient dans l’idée que chacune des parties d’un corps remplit une fonction dans la survie de l’ensemble. Avec les progrès de la biologie, le fonctionnement interne de l’organisme vivant devient un modèle de plus en plus attrayant pour penser la société. Charles Darwin, par exemple, perçoit les organismes comme évoluant vers la « perfection », appréhendée sous l’angle d’une complexité organique croissante (Darwin, 1871 : 95). Herbert Spencer (1893) applique le darwinisme au développement des sociétés. Historiquement, explique-t-il, les sociétés se complexifient de plus en plus, en termes d’échelle et de structure, avec une division du travail social de plus en plus raffinée, jusqu’à atteindre le niveau des sociétés industrielles du xixe siècle. Elles peuvent ainsi être vues comme évoluant au gré d’un processus de sélection naturelle, vers la perfection, à l’image des organismes biologiques. Dans cette conception organique de la vie sociale, chaque individu occupe une fonction dans un ensemble organisé. De la même façon que l’organisme vivant ne peut tolérer ou conserver des parties dysfonctionnelles, la société ne peut tolérer des individus qui ne lui servent à rien.
Dans cet esprit et dans le cadre d’une réflexion sur la division du travail social, Émile Durkheim (1893) voit chaque individu comme ayant un rôle à jouer dans le fonctionnement d’une société conçue comme un tout « organique ». Il distingue entre les facultés ou talents variés des individus (des inégalités « naturelles ») et les inégalités « extérieures » (tel le système de castes) qui peuvent contraindre quelqu’un à occuper des fonctions qui ne correspondent pas à ce qu’il est de nature (Durkheim, 1893 : 370-374). Des inégalités sociales dysfonctionnelles, donc inacceptables, peuvent voir le jour là où les individus sont forcés à occuper de telles fonctions. Dans une société idéale, chacun occuperait la fonction correspondant à sa nature et à ses compétences. Émerge ainsi une autre conception de la société qui, au-delà de la mesure des revenus et des qualités de vie, met l’accent sur son fonctionnement d’ensemble comme condition de sa survie.
Cette lecture propose implicitement que les individus doivent évoluer dans la même direction que la société pour remplir les fonctions exigées. Il s’agit là d’une thématique centrale de la sociologie nord-américaine des années 1920 et 1930. Pour les premiers auteurs de l’École de Chicago par exemple, dont Robert Park, certains individus ont plus de difficulté que d’autres à s’adapter à la société urbaine et industrielle, dans laquelle les modes de vie et l’organisation du travail subissent des transformations constantes (Park, 1929). Le manque d’adaptation aux nouvelles normes et valeurs est manifeste dans le cas des migrants, qu’ils proviennent de l’extérieur des États-Unis ou des petites fermes familiales américaines, habitués à d’autres façons de vivre et de faire, liées à d’autres dispositions culturelles. Le même problème se retrouve chez les « déviants », les groupes marginaux et une partie des travailleurs industriels qui n’acceptent pas les nouvelles façons de vivre et de travailler. La constitution d’enclaves de pauvreté ou de ghettos urbains est ainsi perçue comme un problème d’« adaptation culturelle » de la part d’individus qu’il faut ramener dans le droit chemin. C’est à cela que s’emploient les travailleurs sociaux psychiatriques ou les tribunaux de la jeunesse, décrits par Park comme des « cliniques du comportement » (1929 : 82).
Pendant qu’en Europe, le nazisme, le stalinisme et le fascisme configurent des sociétés « totales » dans lesquelles l’identité individuelle est incorporée dans un tout organique, un autre modèle organiciste s’impose dans la société industrielle non totalitaire nord-américaine. Malgré les différences, il y a un principe commun. La société est un tout qui doit assurer le bon fonctionnement de sa base industrielle, de sa hiérarchie administrative et des systèmes organisationnels et professionnels dédiés au maintien de la population dans des conditions de vie acceptables. Pour les individus qui font partie de ce tout organique, ces nécessités fonctionnelles de la société sont aussi les leurs. Les inégalités sociales sont, dans cette perspective, à la fois le reflet de la hiérarchie des fonctions nécessaires à tout organisme vivant et des capacités individuelles différenciées — qu’elles soient innées ou acquises — qui permettent aux individus d’atteindre une position ou une autre dans cette hiérarchie. Idéalement, une société bien ordonnée assurerait la correspondance entre la hiérarchie des revenus (et donc des qualités de vie) associée aux différentes fonctions et la hiérarchie des compétences. Cette position trouve sa formulation la plus complète chez Parsons (1953), quoiqu’elle ressemble à celle de Durkheim. Pour Parsons, les inégalités sociales (comme condition ou comme résultat) doivent être rattachées à la responsabilité qu’a chaque individu de « performer » par rapport aux valeurs dominantes dans une société donnée. Ces valeurs peuvent changer d’une société à une autre, mais elles doivent pouvoir assurer la survie de la société dans ses besoins essentiels (l’alimentation, l’abri, la protection et la santé, entre autres) (Malinowksi, 1960).
La vision de la société proposée par Parsons, où chaque individu doit (et peut) mériter sa place dans la hiérarchie de statuts et de fonctions, a achoppé sur la réalité de la société américaine d’après-guerre. Les chances de réussite éducative étaient manifestement inégalement réparties, avec des difficultés particulières observées chez les enfants des milieux défavorisés. Dans le projet de Great Society des années 1960, symbolisé par le programme Head Start, l’intention était de fournir l’aide nécessaire aux enfants provenant de ces milieux pour qu’ils puissent acquérir les moyens d’améliorer leurs chances de réussite à l’école (Piven et al., 1971). Il était ici reconnu que les enfants des groupes sociaux défavorisés font face à des obstacles spécifiques, notamment dus au manque d’adaptation culturelle de leurs parents et à l’incapacité de ces derniers à leur fournir les valeurs et compétences appropriées à la réussite scolaire.
Dans les années 1980, les penseurs néolibéraux mettent l’accent de plus en plus sur la responsabilité de chaque individu en tant qu’acteur rationnel qui agit seul sur le marché, s’inscrivant notamment dans le courant de pensée développé par Friedrich Hayek (Hayek, 1960). Les néo-conservateurs de leur côté — à l’image de Lawrence Mead (1986) — déplorent le défaut d’autorité parentale et d’une éthique de travail parmi les pauvres. Ces incompétences parentales, principalement attribuées aux mères noires monoparentales par Mead, sont tenues en partie responsables par lui pour leur appauvrissement et pour l’augmentation des taux d’incarcération des jeunes hommes noirs. Mead explique qu’on s’attend à ce que les citoyens américains travaillent et paient leurs impôts. Beaucoup de pauvres ne faisant ni l’un ni l’autre, ils ne mériteraient pas, à ses yeux, le statut de citoyen. De moins en moins de gens, souligne Mead, acceptent d’occuper les emplois au bas de l’échelle, ceux-ci étant pourtant essentiels au fonctionnement de la société. Ils devraient donc y être obligés. Cette approche néoconservatrice et autoritaire visant une intégration imposée au marché du travail a trouvé un écho dans l’orientation de plusieurs politiques d’assistance sociale en Amérique du Nord et en Europe dès le début des années 1990 (Bane et Ellwood, 1994).
Problèmes individuels et réponses techniques
Tandis que le modèle organique demeure omniprésent parmi les manières de penser la société et les inégalités, ce dernier coexiste avec un autre modèle, de plus en plus présent depuis les années 1940 (McAll, 2013). La société n’y est pas pensée comme un organisme vivant, mais comme un système technique complexe intégrant des mécanismes de production, de distribution et de contrôle. Le principe clef dans cette approche est que tout problème social peut être défini comme un problème technique dû au mauvais fonctionnement du système (Habermas, 1968). Sa force tient au fait que, contrairement aux organismes vivants, un système technique est le produit du cerveau humain. Tout problème peut ainsi être vu comme provenant d’erreurs dans la conceptualisation du système, erreurs qui peuvent être retracées et corrigées. Ici réside la promesse d’une véritable « science » de la société.
Vers la fin de la Deuxième Guerre mondiale, William Beveridge contribue à l’essor de cette vision de la société comme un système technique en insistant sur la centralisation et la rationalisation des interventions de l’État dans un contexte d’après-guerre, ainsi que sur son rôle de planificateur dans les domaines de la santé, du logement, du travail, de l’éducation et de la distribution alimentaire. C’est la grande leçon de la Seconde Guerre mondiale : non seulement ce rôle est possible pour l’État, mais il est de surcroît essentiel pour vaincre ces « maux sociaux » que sont « la pauvreté, la maladie, les taudis (squalor), l’ignorance et la malnutrition » (Beveridge, 1944 : 146)[1]. L’une des priorités est de maintenir l’équilibre budgétaire au moyen de mécanismes de rétroaction qui sont à l’époque l’objet de la nouvelle science de la cybernétique, à travers, par exemple, la politique monétaire et les dépenses publiques. L’anarchisme du marché doit être « compensé » par des mécanismes protecteurs dont l’État est la source.
