Dans sa neuvième leçon du semestre d’hiver 1906-1907 consacrée à la « philosophie de la culture », Simmel évoque la dialectique de la technique comme « une révolte des choses contre leur esclavage ». Il écrit : « On a inventé la télégraphie, mais où il y a-t-il des pensées assez importantes pour être transmises si extraordinairement vite ? » (p. 564). Dans les sciences, le culte des faits met en péril la confiance dans la recherche et conduit au mysticisme. Dans l’art, l’économie, la politique, il indique aussi bien des structures contradictoires, ce qui ne relève pas, précise-t-il, de la « critique pessimiste d’un laudator temporis acti » (p. 567), mais de l’analyse du présent gros du futur, lequel n’apparaît ni sous le signe de l’espérance eschatologique (trop de cynisme encombre l’esprit moderne), ni sous les traits de la déploration apocalyptique, car la modernité, pour contradictoire qu’elle soit, est assumée. Il y a là « un sentiment tragicomique » (p. 570). Qui plonge au hasard dans l’intimité parfois fort fréquentée de ses célèbres cours de Berlin est prêt à remiser bien des idées préalables qu’il avait sur leur auteur. Sans préjudice d’une productivité inlassable que l’accomplissement des Oeuvres complètes permet maintenant de mesurer entièrement, c’est d’abord par ses cours que Georg Simmel s’est constitué une réputation et a établi son influence. De 1885 où il obtint la venia legendi à sa mort en 1918, Simmel offrit un enseignement qui marqua les esprits et constitua un pôle d’attraction intellectuel original. Le jeune Privatdozent remporta rapidement un assez grand succès, tant par la manière non conventionnelle qu’il adoptait que par la nouveauté des sujets qu’il lui arrivait d’aborder. Certains cours, comme celui consacré au pessimisme, eurent d’emblée un public abondant. Mais ce cours, proposé aux semestres d’hiver 1885/1886, 1887/1888, 1890/1891 et 1894/1895, n’a pas été documenté. Il n’existe que les articles de 1900 sur le pessimisme et partiellement le cycle de conférences consacré à Schopenhauer et Nietzsche paru en 1907. Compte tenu de l’importance centrale de l’enseignement oral pour l’activité de Simmel, la réunion des matériaux contenus dans le volume 21 de la GSG, édité par Angela Rammstedt et Cécile Rol, apporte un complément essentiel à l’édition des textes. Il s’agit d’une part de deux manuscrits, d’autre part des notes d’auditeurs. Les premiers, datant de 1913/1914, relatifs à l’histoire de la philosophie et la philosophie de l’art, renseignent sur la pensée de Simmel au moment de son apogée, juste avant la tardive joie de l’accès à l’ordinariat à Strasbourg, juste avant aussi le traumatisme du déclenchement de la Grande Guerre. Simmel ne put mener à bien le projet sur l’art et si la philosophie ne l’intéressait pas par son aspect historique, qu’il devait cependant enseigner, il est éclairant de suivre les inflexions qu’il portait à cet enseignement imposé. On y trouve entre autres sa lecture de Spinoza ainsi que l’exposé le plus détaillé qu’il ait donné de Hegel, auquel il songeait consacrer une monographie. De son côté, le cours sur l’art est précieux en l’absence de la publication synthétique à laquelle il travaillait à la fin de sa vie. Il permet d’appréhender le rapport des principes esthétiques aux analyses particulières, parfois connues, mais pas toujours. Mais les notes prises par ses auditeurs, qui renseignent sur pas moins de 26 cours, parfois partiellement, sont non moins intéressantes, et ce, à double titre. Bien sûr, elles permettent de suivre l’élaboration de la pensée de Simmel, notamment de sa sociologie, de sa philosophie de la culture et de sa philosophie de l’art. Mais elles apportent également un éclairage sur la résonance de son enseignement, …
Georg Simmel, Gesamtausgabe 21, Kolleghefte, Mit-und Nachschriften, [oeuvres complètes 21], A. Rammstedt et C. Rol (dir.), Frankfurt a. M., Suhrkamp, 2010, 1343 p.[Notice]
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Denis Thouard
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