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Malgré les programmes de lutte contre la pauvreté au Canada et les politiques développées pour créer des sociétés égalitaires, il existe encore des groupes sociaux très défavorisés. Les familles monoparentales figurent parmi ces groupes sévèrement touchés par la pauvreté. Leur revenu représente généralement entre la moitié et les deux tiers du revenu moyen de la population en âge de travailler (Föster et Pearson, 2002). Les taux de pauvreté de ces familles sont nettement plus élevés que ceux de l’ensemble de la population. Au Canada, 42,3 % des familles monoparentales étaient pauvres en 2004 alors que la pauvreté biparentale se situait autour de 9,7 % (Raïq, 2012 ; Raynault, 2010). Richard (2010) souligne que malgré la baisse de la pauvreté monoparentale entre 2005 et 2009, les écarts avec les familles biparentales demeurent assez élevés. Ces taux de pauvreté très élevés chez les familles monoparentales posent un sérieux problème social, d’autant plus que la monoparentalité a connu une augmentation fulgurante entre le début des années 1970 et le milieu des années 2000. Au Canada, la proportion des familles monoparentales parmi les ménages avec enfants est passée de 8,9 % en 1979 à 25,6 % en 2004 (Raïq, 2012).

Tout indique que le défi actuel est d’adapter les politiques aux transformations de la structure familiale et la diversité des modes de résidence pour réduire les inégalités. La lutte à la pauvreté doit s’inscrire dans une conception « renouvelée » de la famille qui tient compte des nouveaux besoins face à de nouveaux risques (Beck, 1986 ; Giddens, 1990 ; Beck et Beck-Gernsheim, 2001 ; Jenson, 2004 ; Raïq, 2012). Toutefois, de nombreuses études montrent que les mesures d’adaptation et les situations diffèrent entre les sociétés. Au sein même du Canada, il existe des divergences entre les provinces. D’une part, le Québec semble présenter des résultats relativement meilleurs sur le plan de la lutte à la pauvreté particulièrement chez les familles monoparentales. D’autre part, les autres principales provinces canadiennes font face à une pauvreté monoparentale beaucoup plus problématique (Roy et al., 2008 ; Raynault, 2010 ; Bernard et Raïq, 2011 ; Raïq, 2012).

Ces constats proviennent des résultats d’études s’appuyant sur des données transversales[1] relativement récentes. Les auteurs de ces études cherchent surtout à comprendre les facteurs qui expliquent les différences entre le Québec et le reste du Canada (Imbeau et al., 2000 ; Bernard et Saint-Arnaud, 2004). Est-ce que la province dispose réellement d’une marge de manoeuvre dans sa lutte à la pauvreté et la protection des familles monoparentales ? Cette question légitime nous amène à l’inscrire dans un débat qui divise deux courants idéologiques. Le premier, à tendance libérale, évoque les effets d’une forte mondialisation ou encore plus directement la continentalisation économique de l’Amérique du Nord avec le traité de libre-échange. Cette situation pousserait le Québec à s’aligner sur ses voisins plus libéraux, y compris l’important partenaire économique que sont les États-Unis, caractérisés par de fortes inégalités sociales. De même, les autres provinces canadiennes avec lesquelles les échanges de main-d’oeuvre, de capitaux et de biens sont généralement plus simples et plus développés exercent une pression vers l’uniformisation des politiques sociales. Les travailleurs et entreprises auraient tendance à quitter les provinces où les taxes sont élevées, rendant intenable la position de celles qui offrent des services sociaux et des transferts généreux (Bernard et Raïq, 2011). La pression à la baisse sur la fiscalité conduirait à ce qu’on appelle une « course vers l’abîme » (Brueckner, 2000 ; Volden, 2002 ; Berry et al., 2003), où toutes les provinces devraient s’ajuster au plus bas dénominateur commun de générosité sociale.

Le deuxième courant adopte une explication plus favorable à la générosité sociale pour montrer que les choses ne sont pas si simples sur le plan de la convergence entre les provinces. Il existe des différences persistantes même aujourd’hui entre les régimes sociaux. Les provinces détiennent la plus grande partie des pouvoirs dans les domaines qui affectent directement les inégalités sociales et la pauvreté. On peut citer l’éducation, la santé, l’assistance sociale, l’emploi, la famille, le logement et autre. Cela leur donne malgré tout une certaine marge de manoeuvre. La plupart du temps, le Québec a poursuivi, depuis la Révolution tranquille, des politiques qui visaient un idéal de justice sociale (Bernard et Raïq, 2011). Cette orientation s’appuie d’ailleurs souvent sur l’affirmation d’un modèle québécois, d’une identité différente de l’identité canadienne (Jenson, 2002, 2005). L’adoption de la politique des garderies à sept dollars, par exemple, a eu un effet très favorable sur le plan de l’égalité (Lefebvre et Merrigan, 2008). Nous ne pouvons pas ignorer l’importance de cette mesure et son impact sur l’amélioration des revenus des familles (y compris les monoparentales) avec les possibilités qu’elle leur offre pour gagner un salaire sur le marché.

Entre l’explication libérale et l’explication favorable à la générosité sociale, il est parfois difficile de savoir dans quelle mesure le Québec peut poursuivre des orientations politiques généreuses et trouver les moyens de les appliquer. L’intérêt de relancer la réflexion sur cette question nous amène à suggérer des perspectives différentes par rapport aux méthodes actuelles afin de mieux saisir ce qui caractérise le Québec comparé aux autres provinces sur le plan de la pauvreté des familles.