Concevoir la société comme un système technique permet d’assimiler tout problème social à un problème technique qui peut être résolu techniquement, par exemple, en augmentant le salaire horaire minimum ou en réorganisant le système de santé. À l’inverse, Park (1929), dans le cadre du modèle organique, considérait que tout problème social avait son origine dans un problème d’inadaptation individuelle. Une armée de réformateurs devait alors être envoyée au front pour agir sur la pauvreté et la déviance. Dès les années 1970, après les constats d’échec de ces réformes pensées à partir de l’échelle individuelle, tout est en place pour un renforcement du modèle fondé sur l’idée du système technique.
Ce dernier modèle enlève le poids de la responsabilité qui pèse sur les épaules des pauvres eux-mêmes (et sur celles des riches), en laissant entendre que ce sont les « experts » qui se trompent. La crédibilité des experts n’est pas menacée pour autant. L’expertise technique étant censée s’améliorer avec le temps, les solutions proposées hier peuvent ne plus paraître adéquates à la lumière des connaissances d’aujourd’hui. Personne ainsi n’est à blâmer pour ces problèmes techniques, sinon le précédent gouvernement. Cette absence de responsabilité caractérise les modèles organique et technique, la société existante et ses orientations fondamentales étant perçues selon ces deux modèles comme allant de soi. Certains auteurs ont pu faire référence aux deux modèles en même temps. Pour Mead (1986) par exemple, non seulement les mères seules assistées sont fautives de ne pas avoir transmis les bonnes valeurs à leurs enfants, mais le système d’assistance publique est lui aussi coupable de ne pas les avoir encouragées à le faire. Si on pousse un peu plus loin ce dernier argument, les mères seules ne portent plus aucun blâme : tout relève d’un système d’assistance qui est dysfonctionnel.
Nous parvenons ainsi à une situation où s’entrecroisent responsabilités individuelles et systémiques, le poids explicatif des unes et des autres se déplaçant selon les contextes historiques et sociaux. Par exemple, dans la France des années 1990, les prestataires du revenu minimum d’insertion (RMI) devaient signer des contrats d’insertion socioprofessionnels pour prouver leur volonté d’insertion. Dans de nombreux cas cependant, ces documents n’ont pas été signés, étant donné la croyance, partagée par certains fournisseurs de services de première ligne, que ces contrats ne servaient pas à grand-chose (Commission, 1992). Même quand les arguments penchent vers la responsabilité individuelle, la réponse peut donc aussi être formulée en termes techniques. On peut suggérer, par exemple, que les politiques publiques devraient être ajustées pour mieux encourager l’éthique du travail, ou que les programmes sociaux administrés centralement suscitent moins bien la participation des populations ciblées que les programmes administrés localement.
Tout ce qui dépasse la capacité d’intervention de l’État peut être défini comme un problème structurel, désignant là un problème technique qui provient de l’extérieur de la société ou qui relève d’un contexte plus large dans lequel s’encastre la société en question. Le salaire minimum constitue un cas classique où tout rajustement est limité par les salaires plus bas payés ailleurs, menaçant ainsi la compétitivité des entreprises. Fournir des salaires se rapprochant du seuil de la pauvreté (ou en dessous de ce seuil) peut ainsi être vu comme la conséquence inévitable de la structuration des marchés mondiaux. De tels arguments structurels définissent les limites de la capacité d’action de la société sur elle-même en termes techniques.
Les individus défectueux
L’approche fondée sur la conception de la société comme système technique pourrait s’affranchir d’une conception organique de la société. Elle est cependant confrontée à un organisme irréductible, celui de l’être humain. Si, au xixe siècle, les darwinistes sociaux percevaient les sociétés comme des organismes vivants, ces derniers ne pouvaient fonctionner correctement que si les véritables organismes vivants dont elles étaient composées — les êtres humains individuels — étaient socialement intégrés et en mesure de prendre leur place dans une division du travail social de plus en plus complexe. Se posait notamment le problème des peuples et des classes dont les conditions de vie ne s’amélioraient pas, malgré les efforts fournis par des manufacturiers paternalistes, des éducateurs et des colonisateurs pour répandre les bénéfices de la civilisation et convaincre chacun de l’importance de « s’aider soi-même », pour reprendre les enseignements de Samuel Smiles (1859). Il était clair pour Charles Darwin (1871), Alfred Wallace (1864) et leurs confrères que ces peuples et ces classes n’avaient pas autant progressé sur le chemin de la perfection morale et intellectuelle que leurs mentors des classes supérieures nord-européennes.
Les inégalités sociales n’étaient pas seulement explicables par l’adaptation à de nouvelles façons de faire, mais étaient inscrites dans la nature même des organismes vivants. Ce qui était perçu sous l’Ancien Régime comme une hiérarchie de sangs et de statuts inégaux préordonnée par Dieu, architecte de la nature, était dorénavant vu comme une conséquence de la sélection naturelle et de la survie des plus aptes. Si l’évolution permet à ceux-ci de survivre, il est alors préférable que les moins aptes — ou à tout le moins ceux qui ont démontré leur inaptitude par leur état de destitution — ne survivent pas. Cette idée est mise de l’avant par les eugénistes d’hygiène sociale à la fin du xixe et au début du xxe siècle. Pour Francis Galton (1883) et Havelock Ellis (1913), il faut « nettoyer la société », la débarrasser de sa « saleté » en intervenant, si possible, par la stérilisation afin d’empêcher ou, à tout le moins, de limiter la naissance des inaptes.
Durkheim (1893) se réfère aux inégalités naturelles qui devraient permettre à chaque personne de trouver sa place dans la structure sociale. D’autres attribuent à ces mêmes inégalités la capacité de détruire la société, de la rétrograder à un état antérieur d’imperfection morale et intellectuelle dont les mères monoparentales, les classes criminelles et les peuples sauvages constitueraient des exemples. Les organismes humains dysfonctionnels, qui végètent au bas de l’échelle sociale, finissent par constituer l’explication dominante des maux dont souffre la société. Il n’y a rien ici à adapter ou à transformer. Comme l’ont prétendu les autorités coloniales françaises jusqu’aux années 1950 en Algérie, en se fiant aux avancées en psychiatrie, les Algériens, à l’instar de certains Africains du sud du Sahara, seraient violents de manière congénitale parce qu’ils manqueraient d’un cortex, faisant d’eux des êtres humains lobotomisés (Fanon, 1961). Tout ce que l’on pouvait faire était de répondre à cette violence par une violence supérieure. L’idée selon laquelle les inégalités sociales découleraient de la perfection ou de l’imperfection d’organismes vivants correspond bien à la conception organique de la société qui fait de tout problème social un problème pathologique. Tandis que certains de ces problèmes peuvent être soignés, d’autres sont chroniques ou morbides et doivent être traités en conséquence, de préférence par le recours à la chirurgie.
Le racisme « scientifique » moderne se développe en même temps que la thèse socioculturelle voulant que toute personne puisse être adaptée à la structure sociale existante. Avec la conceptualisation de la société comme système technique qui se renforce dès les années 1950, la compréhension biomédicale des causes des inégalités sociales continue de se développer, parallèlement à l’émergence d’une lecture socioculturelle. Si les problèmes sociaux sont de plus en plus perçus comme des problèmes techniques, tout comportement incapable de satisfaire les standards de performance dans une société donnée peut être appréhendé comme la conséquence d’un problème dans le fonctionnement du corps lui-même. La vision du système technique, selon laquelle tout est explicable et susceptible de résolution en tant que problème technique, conduit à l’idée selon laquelle tout comportement humain répond à une cause physiologique ou biomédicale. Ainsi, les comportements jugés antisociaux en milieu scolaire peuvent être vus non pas comme un cas de non-conformité volontaire ou d’inadaptation aux valeurs sociales (approche socioculturelle), mais comme la conséquence d’un déséquilibre chimique dans le système régulateur interne du corps, qui peut être compensé par la médication. L’industrie pharmaceutique devient une source inépuisable de substances susceptibles de modifier les comportements humains, traitant le corps comme un ensemble technique qui doit être maintenu en équilibre par des moyens techniques. Selon Herbert Marcuse, en parallèle avec le « totalitarisme terroriste » des années 1930 qui cherchait à nettoyer la société en en éliminant les éléments indésirables, un nouveau totalitarisme « non terroriste », visant la « coordination économico-technique » de la société, se met en place (Marcuse, 1964 : 3).
