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La question au fondement de cet article pourrait être la suivante : comment sait-on qu’une personne est amoureuse de nous ? Une réponse possible est qu’on le sait parce qu’elle nous en donne la preuve. Autrement dit, elle produit les comportements que l’on attend d’une personne aimante. Cela nous amène alors aux interrogations suivantes : comment sait-elle quels comportements produire ? Et de notre côté, sur quelles bases nous appuyons-nous pour interpréter ses actions ? La réponse proposée dans cet article est que si nous accordons le même sens au même acte, c’est que nous partageons un patrimoine culturel commun ; un patrimoine qui sera mobilisé pour orienter nos conduites et leurs interprétations, mais aussi susciter des sentiments.

On retrouve une certaine similitude entre ces interrogations et celles que se sont posées les approches constructivistes du genre. Par exemple, comment sait-on que l’on a affaire à un homme ou à une femme lorsque, comme c’est souvent le cas dans la vie quotidienne, on ne peut pas vérifier ses attributs sexuels ? Ou encore, comment fait-on pour produire les preuves de son appartenance à l’un ou l’autre sexe ? La relecture et la libre adaptation d’un certain nombre de travaux fondateurs sur le genre axés sur l’interactionnisme symbolique et l’ethnométhodologie se sont ainsi révélées particulièrement utiles pour conceptualiser l’amour romantique en tant que production genrée individuelle, interactionnelle et institutionnelle.

Cette perspective pluridimensionnelle tente de fédérer plusieurs approches de l’amour de manière à en proposer une conceptualisation synthétique et opérationnelle. Contrairement à la lecture qu’en propose généralement la littérature sociologique (Kruithof, 1979), l’amour romantique n’est pas considéré dans cet article uniquement comme un sentiment, plus ou moins partagé par deux partenaires, légitimant ou suscitant des actions. Il est aussi traité comme un code de conduite et de communication différencié selon le genre (Cancian, 1986 ; Fromm, 1949 ; Luhmann, 1990 [1982]), un mode de justification des pratiques (Boltanski, 1990) et de reconnaissance (Singly de, 1996). Le terme production n’est en ce sens pas anodin. Kaufmann (2009 : 172) parle de « travail amoureux » et Fromm (1949) « d’amour productif » pour souligner le fait que « l’amour est une activité » dans laquelle on s’engage activement plutôt qu’une « passion par laquelle on est submergé ou une affection dont on est atteint » (Fromm, 1949 : 98 traduit par Kruithof, 1979 : 19). La notion de production permet également d’inclure dans cette approche les travaux de Hochschild (2003a [1983]) sur le travail émotionnel. Produire de l’amour ne consiste pas seulement à agir de manière à exprimer les sentiments adéquats, il s’agit aussi de susciter chez l’autre les interprétations et les sentiments appropriés, c’est-à-dire nécessaires à la création et à la consolidation du lien conjugal. L’amour étant dans nos sociétés le critère fondamental de légitimation de la mise en couple et du couple, sa production peut dès lors se concevoir comme « un accomplissement routinier, méthodique et récurrent […] d’activités socialement orientées, qui ont trait au perceptuel, à l’interactionnel et au micropolitique » (West et Zimmerman, 2009 : 35).

Afin de rendre plus intelligible le processus d’élaboration de cette conceptualisation de l’amour romantique, le questionnement empirique initial est d’abord présenté. Les observations effectuées au Québec et en Suisse seront ensuite mobilisées pour soutenir l’approche pluridimensionnelle développée ici. Enfin, dans un dernier temps, la pertinence de cette approche pour l’appréhension des rapports de pouvoir dans la sphère conjugale sera discutée. Aborder l’amour en tant que construction sociale permet en effet de remettre en question le postulat de son antagonisme avec le pouvoir (Meyer, 1991) en montrant comment sa production obombre les conditions de possibilités des inégalités et de la domination.

Méthodologie

L’amour en tant que production est apparu inopinément dans le cadre de recherches sur les usages et représentations de l’argent dans la sphère privée[1]. Il peut sembler paradoxal de partir d’entretiens sur la manière dont les conjoints manient et perçoivent l’argent durant leur histoire commune pour parler d’amour. C’est peut-être cette antinomie supposée qui a permis de relever le travail fourni par les partenaires pour produire des comportements adaptés aux normes amoureuses. En effet, dans un contexte où l’argent est rattaché à l’égoïsme, au calcul et à la rationalité et l’amour à l’altruisme, à l’émotion et à la romance (Kaufmann, 2009 ; Simmel, 1987 [1900] ; 1988 [1897] ; Zelizer, 2005), les personnes, qui ont été interrogées individuellement et en couple, étaient amenées à réduire cet antagonisme de manière à ce que leurs usages de l’argent soient perçus comme étant conformes à ce qu’on attend de conjoints unis. Le répertoire romantique était ainsi souvent mobilisé pour expliquer, voire justifier leur organisation financière. En ce sens, il ne s’agit pas ici d’analyser des discours sur l’amour, mais d’étudier la manière dont l’amour est mis en actes dans le quotidien.

Cet article s’appuie sur 70 entretiens biographiques de type compréhensif menés en Suisse romande et sur 15 entretiens effectués au Québec auprès de conjoints de langue française répondant aux mêmes critères. Âgées de 25 à 45 ans lors de l’entretien, les personnes interrogées vivaient en couple hétérosexuel avec des enfants dépendants économiquement. Afin de faciliter les comparaisons, les hommes exerçaient une activité professionnelle à plein temps et les femmes à temps partiel[2], ce qui est la configuration privilégiée par les familles suisses avec enfants[3]. Tous considèrent appartenir à la classe moyenne, car ils estiment avoir des revenus proches des revenus globaux moyens des régions concernées. À cela, s’est ajoutée une petite dizaine d’entretiens avec des couples franco et helvético-québécois qui ont été particulièrement utiles pour mieux comprendre les divergences culturelles dans la manière d’appréhender l’amour au quotidien.

