Comment les individus choisissent-ils de satisfaire leur faim ? Depuis l’après- Seconde Guerre mondiale et dans les pays dits développés, l’éventail des choix alimentaires qui sont offerts à tout un chacun s’est infiniment élargi. Dans ce contexte d’abondance, généralisée mais inégalement distribuée, comment procèdent les individus pour se nourrir et pour se constituer un repas ? Comment traduisent-ils cette offre objective en une demande ? Quels critères font-ils intervenir dans leurs choix alimentaires ? L’acte alimentaire semble se situer le long d’un curseur qui opposerait d’un côté le plaisir, de l’autre la nécessité. Dans quelles circonstances, dès lors, manger relève-t-il du plaisir ? Dans quelles conditions, dans quels sens, de la nécessité ? Entre ce que Pierre Bourdieu a appelé un « goût de luxe » et un « goût de nécessité », où individus et collectivités se placent-ils ? Dans nos sociétés modernes dites d’abondance, quelles sont les contraintes ? Bref, entre le plaisir ancré dans le luxe du choix et la nécessité régie par la contrainte, qu’est-ce que de nos jours que de « bien manger » ? Plaisir(s) et nécessité(s) semblent a priori opposés : on mange tel ou tel aliment « par nécessité », et non par plaisir et à l’inverse, on met en avant « le plaisir sans contraintes ». De même, la distinction bourdieusienne repose sur une opposition radicale entre un goût de liberté, caractéristique des catégories sociales aisées, et un goût de nécessité, caractéristique des catégories modestes, défini par la détermination de la contrainte budgétaire et de l’habitus de classe. Mais si l’on remonte à l’Antiquité, au iiie siècle avant notre ère, Épicure avait tissé force liens entre les deux notions. Le philosophe, en effet, a dressé une typologie des plaisirs dans leurs rapports avec la nécessité. Il distinguait trois types de plaisirs, chacun déterminant un usage particulier du sage. Viennent en premier lieu les plaisirs naturels nécessaires (boire, manger) dont le sage doit se contenter : ceux-ci sont faciles à acquérir. Qui plus est, ils sont la source d’autres plaisirs. Viennent ensuite les plaisirs naturels mais non nécessaires (les plaisirs sexuels par exemple) : le sage peut y renoncer. Enfin, l’on trouve les plaisirs qui ne sont ni naturels ni nécessaires (comme la richesse), poursuivis sans fin et par-là même vains et sources de souffrance. Cette typologie nous invite à nous interroger sur la nature et la fonction des plaisirs alimentaires dans nos sociétés : se situent-ils du côté du naturel et du nécessaire, ou de l’artificiel et de l’inutile ? Les articles qui suivent, chacun à leur manière, avec la perspective et l’approche qui leur sont propres, proposent un certain nombre de réponses à ces questions fondamentales. Ils montrent, premièrement, comment les individus créent, littéralement, leur monde alimentaire, en articulant le plaisir et la nécessité. En deuxième lieu, ils illustrent comment ces deux dimensions viennent modeler nos représentations de l’alimentation. Enfin, ils mettent en évidence comment s’agencent choix individuels et mondes sociaux. S’il est évident que ces éclairages sont loin d’être définitifs, ils ont le grand mérite de diriger nos regards vers des domaines du comportement humain qui restent, manifestement, incontestablement sous-explorés. Plaisir et nécessités n’ont pas suscité le même intérêt en sociologie. Depuis belle lurette, les nécessités préoccupent les sociologues, bien plus que le plaisir. Celui-ci pointe tout juste dans l’horizon sociologique, par l’intermédiaire des économistes lorsqu’ils parlent d’hédonisme (Cochoy, 2008). Et c’est bien le terme d’hédonisme qu’emploie Henri Mendras pour décrire les évolutions de la société française et la place prise par le plaisir, après les années 1960 (Mendras, 1988). Mais cela a été peu étudié en tant …
Parties annexes
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