L’individu et le système
Au-delà de la cartographie des différences de revenu et de qualité de vie, les explications des inégalités sociales qui prédominent ont donc tendance à montrer du doigt l’individu dysfonctionnel. Cette dysfonction peut être imputée à un défaut d’adaptation aux valeurs dominantes, à un problème dans le fonctionnement d’une société conçue comme système technique ou à des défauts « naturels » et innés chez la personne elle-même. Quelle que soit la piste empruntée, nous retrouvons, d’un côté, l’individu en tant qu’unité isolée et, de l’autre, le tout complexe de la société. Dans les années 1990, cette idée a été synthétisée par la notion d’exclusion sociale : il y aurait ceux qui sont dedans et ceux qui sont dehors. L’objectif devient alors de (ré)insérer les seconds.
Du point de vue durkheimien, selon lequel la société est un organisme plus grand que la somme de ses parties et qui, en tant que « tout » intégré, doit assurer sa propre survie, la question de ce dans quoi réinsérer les « exclus » ne pose pas de problème, jusqu’à un certain point. Cette perspective durkheimienne procède de la conception de l’être humain comme entité isolée qui ne prend vie, socialement, qu’à mesure de son intégration dans le tout social. Durkheim lui-même voit des « contraintes externes », tels les rapports de classe ou de caste, comme faisant obstacle à la division de travail « spontanée » où chacun doit pouvoir trouver sa place, selon ses compétences, dans la hiérarchie des fonctions. Ces contraintes collectives sont vues comme pathologiques et doivent être éliminées du corps social pour que le rapport entre chaque individu et la société comme système organique puisse fonctionner correctement. Dans le modèle organique développé après la Première Guerre mondiale, l’idée qu’il y a des contraintes externes a tendance à disparaître en ne laissant que l’inadaptation des individus comme source des problèmes sociaux. Selon Elton Mayo, par exemple, qui s’inspire en partie de Durkheim, l’idée d’une classe bourgeoise qui exploite les ouvriers n’est que rhétorique — il n’y aurait en effet que des individus mal ajustés (Mayo, 1933 : 152). Ce type de savoir individualisant détourne le regard des rapports sociaux et des responsabilités collectives. Ce sont ces rapports et les savoirs les concernant qui font l’objet de la deuxième partie de ce texte.
Les inégalités pensées comme rapports sociaux
L’appropriation des ressources
Parler de relations ou de rapports sociaux requiert de déplacer la focale d’une attention concentrée sur ce qui paraît concret et facile à cerner (l’individu en chair et en os), vers ce qui semble abstrait et non observable (les relations entre les individus). Georg Simmel (1917) conçoit l’étude des relations entre individus comme l’une des caractéristiques distinctives de la sociologie. Selon lui, l’objet de la sociologie devrait ainsi être les « relations de réciprocité qui perdurent », qui relient les individus entre eux et qui « font exister la société » sous la forme, par exemple, de la famille ou de l’État. Ce qui se passe entre des individus est aussi réel que les individus eux-mêmes, dans la mesure où, pour Simmel, ils sont définis dans leurs relations à autrui : « une personne est définie dans tout son être et dans toutes les expressions externes [de cet être] par le fait qu’elle vit dans une interaction réciproque avec d’autres personnes » (Simmel, 1917 : 72)[2]. Pour Simmel, nous avons besoin d’une « nouvelle méthode scientifique » qui conçoive les individus comme des êtres sociaux. Une telle sociologie « pure » fonctionnerait comme une grammaire « pure », qui sépare la forme d’une langue de tout contenu produit à partir de cette langue. En d’autres termes, dans plusieurs types de groupes sociaux, nous pouvons retrouver des formes identiques de relations parmi lesquelles, par exemple, la compétition ou la coopération. La sociologie devrait ainsi avoir comme objet « l’ordonnancement systémique, les fondements psychologiques et le développement historique des formes pures de la sociogenèse », autrement dit, l’étude des relations sociales comme productrices de la société (Simmel, 1917 : 83)[3]. En suivant le point de vue de Simmel (développé, par exemple, dans Simmel [1908]), la sociologie doit analyser et comprendre les inégalités à la lumière des relations sociales (et des rapports sociaux plus larges dans lesquels elles s’inscrivent) ou en tant qu’elles sont une des caractéristiques d’une gamme de relations sociales observables, pouvant être définie ou isolée (et comprise) dans des termes « purs », c’est-à-dire indépendamment de leurs manifestations concrètes.
Pour Max Weber, contemporain de Simmel, une « relation sociale » implique plus qu’une simple relation ad hoc entre deux personnes ou plus. Il s’agit en effet d’une action réciproque guidée par une compréhension plus ou moins partagée par les personnes impliquées, de ce que l’on attend d’elles dans le cadre de la relation (Weber, 1921). Weber s’intéresse à la manière dont les motivations et les préoccupations individuelles peuvent converger sous la forme d’actions collectives, génératrices d’identités et de solidarités opposées les unes aux autres. Les êtres humains peuvent bien avoir le don d’agir et de paraître aux yeux des autres en tant qu’individus. Reste que leur identité — en tant qu’individus — est indissociable de leur appartenance à divers groupes sociaux à la construction desquels ils contribuent par leurs actions. Partant de ce lien entre action individuelle et collective, Weber développe plusieurs motivations à agir, parmi lesquelles la satisfaction des besoins matériels, la poursuite du prestige et de l’honneur et le désir de la liberté. Prenons un exemple : dans une situation de rareté relative des ressources nécessaires pour satisfaire les besoins matériels, l’action collective peut viser l’amélioration des chances de survie individuelle et collective en restreignant l’accès à ces ressources aux membres d’un groupe donné. Dans la mesure où un tel accès différentiel peut être défini comme « inégal » et conduire à une différenciation de qualité de vie, nous avons là une explication de l’origine des inégalités sociales.
Nous nous éloignons ainsi de conceptions de la société comme un tout organique ou comme un ensemble d’individus atomisés en interaction ponctuelle les uns avec les autres. Nous faisons face, au contraire, à une société faite d’interactions entre groupes sociaux, chacun de ces groupes étant le produit des motivations convergentes de ceux et celles qui en sont les membres. Le terme utilisé par Weber pour décrire ce processus de construction de groupes sociaux est la « sociation » (Vergesellschaftung), fondée en partie sur ce qu’il appelle la « fermeture monopolistique ». Cela signifie que les êtres humains tendent à s’organiser en groupes afin de monopoliser l’accès à certaines ressources en empêchant d’autres groupes d’y avoir accès. Les inégalités sociales se construisent donc par inclusion et exclusion, ce dernier terme n’ayant pas le caractère flou qui lui est attribué dans la documentation scientifique sur la pauvreté (par exemple Budowski et al., 2001). En fait, les uns s’organisent pour exclure les autres.
Dans cette perspective, la société est conçue comme un ensemble complexe de rapports sociaux qui interagissent et s’entrecroisent pour le contrôle de territoires, la monopolisation de ressources, la construction de frontières et la fabrique d’inégalités. Les individus engagés dans cette variété de relations participent, comme le laisse supposer Weber, à la construction de sentiments distincts de communauté. Pouvant reposer sur la « croyance de partager des traits en commun » qui a un caractère « ethnique » (ethnischer Gemeinsamkeitsglaube), ces sentiments peuvent s’exprimer sous la forme de différences religieuses, linguistiques, nationales ou de « race » (Weber, 1921 : 238). Ces identités multiples et parfois englobantes (en temps de guerre, par exemple, quand une population peut se voir comme une et indivisible face à un ennemi) constituent le cadre (ou l’ensemble des cadres) dans lequel opère la société et au moyen duquel elle est pensée.
Cette première conception des inégalités sociales comme rapports sociaux — supposant l’appropriation collective de ressources — s’accompagne d’un type particulier de savoir, fondé sur la stigmatisation de l’Autre exclu. Dans ce cas, la différence culturelle peut être vue comme un obstacle insurmontable à toute intégration au groupe qui exclut (plutôt que comme un simple problème d’adaptation), tandis que la différence naturelle, liée au sexisme ou au racisme, peut prendre la forme de la misogynie, de la chasse aux sorcières, de la xénophobie, de la diabolisation ou de la criminalisation, selon la période et le contexte social. Le trait commun de ces savoirs est la glorification du groupe dominant et le dénigrement de l’Autre comme malintentionné, comploteur et dangereux. Dans la mesure où l’exclusion est le fondement de ce type de préjugé, j’appellerai ce type de racisme le « racisme de l’exclusion ».