La méthode de la comparaison constante et de l’induction (Glaser et Strauss, 1967) a été mobilisée durant tout le processus de recherche. La comparaison entre les données suisses et québécoises a ainsi permis de mettre en évidence une conception partagée de l’amour qui parfois s’exprime diversement. Dans la littérature scientifique, l’amour en tant que production différenciée s’explique essentiellement par l’appartenance sexuelle ou la culture des partenaires en interaction. La confrontation des données suisses et québécoises incite plutôt à entrecroiser genre et culture en faisant l’hypothèse que cette production dépend aussi des rapports culturels de genre. Selon les perspectives structurelles du genre en effet, les organisations familiales et du travail ainsi que la distribution des ressources contribuent à susciter des comportements masculins et féminins distincts. À l’instar de Risman (1998) et de sa théorie de la structure de genre, cet article propose une analyse pluridimensionnelle de la production amoureuse. Au plan institutionnel, l’amour est une idéologie qui offre un certain nombre de croyances et de pratiques organisationnelles visant à renforcer ces croyances. Sur le plan interactionnel, l’amour consiste en la mise en pratique des significations à disposition. Sur le plan individuel, l’amour relève de la socialisation continue, de l’adaptation émotionnelle à ces croyances et de la construction identitaire.

Le point de départ : quand on aime, on ne compte pas… ou presque

Lorsqu’on les interroge sur le rôle de l’argent dans leur histoire conjugale, la plupart des hommes et des femmes de Suisse romande et du Québec affirment qu’il n’en a eu aucun. Pour reprendre les termes de Sandra[4] : « Ça n’a jamais été une histoire d’argent. » « Ce n’est jamais le fait d’avoir de l’argent ou de ne pas en avoir qui a dicté nos choix », renchérit Solène. « L’argent, c’est secondaire », poursuit Clément. Pour Charles, l’argent « ça peut tuer l’amour ». Et Sidonie de conclure : « On vit plutôt par rapport au sentiment, par rapport au bien-être. »

Le déni du rôle de l’argent dans les relations intimes dépasse largement le cadre de ces entretiens (Belleau, 2012 ; Stocks et al., 2007). Paradoxalement, l’argent semble pourtant avoir une forte valeur émotionnelle. Ainsi, dès les débuts de leur relation, Stéphane dit à sa compagne qu’il partagera tous ses biens avec elle. « C’était pour prouver l’amour que j’avais envers elle », précise-t-il. Comme le souligne l’anecdote suivante, la manière dont l’autre fait usage de l’argent est observée et son comportement est évalué à l’aune de ses propres attentes. Lors de leur première sortie, Steeve, le futur conjoint de Sonia, part sans avoir payé les croissants qu’ils avaient consommés au restaurant. La réaction de Sonia est éloquente : « Je me suis dit : “Mais quel salaud, il n’a même pas payé les croissants ! ” Il m’avait déçue. Je me suis dit : “Ça doit être un profiteur ! ” » Au grand soulagement de Sonia, Steeve la rappelle le lendemain pour l’informer qu’il est retourné payer son dû. Ces observations et ces expérimentations des premiers temps conjugaux sont loin d’être sans conséquence pour l’avenir de la relation amoureuse. Ainsi, après avoir financé contre son gré les vacances de son compagnon, Stella s’est séparée de lui : « Ça m’a un peu moins convenu, tu vois. »

La dimension institutionnelle de l’amour

Si l’on admet que les personnes interrogées sont sincères lorsqu’elles affirment que l’argent n’a pas de lien avec les sentiments qu’elles éprouvent vis-à-vis de leur partenaire, comment expliquer ces observations qui a priori paraissent contradictoires ? Une première réponse est à chercher dans la dimension institutionnelle de l’amour. Le concept d’idéologie amoureuse ou idéologie romantique (Duncombe et Marsden, 1993 ; Evans, 2002 ; Henchoz, 2008a, b ; Sprecher et Metts, 1989) rend compte du système plus ou moins cohérent d’idées, d’images, de représentations, de valeurs et de schèmes de pensées rattachés à l’amour romantique qui est mobilisé pour agir, décrire, expliquer, justifier ou interpréter ses actions et celles de son partenaire ainsi que la situation du couple. Autrement dit, il s’agit du patrimoine culturel commun, composé de normes, de conventions et de codes, mobilisé pour orienter nos actions et leurs interprétations, mentionné en introduction.

Malgré des variations culturelles et de genre sur lesquelles nous reviendrons, on recense dans les entretiens des femmes et des hommes de Suisse et du Québec un certain nombre de caractéristiques communes relatives à l’amour romantique, comme le désintéressement. « Aimer, c’est se donner corps et âme », nous rappelle Alfred de Musset dans La confession d’un enfant du siècle. Ainsi au Québec et en Suisse, rares sont les personnes qui affirment savoir sous quel régime matrimonial elles sont mariées ou si leur union de fait bénéficie d’une protection légale (voir aussi Belleau, 2012), ce qui peut sembler bien naïf dans des contextes où les séparations sont nombreuses. Le principe du désintéressement est aussi revendiqué lorsqu’il s’agit de justifier la décision de convoler. L’amour en tant qu’émotion jamais compromise par des intérêts égoïstes suggère un état d’engagement non critique et non pensé (Evans, 2002 : 79) qui est revendiqué explicitement par les conjoints. Pour Corentin : « On a décidé de se marier parce qu’on s’aimait. On a fait civil. On voulait s’engager, on voulait démontrer au monde […] notre amour et faire le gros party aussi. » Suzie le confirme : « On a réfléchi pour les noms de famille, c’était plus important, mais le contrat de mariage, c’était égal. »

Différents facteurs structurels concourent à l’émergence de ces caractéristiques communes de l’amour romantique. S’il est difficile de mesurer ici l’impact d’une langue partagée, le français, on peut relever l’existence de magazines, films, séries, émissions de télé, livres, accessibles de part et d’autre de l’Atlantique. L’industrie de la romance américaine et hollywoodienne largement diffusée au-delà des frontières a sans doute contribué à propager une certaine conception de l’amour (Cancian et Gordon, 1988). De même, son exploitation par d’autres industries, comme celles du mariage et de la Saint-Valentin, a vraisemblablement renforcé sa popularité (Evans, 2002). En outre, la présence des femmes sur le marché du travail et le rapprochement des activités masculines et féminines dès le xxe siècle ont probablement favorisé des conceptions de l’amour plus androgynes (Cancian, 1989 ; Evans, 2002). Ainsi, la valorisation de l’intimité qui émerge avec l’idéal du mariage compagnonnage met, dès les années 1970, l’accent sur la communication des sentiments, les deux partenaires étant censé contribuer activement à la pérennité de leur relation (Cancian, 1989 : 22).