Même si les travaux basés sur des données transversales confirment jusqu’à un certain point « l’exceptionnalisme » québécois (Proulx et al., 2011 ; Brochu et al., 2011), il est possible que la dimension longitudinale nous livre un autre portait. L’approche longitudinale explore de nouvelles façons de mesurer la pauvreté et permet de saisir, au-delà des taux de pauvreté, les risques liés à la persistance en pauvreté. Il s’agit par exemple de savoir quelle est la proportion des familles qui demeurent plus longtemps dans une situation de pauvreté. Les besoins des familles diffèrent selon la nature de la pauvreté qui peut être permanente ou intermittente. Les familles qui vivent le cauchemar de la pauvreté sur une plus longue période sans améliorer leur situation peuvent être amenées à tomber dans un cycle vicieux où chaque année supplémentaire de pauvreté peut augmenter encore les chances de rester en pauvreté. Il existe un effet cumulatif des expériences de pauvreté qui peut peser lourdement sur la capacité des familles à pouvoir s’en sortir et contrôler leur situation (Bane et Ellwood, 1986 ; Mayer, 2004). Dans leur conception des parcours de vie, Bernard et al. (2011) expliquent que plus la pauvreté perdure, plus d’autres problèmes viennent s’ajouter sur le plan de la santé, de l’isolement, de la délinquance, de l’exclusion sociale et autres. Il devient alors plus saisissant de comprendre ce qui distingue le Québec des autres provinces à cet égard. Est-ce que l’exceptionnalisme québécois se confirme lorsque nous examinons cette dimension longitudinale de la pauvreté ? La baisse des taux de pauvreté monoparentale enregistrée au Québec s’accompagne-t-elle d’une pauvreté moins persistante chez ces ménages ?

Pour répondre à ces questions, nous allons procéder en trois étapes. Nous allons présenter dans un premier temps une revue de littérature sur l’évolution de la pauvreté selon les méthodes actuelles qui se basent sur des données transversales. Nous mettrons l’accent particulièrement sur la pauvreté monoparentale comparée à celle des familles biparentales au Québec et dans les principales provinces canadiennes que sont l’Ontario, l’Alberta et la Colombie-Britannique. Il est possible à travers cette revue de littérature de présenter un portrait sur une période relativement récente se situant entre 2000 et 2009. Dans un deuxième temps, nous introduirons notre perspective longitudinale et expliquerons notre méthode d’analyse. La troisième partie sera consacrée à la présentation et l’interprétation des résultats en soulignant ce que nous apporte cette approche dynamique de la pauvreté comme nouvelles connaissances.

1. Évolution de la pauvreté entre 2000 et 2009 : les moments décisifs au Québec

La décennie 2000 a été marquée dans la plupart des pays avancés par des changements importants sur le plan politique, économique et social avec des effets majeurs sur l’évolution de la pauvreté (Bernard et Raïq, 2011 ; Proulx et al., 2011 ; Gazier, 2003). Les discours qui prônent la réduction de certains programmes sociaux et une plus forte orientation vers le marché étaient particulièrement dominants (Gazier, 2003 ; Esping-Andersen, 2009). Les familles monoparentales figurent parmi les groupes sociaux qui ont été largement touchés par ces mesures. Le Canada ne déroge pas à cette règle (Richards, 2010). Sur le plan de la pauvreté, la situation a été particulièrement alarmante durant la première moitié de la décennie 2000. Le taux de pauvreté des familles monoparentales a dépassé 40 % en 2002 avant de connaître une baisse pour se situer légèrement au-dessus de 30 % vers la fin de la décennie. Malgré cette baisse, les écarts de pauvreté entre les familles monoparentales et biparentales demeurent élevés (Richards, 2010).

Toutefois, à l’intérieur du Canada, les provinces présentent des situations peu semblables quant à l’évolution de la pauvreté monoparentale et biparentale. Un rapport réalisé dans le cadre d’une recherche au centre Léa Roback[2] fait ressortir les différences entre les provinces canadiennes en les situant par rapport à un ensemble d’autres pays sur la période allant de 1990 à 2004. Un autre rapport sur la pauvreté au Québec publié par le Centre d’étude sur la pauvreté et l’exclusion (2011) fournit également des données détaillées et plus récentes sur la pauvreté monoparentale au Québec comparée au reste du Canada en montrant les points de divergence. Bernard et Raïq (2011) montrent également que la réduction de la pauvreté est en grande partie une question de juridiction provinciale[3].

Les graphiques que nous avons produits sur la période allant de 2000 à 2009 montrent des différences à la fois entre le Québec et les autres principales provinces (Ontario, Alberta et Colombie-Britannique), et entre les familles monoparentales et biparentales sur le plan de la pauvreté[4]. Le graphique (1) illustre l’évolution des taux de pauvreté monoparentale. Le Québec présentait une situation presque similaire à la moyenne canadienne en 2000. Entre 2000 et 2004, des changements importants ont eu lieu. Les provinces canadiennes (à l’exception du Québec) ont connu une hausse des taux de pauvreté chez les familles monoparentales. Par contre, le Québec fait bande à part en maintenant ses taux à des niveaux contrôlables en réalisant même une baisse pour atteindre un niveau largement plus bas que le reste du Canada en 2004. Pour cette année, les taux de pauvreté monoparentale étaient aux alentours de 25 % au Québec, mais dépassaient les 40 % au Canada et dans les autres provinces. Depuis 2004, les taux de pauvreté monoparentale sont en baisse dans les quatre provinces observées. Mais le Québec conserve son avantage en maintenant son taux à un niveau plus bas que le reste du Canada. En 2009, il a enregistré un taux de pauvreté monoparentale de 22,9 % contre respectivement 32,4 % au Canada, 34,1 % en Ontario, 36,4 % en Alberta et 33,5 % en Colombie-Britannique.

Graphique 1

Taux de pauvreté des familles monoparentales entre 2000 et 2009

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Concernant la pauvreté biparentale (voir graphique 2), les taux sont largement plus faibles que ceux enregistrés chez les familles monoparentales. Mais l’évolution de la pauvreté biparentale présente une tendance différente. Les taux enregistrés dans les quatre provinces étaient assez proches au début de la période observée et particulièrement en 2001 où ils se situaient entre 8 et 11 %. Par la suite, la pauvreté biparentale a augmenté entre 2002 et 2006 dans les autres provinces à l’exception du Québec. Dans cette dernière, le taux a connu plutôt une baisse très accentuée pour se situer au-dessous de 5 % en 2005. Pendant cette année, le taux de pauvreté biparentale était de 10 % au Canada, 12,3 % en Ontario, 10,7 % en Alberta et 13,3 % en Colombie-Britannique. Entre 2006 et 2007, il y a eu une légère tendance à la baisse de la pauvreté biparentale dans les autres provinces, mais une brusque reprise à la hausse pour atteindre des taux qui dépassent 15 % en Alberta et en Colombie-Britannique. Au Québec, la fluctuation des taux entre 2005 et 2009 n’a pas empêché la province de finir la période observée avec un taux aux alentours de 5 %, qui est largement plus faible que le reste du Canada.

