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Depuis maintenant plusieurs décennies, les débats sur la langue, et plus particulièrement sur la place et l’avenir du français au Canada et au Québec, peuvent s’appuyer sur un corpus considérable et croissant de données statistiques, recueillies au fil des recensements et d’autres enquêtes. Le recensement de 2006 — et, à cet égard, le recensement canadien se distingue de tous les autres dans le monde par le nombre considérable de questions qu’il consacre à la langue — interrogeait les répondants sur (1) la capacité de soutenir une conversation dans l’une ou l’autre des langues officielles ou dans les deux, (2) la capacité de soutenir une conversation dans une ou plusieurs autres langues, (3a) la langue parlée le plus souvent et, s’il y a lieu, (3b) les langues parlées régulièrement à la maison, (4) la langue apprise en premier lieu dans son enfance et encore comprise, (5a) la langue parlée le plus souvent et, s’il y a lieu, (5b) les langues parlées régulièrement dans son emploi, auxquelles on peut ajouter (6) une question sur les origines ethniques et culturelles des ancêtres pour laquelle les choix de réponses correspondent souvent à des dénominations linguistiques (anglais, français, allemand, etc.)[1]. Au Québec, des organismes comme le Conseil supérieur de la langue française et l’Office québécois de la langue française ont également été actifs dans la production et l’analyse de données statistiques sur la langue, en se livrant à l’analyse secondaire des données de recensement, à l’exploitation des banques de données du système scolaire ou encore à la réalisation d’enquêtes particulières (sur le français comme langue d’usage public, notamment).

L’investissement statistique dont font l’objet, au Canada et au Québec, les caractéristiques et comportements linguistiques des individus témoigne certes de la place éminente qu’occupe la langue dans la topographie symbolique des repères de l’identité et de l’altérité, mais on ne saurait nier qu’il contribue fortement à fixer et à maintenir ceux-ci. Ainsi, le couple majorité/minorité, qui définit, en des termes quantitatifs en même temps qu’à connotation démocratique, un principe de division fondamental, renvoie-t-il ici presque immanquablement au clivage linguistique selon des catégories (francophones/anglophones) dont l’usage nous est rendu familier notamment par les classements et les découpages proposés et stabilisés par les recensements, sondages et autres enquêtes statistiques, eux-mêmes largement relayés par les journalistes et commentateurs (Prévost, 2000 : 46 ; Beaud et Prévost, 2008 : 80). On peut penser, par contraste, à la manière dont, pour les États-Unis, la dichotomie majorité/minorité renvoie spontanément à la race (Nobles, 2002 ; Schor, 2009) ou encore, pour la France, aux efforts du Front national et de sa mouvance, appuyés parfois sur des travaux à caractère démographique, pour imposer une catégorisation fondée sur la distinction entre « Français » et « étrangers » (Le Bras, 1993). Il est évidemment bien clair que la discussion, le débat, la décision impliquent nécessairement des jugements portant sur des quantités ou des ordres de grandeur, faute de quoi il n’y aurait guère de mise en commun possible, peu de prise pour la rhétorique et l’argumentation, pas de points d’ancrage pour estimer les coûts des changements éventuellement proposés, pas de points de repère pour évaluer l’effet des changements. La question « combien ? » est sans aucun doute l’une des plus courantes mais aussi l’une des plus cruciales que l’on se pose à propos d’à peu près n’importe quoi. Du reste, la confiance dans les nombres et dans l’objectivité mécanique associée aux procédures et aux outils de la statistique constitue une caractéristique saillante des sociétés modernes (Porter, 1995). La distinction entre mesure et quantification permet toutefois d’éprouver cette familiarité trompeuse ou, pour le dire autrement, de mettre au jour la complexité des opérations qui la rendent possible (Desrosières, 2008). L’idée que l’on puisse mesurer l’appartenance ou le comportement linguistique ou quoi que ce soit d’autre dans le domaine de la vie économique ou sociale suppose en effet l’existence préalable et presque tangible d’un objet qui n’attendrait que cette opération pour se révéler à nous. Or, cette métrologie réaliste occulte complètement toutes les conventions qui permettent justement de produire les nombres dont on parle. En revanche, quantifier, c’est « exprimer et faire exister sous une forme numérique ce qui, auparavant, était exprimé par des mots et non par des nombres », ce qui suppose, de la part de l’analyste, de porter attention aux comparaisons, compromis, traductions, négociations, codages, procédures et calculs qui rendent possible cette transmutation (ibid. : 10).