Les caractéristiques communes de l’amour contemporain recensées[5] permettent de distinguer deux dimensions de l’idéologie romantique : celle du don et du désintérêt et celle de la réciprocité et de l’équilibre des échanges. Ces deux dimensions sont intrinsèquement liées. Comme le souligne Bourdieu (1998 : 150), seules des relations fondées sur la pleine réciprocité rendent possible le désintéressement, c’est-à-dire « des relations désinstrumentalisées fondées sur le bonheur de donner du bonheur ».

Malgré leur apparente contradiction, l’ensemble des actes économiques décrits précédemment fait référence au désintéressement propre à l’idéologie romantique. Qu’il soit mis en commun ou perçu comme non significatif, l’argent a du sens pour la relation, car il permet d’exprimer la nature du lien qui unit les deux partenaires (voir Zelizer, 2005). Autrement dit, les individus se servent de l’argent pour « produire des configurations de comportements reconnaissables par autrui comme étant des comportements [d’amour] appropriés, à savoir conformes à la catégorie à laquelle [ils] revendiqu [ent] appartenir » (West et Zimmerman, 2009 : 44), en ce qui nous concerne, celle d’une personne amoureuse.

La dimension interactionnelle de l’amour

Sur le plan interactionnel, l’idéologie de l’amour romantique peut par conséquent se concevoir comme une « boîte à outils » (Swidler, 1986 ; 2001), c’est-à-dire comme un ensemble limité de ressources et de conventions sur les « façons d’organiser les expériences et d’évaluer la réalité, de réguler les conduites et de créer des liens sociaux » (Swidler, 1986 : 284, ma traduction). Selon les situations et leurs besoins, les conjoints vont trouver dans ce patrimoine culturel commun les bases à partir desquelles ils pourront construire leurs stratégies d’action. Cette perspective a l’avantage de mettre en évidence l’interconnexion entre les plans institutionnel et interactionnel de l’amour. En mettant en oeuvre l’idéologie romantique selon les modes d’interprétation disponibles historiquement et culturellement, les conjoints contribuent à conforter et légitimer, voire parfois à transformer ces arrangements institutionnels (Crompton, 1999).

Produire le comportement amoureux approprié est un accomplissement performatif au sens de Garfinkel (1998 [1967]). Son succès nécessite une conscience et une connaissance de l’idéologie romantique ainsi que l’acquisition d’habiletés et de compétences dans la manière de se conduire et de dévoiler les sentiments et intentions appropriés et convaincants. Ce travail apparaît souvent sous une forme naturalisée dans les entretiens dans le sens où il semble « normal » aux hommes et aux femmes interrogés d’agir de manière désintéressée envers leur conjoint. Certains extraits toutefois permettent de relever la propriété réflexive de l’accomplissement de l’amour. « Une telle réflexivité est utilisée par les membres — ils en dépendent tout en la passant sous silence — pour évaluer et démontrer l’adéquation [de leurs pratiques avec les conventions romantiques] » (Garfinkel, 1998 [1967] : 284). Comme l’illustre l’extrait ci-dessous, on peut faire l’hypothèse que la production de l’amour devient objet de conscience lorsqu’un comportement s’éloigne de ce qui est « normalement » attendu.

Je pense qu’on peut tout faire par amour, y compris financièrement. C’est-à-dire qu’on peut tout dépenser pour quelqu’un ou tout offrir. Par contre, comme je disais tout à l’heure, j’aime bien savoir. Compter, c’est savoir, ça ne veut pas forcément dire ne pas donner. Je crois que j’aime bien être au courant des comptes. Je pense que c’est une jolie phrase.

Sibylle

Les propos de Sibylle illustrent particulièrement bien la rhétorique de la boîte à outils, à savoir que les individus disposent d’un certain nombre de représentations et de concepts avec lesquels ils peuvent jouer. Dans un premier temps, elle mentionne ce qui devrait être le comportement économique adéquat d’une personne amoureuse : celui du désintérêt financier le plus total. Dans un second temps, qui commence avec « par contre », elle révèle que ses agissements ne vont pas tout à fait dans ce sens puisqu’elle « aime bien savoir ». Autrement dit, elle est attentive aux échanges économiques au sein de son couple. Elle est capable d’évaluer, comme le démontrera la suite de l’entretien, de manière précise ce que chacun finance. Cette comptabilité pourrait être perçue comme étant contraire aux conventions amoureuses. Les deux dernières phrases reflètent le travail discursif effectué par Sybille pour inscrire son comportement dans la logique du désintéressement : si elle compte, ce n’est ni par intérêt personnel ni par avarice mais pour se tenir informée.