Graphique 2

Taux de pauvreté des familles biparentales entre 2000 et 2009

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Ces résultats se confirment avec d’autres travaux réalisés dans ce domaine. Sur la période allant de 2000 à 2004, Raynault (2010) ainsi que Raïq (2012) montrent que le Québec a favorisé des politiques qui ont permis de maintenir les taux de pauvreté à des nivaux plus bas que le reste du Canada. Les politiques familiales plus généreuses (Rose 2010 ; Godbout et St-Cerny, 2008) ainsi que l’investissement public dans les politiques de conciliation travail-famille (services de garderie à sept dollars par jour) ont joué très favorablement dans la lutte à la pauvreté. D’autres indicateurs le montrent aussi. Bernard et Raïq (2011) ont mesuré les efforts des provinces dans la lutte à la pauvreté aiguë[5]. Selon leurs résultats, le Québec contrôle relativement bien ce type de pauvreté. Seulement 2,5 % des ménages québécois vivaient au-dessous du seuil de pauvreté aiguë en 2005 alors que dans certaines provinces comme la Colombie-Britannique, plus de 5 % des ménages étaient en pauvreté aiguë. Les mêmes auteurs présentent l’évolution de l’indice de Gini dans les quatre provinces entre 1981 et 2007. Cet indice mesure l’inégalité d’ensemble dans les revenus. Il met en relief l’écart entre une distribution de revenus observée et une distribution de revenu parfaitement égalitaire. Une valeur de Gini de 0 correspond à une société parfaitement égalitaire alors qu’une valeur de 1 correspond à une société totalement inégalitaire. L’évolution de cet indice montre que les quatre provinces ont connu une augmentation de leurs indices de Gini (et donc de leurs inégalités) depuis 1991. Toutefois, le Québec a réussi à faire en sorte que la hausse ne soit pas aussi marquée que les autres provinces. En 2007, l’indice de Gini au Québec était de 0,376 contre 0,392 en Ontario, 0,394 en Alberta et 0,401 en Colombie-Britannique.

Dans l’ensemble, le Québec dispose bien d’une marge de manoeuvre dans la lutte contre la pauvreté et les inégalités. Les groupes sociaux fragilisés sont relativement moins défavorisés que dans les autres provinces. C’est du moins ce que laisse suggérer la littérature lorsque nous regardons plus spécifiquement les faibles niveaux de pauvreté aiguë, les faibles niveaux de pauvreté monoparentale ou les faibles inégalités au Québec en comparaison des autres provinces. Nous constatons aussi que le Québec cible les familles et tend à réduire les écarts de pauvreté dans ce groupe en adoptant une attitude plus égalitaire. Même si le Canada a vu sa situation se détériorer, le Québec a gardé une certaine stabilité et un contrôle pour réduire la pauvreté des familles surtout les monoparentales. La province a réussi à atteindre, dans un environnement difficile et parfois même hostile, une performance assez remarquable. L’exceptionnalisme québécois semble bien concret. Presque tous les indicateurs montrent un détachement du Québec par rapport aux autres provinces. Le sujet continuera probablement à animer encore les débats. Le Québec est-il en train de devenir le paradis des familles ? La question maintenant est de savoir si les résultats sur la bonne performance du Québec se confirment lorsque nous adoptons une approche longitudinale de la pauvreté. Est-ce que le Québec règle aussi bien le problème de la pauvreté que celui de la persistance en pauvreté ?

2. La pauvreté dans une perspective dynamique : méthode

Très peu d’études se sont intéressées à la pauvreté dans une perspective dynamique à caractère longitudinal. Le point commun qui se dégage de la plupart des recherches dans ce domaine est que la pauvreté intermittente (transitoire) touche une part plus importante des ménages comparativement à la pauvreté de plus longue durée (Bane et Ellwood, 1986 ; Stevens, 1994 ; Finnie et Sweetman, 2003). De même, ces études montrent que les ménages qui demeurent plus longtemps en pauvreté voient leurs chances de quitter la pauvreté diminuer. Se basant sur les données de Statistique Canada (données administratives longitudinales), Finnie et Sweetman (2003) examinent l’impact de certains événements sur le risque de pauvreté des familles monoparentales. Pour ces deux auteurs, l’arrivée d’un enfant dans une famille monoparentale augmente de six fois le risque de pauvreté comparativement à une situation où il n’y a pas d’enfant. Par ailleurs, l’événement du divorce ou de la séparation chez les femmes avec enfants augmente de dix fois le risque de pauvreté par rapport à la situation de non-divorce (ou non-séparation). Bane et Ellwood (1986) montrent, de leur côté, que chez 40 % des familles qui tombent en pauvreté, il y a eu une perte de revenu en raison d’un adulte pourvoyeur de ressources qui a quitté le ménage. Oxley et al. (2000) ont réalisé une étude longitudinale originale basée sur des comparaisons internationales (incluant le Canada). Les auteurs montrent que les facteurs associés à la durée de la pauvreté semblent être à peu près les mêmes dans tous les pays, même si les taux de pauvreté selon les données transversales peuvent varier considérablement. Pour eux, les déterminants économiques et politiques de la durée de la pauvreté ont finalement des traits communs pour tous les pays en dépit des différences institutionnelles marquées. Quel que soit le contexte sociétal, une personne qui tombe en pauvreté aura de grandes difficultés à quitter définitivement ce statut. Les études citées cherchent surtout à faire le lien entre certains facteurs socio-économiques et les risques de pauvreté dans le temps. Dans notre article, nous avons exploré une approche longitudinale différente qui tend à décrire les séquences de pauvreté (entrées et sorties). Ce type d’approche est connu sous le nom « d’analyse des séquences ».