La quantification, que l’on peut donc définir brièvement comme la description de phénomènes au moyen de nombres, constitue une démarche caractéristique aussi bien des sciences, naturelles comme sociales, que des pratiques de gestion de la vie économique et sociale. Mais la logique même des outils mis en oeuvre au cours de cette démarche ne peut manquer d’exercer des effets — qui apparaîtront comme autant d’évidences — sur la perception qu’on peut avoir des phénomènes quantifiés. Il est important de préciser d’entrée de jeu que ce que nous entendrons ici par effet de perspective n’équivaut pas à ce que l’on considère généralement comme un biais. En statistique, comme, de façon plus générale, en méthodologie des sciences sociales, la notion de biais systématique renvoie à la présence d’influences externes pouvant affecter l’exactitude de la mesure. Le biais constitue donc, dans la logique d’une métrologie réaliste, une source d’erreur à corriger, comme, du reste, doivent l’être d’autres types de biais, ceux liés à l’échantillonnage, par exemple. Les effets de perspective dont nous traiterons ici sont d’un autre ordre. Ils n’ont pas leur source dans une quelconque influence externe ou encore dans les préjugés ou les préférences de l’observateur — bien qu’ils puissent évidemment conforter ceux-ci. Ils ne constituent pas non plus des fautes de raisonnement ou des erreurs logiques de sa part et ne résultent pas des mécanismes identifiés à la notion de biais cognitifs (illusion rétrospective, dissonance cognitive, confusion entre cause et corrélation, etc. [voir par exemple Kahneman, Slovic et Tversky, 1982]). Les effets de perspective visés ici sont plutôt consubstantiels aux instruments cognitifs mis en oeuvre : ils procèdent en fait de choix méthodologiques tout à fait défendables (notamment, la volonté d’offrir une représentation simple et intelligible d’une réalité complexe), dont ils constituent en quelque sorte une excroissance non nécessaire ou un effet non voulu, le coût inévitablement associé à un avantage qu’il est raisonnable de rechercher. Ainsi entendue, la mise au jour des effets de perspective relève de ce que Boudon désigne, de manière non conventionnelle, comme la méthodologie, c’est-à-dire « l’activité critique qui s’applique aux divers produits de la recherche » (Boudon, 1986 : 369 ; souligné par l’auteur). À ce titre, nos réflexions s’inscrivent dans le fil des travaux consacrés à l’examen des outils et procédures quantitatives, depuis les plus simples — par exemple les pourcentages (Beaud, 2009) ou le sex ratio (Brian et Jaisson, 2007) — jusqu’aux plus complexes — par exemple les tests de signification (Ziliak et McCloskey, 2008). En même temps, puisqu’elles portent sur l’usage public que l’on fait des instruments générateurs de ces effets, donc sur leur rôle comme moyen de persuasion, nos réflexions visent également à cerner des phénomènes inextricablement liés à la « rhétorique de la quantification » (McCloskey, 1985) ou de la « justification quantitative » (Gephart, 1988).

Dans cet article, nous nous interrogerons donc sur certains des effets de perspective qui peuvent être générés par des opérations aussi élémentaires que la construction des catégories, leur ordonnancement ou la transformation des données en pourcentages. Parmi ces effets, nous retiendrons :

  1. l’effet de réalisme, voire d’hyper-réalisme, associé à l’existence de catégories pourtant explicitement « bricolées » ;

  2. l’image d’un jeu à somme nulle qui résulte de la manière dont on représente une distribution sous forme de pourcentages ;

  3. l’effet qui, indépendamment de tout raisonnement causal ou modèle théorique, conduit à prêter du sens au rang qu’occupe une catégorie dans un ordonnancement ;

  4. l’apparition de « seuils critiques » ou « psychologiques » ou encore de « points de bascule », également associée à la représentation d’une distribution sous forme de pourcentages, mais résultant d’une comparaison implicite entre situations incommensurables.

Pour explorer et illustrer ces effets de perspective liés aux opérations de quantification, nous aurons principalement recours aux statistiques particulièrement chargées sur le plan symbolique que sont celles de la langue et de l’ethnicité, lesquelles ont souvent été, dans le contexte canadien et québécois, la source de controverses, d’inquiétudes, de peurs, voire de spectres comme la « louisianisation », que certains ne manquent pas d’instrumentaliser à des fins politiques. Chaque recensement, chaque enquête d’envergure sur les comportements linguistiques donnent en effet lieu à une réactivation et à une mise à jour des débats publics sur le sujet, dans lesquels les « démolinguistes » et leurs travaux a priori ésotériques jouent un rôle de premier plan[2]. Or, c’est précisément dans l’usage public des statistiques à des fins polémiques que les effets de perspective apparaissent avec le plus d’évidence. Mais il va de soi, et quelques exemples empruntés à d’autres domaines l’illustreront, que les effets de perspective ne se limitent pas à ce terrain et que leur usage à des fins de persuasion survient en fait dans une variété de contextes.