L’appropriation du corps
Les inégalités sociales peuvent aussi consister en l’appropriation des personnes elles-mêmes en tant que ressources et aboutir à leur utilisation dans la production de biens et la fourniture de services pour autrui. Cette idée nous fait entrer au coeur de la conception des inégalités sociales présente jusqu’au xviie siècle au moins (en Europe) et théorisée par différentes branches de la théorie sociale critique — notamment le féminisme dans la période contemporaine.
Les inégalités sociales tiennent toujours à la maximisation du bonheur et des bénéfices d’un groupe spécifique, mais reposent sur l’utilisation des capacités physiques et mentales d’autrui. Si la contemplation et les échanges philosophiques avec ses pairs dans l’arène publique constituaient le bonheur suprême dans la Grèce antique (pour certains), ils n’étaient rendus possibles que par l’existence d’une armée d’esclaves et d’ouvriers semi-libres qui fournissaient les denrées nécessaires à la vie de ceux qui se dévouaient à la philosophie. La liberté du citoyen reposait sur la non-liberté de l’esclave, celle-ci impliquant le fait d’appartenir à autrui, de travailler pour autrui, de n’être qu’un outil entre les mains de ce dernier. La dépendance, l’obéissance, le contrôle et l’appartenance étaient les dimensions constitutives de l’univers domestique où les fruits de la terre étaient récoltés, la nourriture préparée, les vêtements et ustensiles fabriqués et les enfants élevés. Comme le laisse supposer Hannah Arendt, « la maisonnée (household) était le centre de l’inégalité la plus stricte » [4] et tenue à distance des agissements des citoyens libres dans l’espace public. Dans l’univers domestique (« the realm of the household »), « la liberté n’existait pas » (Arendt, 1958 : 32).
La question de « qui travaille pour qui » et de « qui appartient à qui » fut un enjeu central, en Europe, pour concevoir les inégalités sociales pendant les siècles suivants. Servir quelqu’un, ou travailler sous son autorité, voulait dire lui appartenir, au moins partiellement (McAll, 1980, 2009 ; Michaud-Quantin, 1970). Le mouvement pour la liberté et la citoyenneté au Moyen Âge est ainsi en grande partie attribuable à la volonté d’échapper à ces rapports de dépendance (McAll, 1999). Les nouveaux citoyens, qu’ils soient marchands ou artisans, n’appartenaient qu’à eux-mêmes. D’où les craintes exprimées par les artisans et les petits fermiers dans l’Angleterre du xviie siècle, devant la menace du travail salarié et de la non-liberté — plus de la moitié des hommes adultes étant « en service » dès la fin du siècle selon Christopher Hill (1967).
John Locke (1690a), Jean-Jacques Rousseau (1762) et d’autres avaient beau célébrer le « contrat » qui lie les membres d’une communauté politique dans laquelle la souveraineté est censée appartenir au peuple, à la même époque, le contrat entre les maîtres (de plus en plus maîtres manufacturiers) et leurs serviteurs réduit les anciennes libertés. Avec la Révolution industrielle, les inégalités sociales, sous la forme de l’appropriation par certains de la capacité des autres à créer et à produire des biens, ont été généralisées et démultipliées au-delà de tout ce qui avait été connu auparavant, tant en termes de nombre de personnes impliquées que de quantité de biens produits. Ce que Robert Lynd (1940) décrit comme la « non-démocratie économique » (economic undemocracy) et qu’Arendt (1958) conçoit comme l’enfermement des ouvriers à l’intérieur des murs des fabriques (sur le modèle des Workhouses) devient la norme. Ce type d’inégalités sociales s’est ainsi installé — jusqu’à aujourd’hui — au coeur de la vie sociale, même si la qualité matérielle de vie que permet ce statut dépendant s’est progressivement améliorée dans certaines régions du monde.
L’inégalité sociale fondée sur l’appropriation d’autrui n’est nulle part plus enracinée que dans le cas des rapports de genre. Ce n’est que récemment que les femmes ont été reconnues en droit dans certains pays comme des sujets indépendants des hommes. L’appropriation de la capacité de produire et de reproduire se loge au coeur de cette relation de dépendance.
Cette conception des inégalités sociales dépasse la juxtaposition de champs d’intérêt concurrents et l’exclusion d’autrui dans l’accès aux ressources et aux territoires, pour se diriger vers quelque chose de plus intime, inclusif et liant. Si le groupe qui s’approprie la capacité de travailler d’autrui échappe à la charge du travail physique et mental, il échappe aussi à ses conséquences négatives sur l’espérance de vie en santé. Ceci peut entraîner le transfert net d’espérances et de qualités de vie d’une partie de la population (ou d’une population comme telle) à une autre (McAll, 2008).
Cette deuxième conception fondamentale des inégalités sociales comme rapports sociaux — supposant l’appropriation collective des corps — fait ressortir la production d’un autre savoir. Celui-ci cherche à légitimer l’appropriation en présentant différents types de corps (ceux des femmes, des esclaves, des peuples colonisés et des travailleurs manuels, par exemple) comme étant produits par la nature pour accomplir le travail qui leur est « naturellement » assigné. Les corps de ceux qui bénéficient de ce rapport ayant tendance à être exemptés de l’usure du travail, ils peuvent dès lors être perçus comme plus raffinés et supérieurs en essence. D’où la forme spécifique qui accompagne ce type de rapport social inégalitaire que j’appelle le « racisme du corps ». Les corps considérés comme inutiles ou inemployables, en raison, par exemple, d’un handicap, de la santé ou de l’âge, peuvent être relégués aux marges de la société, cette marginalisation naturalisée étant expliquée en termes d’incapacité physique. Ces « corps inutiles » sont alors réduits à l’image que l’on a d’eux : des corps à nourrir et à vêtir, des corps non habités, peut-être des corps assujettis à une maladie chronique, sans histoire et sans avenir, sans identité, sans voix ; des corps invisibles, qui ne sont pas là, laissés de côté, oubliés et enfermés.
L’appropriation de l’esprit
L’idée même de réduire certains individus à leurs corps appropriés a tendance à occulter le fait qu’ils sont aussi sujets à l’appropriation du savoir qu’ils possèdent. Ce n’est en effet pas seulement la capacité physique qui est appropriée, mais tout le spectre des arts, des techniques traditionnelles et des connaissances acquises, nécessaires à la production et à la confection de la nourriture, à la transformation des matières premières en objets utilisables, à la guérison de la maladie, à l’éducation des enfants et à la reproduction de la culture (au sens large d’un mode de vie soutenable dans un environnement donné). L’appropriation des savoirs est au coeur de ces rapports sociaux inégalitaires. Ce fut aussi un enjeu central de la Révolution industrielle, par l’incorporation des savoirs artisanaux dans le processus de production.
Au-delà des savoirs, c’est aussi la capacité d’agir en tant qu’être humain autonome, prenant ses propres décisions, qui est sujette à l’appropriation par les détenteurs du pouvoir. La liberté du citoyen (mâle) est symbolisée dès le Moyen Âge, non seulement par le fait qu’il ne travaille pas pour autrui (comme serviteur) et qu’il est de ce fait capable de se nourrir lui-même (bürgerlische Nahrung) (Friedrichs, 1979), mais également par le fait qu’il participe en tant qu’être libre et rationnel — membre d’une « communauté » urbaine — à l’élaboration de son propre droit (Michaud-Quantin, 1970). Les détenteurs de pouvoirs féodaux et monarchiques s’opposent à cette liberté. Ils cherchent en effet à maintenir leur position de dominance, tout comme l’Église cherche à légitimer l’ordre social à la lumière de ses propres doctrines en délégitimant les explications alternatives. La révolution scientifique du xviie siècle s’opposait explicitement à l’autorité ecclésiastique, pendant que les nouveaux marchands et les parlementaires (en Angleterre) cherchaient à se libérer du pouvoir arbitraire de la monarchie.
La conception de la liberté et de l’égalité humaines comme fondée sur la raison individuelle est promue au xviiie siècle, la pauvreté de l’ouvrier manuel étant perçue par Locke (1690b) comme la conséquence de son manque d’éducation et de son incapacité à prendre les bonnes décisions. Ce point de vue tend à comprendre l’éducation, ou son absence, comme le facteur clé pour rendre compte des inégalités sociales, avec tout ce qui s’ensuit sur le plan de la responsabilité individuelle. Ce point de vue peut aussi laisser entendre qu’il est préférable de laisser le pouvoir décisionnel aux mains de ceux qui sont les mieux informés. Cela fait par exemple craindre à Immanuel Kant (1784) que la masse des citoyens ne reste soumise aux conseils de tuteurs, réduisant ainsi leur capacité à réfléchir de manière critique et autonome sur la société et ses institutions et à contribuer à l’avancement des Lumières.