L’analyse des séquences a connu un développement remarquable dans différents domaines scientifiques comme la biologie, la psychologie, la médecine ou encore plus récemment la sociologie (Brzinsky-Fay et al., 2006). Cette méthode descriptive et exploratoire permet de comprendre l’évolution d’un individu par rapport à un changement dans sa situation ou son statut. Cette méthode s’appuie sur des données longitudinales, c’est-à-dire qu’il faut disposer de l’information sur l’événement qui touche le même individu sur plusieurs années par exemple. L’application de cette méthode à la pauvreté présente une innovation majeure dans le sens qu’aucune étude à notre connaissance n’a été développée avec des analyses de séquences dans une perspective comparative interprovinciale.

Pour appliquer l’analyse des séquences dans le présent article, nous avons utilisé les données de l’enquête sur la dynamique du travail et des revenus (EDTR) de Statistique Canada[6]. Cette enquête offre des données longitudinales pour la cohorte 2002-2007. La cohorte correspond à la période où il y a eu des changements importants dans l’évolution de la pauvreté au Québec comparativement aux autres principales provinces canadiennes comme nous l’avons constaté plus haut avec les données transversales. Cela permet de faire le lien entre la baisse de la pauvreté au Québec (chez les familles monoparentales et biparentales) et la situation des familles par rapport à la durée de la pauvreté. Nos analyses ont été faites séparément pour les familles monoparentales et les familles biparentales. Nous avons limité notre échantillon aux familles ayant des enfants de moins de 18 ans. Les familles biparentales se caractérisent par la présence des deux conjoints dans le ménage et d’au moins un enfant de moins de 18 ans. Les familles monoparentales se caractérisent par la présence d’un seul adulte dans le ménage et d’au moins un enfant de moins de 18 ans (Letablier, 2003).

Nous avons examiné les séquences de pauvreté par rapport à deux seuils. D’une part, nous avons utilisé le seuil de pauvreté relative (qu’on appelle aussi la mesure de faible revenu) qui représente 50 % de la médiane des revenus (après taxes et transferts) de chaque province. Il s’agit d’un seuil conventionnel souvent privilégié lors des comparaisons entre les sociétés (Christopher, 2001 ; Smeeding, 2006 ; Brady, 2009). D’autre part, nous avons défini un seuil plus conservateur qui représente 30 % de la médiane des revenus. Ce seuil a été retenu pour illustrer une forme de pauvreté plus aiguë dans le Troisième rapport national sur l’état de santé de la population au Québec 2007 (Bernard et Raïq, 2007). Ainsi, nous avons jugé plus utile d’examiner la trajectoire des familles par rapport à la pauvreté et la pauvreté aiguë[7]. Cette méthode à deux seuils a été aussi appliquée dans le rapport élaboré par Raynault (2010) sur la pauvreté monoparentale au Canada. L’évolution de la pauvreté dans les provinces selon le seuil de pauvreté relative est très semblable à celle basée sur la mesure du panier de consommation utilisée par Statistique Canada (Roy et al., 2008)[8]. La mesure relative que nous avons utilisée tient compte des caractéristiques et des normes sociales de chaque société. Elle est considérée comme étant valide pour faire des comparaisons entre les sociétés (Christopher, 2001 ; Smeeding, 2006).

La question la plus saillante d’un point de vue méthodologique dans la présente analyse est de savoir comment suivre dans le temps l’évolution d’une famille monoparentale (ou biparentale) qui peut changer de statut familial durant la période observée. En fait, le statut familial présente lui-même un caractère dynamique. L’analyse des séquences que nous utilisons est purement descriptive et exploratoire. Une de ses limites, c’est qu’elle ne permet pas d’étudier à la fois les changements de situation par rapport à la pauvreté et les changements de statut de famille. Pour contourner ce problème, faudrait-il retenir dans l’échantillon que les familles qui ne changent pas de statut familial au cours de la période observée ? Cela permettrait peut-être de contrôler d’une certaine manière pour le changement du statut familial. Mais les choses ne sont pas aussi simples, car les familles auront tendance à changer de statut, ce qui fait partie de la notion de parcours de vie. En raison de l’absence de travaux similaires à notre étude, il est difficile d’argumenter certains choix sur des questions aussi pointues. Nous avons adopté une définition qui nous semble la plus cohérente possible et applicable à nos données. Tenant compte de la taille des échantillons sur le plan des provinces, nous avons défini finalement les familles selon leur statut familial au début de la période observée. Ce n’est pas la définition la plus parfaite, mais la plus adaptée à notre modèle d’analyse dans le contexte des comparaisons interprovinciales. Cela étant, cette définition demeure très cohérente avec les résultats que nous avons obtenus. Il existe bien des écarts importants entre les familles monoparentales et biparentales. Cela confirme dans une certaine mesure que le statut familial de départ caractérise une situation qui a des implications sur la trajectoire de pauvreté. Selon notre définition, les familles monoparentales ont des trajectoires plus précaires que les biparentales. La monoparentalité a un effet cumulatif sur le parcours de vie (Bernard, 2007). Autrement dit, vivre une année de monoparentalité pourrait avoir des répercussions sur le niveau de vie pour au moins quelques années. Notons enfin que les analyses sont réalisées sur les seules observations où les données sont complètes pour les six années de la cohorte. Les résultats sont pondérés selon le poids approprié de l’enquête longitudinale de Statistique Canada. Ils ne peuvent être généralisés qu’à la cohorte 2002-2007 des données canadiennes utilisées.

3. Résultats : quelles trajectoires de pauvreté au Québec

Les familles qui vivent au moins une année de pauvreté

Nos résultats du tableau 1 montrent les pourcentages des familles qui vivent au moins une année de pauvreté sur les six années observées. Le premier constat est que les familles monoparentales sont plus exposées à vivre cette situation comparativement aux familles biparentales. Cela est vrai pour le Canada dans son ensemble ainsi que les provinces prises séparément. En effet, 54,8 % des familles monoparentales canadiennes ont vécu au moins une année de pauvreté entre 2002 et 2007. Ce pourcentage est de 20,9 % chez les familles biparentales[9].