Parlez-vous « allophone » ? La mise en catégories et ses effets

L’émergence du mot « allophone » dans les années 1970 fait suite aux travaux de la commission Gendron et, comme on le sait, le terme visait au départ à désigner « toute personne dont la langue maternelle n’est ni l’anglais ni le français » (Commission d’enquête sur la situation de la langue française et sur les droits linguistiques au Québec, 1972 : 2). Compte tenu de l’importance numérique et historique des deux principaux groupes linguistiques au pays, il apparaît tout à fait normal de créer, pour des fins d’analyse et de comparaison, une catégorie « autres » englobant l’ensemble des locuteurs dont la langue maternelle ou la langue d’usage n’est ni l’anglais ni le français. En fait, pour le Québec, la troisième langue maternelle en importance en 2006 était l’italien (124 820 locuteurs ou 1,70 %), suivi de l’espagnol (1,48 %) et de l’arabe (1,47 %), les autres langues comportant des effectifs inférieurs à 1 % (réponses uniques ; Statistique Canada, 2010). Si l’énumération quasi complète de ces groupes linguistiques peut répondre à certains usages (on en trouve toutefois rarement une représentation exhaustive, en raison notamment du grand nombre des langues autochtones), le regroupement des langues autres que le français et l’anglais en une seule catégorie est la manière la plus fréquente de présenter les données. Au-delà de cette fonction pratique, l’introduction et l’usage bientôt répandu du mot « allophone » ont toutefois eu pour effet d’homogénéiser, de densifier et de substantifier considérablement la catégorie des « autres langues ». On parle maintenant souvent des allophones comme s’ils constituaient un groupe de la population doté de caractéristiques sociales propres, alors que les personnes ainsi désignées n’ont en commun, au départ, qu’une caractéristique négative, comme l’indique la définition du terme. Si, en 1971, les personnes de langue maternelle autre que le français et l’anglais ne représentaient au total que 6,2 % de la population du Québec, en 2006, leur proportion s’élevait à 12,2 % (Statistique Canada, recensements du Canada) ; ce qui pouvait sembler il y a 30 ou 40 ans un groupe résiduel de taille modeste apparaît aujourd’hui comme un facteur démographique et politique significatif et l’on comprend aisément que l’on puisse être porté à considérer cette catégorie de manière « réaliste », c’est-à-dire comme une entité dont l’existence est indépendante du vocable servant à la désigner. Or, ce réalisme est conforté par l’opération tout à fait justifiable qui consiste à comparer et à opposer francophones, anglophones et allophones, l’énumération des langues autres, fort nombreuses, nuisant à l’intelligibilité. L’effet de perspective induit ici peut être décrit comme suit : les allophones, qui constituent par définition une catégorie très hétérogène sur le plan linguistique (la réponse la plus fréquente, l’italien, ne correspond qu’à 14 % du nombre des allophones), se voient dotés, par la mise en équivalence des trois grandes catégories linguistiques dans divers tableaux et graphiques, d’une partie au moins de la densité (au sens de thickness) et de l’homogénéité culturelle et historique qui pouvaient être associées aux deux autres catégories, lesquelles se confondent, dans notre topographie symbolique, avec l’image fortement chargée des « peuples fondateurs ». On pourrait ajouter, même si nous ne développerons pas beaucoup ces points, deux considérations à ne pas perdre de vue. D’abord, les francophones et les anglophones tels que définis par les variables du recensement ne constituent pas eux non plus des groupes homogènes (que l’on songe à la variété des lieux de naissance ou des origines ethniques chez les uns comme chez les autres). Ensuite, par contraste avec le mot « allophone », les mots « francophone » et « anglophone » comportent une dimension identitaire — au sens d’une forme « d’auto-compréhension fortement groupale, exclusive, affectivement chargée » allant jusqu’à un « sentiment fusionnel exclusif » (Cooper et Brukaker, 2010 : 103) — qui ne correspond qu’imparfaitement aux comportements linguistiques quantifiés dans le recensement et pour laquelle ceux-ci sont utilisés comme « proxies ».

La sociologie électorale et les sondages sur lesquels elle s’appuie, pour lesquels l’appartenance à un groupe linguistique constitue l’une des variables « indépendantes » les plus sollicitées, ont en fait largement contribué à substantifier ces groupes, au point que l’on pourrait parler d’un hyper-réalisme des catégories linguistiques. En homologie avec l’analyse savante de la « polarisation linguistique du vote » (Drouilly, 1997), la notion polémico-conceptuelle de « minorité de blocage », empruntée au lexique de l’actionnariat, en constitue le produit sans doute le plus remarquable. Fondée essentiellement sur la mise en équivalence des clivages linguistique et politique (minorité de blocage = non-francophones = anglophones + allophones), cette notion, apparue dans le contexte référendaire — avec pour marraine la journaliste Lise Bissonnette (1995) — est par exemple recyclée par le politologue G. Bouthillier (1997) qui, tout en critiquant de manière virulente « l’obsession ethnique » qu’entretient la production massive de données statistiques sur la langue et l’origine[3], ne se prive pas de recourir à celles-ci quand elles peuvent soutenir son argumentation. L’analyse des comportements électoraux selon la langue est évidemment une avenue de recherche tout à fait défendable ; mais on ne saurait nier que l’agrégation des comportements individuels sur laquelle reposent aussi bien la compilation des résultats du vote que leur analyse — mettant en jeu par exemple la notion de « vote ethnique » (Drouilly, 1981 : 142) — contribue fortement à empreindre de réalisme les catégories utilisées.

Un article paru dans La Presse du 3 septembre 2009 nous offre d’ailleurs une illustration frappante des effets de perspective induits par l’usage de la catégorie des allophones (Allard, 2009). La une du journal, « Les allophones majoritaires », s’appuie sur des données fournies par le Comité de gestion de la taxe scolaire de l’île de Montréal et suivant lesquelles, parmi les enfants fréquentant l’école publique, les allophones avaient surpassé, pour la première fois, les francophones (Comité de gestion de la taxe scolaire de l’île de Montréal, 2009). De fait, la proportion de ceux-ci s’élevait à 38,97 %, tandis que celle des allophones était de 39,52 %, alors que celle des anglophones s’élevait à 21,51 %. Il s’agit évidemment de sous-populations très particulières, fondées sur un découpage démographique (enfants d’âge scolaire), géographique (île de Montréal) et socio-économique (écoles publiques), mais dont on suppose qu’elles sont significativement représentatives de la catégorie des allophones et des enjeux d’intégration posés par son poids relatif. Mais que signifie au juste le fait que la proportion des allophones définis par la langue maternelle ait dépassé, dans les écoles publiques de Montréal, celle des francophones ?

D’abord, on constate que si, plutôt qu’à la langue maternelle, on s’intéresse à la langue parlée le plus souvent à la maison, la proportion des allophones est ramenée à 26,04 %, derrière les francophones et les anglophones ainsi définis (Comité de gestion de la taxe scolaire de l’île de Montréal, 2009 : 11) : donc, une chute de la « position de tête » vers la « queue ». Mais surtout, quand on regarde le tableau publié en page A3, où les données sont cette fois présentées selon les différentes langues (et le bloc des allophones par conséquent dissous), on constate que les francophones sont à peu près deux fois plus nombreux que les anglophones, cinq fois et demie plus nombreux que les élèves de langue maternelle arabe ou espagnole (respectivement 3e et 4e langue, avec 6,97 % et 6,65 % des effectifs), onze à douze fois plus nombreux que ceux de langue italienne (3,38 %, 5e), quatorze fois plus nombreux que ceux de langue créole (2,81 %, 6e), seize fois plus nombreux que ceux de langue maternelle chinoise (2,4 %, 7e), trente-neuf fois plus nombreux que ceux de langue russe, soixante-seize fois plus nombreux que ceux de langue grecque, etc. Les francophones sont-ils dès lors minoritaires ou majoritaires ? À moins de considérer les allophones comme un bloc homogène, une perception dont on a vu qu’elle était induite par la mise en équivalence ayant servi à construire cette catégorie (arabophones + russophones + italophones + … = allophones), on doit admettre que l’ordonnancement entre francophones, anglophones et allophones n’a pas de signification en soi[4].