Pour reprendre Goffman (2002 [1977]), toutes les interactions offrent potentiellement une scène aux représentations de l’amour. Le cadre de l’entretien conduit Sybille à présenter son comportement de manière à ce qu’il soit perçu comme étant conforme à l’idéologie romantique. Le travail discursif qu’elle effectue met en évidence le fait que la production amoureuse s’effectue sous le regard et en présence d’autrui, ici de l’enquêtrice. La qualité publique des performances humaines implique que les individus doivent « gérer les circonstances de telle sorte que, quelles que soient les particularités des situations, ce qui en ressort soit vu et visible comme étant, dans le contexte, approprié ou inapproprié » (West et Zimmerman, 2009 : 46). L’idéologie romantique fournit les matériaux qui orientent les comportements et « procurent des moyens d’identification […] qui peuvent être utilisés de mille manières pour excuser, justifier, expliquer ou désapprouver le comportement d’un individu ou la façon dont il vit » (Goffman, 2002 [1977] : 48). En ce sens, l’accomplissement de l’amour est plus que la « simple manifestation » d’un sentiment, il s’agit de « signes », d’« expressions comprises, bref, [d’] un langage » reconnu socialement (Mauss, 1968 [1921] : 8).

Produire des comportements amoureux attestables (accountable) permet d’assurer une reconnaissance solide au statut revendiqué (Garfinkel, 1998 [1967] : 268). Dans son livre sur l’amour dans les cités françaises, Clair (2008) montre bien à quel point la validation d’une relation amoureuse par les pairs dépend de la capacité des partenaires à suivre le script romantique prescrit. Il ne s’agit pas seulement de rechercher cette reconnaissance dans son entourage mais aussi chez son partenaire. L’avenir de la relation dépend en effet de la capacité individuelle à produire les comportements adéquats (voir par exemple Kaufmann, 2002). Si les actions sont évaluées comme étant conformes aux idéaux et représentations associés à l’amour, elles confirmeront la qualité des sentiments de son initiateur et conforteront l’engagement de l’observateur dans la relation. Dans le cas contraire, elles susciteront des interrogations, voire des doutes sur la nature des liens qui sont en train de se nouer. Comme nous l’avons vu avec Stella, une évaluation négative peut signifier l’arrêt de la liaison.

L’amour : une production cachée

L’expression de l’amour au début de la relation est une « expression obligatoire » (Mauss, 1968 [1921]) codifiée socialement. Cependant pour que les sentiments exprimés soient favorablement accueillis, ils doivent respecter les codes de l’authenticité et de la spontanéité.

Ça c’est fait vraiment naturellement. C’est un des facteurs qui fait que je suis avec cette fille-là. C’est qu’on a l’impression que les choses se font naturellement. Évidemment, on travaille tous les deux de notre côté pour harmoniser les affaires, mais on n’a pas besoin de discuter.

Charly

Les propos de Charly mettent en évidence trois caractéristiques essentielles de la production amoureuse sur le plan interactionnel : sa naturalisation, son aspect performatif et le silence qui l’entoure. Pour être intelligibles, les comportements amoureux doivent rendre observables les normes culturelles qui les orientent (Boëtsch et Guilhem, 2006). Cependant, pour produire de l’affect et de la réciprocité, cela doit être fait de manière à ce que ces comportements soient attribués aux penchants émotionnels plutôt qu’aux normes et aux conventions.

Sybille :

Tu trouves que c’est normal dans un couple si Madame ou Monsieur a envie de se payer un truc que l’autre participe ?

Silvain :

Non, je trouve bien que ça ne soit pas normal. Si c’était normal, on ne pourrait plus se faire de cadeau et ce serait très triste à mon avis. Il faut contribuer parce qu’il a envie de s’acheter son truc, c’est horrible ! Tandis que si je dis : « Elle a envie de s’acheter son truc, ça me fait plaisir d’y participer », c’est tout à fait autre chose. Donc effectivement ce qui me gêne fondamentalement, c’est le normal. Ça, c’est atroce. C’est un tue-l’amour.

L’authenticité et la spontanéité traduisent le refus des codes sociaux mais aussi l’absence de calcul au coeur de l’idéologie romantique. Leur expression (ou mise en scène) implique le silence autour des arrangements financiers. Le silence est à comprendre ici comme l’absence d’explicitation ou de négociation des règles du jeu ainsi que la « non-représentation des problèmes » (Kaufmann, 1992 : 175). « Pour vivre heureux, il ne faut pas trop parler d’argent », confirme Sam. Le silence est au coeur du fonctionnement financier contemporain en Suisse (Henchoz, 2009), au Québec (Belleau, 2008) comme ailleurs (Nyman et Evertsson, 2005). Selon l’idéologie romantique, en effet, on n’a pas besoin de discuter et de négocier les échanges économiques et les enjeux inhérents puisque les intérêts et les besoins des uns et des autres sont de toute façon pris en compte :

Si j’aime, je me soucie de la personne aimée ; autrement dit, je suis activement concerné par le développement et le bonheur de l’autre. Je ne suis pas un spectateur. Je suis responsable : je réagis à ses besoins, à ceux qu’il peut exprimer et, davantage encore, à ceux qu’il ne peut exprimer ou n’exprime pas.

Fromm, 1949 : 100 cité dans Kruithof, 1979 : 19

Le silence souligne la dimension fortement institutionnelle de la production amoureuse. Le fait que les conjoints n’aient « pas besoin d’en discuter » pour reprendre les termes de Charly indique qu’ils trouvent hors de leurs interactions, soit dans leur patrimoine culturel commun, les indications sur la manière d’agir dans le cadre conjugal. D’un point de vue interactionnel, se taire est une manière d’affirmer sa confiance en l’autre. C’est un moyen de le confirmer dans ses actes et implicitement de l’encourager à poursuivre. En ce sens, le silence est un puissant outil de production de l’amour. Il confirme que la convention du désintéressement est respectée de part et d’autre : les intérêts personnels sont tus et ils peuvent l’être parce qu’ils sont pris en compte. En ce sens, rompre le silence est mal perçu, car cela revient à remettre en question les principes au fondement de la relation amoureuse. C’est briser l’accord de confiance qui lie les partenaires.

Sandy :

Je lui disais quand même : « Aujourd’hui, j’ai été à la banque, j’ai pris ça. » J’aimais bien. Même que lui me disait : « Mais je n’ai pas besoin de savoir, je te fais confiance, je sais. » J’aimais bien lui spécifier […]. J’aimais bien qu’il sache. Mais lui, ça l’énervait […].