Tableau 1

Pourcentage des familles ayant vécu au moins une année de pauvreté ou qui n’ont jamais vécu en pauvreté entre 2002 et 2007

Pourcentage des familles ayant vécu au moins une année de pauvreté ou qui n’ont jamais vécu en pauvreté entre 2002 et 2007

Les chiffres avec des astérisques montrent que les différences sont significatives avec le Québec au seuil de 0,05 %.

Les pourcentages sont calculés à partir des données de l’EDTR.

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Le Québec présente la même tendance, c’est-à-dire que les familles monoparentales sont largement plus exposées à des séquences de pauvreté (c’est-à-dire vivre au moins une année de pauvreté sur la période observée), même si le pourcentage est inférieur à celui du Canada. Près de 49,3 % des familles monoparentales québécoises ont vécu au moins une année de pauvreté entre 2002 et 2007 alors que ce pourcentage était de 17,1 % chez les familles biparentales. En Alberta, ces pourcentages sont respectivement de 53,2 % et 23,6 %. Les familles biparentales vivant en Alberta sont largement plus exposées à des séquences de pauvreté que leurs homologues québécoises. L’Ontario et la Colombie-Britannique présentent des résultats quasi similaires au Canada. Par contre, si nous comparons les provinces entre elles, nous observons que le Québec présente des proportions légèrement plus faibles des familles biparentales qui ont vécu au moins une année de pauvreté.

Les résultats du tableau 1 montrent qu’au Québec, 50,7 % des familles monoparentales n’ont jamais vécu en pauvreté entre 2002 et 2007. Dans les autres provinces, cette proportion varie entre 43,2 % en Ontario et 46,8 % en Alberta. En Ontario, 56,8 % des familles monoparentales ont eu tendance à vivre au moins une année de pauvreté entre 2002 et 2007.

Par ailleurs, le tableau 2 ci-dessous montre les pourcentages des familles qui vivent au moins une année de pauvreté aiguë sur les six années observées. Cette pauvreté caractérise les familles qui vivent avec des revenus inférieurs à 30 % de la médiane. Les familles biparentales sont largement moins touchées par ce type de pauvreté dans leur parcours de vie. Seulement 4,3 % des familles biparentales québécoises ont vécu au moins une année de pauvreté aiguë entre 2002 et 2007[10] contre un pourcentage de 12,1 % chez les familles monoparentales. En comparant les provinces entre elles, nous constatons que le Québec présente une meilleure performance comparativement à l’Ontario, à la Colombie-Britannique et au Canada. Ces trois derniers enregistrent respectivement des proportions de 8,5 % et 7,8 % et 7,1 % des familles biparentales ayant vécu au moins un an de pauvreté aiguë. L’Alberta enregistre pour sa part 6,6 %.

Tableau 2

Pourcentage des familles ayant vécu au moins une année de pauvreté aiguë entre 2002 et 2007

Pourcentage des familles ayant vécu au moins une année de pauvreté aiguë entre 2002 et 2007

Les chiffres avec des astérisques montrent que les différences sont significatives avec le Québec au seuil de 0,05 %.

Les pourcentages sont calculés à partir des données de l’EDTR.

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La situation chez les familles monoparentales confirme encore « l’exceptionnalisme » québécois. Entre 23,6 % et 30,7 % des familles monoparentales au Canada, en Ontario et en Alberta ont vécu au moins une année de pauvreté aiguë pendant la période observée. La Colombie-Britannique présente le taux le plus élevé qui atteint 38,1 %. Seul le Québec fait bande à part avec un taux de 12,1 % qui est largement inférieur au reste du Canada. Au Québec, les familles monoparentales sont moins confrontées à la pauvreté aiguë dans leur parcours de vie comparativement aux autres provinces.

Vivre six années consécutives en pauvreté

Le tableau 3 montre les pourcentages des familles qui demeurent en pauvreté pendant les six années consécutives de la période observée. Chez les familles biparentales, une proportion extrêmement faible de cas vit constamment en pauvreté durant la période observée surtout au Québec et en Alberta (0,7 %). Le Québec fait mieux que l’Ontario qui enregistre 2,4 % et la Colombie-Britannique qui enregistre 3,4 %.

Tableau 3

Pourcentage des familles ayant vécu six années consécutives en pauvreté entre 2002 et 2007

Pourcentage des familles ayant vécu six années consécutives en pauvreté entre 2002 et 2007

Les chiffres avec des astérisques montrent que les différences sont significatives avec le Québec au seuil de 0,05 %.

Les pourcentages sont calculés à partir des données de l’EDTR.

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Globalement, les familles biparentales ne sont presque pas touchées par le phénomène de pauvreté permanente dans leur parcours de vie. Ce sont surtout les familles monoparentales qui ont tendance à vivre cette pauvreté permanente. Le taux le plus élevé est enregistré en Ontario, soit 15,8 % des familles monoparentales qui ont vécu six années consécutives de pauvreté. Au Québec, cette proportion est plus faible, mais atteint quand même 7,1 %. Curieusement, le taux le plus faible est enregistré en Alberta où seulement 2 % des familles monoparentales ont tendance à vivre six années consécutives de pauvreté. Probablement que la conjoncture économique favorable en Alberta fait en sorte que les familles monoparentales ne restent pas trop longtemps en pauvreté, même si le risque d’y tomber est plus élevé qu’au Québec (Faïd, 2009). C’est du moins une des caractéristiques que les données longitudinales permettent de faire ressortir au-delà de ce que peuvent fournir les données transversales. Par ailleurs, les familles (monoparentales ou biparentales) qui vivent en pauvreté aiguë pendant six années consécutives sont presque inexistantes aussi bien au Canada que dans les provinces étudiées.

Concernant les transitions entre la pauvreté et la non-pauvreté (et vice versa), les trajectoires sont également différentes entre les provinces (voir tableau 4). Un pourcentage de 22,9 % des familles biparentales et 51,2 % des familles monoparentales en Alberta ont connu ce type de transitions entre 2002 et 2007. Au Québec, approximativement 16,4 % des familles biparentales et 42,2 % des familles monoparentales ont connu des transitions entre pauvreté et non pauvreté (et vice versa). Les familles monoparentales ont généralement deux fois plus de chances de vivre ces transitions comparativement aux familles biparentales à travers toutes les provinces. Cela montre que les familles monoparentales ont des trajectoires beaucoup moins stables que les familles biparentales. Ces trajectoires sont surtout moins stables en Alberta où il y a plus de transitions comparativement au Québec, particulièrement chez les familles biparentales.

