Le cosmopolitisme est une idée dont la formulation première est redevable aux cyniques et aux stoïciens. Être citoyen du monde « cosmopolitês » signifiait pour ces philosophes de l’Antiquité à la fois une volonté de s’élever au-delà de la vie politique ordinaire et une attitude de surplomb universel pour juger les affaires humaines. Pour certains aujourd’hui le cosmopolitisme est devenu une réalité empirique, il s’est réalisé, il aurait imprégné nos vies tant dans ses dimensions individuelles, sociétales que politiques. C’est pourquoi la sociologie doit s’y intéresser. Certains sociologues, Ulrich Beck (2006) en tête, défendent l’idée selon laquelle le cosmopolitisme serait la forme sociétale d’une deuxième modernité où le l’État-nation serait amené à jouer un rôle moins central que précédemment. Quels sont les liens entre le cosmopolitisme et d’autres phénomènes contemporains, tels la mondialisation, l’intégration régionale, le développement du droit international, l’hégémonie américaine, la société en réseaux, l’individualisation de nos sociétés, le multiculturalisme ? Comment la sociologie a-t-elle, doit-elle, appréhender ces phénomènes ? Telles sont les questions à la source de ce numéro portant sur la « sociologie du cosmopolitisme ». Comment cette vieille idée philosophique s’est-elle actualisée ? Quelles formes empiriques revêt-elle aujourd’hui ? Comment la sociologie peut-elle en être le témoin, en prendre la mesure ou en interpréter les manifestations ? Pour répondre à ces questions, une des avenues proposées est de revenir à la genèse de « la modernité », en dégageant certaines interprétations du cosmopolitisme qui s’y sont développées. Selon Pierre Manent (2006), le monde chrétien n’était pas propice au cosmopolitisme. Si l’univers était effectivement divisé entre le mépris d’une vie politique terrestre et le surplomb de la cité céleste (Saint-Augustin), cette dernière n’était pas inscrite dans le monde d’ici-bas, le monde terrestre. Il n’en demeure pas moins que l’Europe médiévale inspira plusieurs agencements institutionnels qui inspirèrent à leur tour des conceptions cosmopolites organisées autour du principe de subsidiarité, mais il faudra attendre la Renaissance et les Lumières pour que l’idée grecque d’une cité et d’un citoyen-monde réunis refleurisse. On ne peut dès lors dissocier la réappropriation moderne du cosmopolitisme, du déploiement de l’un des volets de la société des individus, celui de l’individu être de raison — à distinguer de l’individu propriétaire qui n’a pas la même propension à l’universel. Cette « raison », au fondement de la légitimité moderne, était postulée appartenir à l’Homme par son universalité, dans sa nudité, en dehors de toute appartenance à une classe, à un sexe, à une ethnie, à une religion, à une langue…par le fait d’appartenir à l’humanité. S’il y a un fondement indépassable à la légitimité du pouvoir dans le monde moderne, il se trouve là, dans l’individu abstrait, dans ce « citoyen du monde » qui est souverain parce qu’il n’appartient à aucun maître et à aucun monde particulier. Une autre dimension, en contradiction presque avec la première, inscrira le cosmopolitisme des modernes dans la contingence du monde vécu, c’est la découverte de la pluralité humaine. « Comment peut-on être Persan ? » se demandait Montesquieu. Comment, autrement dit, l’appartenance à une même humanité peut-elle se réconcilier avec les découvertes récentes — l’ère moderne en Europe est contemporaine de la « découverte » de continents et d’humanités qui ne se connaissaient pas — d’une humanité aussi diversifiée dans ses moeurs ? Le cosmopolitisme moderne ne saura jamais se départir de cet attrait pour l’autre, pour l’étranger. Est cosmopolite alors celui qui se plaît à être en contact avec l’étranger, qui aime la diversité. C’est dans cette tension, entre l’universel des modernes et la pluralité du genre humain, que naîtra l’interrogation de la sociologie, mais aussi l’affirmation …
Parties annexes
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