Stéphane :

Je lui dis : « Mais Sandy, je t’ai fait une carte de crédit exprès, tu peux aller prélever quand tu veux. » Et jamais demander : « Tu vas faire des commissions, qu’est-ce que tu as dépensé ? Montre voir ? » De ce côté-là, j’ai totalement confiance.

Contrairement à ce qu’affirment les tenants du postmodernisme, on est loin du couple négociant sans relâche sa relation amoureuse (Giddens, 2004 [1992]). Dans un contexte où la longévité d’une relation dépend de la « capacité personnelle des partenaires à réactiver constamment la force du lien qui les unit » (Bernier, 1996 : 48), le silence en matière d’intérêts financiers est, bien plus que la parole, un outil de réactivation du lien conjugal. Par conséquent, les conjoints vont recourir à d’autres techniques pour faire part de leur mécontentement et de leurs intérêts personnels comme l’humour ou la petite remarque (Henchoz, 2009, 2012). Comme en rendent compte les — parfois âpres — débats financiers qui ont lieu lors des divorces, c’est seulement lorsque le lien change de nature que les intérêts personnels s’expriment alors explicitement.

L’amour : une production de la culture du genre

I wanna be family, parce que Clovis est maintenant ma famille, par mariage. I wanna be family, I wanna be friend, I wanna be lover, avoir tout ça dans la relation que j’ai avec Clovis. […] Tu travailles sur ça, c’est vraiment pour moi la chose qui est la plus importante, c’est la communication. […] Entre nous, c’était les mots mais maintenant, we were living our words. On a dit : « Je t’aime, je veux passer le reste de ma vie avec toi », mais c’était juste des mots avant ça. Mais maintenant, on a fait quelque chose pour vraiment… We brought it to life.

Christine

Il est intéressant de relever que seuls les Québécois font référence au travail nécessaire à la construction de leur relation amoureuse. Les Suisses mettent essentiellement en évidence la spontanéité de leurs échanges. Est-ce le signe que ces derniers, à l’instar des Français étudiés par Simmons et al. (1989), perçoivent l’amour davantage comme une expérience irrationnelle et émotionnelle sur laquelle ils ont peu de contrôle alors que pour les Québécois, comme les Nord-Américains décrits par les mêmes auteurs, l’amour serait une expérience certes importante, mais pas nécessairement incontrôlable[6] ?

Un certain nombre de recherches ont relevé la nature culturelle et historique des définitions et expériences de l’amour (pour recension, voir Beall et Sternberg, 1995). J’ai rencontré plusieurs Suisses et Français en couple avec des Québécois étonnés que leur partenaire aborde aussi clairement les questions financières. Samia perçoit le fait que son conjoint lui demande de rembourser un repas qu’il avait pris en charge lors d’un voyage aux États-Unis comme un manque de générosité inacceptable. Fred, qui avait prêté quelques mois plus tôt à sa conjointe québécoise plusieurs centaines de dollars pour qu’elle s’achète une veste d’hiver, s’étonne que, quelques mois plus tard, celle-ci lui demande de lui rembourser rapidement la somme qu’elle lui avait prêtée à son tour. Le fait qu’elle prenne en considération ses intérêts (elle affirme ne pas vouloir payer de frais sur sa carte de crédit) avant ceux de son conjoint (il n’a pas d’argent pour la rembourser immédiatement) est perçu comme une rupture des conventions de l’altruisme et de la solidarité.

Ces appréciations divergentes des échanges financiers au sein du couple peuvent s’expliquer par des différences culturelles dans la perception de l’argent. Selon Lamont (1995), l’argent est perçu beaucoup plus positivement aux États-Unis qu’en France, car il y est surtout considéré comme un signe de réussite sociale et de sécurité. Sans pouvoir le démontrer ici, un certain nombre d’indices semblent suggérer une certaine analogie avec ce qu’on peut observer en Suisse et au Québec. Par conséquent, aborder explicitement les questions financières pourrait être évalué comme étant moins en contradiction avec l’idéologie romantique au Québec qu’en Suisse. Considérer uniquement la signification culturelle de l’argent ne suffit toutefois pas à expliquer pourquoi on recense un certain nombre de comportements similaires. Essayons d’interpréter ces résultats par le biais de la conception de l’amour développée ici. Partons de l’hypothèse que les Suisses et les Québécois partagent la même conception de l’amour mais qu’ils ne l’expriment pas forcément de la même manière. Pourquoi ? Parce que, pour reprendre Beall et Sternberg (1995 : 422), l’expérience amoureuse dépend de facteurs externes définis culturellement, comme les rapports entre les hommes et les femmes ou encore la structure de la répartition des ressources entre les sexes, que nous allons examiner ici.

Il existe un certain nombre de recherches montrant que les attentes en matière de partenaire et la manière dont on exprime son amour varient selon que l’on est homme ou femme (Bozon et Héran, 2006 ; Cancian, 1986 ; Duncombe et Marsden, 1993). Ces attentes et productions genrées de l’amour s’organisent autour de la dichotomie traditionnelle entre féminin / masculin ; émotionnel / rationnel ; care / matériel ; expression / action. Selon Cancian (1986) par exemple, les hommes exprimeraient plus volontiers leurs sentiments dans des actes (aide pratique, partage d’activité, etc.) alors que les femmes privilégieraient davantage la parole. Les données recueillies portant sur les usages et représentations de l’argent, cela est difficilement vérifiable ici. Les hommes tout comme les femmes semblent faire usage de l’argent selon les codes romantiques. En ce sens, les uns comme les autres favorisent « l’expression instrumentale » de l’amour que Cancian (1986) attribue au masculin. Un examen attentif des échanges économiques durant la période qui précède la mise en couple permet toutefois de relever la nature genrée de cet usage.