Tableau 4

Pourcentage des familles ayant vécu des transitions entre la pauvreté et la non-pauvreté (ou vice versa) entre 2002 et 2007

Pourcentage des familles ayant vécu des transitions entre la pauvreté et la non-pauvreté (ou vice versa) entre 2002 et 2007

Les chiffres avec des astérisques montrent que les différences sont significatives avec le Québec au seuil de 0,05 %.

Les pourcentages sont calculés à partir des données de l’EDTR.

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Persistance en pauvreté : difficile de remonter la pente

Pour pousser plus loin la réflexion sur les différences possibles entre les provinces sur le plan des trajectoires de pauvreté, nous avons examiné l’incidence et la persistance en pauvreté (Bane et al., 1986). L’incidence de pauvreté est mesurée par la durée moyenne (consécutive ou non) qu’une famille risque de vivre en pauvreté durant la période observée. Le tableau 5 suivant présente ces durées moyennes pour les quatre principales provinces ainsi que le Canada.

Tableau 5

L’incidence de pauvreté entre 2002 et 2007

L’incidence de pauvreté entre 2002 et 2007

Les chiffres avec des astérisques montrent que les différences sont significatives avec le Québec au seuil de 0,05 %.

Les pourcentages sont calculés à partir des données de l’EDTR.

Comme les mesures sont calculées en années et fractions d’année, nous les avons transformées en mois pour simplifier les comparaisons.

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D’après ce tableau, la durée moyenne que les familles biparentales risquent de passer en pauvreté est plus faible comparativement aux familles monoparentales[11]. Les différences ne sont pas aussi importantes entre les provinces canadiennes lorsque nous observons la situation chez les familles biparentales, avec un léger avantage pour le Québec. En effet, les familles biparentales québécoises risquent de passer en moyenne 4,5 mois en pauvreté sur les six années observées contre 6,6 mois en Ontario, 6,9 mois en Alberta et 8,7 mois en Colombie-Britannique. Chez les familles monoparentales, la situation diffère. Le Québec et l’Alberta présentent des situations presque similaires avec une durée moyenne relativement plus faible que l’Ontario et la Colombie-Britannique qui ont tendance à se rejoindre. Au Québec, les familles monoparentales risquent de passer en moyenne 15,7 mois de pauvreté (17,0 mois en Alberta) alors qu’en Ontario et en Colombie-Britannique, les familles monoparentales risquent de passer beaucoup plus de temps en pauvreté, soit près de deux ans sur les six années observées.

Par ailleurs, la durée moyenne passée en pauvreté aiguë (voir tableau 6) est extrêmement faible chez les familles biparentales alors que chez les familles monoparentales, on notera le cas de la Colombie-Britannique avec une durée moyenne de 13,1 mois. Le Québec présente dans tous les cas un avantage dans le sens où les familles risquent de passer moins de temps en pauvreté aiguë comparativement aux autres provinces.

Tableau 6

L’incidence de pauvreté aiguë entre 2002 et 2007

L’incidence de pauvreté aiguë entre 2002 et 2007

Les chiffres avec des astérisques montrent que les différences sont significatives avec le Québec au seuil de 0,05 %.

Les pourcentages sont calculés à partir des données de l’EDTR.

Comme les mesures sont calculées en années et fractions d’année, nous les avons transformées en mois pour simplifier les comparaisons.

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À la différence de l’incidence de pauvreté, la persistance en pauvreté est un indicateur qui permet de mesurer la durée consécutive moyenne de pauvreté chez les familles qui viennent de tomber en pauvreté. Cet indicateur examine la situation des familles dont l’entrée en pauvreté a été constatée durant la période observée. Ainsi, il est possible de voir les conséquences de l’entrée en pauvreté sur le risque de rester plus longtemps ou moins longtemps en pauvreté. Autrement dit, combien faudrait-il de temps pour s’en sortir après avoir vécu dans la pauvreté ? Le tableau 7 présente les résultats de la persistance en pauvreté dans les quatre provinces étudiées ainsi que le Canada.

Tableau 7

La persistance en pauvreté entre 2002 et 2007

La persistance en pauvreté entre 2002 et 2007

Le chiffre avec l’astérisque montre que les différences sont significatives avec le Québec au seuil de 0,05 %.

Les pourcentages sont calculés à partir des données de l’EDTR.

Comme les mesures sont calculées en années et fractions d’année, nous les avons transformées en mois pour simplifier les comparaisons.

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Sur le plan de la persistance en pauvreté, les différences entre les familles monoparentales et biparentales ne sont pas aussi importantes comparativement à l’incidence de pauvreté. Quel que soit leur statut familial, les familles qui viennent de tomber en pauvreté ont tendance à rester presque deux ans ou plus dans cette situation avant d’espérer la quitter. Même si chez les familles monoparentales la persistance en pauvreté est plus élevée, les différences ne sont pas majeures avec les familles biparentales. À cet égard, le Québec ne fait pas vraiment exception. Globalement, une fois dans la pauvreté, les familles monoparentales ou biparentales ont besoin de deux à trois ans pour remonter la pente.

Tableau 8

La persistance en pauvreté aiguë entre 2002 et 2007

La persistance en pauvreté aiguë entre 2002 et 2007

Les chiffres avec des astérisques montrent que les différences sont significatives avec le Québec au seuil de 0,05 %.

Les pourcentages sont calculés à partir des données de l’EDTR.

Comme les mesures sont calculées en années et fractions d’année, nous les avons transformées en mois pour simplifier les comparaisons.