Cette même crainte est exprimée par Wilhelm von Humboldt (1809) et John Stuart Mill (1859), devant le spectre croissant d’une bureaucratie d’État se substituant au citoyen. Mill s’inquiète notamment du lien entre cette bureaucratie, qui prétend pouvoir décider de tout, et le positivisme sociologique d’Auguste Comte : « M. Comte […] dont le système social, tel que développé dans son Traité de politique positive, vise à établir […] un despotisme de la société sur l’individu, dépassant tout ce qui a été pensé dans l’idéal politique des disciplinaires les plus rigides parmi les philosophes de l’Antiquité » (Mill, 1859 : 29)[5]. À la même époque, les autorités coloniales britanniques traitent certains peuples colonisés, en Inde, en Afrique, en Amérique du Nord et ailleurs, comme des enfants incapables de prendre des décisions et donc incapables d’autonomie gouvernementale. L’infantilisation explicite des peuples autochtones au Canada en est un exemple (Jamieson, 1978), tandis que Malcolm Darling (1925) insiste sur l’obligation des administrateurs britanniques dans le nord-ouest de l’Inde d’organiser les populations de la région de manière rationnelle, étant donné leurs propres manques à cet égard.
Les inégalités sociales sont de plus en plus légitimées, dès la deuxième moitié du xixe siècle, en brandissant la déficience ou l’immaturité intellectuelle qui découleraient de l’infériorité naturelle des femmes, des classes et des races subalternes ou de leurs insuffisances profondes sur les plans culturel ou éducatif. Ces positions se retrouvent chez Darwin (1871 : 55), qui met aux deux extrêmes, en termes d’intelligence, les « sauvages les plus grossiers » et les « hommes les plus éminents des races les plus élevées ». De son côté, Spencer, dans The Principles of Sociology (1874 : 79), exprime l’avis qu’il est aussi difficile de faire comprendre une idée complexe aux personnes avec un « bas niveau d’intelligence » (lower intellects) que de « nourrir une vache avec de la viande ». La réponse ne se limite pas à mesurer, classifier, contrôler et, si nécessaire, encourager la non-reproduction de telles populations — comme le laissent supposer Wallace (1874) et Galton (1883) — mais aussi à penser pour elles et à décider à leur place. Même Mill, qui insiste sur le fait que l’État doit laisser les individus libres de décider pour eux-mêmes, ne croit pas que le simple ouvrier soit suffisamment éclairé pour avoir le droit de vote : « [...] dans leur état actuel de moralité et d’intelligence, il serait hautement nuisible de donner le vote à la classe d’ouvriers la plus rude » (Mill, 1861 : 213)[6].
Suivant l’engagement croissant de l’État dans la gestion de la société dès la fin du xixe siècle, le mot d’ordre parmi les sociodémocrates et autres progressistes britanniques est que les nouvelles politiques et programmes sociaux doivent être pensés par ceux qui sont capables de le faire, dans l’intérêt de ceux qui sont alors vus comme inférieurs. L. T. Hobhouse (1911 : 89), au nom du libéralisme social, déplore ainsi l’existence d’une « aristocratie de caractère et d’intelligence[7] », qui occupe les postes clés de l’administration publique et se voit comme seule détentrice du savoir nécessaire pour « organiser la vie de l’homme moyen […] pour son propre bien[8] ». À la même époque, les tests d’intelligence font partie des outils pour évaluer la qualité « raciale » des immigrants arrivant sur la côte est des États-Unis et du Canada, avec les passagers de première classe échappant généralement aux inspections (McLaren, 1990 : 56).
Sous-jacent aux conceptions des inégalités en lien avec la réussite éducative de l’individu ou en tant que problème technique à être résolu par des spécialistes, un troisième type de rapport social inégalitaire, fondamental sur le plan historique, se profile alors : l’appropriation de la raison elle-même, de la capacité des individus à réfléchir et à décider de manière autonome. Cette troisième conception fondamentale des inégalités sociales génère un type particulier de préjugé fondé sur l’incapacité intellectuelle présumée d’une population subalterne. Ce type spécifique de rapport social inégalitaire s’accompagne d’un type spécifique de racisme, que j’appelle le « racisme de l’esprit ».
Sociologie, inégalités et action publique
Sociologie et savoirs dominants
Les trois types de racisme présentés dans ce texte (racismes de l’exclusion, du corps et de l’esprit) agissent comme des cadres pour l’action. Les préjugés qu’ils renferment se traduisent par des traitements différentiels qui structurent les inégalités sociales. Une science sociale qui veut comprendre de telles inégalités et produire (avec d’autres) un savoir ouvrant sur — et oeuvrant pour — une société plus égalitaire, doit maintenir une distance critique vis-à-vis de ces savoirs omniprésents dans le quotidien.
Anthony Giddens, inspiré par Freud, distingue trois types de knowledgeability (« ce qui peut être su ») : (1) ce que les gens savent qu’ils savent et sont en mesure de formuler explicitement (« conscience discursive » ou discursive consciousness) ; (2) ce qu’ils savent qu’ils savent, mais qu’ils n’ont pas formulé consciemment (« conscience pratique » ou practical consciousness) ; (3) ce qu’ils savent mais qu’ils ne sont pas conscients de savoir (« motivations inconscientes » ou unconscious motives) (Giddens, 1984 : 7). Si nous acceptons cette distinction, les rapports sociaux inégalitaires, tels qu’ils se manifestent au quotidien, relèveraient principalement de la conscience pratique et de l’inconscient. Les groupes dominants peuvent agir de manière conséquente en maintenant d’autres groupes sociaux en dehors du jeu, sans nécessairement être conscients de ce qu’ils sont en train de faire et tout en ayant une compréhension profonde, quoique refoulée, de ce qui est en jeu. Le féminisme, le postcolonialisme et la sociologie critique peuvent bien chercher à exhumer de tels savoirs refoulés et les ramener dans l’espace public, mais ils font face au problème que les groupes dominants le savent déjà et ne peuvent pas le savoir en même temps, cette contradiction étant une caractéristique de tout savoir refoulé.
Les problèmes rencontrés par la sociologie dans ses tentatives d’avoir une influence sur les inégalités vont au-delà des seules difficultés à exposer de façon critique les rapports fondamentaux de domination et d’appropriation. Le premier problème réside dans ce que Giddens appelle la « conscience discursive », ou ce que nous pourrions appeler le « savoir explicite ». Dans la première partie de ce texte, j’ai esquissé les façons socialement dominantes de concevoir les inégalités sociales, en termes de problèmes individuels d’adaptation et de performance, ou de problèmes techniques pouvant être résolus par des solutions techniques. Le problème pour la sociologie est qu’elle a été historiquement impliquée dans la production de ces explications et qu’elle continue de l’être.
L’idée même d’une société comme système complexe, ne pouvant être comprise que par des experts qui conseillent les administrateurs quant aux solutions techniques à apporter, doit beaucoup à la sociologie d’Auguste Comte. Selon Comte, le « travail théorique de la réorganisation sociale » doit être confié à la « classe des savants », car les peuples, laissés à eux-mêmes, ne font que « marcher à grands pas vers une complète anarchie » (Comte, 1883 : 84, 93). Comte a été l’une des sources principales d’inspiration pour ceux qui défendaient l’idée d’un « État du bien-être » (le Welfare State ou État-providence) avant la Première Guerre mondiale, dont Beatrice Webb (Webb, 1938 : 167). Si la sociologie d’inspiration comtéenne insiste sur l’incapacité de l’« homme moyen » d’« organiser » sa vie (pour reprendre les termes de Hobhouse [1911 : 89]), la sociologie américaine des années 1920 et 1930 (notamment l’École de Chicago) joue un rôle central pour orienter l’action de l’État vers l’idée que ce sont les individus qui sont responsables de leurs propres échecs, de leurs réussites et donc des inégalités sociales qui en résultent. Cette idée revient dans le système social méritocratique élaboré par Parsons (1953) qui, à son tour, contribue à orienter les interventions étatiques états-uniennes après la Deuxième Guerre mondiale. T. W. Adorno et al. (1950) contribuent aussi à l’individualisation des problèmes sociaux en concevant le racisme, l’antisémitisme et des préjugés semblables comme étant enracinés dans les défauts individuels de personnalité. Cet apport des sciences sociales est maintenu dans le monde contemporain par des recherches en partie orientées par l’État, destinées à identifier et à combler les lacunes individuelles et à trouver, le cas échéant, ce qui a échoué dans les solutions techniques proposées préalablement.