En Suisse, la plupart des transactions financières qui ont lieu durant la période de séduction sont marquées par ce que Lamont (1995) appelle « le côté grand seigneur » pour décrire le rapport des Français à l’argent. L’argent circule essentiellement sous forme de dons. On s’offre à tour de rôle un repas au restaurant ou une sortie. Alors que c’est une pratique courante chez les couples québécois, il est extrêmement mal vu de « faire des comptes » comme d’additionner ce que chacun a consommé afin de régler individuellement sa part. En Suisse, la dette symbolique que l’on contracte en recevant ce don apparaît dans son versant positif, soit comme une dette créant du lien (Bloch et Buisson, 1991), ce qui explique peut-être pourquoi les dons réciproques (le paiement d’une tournée par exemple) ne se limitent pas au couple mais sont courants entre pairs. Au Québec au contraire, le fonctionnement à la dette tant apprécié des couples helvétiques semble perçu dans son versant négatif, c’est-à-dire comme du lien contraint (Bourdieu, 1976). Rendre est associé à une obligation qui limite la liberté de s’engager. Aborder explicitement les questions d’argent ou faire les comptes devient un moyen de garantir l’absence de dettes, ce qui indirectement atteste de la qualité de l’engagement de chacun dans la relation.

Avec le système de réciprocité québécois, les femmes ne sont jamais en dette auprès des hommes. En Suisse au contraire, il n’est pas rare d’observer des déséquilibres entre les dons masculins et féminins. Alors qu’au Québec, cette situation tend à être considérée comme une menace pour l’indépendance des femmes, elle est, en Suisse, évaluée plutôt positivement comme un signe de galanterie masculine[7]. Nous pouvons y voir les fruits d’une socialisation différenciée dans des régions qui sont diversement sensibles à l’égalité entre hommes et femmes[8]. Ces expressions culturelles de l’amour par les pratiques financières peuvent toutefois aussi s’expliquer par des différences structurelles dans les rapports économiques entre hommes et femmes.

Globalement, les Suissesses sont davantage tributaires des ressources financières de leur conjoint que les Québécoises[9]. En ce sens, la générosité financière est une qualité qu’elles ont tout intérêt à rechercher chez un partenaire, car dans l’hypothèse d’un avenir commun, il est fort probable qu’elles en dépendent un jour pour accéder à des ressources économiques. Par conséquent, si les femmes sont réalistes dans leur choix amoureux comme le suggèrent certaines études (Heiss, 1991 ; Rubin et al., 1981), les hommes qui souhaitent s’engager dans une relation à long terme ont de leur côté tout intérêt à produire le comportement attendu et valorisé.

La situation économique des femmes est très différente au Québec. Grâce à des politiques plus interventionnistes en matière d’inégalités salariales[10] et de conciliation famille-emploi[11] ou encore une insertion professionnelle à plein temps[12], les revenus féminins sont identiques aux revenus masculins dans la moitié des ménages et supérieurs dans deux ménages sur dix (Dallaire et al., 2011). Dans un tel contexte, la générosité pécuniaire dont les hommes pourraient faire preuve a moins de sens. Le bien-être matériel des femmes dépend davantage du respect que l’on témoignera à leur indépendance économique. Selon cette explication, la structure globale de répartition des ressources financières entre hommes et femmes concourt à orienter la manière dont le désintéressement au coeur de l’idéologie romantique est exprimé. Dans le contexte québécois, l’argent est manié de manière à ne pas imposer à l’autre une dette restreignant sa liberté d’action alors que dans le contexte helvétique, l’argent partagé par le plus aisé du couple garantit au plus défavorisé économiquement une certaine marge de manoeuvre indépendamment de ses revenus. Dans les deux cas, la circulation des ressources financières conjugue les conventions amoureuses avec les valeurs d’autonomie et d’égalité valorisées par les couples contemporains. Bien que par d’autres biais, elle préserve la capacité d’action des uns et des autres. Si ces explications manquent de romantisme, elles ont l’avantage de souligner l’impact multiple du genre sur les expressions culturelles de l’amour.

La dimension individuelle ou le cercle vertueux de l’amour

Nous avons jusqu’à présent discuté des conventions sociales qui orientent la manière dont l’amour est exprimé et comment ces conventions affectent l’interprétation des comportements observables. Nous avons ainsi exploré la première dimension de ce que Hochschild (2003a [1983]) appelle le travail émotionnel, c’est-à-dire les actions menées par les individus pour exprimer le sentiment approprié à une situation, dans notre cas, la conjugalité contemporaine. La seconde dimension du travail émotionnel — soit les actions mises sur pied par les individus pour gérer leurs émotions et celles de leur partenaire de manière à susciter les sentiments adéquats à la situation — reste à discuter. Cette dimension de la production de l’amour relève de la sphère individuelle. Elle est pourtant étroitement liée aux dimensions explorées précédemment, car pour reprendre Hochschild (2003a [1983]), les émotions sont gouvernées par une série de règles des sentiments, des feeling rules, partagées socialement qui prescrivent ce que les individus doivent ressentir dans telle ou telle circonstance. Dans nos cultures où l’amour est au fondement du choix du partenaire et de la cohésion du couple, il est convenable, adéquat et attendu que les partenaires éprouvent des sentiments amoureux l’un pour l’autre durant toute la durée de leur relation. En ce sens, cette production émotionnelle est inévitable, car le couple ne peut exister et se perpétuer « qu’au prix d’une création continuée du sentiment [amoureux] […] principe affectif de cohésion ; c’est-à-dire adhésion vitale à l’existence du [couple] et de ses intérêts » (Bourdieu, 1993 : 34). Ce travail émotionnel est aussi un travail sur soi. Comme le souligne Mauss (1968 [1921] : 8), « on fait […] plus que de manifester ses sentiments, on les manifeste aux autres, puisqu’il faut les leur manifester. On se les manifeste à soi en les exprimant aux autres et pour le compte des autres. » Reprenons le désintéressement au coeur de l’idéologie romantique pour montrer comment la démonstration d’un sentiment contribue à le susciter (Hochschild, 2003a [1983]).