Incidemment, cette « réification » des catégories ne saurait être imputée au seul sensationnalisme de journaux en mal de lecteurs. Ainsi, le sociologue Simon Langlois écrivait dans un bilan publié très récemment : « Deux changements importants sont survenus ces 20 dernières années. Tout d’abord, la proportion de francophones (langue maternelle) est passée sous la barre des 80 % — elle était de 79,6 % en 2006 — pour la première fois dans l’histoire. De son côté, la proportion de Québécois allophones (12,2 %) surpasse maintenant celle des anglophones (8,2 %) » (2009 : 105). Nous reviendrons plus loin sur la question du seuil de 80 %, mais on peut s’interroger encore une fois sur l’importance du changement de position entre allophones et anglophones lorsque cette position est renversée dès que l’on passe de la langue maternelle à la langue parlée à la maison — les proportions étant cette fois 10,6 % et 7,6 % à l’avantage de l’anglais. (Certes, cela nous renseigne sur la diversification des sources de l’immigration, mais si c’est à ce phénomène que l’on s’intéresse, passer par les données sur la langue n’est pas le chemin le plus direct.)

La question n’est évidemment pas de censurer le recours au terme « allophone ». Le Rapport sur l’évolution linguistique du Québec 2002-2007 préparé par l’Office québécois de la langue française choisit par exemple, en rupture avec la définition originale, de n’utiliser ce terme qu’en lien avec la langue parlée à la maison, lui préférant l’expression personnes de langues tierces quand il est fait référence à la langue maternelle, donc de n’utiliser ce terme qu’en lien avec un comportement linguistique présent plutôt que passé, ce qui diminue les risques d’ambiguïté et détache le comportement linguistique individuel de l’identification subjective à un groupe (Office québécois de la langue française, 2008 : 21). Par contraste, le récent « rapport Curzi », du nom du député de Borduas, choisit de définir les allophones par la langue maternelle, en conformité avec la définition du terme dans le rapport Gendron ; mais, ce faisant, il se trouve à insister sur la filiation et non sur le comportement linguistique actuel (Curzi, 2010 : 8).

L’effet de perspective réside toutefois avant tout dans le réalisme généré par une catégorie statistique composite lorsque comparée à d’autres catégories moins hétérogènes. Un effet de perspective comparable survient d’ailleurs avec l’utilisation du concept de « minorités visibles », résultant lui aussi d’un agrégat de catégories plus fines. Ainsi, la question du recensement canadien (maintenant de l’Enquête nationale auprès des ménages) sur le groupe de population propose-t-elle onze choix de réponses (Blanc, Sud-Asiatique, Chinois, Noir, Philippin, Latino-Américain, Arabe, Asiatique du Sud-Est, Asiatique occidental, Coréen, Japonais), la possibilité d’indiquer plus d’une réponse ainsi qu’une catégorie « autre » (Statistique Canada, 2011). On a d’un côté, le bloc des « minorités visibles », caractérisé par la possession d’un attribut différentiel, et de l’autre, la majorité qui se définit par l’absence de cet attribut. On sait en fait très bien que l’une et l’autre de ces deux grandes catégories sont profondément hétérogènes, bien qu’y recourir puisse faire sens d’un point de vue pragmatique.

Jeux à somme nulle et seuils critiques : la mise en pourcentages et ses effets

Les pourcentages sont un outil très pratique pour décrire des quantités. Ils ramènent les chiffres bruts à une base commune (100) et ont l’avantage de nous parler un langage familier : longtemps, dans bien des pays, l’école a noté la performance des élèves au moyen de pourcentages ; les taxes à la consommation, les rabais dans les magasins, les taux d’intérêt nous parlent dans ce langage. La vertu simplificatrice des pourcentages est incontestable. En effet, non seulement la traduction des chiffres bruts en pourcentages nous oriente-t-elle vers la comparaison « de façon presque instantanée », mais, en effaçant progressivement « toute référence à l’objet étudié », elle permet de faire émerger « des entités abstraites, le rythme d’augmentation d’une population par exemple, qui n’existeraient pas autrement » (Beaud, 2009 : 641, 658). Leur usage peut toutefois lui aussi générer des effets de perspective indésirables.

Pourcentages, comparaisons et jeux à somme nulle

Un premier cas survient selon que l’on traite les modalités d’une variable de manière autonome ou relative. Le tableau 1, par exemple, porte sur les variations en pourcentage des effectifs linguistiques à l’échelle du Québec de 1981 à 2006.