Dès les années 1920, la sociologie est aussi de plus en plus engagée dans la production des chiffres dont l’État a besoin (Oberschall, 1972) et contribue ainsi à alimenter l’idée selon laquelle les inégalités sociales seraient avant tout — sinon uniquement — saisissables à travers la quantification. Les tentatives destinées à rendre compte des rapports sociaux qui sous-tendent ces chiffres peuvent être reléguées hors de la science positive, tout savoir impliquant des valeurs — selon Jürgen Habermas (1963) — étant assimilé à un substrat incompréhensible. Pour le dire autrement, les principaux types de savoirs (ou cadres de pensée), portant sur les inégalités qui dominent l’espace explicatif dans les sociétés contemporaines et tracent les limites au-delà desquelles ces inégalités ne peuvent être pensées, sont en partie produits par la sociologie elle-même.
Les sociologues seraient ainsi au coeur des sociétés inégalitaires contemporaines et de la production du savoir légitime sur les inégalités. Ils et elles peuvent aussi occuper des positions privilégiées en termes de statut, de revenu, d’identités racisées et de genre, et peiner à voir les inégalités depuis une position différente de la leur, tout en cherchant à protéger la production du savoir lui-même sur la société, en se percevant comme en étant les seuls producteurs légitimes, contribuant ainsi à la hiérarchisation des savoirs. Dans ce dernier cas, la production d’un savoir « légitime » sur les inégalités sociales peut elle-même devenir, ironiquement, génératrice d’inégalités.
Technobureaucratie et réduction identitaire
Si la sociologie peut contribuer au maintien des inégalités sociales, la question demeure ouverte quant à sa capacité à échapper aux cadres de pensée dans lesquels ces inégalités sont enchâssées. L’appel de Michael Burawoy pour une « sociologie publique » semble indiquer une issue possible pour une sociologie traditionnellement enfermée, soit dans des pratiques soutenant la formulation de politiques publiques, soit dans l’organisation et la défense de la vie professionnelle, soit dans une posture critique sans grand écho en dehors de l’univers académique. Le changement de lieu nécessaire pour la pratique d’une autre sociologie peut être celui occupé par l’« intellectuel public » qui participe aux débats publics, ou par un engagement plus poussé dans ce que Buroway appelle « la sociologie publique organique » (Burawoy 2005 : 23). Dans ce dernier cas, les sociologues travaillent de près avec un contre-public « visible, dense, actif et local »[9]. Ce public peut être lié, par exemple, au mouvement ouvrier, aux associations de voisinage, aux communautés fondées sur la religion, aux groupes de défense des droits des immigrés ou aux organisations pour les droits de la personne. Burawoy conclut qu’il peut y avoir, dans de tels cas, un « dialogue, un processus d’éducation mutuelle » entre le sociologue organique et le public concerné (Burawoy, 2005 : 7). Ce type de sociologie organique, cependant, « demeure souvent invisible, privé et considéré à part de nos vies professionnelles » (Buroway, 2005 : 7)[10].
L’idée d’une sociologie publique peut être vue autrement si nous la considérons à la lumière de l’histoire de l’État interventionniste, dont celle de la sociologie est inséparable, la sociologie étant l’une des principales sources de connaissances permettant à l’État d’agir dans et sur la société de manière cohérente. Le problème pour une sociologie publique qui voudrait aller plus loin sur le chemin suggéré par Burawoy réside dans la nature et l’histoire de l’État interventionniste lui-même, tel qu’il émerge après la Deuxième Guerre mondiale. Le modèle pour le Welfare State d’après-guerre proposé par Beveridge (1944) est le système de commandement centralisé du gouvernement britannique en temps de guerre, à savoir un système qui vise à assurer la participation de tous dans l’effort de guerre, ainsi que l’organisation efficace du marché du travail, du système de santé, du secteur du logement et de la distribution alimentaire (entre autres). L’idée est de reproduire, en temps de paix, l’efficacité et l’orientation rationnelle de ce système de gouvernement, tout en s’inspirant de l’approche keynésienne de l’économie et de la planification sociale développée par l’Union soviétique. Il convenait cependant de trouver un équilibre, en s’inspirant de ces modèles tout en protégeant les libertés individuelles qui étaient réduites en temps de guerre et largement niées dans les expérimentations soviétiques.
L’État interventionniste à la Beveridge vient au monde afin d’agir sur les grands maux sociaux (Beveridge, 1944 : 146), comme souligné plus haut. Mais cet État se caractérise aussi par la technocratie, la bureaucratie et la centralisation de la prise de décision. À propos de la planification économique, Beveridge suit les pas de Comte en félicitant le gouvernement d’avoir créé un panel d’experts capables de le conseiller quant aux stratégies à adopter face aux problèmes généraux de l’économie. Ces conseils sont d’autant plus importants que l’avis des citoyens à ce sujet — notamment sur l’importance d’emprunter et de creuser des déficits — est souvent « fallacieux », étant fondé sur une incompréhension du rôle que doit jouer l’État (Beveridge, 1944 : 149, 257).
Si Beveridge ne pense pas que ses propositions conduisent à un accroissement du rôle de la bureaucratie, la planification centralisée qu’il propose augmente nécessairement le nombre d’intermédiaires, agissant comme relais entre les décideurs bien informés et les exécutants locaux des tâches assignées. En conformité avec la théorie wébérienne de la bureaucratie, ces intermédiaires, organisés dans une chaîne de commandement hiérarchique, possèdent des parcelles de savoir qui s’accordent avec leur fonction. Ces parcelles peuvent être jalousement protégées comme des « secrets de la fonction » (Amstgeheimnisse, Weber, 1921 : 129), donnant à ceux qui les possèdent le pouvoir de résister, jusqu’à un certain point, aux ordres qui leur viennent d’en haut et de contrôler ce qui est communiqué vers le bas. Les savoirs qui circulent dans les diverses strates de la hiérarchie administrative peuvent ainsi être filtrés, réduits ou transformés en traversant ces poches de savoir et de pouvoir croisées au cours de leur route.
Quand la sociologie entre en contact avec une telle bureaucratie d’État, non seulement elle peut faire face à sa propre incapacité à voir les inégalités sociales comme rapports sociaux, ainsi qu’à sa volonté de maintenir un monopole sur la production du savoir social légitime, mais elle peut aussi se heurter à l’incapacité de la bureaucratie elle-même à entendre les savoirs qu’elle produit. L’idée même d’une chaîne de commandement technobureaucratique laisse supposer que des savoirs indépendants et externes ne peuvent être entendus et incorporés que par le sommet de la hiérarchie (si le sommet veut bien les entendre), l’accès aux niveaux inférieurs étant quant à lui limité, voire fermé. Les chercheurs peuvent bien obtenir le droit de contacter des cadres ou des gestionnaires aux différents échelons, ainsi que des fournisseurs de services ou des usagers, pour recueillir des données qu’ils réachemineront vers les « décideurs ». Mais ce recueil de données peut être restreint, dès le départ, aux seuls problèmes que ces derniers sont capables d’entendre et de voir — soit l’individu dysfonctionnel, soit le système technique en panne.
Ce n’est pas seulement l’accent mis sur l’individu dysfonctionnel qui fait problème pour la sociologie (d’autant plus que cette dernière y a largement contribué), mais aussi la façon dont les politiques sociales et de santé conçoivent ce dysfonctionnement. Ce dernier tend à être sous-divisé en dysfonctionnements distincts, qui correspondent à des champs d’expertise et d’intervention prédélimités. Prenons l’exemple d’une personne qui connaît la pauvreté matérielle, le manque de travail, la violence conjugale, l’abus de substances et des troubles mentaux. Alors que tous ces problèmes sont inextricablement entrelacés, le fonctionnement technobureaucratique peut exiger des traitements à partir de plusieurs sites, de remplir des formulaires distincts et rencontrer des spécialistes divers, tout en exposant potentiellement l’individu concerné aux questions intrusives de chercheurs spécialisés dans ces différents champs. Plus une personne a de problèmes, plus elle est susceptible d’être segmentée en entités diverses au cours des différentes interactions avec les services de santé et les services sociaux. Elle peut aussi être réduite à une seule dysfonction globale, quand elle est ramenée à une condition, par exemple, celle d’être sans-abri, toxicomane ou jeune parent incompétent. Dans ces deux types opposés de réduction identitaire (la fragmentation individuelle et l’identification à un groupe stigmatisé), c’est l’individu dans sa globalité qui disparaît.