Lors de l’entretien de couple, les conjoints étaient invités à se positionner face à un scénario dans lequel ils héritaient d’une maison[13] : en gardaient-ils la propriété ou la partageaient-ils avec leur partenaire ? Cette question a suscité beaucoup de réticence et d’hésitation. Initialement, elle était prévue pour voir comment chacun tranchait entre loyauté conjugale et loyauté familiale, or, comme le soulignent les propos de Silvain, elle a surtout révélé le rôle central de la confiance que l’on accorde à l’autre dans l’expression de l’amour :

Silvain :

J’ai l’impression que si je choisissais le a [j’en garde la propriété], j’aurais un peu mauvaise conscience de me dire : « Elle va croire que je ne l’aime pas, que je ne lui fais pas confiance ou que je me dis que de toute façon dans 10 ans on va se séparer donc je garde précieusement pour moi. » Ça me met un peu mal à l’aise par rapport à elle. Puis en même temps si par malheur ça tournait mal… […]

Question :

Donc tu en garderais la propriété tout en ayant mauvaise conscience ?

Silvain :

Oui, je crois. […] Mais ça me fait un peu mal de le dire en même temps. Je n’assume pas tout à fait la chose.

Pour Giddens (2004 [1992] : 173), « faire confiance à quelqu’un signifie qu’on renonce d’emblée à tenir cette personne sous une étroite surveillance ou bien à la forcer à conformer ses activités à un moule bien particulier ». Chez les personnes rencontrées en Suisse et au Québec, la confiance s’exprime dans le fait de mettre de côté ses propres intérêts, par exemple en n’attachant pas d’importance au contrat marital, en ignorant la propriété des comptes en banque ou encore comment l’autre gère l’argent mis en commun. Ainsi, Sandra découvre lors de l’entretien collectif qu’elle a une procuration sur le compte de son mari alors qu’elle pensait que son salaire était versé sur un compte dont ils auraient été tous les deux dépositaires. Comment expliquer ce sentiment de confiance largement partagé par les personnes rencontrées ?

Selon McDonald (1981), la confiance comporte une dimension normative et une dimension interactionnelle. La première dimension se réfère à ce qu’il appelle la confiance institutionnalisée. C’est par exemple une composante intrinsèque du contrat matrimonial. En offrant des garanties en cas de séparation (protection légale des enfants, versement de pension alimentaire, etc.), le cadre juridique facilite le placement de la confiance dans la relation. L’analyse des entretiens laisse toutefois suggérer que la confiance n’est pas seulement « institutionnalisée » dans la loi mais aussi dans l’idéologie romantique contemporaine qui garantit, par la norme du désintéressement et de la réciprocité, la préservation des intérêts mutuels.

Je lui fais entière confiance. Je sais que, j’ai l’impression que je ne peux pas me faire rouler ou bien je me serais trompée de personne. Vraiment, je me serais fourvoyée sur lui alors ça serait terrible, mais ce serait une autre mesure. Je n’ai jamais été suspicieuse au niveau des rapports d’argent en tout cas avec les personnes avec qui j’ai vécu.

Salma

Cette forme de confiance naît de l’évaluation des sentiments d’autrui. C’est parce que l’on présume que notre partenaire ressent de l’amour que l’on ressentira de la confiance, car on suppose que cela le conduira à prendre en considération nos intérêts. Les échanges qui ont lieu dès le début de la relation sont ainsi caractérisés par le fait que les conjoints s’attribuent des intérêts communs et qu’ils en sont mutuellement conscients (McDonald, 1981).

Solène :

C’est la confiance dans une globalité, j’ai envie de partager ma vie avec cet homme. Je partage ma vie, donc je peux bien tout partager. Si je n’ai pas ça avec quelqu’un, l’histoire s’arrêtera très rapidement.

Question :

C’est venu rapidement dans votre histoire de couple ?

Solène :

C’était assez évident que quand on a commencé notre histoire, ça ne serait pas une histoire banale, ça ne serait pas une histoire de passage.

Les propos de Solène relèvent l’importance de tenir compte de la dimension temporelle de la relation. La confiance institutionnalisée naît du projet d’avenir. Les personnes qui envisagent une liaison à long terme sont motivées à établir des échanges justes et réciproques de manière à assurer la poursuite de la relation (McDonald, 1981). Cette volonté de continuité les poussera à agir de manière à tenir compte de l’autre et de la relation.

La confiance institutionnalisée dans l’idéologie romantique initie un processus vertueux. En effet, si les actions de notre partenaire répondent aux conventions amoureuses, la confiance que nous éprouvons se confirmera et se renforcera. Cela nous conduira alors à fournir des preuves de confiance qui à leur tour répondront aux attentes de désintéressement de notre conjoint. Voyant sa confiance confirmée, chacun sera encouragé à poursuivre en ce sens, renforçant ainsi le sentiment mutuel de confiance. Autrement dit, la confiance engendre la confiance (Fox, 1974). La confiance institutionnalisée dans l’idéologie romantique suscitera l’autre forme de confiance décrite par McDonald (1981) : la confiance interpersonnelle qui résulte des interactions et des expériences conjugales.

Dans un tel contexte, la « naïveté » des personnes interrogées quant aux conséquences d’une éventuelle séparation s’explique. Ce n’est pas qu’elles ne l’envisagent pas mais plutôt qu’elles misent sur « la capacité du lien mutuel à résister aux futurs drames éventuels » (Giddens, 2004 [1992] : 171).

Il y a l’aspect légal et puis il y a l’aspect humain. Si par hasard on devait divorcer, l’aspect humain entrerait probablement beaucoup plus en ligne de compte. Je crois qu’on réglerait ça entre nous, indépendamment de l’aspect légal.

Sandro

Les conjoints se fondent sur l’expérience de leurs échanges passés pour parier sur « l’aptitude » de leur partenaire à « agir avec intégrité » en cas de séparation (Giddens, 2004 [1992] : 171). Le fait qu’une partie de la confiance qu’ils éprouvent dépend du type de lien qui les unit — et que si ce dernier change de nature, la confiance inhérente disparaîtra engendrant ainsi une nouvelle dynamique dans leurs transactions — n’est pas pris en compte dans leur projection.