Tableau 1

Langues maternelles et langues parlées à la maison, Québec 1981-2006 ( % – réponses multiples réparties également entre les langues déclarées à partir de 1991)

Langues maternelles et langues parlées à la maison, Québec 1981-2006 ( % – réponses multiples réparties également entre les langues déclarées à partir de 1991)
Source : Institut de la statistique du Québec, 2009 : 24

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Selon toute évidence, et la différence entre pourcentages nous l’indique, la langue française perd du terrain : depuis 1986 pour la langue maternelle (-2,8 %) et depuis 1991 pour la langue parlée à la maison (-1,2 %) ! Pour le démographe Robert Bourbeau, par exemple, c’est bien ainsi que l’on doit lire les chiffres, « l’enjeu véritable quant à la langue (devant) être analysé à partir des variations du poids démographique (en pourcentage) de chacun des groupes linguistiques » et donc prendre en compte « la position relative des francophones » (2007 : A25). Cependant, le choix de porter l’attention sur la position relative des groupes — et il est évidemment parfaitement légitime de considérer la population du Québec comme un tout — génère précisément ici un effet de perspective. Par définition, la manière relative de considérer les catégories crée en effet les conditions de ce qu’on appelle, dans le langage formel de la théorie des jeux, un jeu à somme nulle (ou constante), c’est-à-dire une situation dans laquelle, par définition, ce que chaque participant gagne, un autre doit le perdre. Généralement, d’ailleurs, on représente graphiquement ces données sous la forme d’un diagramme circulaire dont les catégories constituent des angles. Il va de soi que plus un angle est grand, plus les autres seront petits. Or, s’il existe effectivement des situations que l’on peut représenter comme des jeux à somme nulle (l’élection en est une : le nombre de sièges à pourvoir étant fixe, chacun de ceux qui n’aura pas été gagné par un parti l’aura été par un autre), peut-on en dire autant de la distribution des comportements linguistiques ?

Il est en effet possible de considérer les catégories de manière autonome, c’est-à-dire sans les considérer comme des fractions d’un ensemble, comme dans le tableau 2, qui s’appuie sur les mêmes données et présente les chiffres bruts :

Tableau 2

Langues maternelles et langues parlées à la maison, Québec (nombres absolus), données du recensement canadien 1996, 2001 et 2006

Langues maternelles et langues parlées à la maison, Québec (nombres absolus), données du recensement canadien 1996, 2001 et 2006
Source : Statistique Canada, 2007 : 34-36

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Comme on le voit, tous les signes deviennent positifs[5], mais, surtout, si l’on prend les chiffres bruts, la situation du français semble nettement moins dramatique — c’est un jeu où tout le monde gagne, même si ce n’est pas dans les mêmes proportions. Il y a certes, ici encore, un effet de perspective bien connu, induit par le fait que des progressions portant sur de petits nombres génèrent des pourcentages élevés (comme dans le cas bien connu du taux de croissance des pays qui connaissent un décollage industriel).

Si l’on prend maintenant une période un peu plus longue, soit celle allant de 1991 à 2006, le nombre de Québécois de langue maternelle française, comme on peut le voir dans le tableau 3, passe de 5 585 650 à 5 916 840, soit une hausse de plus de 300 000 personnes (ou + 5,9 %), tandis que le nombre de Québécois de langue maternelle anglaise passe, lui, de 626 200 à 607 165, soit une baisse de près de 20 000 (ou — 3,0 %). Alors, qu’en est-il du poids des francophones ?

Tableau 3

Langues maternelles, données du recensement canadien 1991 et 2006, Québec

Langues maternelles, données du recensement canadien 1991 et 2006, Québec
Source : Statistique Canada — Données du recensement

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En fait, l’apparente contradiction entre les deux énoncés, vrais l’un comme l’autre, tient au fait de la croissance du troisième groupe — les personnes de langue maternelle autre que le français et l’anglais qui passent, elles, de 598 455 à 911 895, soit une hausse d’un peu plus de 300 000 (ou + 52,4 %) — et à l’effet que cela exerce lorsqu’on décide de mesurer le « poids » ou la « progression » en comparant les proportions respectives des trois groupes. Si l’on prend enfin, comme dans le tableau 4, une période « très longue », soit de 1951 à 2006, on observe chez les personnes de langue maternelle française une progression impressionnante de 76,7 % (+ 2,5 millions), tandis que les personnes de langue maternelle anglaise ne connaissent qu’une augmentation de 8,8 % (+ 50 000) ; les personnes de langue maternelle autre, très peu nombreuses en 1951 (150 000) connaissent évidemment une progression importante (+ 760 000) et spectaculaire en pourcentage (600 %, c’est l’effet « décollage »).

Tableau 4

Langues maternelles, Québec, données du recensement canadien 1951 et 2006

Langues maternelles, Québec, données du recensement canadien 1951 et 2006
Source : Statistique Canada — Données du recensement

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Si l’on cherche maintenant à estimer ces progressions en comparant, d’une part, les différences en pourcentages, et, d’autre part, les différences en chiffres bruts, on peut avancer tout à la fois que le rythme de progression des personnes de langue autre est huit fois plus élevé que celui des personnes de langue française (606,3/76,7 = 7,9) ou qu’à l’inverse, ces dernières ont connu une augmentation trois fois plus forte (2 569 810/761 500 = 3,37). Effet de perspective encore une fois, mais on n’est plus dans la logique du jeu à somme nulle : seule une différence négative dans les valeurs absolues (comme pour la langue anglaise dans le tableau 3) peut engendrer dans ces conditions un pourcentage négatif.

On peut procéder à un examen du même type pour les données concernant la région métropolitaine de recensement (RMR) de Montréal, où l’on observe une forte concentration de la communauté anglophone et de celles issues de l’immigration. Ainsi, si l’on ne prend en compte que les proportions, on observe, entre 1996 et 2006, des pertes respectives de 2,4 % et 0,9 % pour le français langue maternelle et langue principalement parlée à la maison.