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La persistance en pauvreté aiguë (tableau 8) remet encore les familles monoparentales et les familles biparentales sur un pied d’égalité. Ces deux types de famille passent pratiquement la même durée consécutive en pauvreté aiguë une fois cet événement vécu. Au Québec, en Ontario et en Alberta, la persistance en pauvreté aiguë se situe dans la même fourchette, entre 16,2 et 19,8 mois. La Colombie-Britannique présente un cas extrême avec une persistance en pauvreté aiguë autour de 29,3 mois. L’entrée en pauvreté aiguë pèse assez lourdement sur les deux types de famille qui ont besoin d’un certain temps avant de pouvoir quitter cette situation.

Discussion : le Québec fait-il toujours bande à part ?

La perspective dynamique de la pauvreté confirme la majorité des résultats qui émergent de la perspective comparative selon les données transversales. Le premier grand constat est que les familles monoparentales sont souvent plus défavorisées sur le plan de la pauvreté comparativement aux familles biparentales quelle que soit la perspective adoptée. Dans toutes les provinces canadiennes et même dans l’ensemble du Canada, les familles biparentales s’en sortent bien alors que les familles monoparentales peinent à retrouver un statut protégé dans des sociétés encore inégalitaires.

Non seulement les familles monoparentales sont plus pauvres, mais elles font aussi face à un plus grand risque de vivre au moins une année de pauvreté sur les six années observées alors que les familles biparentales, dans une majorité écrasante, s’en sortent souvent sans avoir vécu aucune année en pauvreté. Les familles monoparentales sont également plus exposées à vivre au moins une année en pauvreté aiguë durant la période observée alors que chez les familles biparentales ce risque est extrêmement faible. Des politiques plus innovatrices sont nécessaires au Canada et ses provinces pour réduire les écarts entre les familles et aider davantage les familles monoparentales à améliorer leur trajectoire.

Des efforts s’imposent surtout lorsque nous observons que plus de 10 % des familles monoparentales canadiennes (même pas 2 % chez les familles biparentales) demeurent en pauvreté pendant les six années consécutives de la période étudiée. De nombreuses études montrent que lorsque la durée de pauvreté s’allonge, les familles ont des difficultés majeures à s’en sortir (Oxley et al., 2000). L’aide aux familles ayant passé six années consécutives en pauvreté s’avérera très coûteuse dans la mesure où souvent il ne s’agit plus seulement d’une question d’assistance sociale de dernier recours. Les familles qui perdurent trop longtemps en pauvreté ont tendance à tomber dans d’autres difficultés liées à la marginalisation, l’isolement, les maladies physiques et mentales, les problèmes d’éducation des enfants, la dépréciation des qualifications et l’éloignement du marché du travail... (Bernard et McDaniel, 2011). Cela devient un cumul d’une variété de problèmes, avec des causes et des conséquences interreliées, qui pèsent lourdement sur la situation des familles monoparentales pour les enfoncer dans la spirale de la pauvreté. Dans ce cas, une intervention publique de plus longue durée est nécessaire pour éviter que l’interaction de ces facteurs ne mène à une exclusion sociale irréversible (Bernard, 2007).

Notre étude dynamique autour du concept de l’incidence de pauvreté vient confirmer cette idée selon laquelle les familles monoparentales ont tendance à rester beaucoup plus longtemps en pauvreté que les familles biparentales. Si les familles monoparentales risquent de passer en moyenne 21 mois en pauvreté et 5,9 mois en pauvreté aiguë durant les six années observées, les familles biparentales ne risquent de passer que 6,4 mois en pauvreté et 1,4 mois en pauvreté aiguë. Les différences sont majeures. L’aide aux familles monoparentales nécessitera probablement beaucoup plus de moyens et de temps pour les hisser en dehors de la pauvreté et rétablir l’équité entre les familles (Raïq et al., 2011 ; Misra et al., 2006 ; Fraser, 2003).

Les familles monoparentales sont également plus exposées à des trajectoires moins stables comparativement aux familles biparentales. Près de la moitié des familles monoparentales canadiennes ont tendance à vivre des va-et-vient entre la pauvreté et la non-pauvreté durant leur parcours. Même si les transitions ne renvoient pas nécessairement à des situations de pauvreté permanente, elles pèsent lourdement sur les trajectoires des familles étant donné les effets cumulatifs de la pauvreté. Une famille qui va vivre un événement de pauvreté aura besoin d’un certain temps pour s’en sortir. Et même lorsqu’elle réussit à quitter la pauvreté, les risques d’y retomber ne sont pas complètement écartés (Bernard, 2007). La pauvreté engendre une certaine instabilité et peut entraîner les familles dans un cycle où elles auront moins de contrôle sur leur avenir (Oxley et al., 2000). Ces familles auront certainement besoin de filet de sécurité aux moments les plus vulnérables de leur parcours de vie afin de se propulser dans des trajectoires plus sécurisées (Laïdi, 1999 ; Saint-Martin, 2000).

L’entrée en pauvreté est un évènement déstabilisant qui affecte sévèrement la trajectoire des familles, y compris les familles biparentales. Les résultats sur la persistance en pauvreté confirment cette situation, ce qui nuance un peu les grands écarts entre les deux types de famille qu’illustrent les résultats précédents. En effet, les écarts entre les deux types de familles ne sont pas très importants lorsque nous observons le temps passé en pauvreté entre 2002 et 2007 chez les familles qui viennent de tomber dans la pauvreté. Presque partout, quel que soit le type de famille, il faut deux ans ou plus pour quitter la pauvreté après avoir été amené à y entrer. Notons toutefois, un léger avantage en faveur des familles biparentales comparativement aux familles monoparentales. Cet avantage disparaît complètement lorsque nous observons la persistance en pauvreté aiguë.

Le second grand constat qui ressort de cette étude et qui confirme en grande partie les résultats des comparaisons transversales est l’exceptionnalisme québécois (Noël, 2002, 2004, 2011). Presque tous les indicateurs qui proviennent de notre analyse longitudinale montrent que le Québec présente une situation assez différente du reste du Canada. Les familles biparentales restent tout de même mieux avantagées que les familles monoparentales. Mais les trajectoires diffèrent d’une province à une autre. Au Québec, presque la moitié des familles monoparentales ont tendance à avoir un parcours sans pauvreté. Dans les autres provinces, la proportion la plus élevée est celle des familles monoparentales qui se retrouveront en pauvreté pendant au moins une année. Au Québec le risque de se retrouver en pauvreté aiguë durant au moins une année entre 2002 et 2007 est plus faible que les autres provinces où les risques sont au moins deux fois plus élevés.