Conclusion sur l’amour et la production des inégalités

L’examen de la production quotidienne de l’amour tente d’expliquer par le biais de la norme du désintérêt comment l’amour suscite l’amour. La question à laquelle il reste à répondre est de savoir comment des inégalités peuvent apparaître dans un système qui valorise l’altruisme. Plusieurs réponses sont suggérées par la littérature. Selon la première, si chacun prend soin de l’autre et de ses intérêts, les inégalités sont alors une question de préférences et de choix individuels. C’est d’ailleurs souvent ainsi que les inégalités conjugales sont justifiées dans les entretiens (Nyman, 1999). Cette réponse tendant à individualiser la question des inégalités offre toutefois peu de perspectives sociologiques. Pas plus que celle qui prétend que l’amour aveugle les conjoints sur les questions de pouvoir ou rend supportables les inégalités (Delphy, 2002 [1998]). Dans les couples, les femmes sont dans des situations moins confortables que les hommes en ce qui concerne l’accès aux ressources matérielles, le temps libre ou la prise en charge des tâches ménagères. Cela voudrait dire qu’elles sont plus aveugles que leur compagnon, donc plus dans l’émotionnel pour reprendre la dichotomie de genre bien connue. Afin d’éviter ce biais, certains auteurs (dont Safilios-Rothschild, 1976) soutiennent que les inégalités dépendent de l’intensité de l’amour que se portent les partenaires, le plus amoureux acceptant d’être dans une situation défavorable plutôt que de voir la relation se rompre. L’idée que « l’amour pur » suspend temporairement les rapports de pouvoir va également dans le même sens en postulant qu’il y aurait un état de grâce où les hommes et les femmes oublieraient totalement leurs propres intérêts (Alberoni, 1997 ; Bourdieu, 1998 ; Giddens, 2004 [1992]). Le type et l’intensité de l’amour porté étant difficilement évaluables empiriquement, ces explications restent du domaine de l’hypothèse peu opératoire. Ces réponses ont également l’inconvénient de reprendre à leur compte la dichotomie culturelle entre amour et pouvoir propre aux sociétés occidentales (Meyer, 1991). L’exercice du pouvoir est associé à la violence, à l’intérêt personnel, au conflit et à la répression alors que l’altruisme, l’harmonie, le partage et les intérêts mutuels caractérisent l’amour. Cette conception est néanmoins réductrice, car elle ne permet pas de conceptualiser l’amour et le pouvoir dans une même perspective théorique (Meyer, 1991).

Considérer les différentes dimensions de la production de l’amour permet de réconcilier amour et pouvoir dans une même perspective en montrant que cette production abrite les conditions de possibilités des inégalités. Par exemple, les inégalités économiques en faveur des hommes (accès à plus d’argent personnel ou à plus de prises de décision par exemple) ne sont pas forcément ignorées dans les ménages. Si elles ne sont pas dénoncées, c’est parce qu’elles peuvent être perçues comme l’expression du désintéressement au coeur de l’idéologie romantique (Henchoz, 2008a, b). Chez les couples étudiés, les hommes participent au bien-être du ménage par davantage de contributions économiques. Pour équilibrer ces contributions socialement plus valorisées (Jasso, 1988) et ainsi répondre à la norme de réciprocité, les femmes sont amenées à mettre d’autres ressources dans la balance. La contribution au travail ménager en est une. Accorder plus d’argent personnel à son compagnon, plus de temps libre ou plus de poids dans les prises de décision peut aussi être perçu comme un contre-don féminin, un moyen pour les femmes qui sont dans cette situation de faire preuve d’autant de générosité que leur conjoint et ainsi de participer activement à la construction de la relation en tant que partenaire également engagée.

La production d’inégalités inhérente à l’expérience amoureuse dépend ici d’un certain nombre de facteurs externes définis culturellement, comme les rapports entre hommes et femmes dans la société ou encore les attentes de genre culturellement ancrées qui vont amener les conjoints à évaluer différemment les contributions féminines et masculines, ou encore une même contribution selon qui la fournit (Hochschild, 2003b).

Les conjoints ne sont pas pour autant exempts d’intérêts personnels. Cependant lorsqu’ils les articulent de manière à les adapter aux conventions du désintéressement, il est extrêmement difficile de les dénoncer. Un moyen de traduire ses intérêts personnels en langage de l’amour consiste par exemple à offrir à l’autre quelque chose qui nous plaît ou que l’on souhaite, ou encore prétendre qu’une dépense a été effectuée pour le bien commun. Dans ce cas, les conjoints vont recourir à l’idéologie romantique comme d’une boîte à outils pour trouver les arguments conjugalement acceptables pour justifier leurs pratiques (Boltanski, 1990). Leurs partenaires ne sont pas forcément dupes, ce sont eux qui mentionnent ces actions. Il leur est toutefois difficile de ne pas jouer le jeu sans rompre le cercle vertueux de l’amour, car au désintéressement que l’autre a mis en scène, il est attendu que l’on y réponde par un désintéressement identique. En ce sens, la production de l’amour repose sur le postulat du désintérêt plus que sur son attestation. Les conjoints obtiennent certaines indications confirmant que leur partenaire agit pour leur bien et ils vont s’en contenter à moins que des doutes sérieux ne les conduisent à exiger des preuves supplémentaires.

Compte tenu de l’espace à disposition, ce point ne peut pas être développé davantage. Il permet néanmoins de conclure sur le potentiel théorique et empirique d’une conception pluridimensionnelle de l’amour. Il ne s’agit pas ici de prétendre à une portée universelle mais de souligner l’intérêt de distinguer dans l’analyse et la conceptualisation la dimension institutionnelle, interactionnelle et individuelle de l’amour et de mieux en saisir l’articulation.