Tableau 5

Langues maternelles et langues parlées à la maison, RMR de Montréal, 1996-2006 (%)

Langues maternelles et langues parlées à la maison, RMR de Montréal, 1996-2006 (%)
Source : Statistique Canada, 2007 : 25

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Mais si l’on se tourne maintenant vers les effectifs absolus, ces pertes se transforment en gains, des gains qui ressemblent mutatis mutandis à ceux observés dans le tableau 2 :

Tableau 6

Langues maternelles et langues parlées à la maison, RMR de Montréal (nombres absolus)

Langues maternelles et langues parlées à la maison, RMR de Montréal (nombres absolus)
Source : Statistique Canada, 2007 : 25

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L’effet dû à la concentration des minorités ressort encore plus vivement lorsqu’on isole la division de recensement de Montréal (dont les limites correspondent à l’île), comme en fait foi ce tableau largement repris :

Tableau 7

Langues maternelles et langues parlées à la maison, île de Montréal, 1996-2006 (%)

Langues maternelles et langues parlées à la maison, île de Montréal, 1996-2006 (%)
Source : Statistique Canada, 2007 : 27

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Mais, encore une fois, la prise en compte des effectifs absolus (tableau 8) offre un portrait dont la description appelle des nuances :

Tableau 8

Langues maternelles et langues parlées à la maison, île de Montréal (nombres absolus)

Langues maternelles et langues parlées à la maison, île de Montréal (nombres absolus)
Source : Statistique Canada, 2007 : 27

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Ainsi, les variations des effectifs pour la langue maternelle sont un reflet combiné de la concentration des nouveaux immigrants sur l’île de Montréal et des mouvements de ménages francophones depuis l’île vers sa couronne (comme le suggère la hausse de plus de 100 000 personnes de langue maternelle française — voir tableau 5). En revanche, les variations des effectifs pour la langue parlée à la maison montrent que, même dans ce contexte, le français fait des gains (+15 880). C’est en fait le franchissement d’un seuil prétendument critique (à 49,8 % sur l’île, les francophones définis selon la langue maternelle ont « glissé » sous les 50 %) : nous reviendrons plus loin sur cette question.

Un autre exemple de l’effet de perspective provoqué par les calculs de progression nous est fourni par le tableau suivant portant sur la langue anglaise au Québec (Castonguay, 2002, auquel j’ajoute, puisqu’elles sont maintenant disponibles, les données provenant des recensements de 2001 et 2006) :

Tableau 9

L’anglais au Québec, données du recensement canadien de 1971 à 2006

L’anglais au Québec, données du recensement canadien de 1971 à 2006
Source : Statistique Canada — Données du recensement

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On constate que, sur 35 ans, le nombre absolu de personnes de langue maternelle anglaise baisse (de 181 665, mais + 16 000 pour le quinquennat 2001-2006) et qu’il en est de même pour les personnes ayant l’anglais comme langue d’usage au foyer (– 100 000, mais + 41 000 de 2001 à 2006). Or, le fait que (1) baisse plus vite que (2) implique nécessairement que le pourcentage de ce que représente l’excédent de (2) sur (1) ira nécessairement croissant. Castonguay en conclut que, « malgré le déclin de la population de langue maternelle anglaise, les gains de l’anglais par voie d’assimilation ne cessent de croître au Québec en chiffres tant relatifs qu’absolus » (Castonguay, 2002 : 40).

Comparons maintenant avec la situation des francophones sur la même période :

Tableau 10

Le français au Québec, données du recensement canadien de 1971 à 2006

Le français au Québec, données du recensement canadien de 1971 à 2006
Source : Statistique Canada — Données du recensement

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Cette fois, le nombre absolu de personnes de langue maternelle française augmente (de 1 050 430 pour l’ensemble de la période) et il en est de même pour les personnes ayant le français comme langue d’usage au foyer (de 1 215 055). L’excédent croît également (de 164 625), mais le pourcentage qu’il représente par rapport à (1) est évidemment petit, en raison de la taille considérable de (1). Maintenant, si l’on compare la manière dont ces excédents progressent, par exemple en mesurant la part que représente l’excédent francophone par rapport à l’excédent anglophone, on observe un net rattrapage : négatif en 1981, l’excédent francophone représente 48 % de l’excédent anglophone en 1991, 63 % en 1996, 75 % en 2001 et 93 % en 2006. Ne pourrait-on pas écrire alors, comme Castonguay le fait à propos de l’anglais, que les gains du français par voie d’assimilation ne cessent de croître au Québec en chiffres tant relatifs qu’absolus ?

Une version extrême du recours aux seuls pourcentages comme base de raisonnement nous est fournie par un article récent : selon son auteur, dans l’hypothèse où la baisse de la proportion des francophones au Canada suit une courbe traduisant un mouvement d’accélération — la baisse observée entre 1981 et 2006 (de 25,5 % à 21,8 %) représentant 2,2 fois celle enregistrée entre 1931 et 1981, — on peut prédire que cette proportion atteindra 0 % en 2024. Dans l’hypothèse où la baisse est au contraire constante, l’extinction complète ne surviendrait que dans 140 ans (Tellier, 2010 : A9). Le fait de garder à l’esprit les chiffres absolus nous conduit toutefois à envisager le « poids » — terme qui, incidemment, peut être entendu de manière absolue aussi bien que relative — de manière plus nuancée que ne le permettait la seule prise en considération de la part relative.