Très peu de familles monoparentales québécoises vont vivre six années consécutives de pauvreté. L’Alberta rejoint le Québec sur cette performance et compte même une proportion extrêmement faible des familles monoparentales qui vivront constamment en pauvreté (même plus faible que le Québec). Cette situation montre que les performances ne peuvent pas être toujours liées à des actions gouvernementales. Si, au Québec, les programmes sociaux plus généreux pouvaient avoir eu un effet pour réduire le risque que les familles perdurent en pauvreté, en Alberta, c’est probablement le boom économique qui a été très favorable. Cet article n’explore pas l’impact des facteurs liés au marché du travail comme déterminant dans la lutte contre la pauvreté, surtout en Alberta (Faïd, 2009). Mais en raison des opportunités d’emploi parfois bien rémunéré, beaucoup de familles monoparentales peuvent se maintenir au-dessus de seuil de pauvreté grâce au marché.

Ce qui est problématique en Alberta, c’est le la stabilité des trajectoires. La province présente la proportion la plus élevée des familles monoparentales (même biparentales) qui font des va-et-vient entre la pauvreté et la non-pauvreté. Cela veut dire que les familles en Alberta peuvent se retrouver assez souvent en pauvreté, mais s’en sortent aussi plus rapidement, probablement sous l’effet d’un marché du travail plus porteur, comparativement à l’Ontario et à la Colombie-Britannique. C’est ce que montrent d’ailleurs nos données sur l’incidence de pauvreté. Toutefois, l’incidence de pauvreté aiguë n’est pas vraiment différente en Alberta et en Ontario. Sur cet indicateur, le Québec confirme son exceptionnalisme et fait en sorte à ce que les familles monoparentales passent en moyenne moins de trois mois en pauvreté aiguë (moins d’un mois chez les familles biparentales) contre presque le double dans les autres provinces.

L’exception québécoise se nuance lorsque nous observons la persistance en pauvreté. Sur ce plan, lorsque les familles tombent en pauvreté (monoparentales ou biparentales), le temps nécessaire pour la quitter ne fait pas une grande différence entre les provinces, à l’exception probable de la Colombie-Britannique qui présente un cas extrême avec un temps nécessaire largement plus élevé. Cela montre que l’événement de pauvreté pèse lourdement sur le parcours de vie des familles, peu importe la province de résidence.

Conclusion

Notre approche des parcours de vie appliquée à la pauvreté est très utile dans la mesure où elle montre à quel point les trajectoires peuvent être différentes entre les familles monoparentales et biparentales, mais aussi entre les provinces canadiennes. Selon presque toutes les données que nous avons examinées, le Québec occupe une place exceptionnelle par rapport au reste du Canada. Son orientation généreuse sur le plan social semble avoir porté ses fruits, particulièrement à l’égard des familles biparentales et dans une moindre mesure à l’égard des familles monoparentales. Les résultats de l’approche longitudinale confirment, au même titre que les données transversales, l’exceptionnalisme québécois. La province dispose bien d’une marge de manoeuvre afin de permettre que les familles aient des trajectoires moins précaires sur le plan de la pauvreté que le reste du Canada. Sur le plan politique, la province a élaboré de nombreux programmes depuis plusieurs années à même de favoriser une meilleure égalité sociale. Cette orientation s’appuie d’ailleurs souvent sur l’affirmation d’un modèle québécois, d’une identité différente de l’identité canadienne. Les familles sont particulièrement ciblées par certains programmes comme les garderies à sept dollars, les congés de maternité, les prestations pour enfants... (Godbout et St-Cerny, 2008). Le voeu du Québec de devenir le paradis des familles n’est peut-être pas impossible comme le montrent nos résultats. Avec leur orientation moins généreuse et plus libérale, les autres provinces du Canada présentent souvent des résultats moins bien performants que le Québec.

Mais les choses ne sont pas aussi simples sur le plan de la convergence ou de la divergence entre les provinces. L’événement de la pauvreté dans le parcours de vie en général demeure très déstabilisant pour les familles (monoparentales ou biparentales), y compris au Québec. C’est probablement à ce niveau qu’il faut concentrer les efforts. Une famille qui tombe en pauvreté au Québec doit passer plus de 16 mois dans cette situation avant d’espérer améliorer son sort. À ce niveau, les différences ne sont pas significatives entre les provinces (à l’exception de la Colombie-Britannique) ni entre les familles monoparentales et biparentales. Si les risques de tomber en pauvreté ne sont pas les mêmes selon les provinces, lorsque les familles sont frappées par cet événement, les conséquences sont presque les mêmes. Les familles auront besoin d’une période assez longue pour remonter la pente. Sur ce point, seules les études longitudinales permettent d’identifier cette tendance générale. La pauvreté comme expérience n’est pas un événement isolé, elle peut durer plus longtemps et influencer d’autres aspects de la vie des individus, ce qui peut encore limiter les possibilités de s’en sortir.

La pauvreté des familles monoparentales restera sans doute un thème qui interpellera encore et encore les sociétés. Cet article ne fait que relancer le débat au Québec sur cette question. Certes, notre approche longitudinale à travers une analyse des séquences de pauvreté n’apporte pas toutes les explications. Il s’agit d’une démarche descriptive. Elle ne permet pas d’intégrer d’autres facteurs en même temps pour examiner leur impact sur la persistance en pauvreté par exemple. Nous envisageons de faire dans le futur d’autres analyses longitudinales pour approfondir la réflexion sur les risques de pauvreté par rapport aux changements des statuts familiaux. Nous envisageons intégrer aussi d’autres facteurs comme l’impact du statut d’emploi (Budig et al., 2010) sur les trajectoires de pauvreté des familles monoparentales. Des méthodes longitudinales multivariées seront utilisées dans ce sens. Mais au stade actuel, notre approche identifie des types de trajectoires permettant de pousser la réflexion plus loin afin de mieux comprendre la problématique de la pauvreté dans une perspective comparative interprovinciale.