Expérience et savoirs fondamentaux
Toute vision technocrate et réductrice du social finit par se heurter au monde réel. Certains cadres de savoir peuvent se vouloir dominants, mais la production quotidienne de la société s’accomplit souvent à la marge ou en dehors de ces cadres, à l’interface entre les services institutionnels ou associatifs et la complexité du monde social. Il peut y avoir disjonction entre cette complexité vécue de près — où les inégalités sociales de conditions et de rapports sont omniprésentes — et le monde imaginé par les savoirs dominants où, par exemple, les individus ne réussissent et n’échouent que sur la base de leur propre mérite. Il y a ici, dans cette disjonction, la possibilité d’une brèche pour une sociologie publique qui s’allie à d’autres acteurs producteurs de savoirs enracinés dans l’action et dans l’expérience. C. Wright Mills (1959) avait théorisé de tels liens en prônant la pratique d’une sociologie qui compléterait les savoirs expérientiels des acteurs de la société civile. Burawoy lui-même fait état d’une sociologie publique de type « organique » pratiquée, notamment, auprès de communautés locales. L’enjeu va cependant au-delà du « local ». Il concerne, plus globalement, le pouvoir d’action sur les inégalités de l’État lui-même et la possibilité pour la sociologie d’y contribuer en échappant à la logique technocrate. Une telle voie suppose la mise en lien d’au moins trois types d’acteurs (et de leurs savoirs) : les sociologues, les populations qui vivent les inégalités et les personnes qui interviennent auprès d’elles.
Pour que la sociologie contribue à une telle brèche, il est nécessaire de reconnaître au préalable la valeur des savoirs expérientiels, qu’ils soient fondés sur l’expérience des inégalités elles-mêmes ou sur celle de l’intervention. Par exemple, dans le domaine de la pauvreté et du développement international, Robert Chambers (1995) décrit les limites de l’expertise développée par les professionnels du Nord. Cette expertise est, selon lui, réductionniste (la pauvreté est réduite au manque de revenu et d’emploi), simplifiée (l’accent est mis sur une seule dimension de la vie) et standardisée (une seule solution est proposée : la construction d’usines liées, de préférence, aux corporations multinationales et aux marchés internationaux).
Les populations elles-mêmes, quand leurs voix sont entendues, peuvent avoir une conception multidimensionnelle de la pauvreté, fondée notamment sur une quête de bien-être. Chambers fait référence à des recherches menées dans des communautés villageoises en Inde. Ces communautés mettent en évidence l’importance d’être en forme physique, d’avoir accès à la terre, à la pêche, à la chasse et à d’autres ressources, d’être autonomes à l’égard des propriétaires terriens, d’éviter tout travail jugé humiliant, d’avoir accès à l’éducation, tout en ayant de bonnes relations avec les voisins, une vie spirituelle satisfaisante, un sentiment d’appartenance et la possibilité de fournir à soi-même et à sa famille trois repas par jour. Comparés aux savoirs « experts », les savoirs des populations concernées, ancrées dans leurs expériences, ont donc tendance à être plus complexes (portant sur les multiples dimensions de leur vie), plus holistes (l’accent est mis sur l’ensemble de leur mode de vie) et plus diversifiés (chaque population ayant une manière propre de voir). Chambers appelle ainsi à un changement de paradigme qui mette l’accent sur le bien-être et qui reconnaisse le droit des populations à produire leurs propres analyses et à participer à toute prise de décision qui les concerne. Ne sont pas seulement visées ici les vertus inhérentes à la reconnaissance et à la participation à la production des savoirs, mais aussi la qualité et l’adéquation des savoirs produits aux besoins identifiés.
Jane Jacobs fait une critique similaire à propos de la planification urbaine. Les experts dans ce domaine peuvent finir par détruire ce qui donne vie à un voisinage en ayant un « profond mépris pour les gens ordinaires » (Jacobs, 1961 : 82)[11]. Ils peuvent ne pas tenir compte de la manière dont ces derniers occupent les espaces et développent des communautés locales. La vie urbaine serait au contraire l’expression d’un certain type de responsabilité civique : les multiples utilisateurs d’un même espace social prendraient une part de responsabilité pour le bien-être d’autrui, tout en poursuivant leurs propres projets et parcours de vie. Les quartiers d’une ville seraient ainsi des entités assumant un certain degré d’autonomie gouvernementale (« organs of self-government »), munies d’espaces et d’édifices utilisés de telle manière qu’aucun expert en planification urbaine n’aurait pu l’imaginer (Jacobs, 1961 : 194).
Si Chambers et Jacobs partagent l’idée d’ouvrir la production des savoirs à ceux qui en sont exclus, cette ouverture exige la création de brèches vis-à-vis des savoirs qui tendent à protéger les inégalités. D’un point de vue anti- ou postcolonial, ces brèches peuvent être assimilées à une décolonisation de l’esprit, à une volonté de déconstruire la version de l’histoire promue par les colonisateurs, pour en extirper le racisme et les préjugés et en fournir des versions alternatives, de manière à imaginer autrement l’avenir. Plusieurs exemples viennent à l’esprit : celui de la littérature en Irlande républicaine (Corkery 1931) ou en Inde (Tagore 1924), de l’éducation postcoloniale en Guinée-Bissau (Freire 1978), de la libération de l’Algérie française (Fanon, 1987) ou du Rastafarianisme en Jamaïque (Hall, 1985).
Le rapport entre femmes et psychiatrie constitue un autre domaine où des savoirs dominants peuvent faire abstraction des savoirs expérientiels. Par exemple, pour Dorothy Smith (1990), les professionnels en santé mentale ont tendance à développer des grilles de lecture qui laissent peu (ou pas) de place aux savoirs qui n’entrent pas dans leurs schèmes de pensée, dont les liens de causalité établis par les femmes entre leur état de santé et les relations sociales vécues. Dans ce processus, le « vrai monde », qui est « différent, indéfini » et dont la nature « désordonnée » (messy) est « inépuisable » (Smith, 1990 : 126)[12], est réduit à une version idéologique de la réalité qui « nous empêche d’avoir accès aux fondements sociorelationnels de notre expérience » (Smith, 1990 : 42)[13]. La sociologie peut participer à ce processus en transposant les « actualités de la vie et de l’expérience des gens dans la monnaie conceptuelle par laquelle ils sont gouvernés » (Smith, 1990 : 14)[14]. Smith appelle ainsi à « un nouveau tissu discursif par lequel peut éclater une gamme d’expériences jusqu’alors niée, réprimée, subordonnée, absente du langage ou manquant de langage [pour être exprimée] » (Smith, 1990 : 12)[15]. L’objectif est de « faire de l’expérience quotidienne du monde, directement incorporée, le fondement premier de notre savoir » (Smith, 1990 : 22)[16].
Pour que ces savoirs expérientiels puissent contribuer à la formation d’un contre-pouvoir sous la forme de projets d’action ou de négociation collective, ils doivent passer de l’état d’un savoir « en soi » à celui d’un savoir « pour soi », associé au développement d’une conscience collective (comme l’a suggéré Karl Marx pour la paysannerie française du xixe siècle) (Marx, 1852 ; McAll, 1990 : 94). Dans le monde colonial, les puissances colonisatrices ont bien compris la nécessité d’empêcher l’émergence d’un tel savoir collectif engagé, comme l’illustre, en Algérie, la fermeture des mosquées par les autorités coloniales françaises (Mahsas, 1979 : 336). Dans le contexte des sociétés inégalitaires, la non-écoute de populations subissant les inégalités peut exiger la création de ce que Nancy Fraser appelle des « arènes discursives parallèles » (parallel discursive arenas). Dans ces arènes, les membres de « groupes sociaux subordonnés — femmes, travailleurs, gens de couleur, gais et lesbiennes » [17] — peuvent, en tant que « contre-publics subalternes » (subaltern counterpublics), consolider et développer un savoir collectif en mesure de contester l’hégémonie de ceux qui dominent l’espace public (Fraser, 1990 : 67). Il n’est ainsi pas suffisant pour la sociologie de « reconnaître » les savoirs expérientiels de populations soumises afin de repenser, avec elles, les inégalités — ou de penser l’égalité. Afin d’être reconnus, ces savoirs doivent pouvoir être constitués collectivement avant d’être portés par les collectivités concernées dans des lieux où ils peuvent interagir avec d’autres savoirs, dont ceux produits par la sociologie.
Les autres interlocuteurs essentiels de cette triangulation des savoirs sont les intervenants eux-mêmes. Tout comme la sociologie, l’action des professionnels peut contribuer tout autant à la construction des inégalités qu’à leur mise en cause. Pour reprendre la critique de Smith (1990), le pouvoir de la psychiatrie sur les femmes s’exerce notamment à travers des mises en catégories préalablement construites qui ne tiennent pas compte (selon Smith) de la complexité des savoirs expérientiels. Dans ce cas, il y aurait production d’inégalités dans et par l’intervention. Si celles-ci peuvent être exacerbées par les contraintes technobureaucratiques, elles peuvent aussi exister par elles-mêmes, en s’inscrivant, par exemple, dans des rapports de genre ou de classe. La participation des professionnels à un travail collectif pour repenser les inégalités suppose aussi certaines conditions au préalable, en particulier l’existence d’un lieu « neutre » où la collaboration devient possible.