Pourcentages et ordonnancements

On a vu plus haut, à propos de la population des écoles publiques de l’île de Montréal, l’effet de perspective résultant d’un ordonnancement de catégories interprétées de manière réaliste. Cet effet résulte aussi, en fait, de la mise en pourcentages elle-même, comme on peut le voir du reste dans bien d’autres domaines de la réalité sociale. L’insistance mise sur la première place désormais occupée par le cancer parmi les causes de décès dans la population en général s’explique ainsi sans doute par la volonté de divers groupes d’influer sur la répartition des ressources dans le système de santé, puisque cette première place résulte avant tout du succès rencontré dans la lutte contre les maladies cardiovasculaires (Société canadienne du cancer, 2010 ; Statistique Canada, 2010). L’ensemble des causes de décès totalisant par définition 100 %, toute progression de l’une entraînera nécessairement la diminution d’au moins une autre, comme on l’a vu plus haut pour les langues. De plus, comme dans le cas des allophones, la nomenclature des causes de décès, qui peut varier d’une source à une autre, repose elle aussi sur des choix d’agrégation (selon que l’on distingue par exemple les maladies du coeur des accidents cérébrovasculaires ou que l’on considère en bloc les maladies de l’appareil circulatoire). L’effet psychologique induit par le « rang » d’une catégorie dans une distribution est particulièrement évident dans le cas du suicide, souvent présenté comme la première (ou deuxième, selon les périodes) cause de décès chez les jeunes. L’autre étant constituée par les accidents d’automobile (en dehors de situations épidémiques, il n’est pas surprenant que la première cause de décès chez les jeunes ait un caractère « violent »), on peut se demander s’il y aurait matière à se réjouir dans l’éventualité où cet ordre serait renversé ; de fait, au cours des trente dernières années, on a vu ces deux causes « lutter pour la première place ». Plutôt que le rang du suicide parmi les causes de mortalité, ce sont le taux de suicide et ses variations dans le temps ou selon les groupes d’âge qui constituent des phénomènes significatifs appelant une explication. (Les taux, incidemment, constituent, comme les pourcentages, des outils ramenant à une base commune des observations portant sur des effectifs de tailles différentes : ils visent explicitement la comparaison — en recourant souvent, en outre, à des procédés de normalisation ayant pour but de neutraliser l’incidence d’autres phénomènes faisant obstacle à celle-ci —, mais on pourrait dire qu’ils conservent avec l’objet étudié un lien plus direct que ce n’est le cas, souvent, avec les pourcentages.) Dans le cas du suicide au Québec, le phénomène préoccupant ne résidait pas dans le fait que le suicide constituait la première cause de décès chez les jeunes (dans les catégories d’âge plus élevées, d’autres causes de décès deviennent beaucoup plus fréquentes, même si le taux de suicide peut augmenter), mais plutôt dans la forme de la courbe des suicides, qui, au début des années 1980, montrait une décroissance des taux selon les catégories d’âge, alors qu’on se serait attendu, en conformité avec les observations historiques du phénomène (et selon la rationalité économique), à une progression des taux en raison inverse de la quantité d’existence sacrifiée (Charron, 1983 ; Baudelot et Establet, 2006 : 137). Ici aussi, donc, l’insistance sur le rang, qui ne s’appuie sur aucun modèle théorique ni raisonnement causal, doit être interprétée comme un effet de perspective, sur laquelle peut s’appuyer la rhétorique de la justification quantitative. On en voudra pour preuve que le suicide est devenu la première cause de décès chez les jeunes alors même que le taux de suicide pour cette catégorie d’âge diminuait de manière tout à fait spectaculaire durant les années 2000 (passant de 22,0 à 13,0 pour 100 000 chez les jeunes hommes de 15 à 19 ans et de 37,1 à 24,9 chez ceux de 20 à 34 ans durant la période 1981-2008, les pics ayant été atteints dans les deux cas au milieu des années 1990 [Gagné et Saint-Laurent, 2010 : 6]) et que le taux des accidents mortels d’automobile diminuait pour sa part de manière encore plus nette (passant de 47 à 12 chez les 15-24 ans et de 25 à 7 chez les 25-44 ans pour les années 1979 à 2009 [Société de l’assurance automobile du Québec, 2010 : 10]).

Seuils critiques et points de bascule

L’usage des pourcentages, enfin, a souvent pour effet de suggérer l’existence de « seuils critiques » ou de « points de bascule », avec le caractère symbolique que cela comporte. On a vu plus haut que « la proportion de francophones (langue maternelle) est passée sous la barre des 80 % — elle était de 79,6 % en 2006 — pour la première fois dans l’histoire », phénomène que l’auteur qualifie de « changement important » (Langlois, 2009 : 105). En fait, depuis 1941 (mais ce n’était pas le cas à la fin du xixe siècle ou dans les premières décennies du xxe siècle !), la proportion du français langue maternelle s’était maintenue au-dessus de 80 % : il y a ici, on ne peut le nier, un effet de rupture « psychologique[6] ». Le recensement de 2006 nous révèle également, comme on l’a mentionné plus haut, qu’un autre « seuil psychologique » a été franchi quand la proportion de personnes de langue maternelle française dans la division de recensement de Montréal (qui correspond à l’île de Montréal) est tombée pour sa part à 49,8 % (tableau 7) ; cela n’a pas manqué de soulever les pires craintes, bien que cette proportion fût de 54,2 % pour la langue parlée à la maison (pour la région métropolitaine de recensement [RMR], définie plus largement, les proportions étaient de 65,7 % et 69,1 % respectivement [tableau 5]). Mais on peut comprendre que c’est le franchissement du « seuil critique » qui a retenu l’attention, d’où, entre autres, le rapport Curzi, comme si un passage de 50,0 % à 49,9 % était beaucoup plus significatif qu’un passage de 50,1 % à 50,0 %.