Si les valeurs qui amènent chercheurs et intervenants à se préoccuper des inégalités sociales sont probablement en partie inaccessibles à un savoir explicite, certains aspects de la formation initiale, des parcours professionnels et des conditions d’exercice du métier peuvent avoir une incidence sur leur ouverture (ou non) à la collaboration. En témoigne le récit de Marie-Carmen Plante (2010) sur son parcours de psychiatre qui l’a amenée à s’engager auprès des populations sans domicile. Selon elle, il n’existait pas, dans sa formation initiale, d’éléments lui permettant de faire le lien entre inégalités sociales et santé mentale. Lors d’un stage en début de carrière dans un quartier ouvrier, elle découvre l’impact du chômage et de la pauvreté sur les habitants du quartier, tout en étant accompagnée par une « paire aidante » qui lui permet de « comprendre et [de] respecter ce nouvel univers » (Plante, 2010 : 5). C’est ensuite en pratiquant comme psychiatre dans une région minière, où les hommes « se plaignaient beaucoup des conditions de travail sous terre sans lumière, de la claustrophobie, de la peur », qu’elle comprend « le lien entre les conditions de vie et les problèmes de santé mentale » (Plante, 2010 : 6). L’expérience de Plante illustre le poids du savoir expérientiel dans l’orientation d’une pratique professionnelle.
L’orientation technobureaucratique et centralisatrice des services publics est fondée en grande partie sur la non-reconnaissance de ces savoirs expérientiels des professionnels, laissant peu d’ouverture à leur partage. L’organisation du travail elle-même peut restreindre le temps nécessaire à la connaissance des populations et de ce qu’elles vivent. Frédérique Le Goff et al. (1997) constatent, par exemple, que les intervenants les plus en mesure de présenter un profil détaillé des personnes soignées, de leurs conditions de vie et des relations sociales dans lesquelles elles sont inscrites, sont ceux qui interviennent à domicile, notamment les auxiliaires familiaux pourtant situés au bas de l’échelle professionnelle. Les médecins qui ne se déplacent pas en dehors de la clinique et qui enchaînent les rendez-vous éprouvent au contraire des difficultés à présenter dans le détail les personnes qu’ils viennent de rencontrer, au-delà de certaines informations partielles liées aux conditions de santé.
La mise en commun des savoirs pour agir sur les inégalités sociales dans le cadre de l’action publique exige ainsi des conditions particulières de distanciation critique par rapport aux pratiques et aux rapports inégalitaires existants, ainsi qu’un rapprochement entre les producteurs de savoirs fondés sur la sociologie, l’expérience de vie et de l’intervention. Elle exige également le partage d’un langage commun et une transformation radicale de la technobureaucratie.
Conclusion
L’action collective sur la société et son devenir s’effectue, évidemment, à de multiples niveaux. L’individualisme dominant laisse supposer que cette action collective n’est que la somme des actions individuelles, chaque individu étant ultimement responsable de son propre sort et donc de la place qu’il occupe dans l’échelle des inégalités. L’État n’interviendrait que pour ramener les individus égarés sur la bonne voie en leur suggérant, par exemple, d’adopter des « bonnes habitudes de vie ». À cette perspective individualiste se joint une vision technicienne, selon laquelle tout problème social, dont les inégalités jugées problématiques, ne serait qu’un problème de réajustement technique. L’État social actuel tend à orienter son action dans ces deux cadres individualisant et technicien. Ce faisant, les rapports sociaux producteurs d’inégalités, fondés sur l’appropriation collective des ressources, des corps et des esprits, sont largement occultés. Comme cet article le laisse entendre, si la société est structurée par ces rapports sociaux, ceux-ci se reproduisent au travers de savoirs qui les soutiennent. La sociologie est prise dans cet enchevêtrement de savoirs et d’intérêts collectifs. Il subsiste cependant une constante des rapports sociaux inégalitaires : la réduction des populations sujettes à l’exclusion ou à l’appropriation à des traits négativement connotés, qui sont censés, en retour, justifier le rapport inégalitaire qu’elles subissent. Ce type de « réduction identitaire » (McAll et al., 2015) n’est donc pas seulement le reflet des rapports sociaux inégalitaires, mais constitue le coeur de la production des inégalités elles-mêmes, en légitimant les traitements discriminatoires.
La réduction identitaire a cependant sa contrepartie : une approche « globale » qui reconnaît la personne dans les différentes dimensions de sa vie et de son bien-être, en lien — par exemple — avec ses conditions matérielles d’existence, ses relations sociales, sa santé physique et mentale, son autonomie et son rapport au temps (Fournier et al., 2014). Les conséquences d’une telle approche peuvent être importantes pour les populations exclues socialement, comme semblent le montrer les résultats d’un projet de recherche expérimental auprès de personnes sans-abri dans cinq villes canadiennes (McAll et al., 2014, Nelson et al., 2015, MacNaughton et al., 2016). Fondé sur la mise en commun des savoirs des sciences sociales et de la santé, des savoirs d’intervention et de gestion et des savoirs des pairs et pairs aidants (Godrie, 2015), ce projet illustre le potentiel d’action alternative sur les rapports sociaux inégalitaires que possèdent nos services publics.
Ce qui manque encore à cette action alternative est une sociologie libérée de l’espace emmuré à la construction duquel elle a contribué, afin de forger une alliance créatrice avec les acteurs des services publics et les populations concernées. Une telle alliance, fondée sur le rejet des fictions dont sont faites les inégalités sociales, participerait à la transformation de l’État social et à la construction collective d’un savoir autre, libre de sa critique, informé historiquement, riche de l’expérience du monde social et engagé dans la production d’une société plus égale et plus libre.
Parties annexes
Notes
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[1]
« Want, Disease, Squalor, Ignorance and Malnutrition » (traduction de l’auteur). « Squalor » est difficile à traduire en français, se référant à un ensemble de conditions de vie et de logement marquées par l’extrême pauvreté et l’insalubrité (entre autres choses). Le terme « taudis » traduit une partie seulement du sens de ce terme. À d’autres endroits dans le texte, Beveridge n’inclut pas la malnutrition parmi les quatre grands maux (par exemple, aux pages 31, 255 et 257) et à la page 257, il identifie un cinquième mal, l’« inactivité » (idleness).
-
[2]
« Der Mensch sei in seinem ganzen Wesen und allen Äußerungen dadurch bestimmt, daß er in Wechselwirkung mit andern Menschen lebt » (traduction de l’auteur).
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[3]
« Systematische Ordnung, psychologische Begründung, und historische Entwicklung der reinen Formen der Vergesellschaften » (traduction de l’auteur).
-
[4]
« The household was the center of the strictest inequality » (traduction de l’auteur).
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[5]
« M. Comte […] whose social system, as unfolded in his Traité de politique positive, aims at establishing […] a despotism of society over the individual, surpassing anything contemplated in the political ideal of the most rigid disciplinarian among the ancient philisophers » (traduction de l’auteur).
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[6]
« In their present state of morals and intelligence, it would be highly mischievous to admit the rudest class of labourers to the suffrage » (traduction de l’auteur).
-
[7]
« […] aristocracy of character and intellect » (traduction de l’auteur).
-
[8]
« […] organise the life of the average man […] for his own good » (traduction de l’auteur).
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[9]
« […] lose connection with a visible, thick, active, local and often counter-public » (traduction de l’auteur).
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[10]
« […] often remains invisible, private, and is often considered to be apart from our professional lives » (traduction de l’auteur).
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[11]
« […] deep contempt for ordinary people » (traduction de l’auteur).
-
[12]
« […] inexhaustibly messy, different, and indefinite real world » (traduction de l’auteur).
-
[13]
« […] deprives us of access to the social relational substructure of our experience » (traduction de l’auteur).
-
[14]
« […] transposing the actualities of people’s lives and experience into the conceptual currency with which they are governed » (traduction de l’auteur).
-
[15]
« […] a new discursive fabric through which a range of experience hitherto denied, repressed, subordinated and absent to and lacking language can break out » (traduction de l’auteur).
-
[16]
« […] make the direct embodied experience of the everyday world the primary ground of our knowledge » (traduction de l’auteur).
-
[17]
« […] members of subordinated social groups — women, workers, peoples of color, and gays and lesbians » (traduction de l’auteur).
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