Certes, le débat sur le français à Montréal n’est pas nouveau : déjà très vif à la fin des années 1990, il avait conduit certains observateurs à faire remarquer que les réponses variaient selon l’indicateur retenu — langue maternelle, langue parlée à la maison, connaissance des langues officielles — et selon le cadre territorial retenu — île ou RMR (Piché, 1999 et 2002)[7]. On peut toutefois également se demander en quoi tel ou tel seuil — 50, 60, 66 et 80 semblent les nombres qui produisent le plus d’impression à cet égard — est critique. L’idée générale semble être que de tels seuils constituent des points de non-retour, en deçà desquels la survie d’un groupe ou d’une langue est en péril (mortel ?). Mais peut-on définir plus précisément la nature de ces seuils ? Très peu de travaux ont été consacrés à la définition et à la discussion des seuils (« thresholds ») en matière de préservation d’une langue et de mobilité linguistique (« language maintenance and shift »). Le plus souvent, on s’appuie sur l’apparente évidence que certaines langues ayant disparu faute de locuteurs, il doit bien y avoir un seuil à partir duquel cette disparition devenait pour ainsi dire irréversible. (Pour Tellier [2010], cité plus haut, il semble que 99 % soit le seuil critique, puisque telle était la proportion des francophones parmi la population d’extraction européenne au Canada en 1760 et que ce pourcentage n’a cessé de chuter depuis.)

On peut soupçonner que l’idée d’attacher autant d’importance aux « seuils » de 50 %, 60 %, 66 % et 80 % provient de la familiarité avec ces pourcentages (mais on a vu plus haut comment la portée d’une observation qui valait pour sept décennies [1941-2001] est spontanément étendue à toute « l’histoire ») et le rôle qu’ils jouent dans certaines prises de décision, comme seuils de majorité absolue ou qualifiée, ou encore dans notre expérience du système scolaire : ainsi, 50 % et 60 % sont (ou ont été) des notes de passage ; 80 % est (était) une « bonne » note (au Québec ; mais, dans d’autres contextes culturels, comme celui de la France, où l’on note traditionnellement sur 20, il semble que le seuil de 80 % soit moins évocateur). Tomber sous le seuil de 50 %, par exemple, c’est en quelque sorte perdre la partie, comme l’expérience référendaire le démontre. Mais bien des décisions que l’on prend — à commencer par l’élection de représentants au moyen du système uninominal à un tour — ne requièrent pas que l’on obtienne plus de la moitié des voix. À ce que l’on sache, aucune conséquence d’ordre pratique n’est directement attachée au fait que la proportion des personnes de langue maternelle française dans la division de recensement de Montréal tombe sous la barre des 50 % ou que celle des personnes de langue maternelle française au Québec passe sous le seuil des 80 %. Bien sûr, la présence dans les écoles publiques francophones de Montréal d’un grand nombre d’élèves dont la langue maternelle n’est pas le français pose sans doute des défis pédagogiques immenses, mais il n’existe pas de « seuil critique » que l’on pourrait décréter à cet égard, pas plus qu’il n’existe de « seuil de tolérance » de la majorité née au pays quant à la proportion de la population issue de l’immigration. Selon le seul auteur qui ait offert, à notre connaissance, l’exemple d’un traitement analytique formel de la notion de seuil en matière de préservation d’une langue et de mobilité linguistique, il ne peut y avoir de seuil critique défini par une valeur unique, mais seulement une variété de seuils « définis par la combinaison critique de variables clés », notamment la proportion de locuteurs de langue minoritaire, leurs préférences pour la conduite de leurs activités linguistiques et la manière dont ils réagissent et s’ajustent aux changements qu’ils perçoivent quant à la vitalité de leur idiome (Grin, 1993 : 389). Cette analyse suggère que, même dans le cas de langues très minoritaires, la survie à long terme dépend avant tout des préférences du groupe « menacé » quant à la conduite de ses activités dans sa langue et quant à sa perception de l’engagement des autorités politiques à protéger la langue minoritaire.

C’est dans ces termes que l’on doit poser la question de la pertinence des observations statistiques en regard des prédictions quant à l’avenir du français au Québec. À l’échelle nord-américaine, la langue française est extrêmement minoritaire (comme elle l’est d’ailleurs à l’échelle mondiale), mais aucune autorité politique susceptible de prendre des décisions relatives à la langue n’existe à ce niveau. De la même façon, si l’on porte le regard sur des unités très restreintes (le West Island, des arrondissements particuliers de Montréal), on observera des phénomènes de ségrégation et de concentration résidentielles impressionnants et des « seuils critiques » seront franchis en cascade. L’ensemble du Québec, la RMR de Montréal, en revanche, constituent des terrains d’observation nettement plus pertinents : le premier parce qu’il correspond à l’unité politique où sont concentrés les pouvoirs les plus décisifs en matière de langue et d’intégration des immigrants ; la seconde parce qu’elle constitue une unité socio-économique significative et, en raison de la concentration des minorités, le lieu d’application privilégié des lois, règlements et politiques à caractère linguistique[8]. Et, comme on l’a vu, si l’on souhaite évaluer l’efficacité de ceux-ci à l’aune des données statistiques sur la langue, il vaut mieux laisser de côté ces artefacts sommaires que sont les proportions et les seuils critiques, au profit d’un examen plus attentif des données brutes.

Conclusion

Les points soulevés dans ce texte sont évidemment bien connus des statisticiens et des démographes. Et l’on admettra volontiers que les « francophones », les « anglophones » et les « allophones » n’existent pas de la même manière que Lisa, Brenda ou Rachida, que les pourcentages n’existent pas dans la nature (et qu’ils représentent un niveau d’abstraction supérieur par rapport aux nombres bruts dont ils sont l’expression) ou qu’il n’existe pas de seuils ou de points de bascule valables pour tous les contextes. Mais il n’en demeure pas moins que, d’un recensement à l’autre, d’une enquête à l’autre, le débat public s’alimentant aux statistiques, les interventions des spécialistes comme des profanes se focalisent sur l’ordonnancement de catégories qu’on réifie, persistent à assimiler la composition linguistique de la population à un jeu à somme nulle et attribuent spontanément une signification à des bornes qui sont de purs artefacts.

Mettre au jour les effets de perspective générés par les outils conceptuels et techniques — jusqu’aux plus familiers et apparemment les plus simples d’entre eux — que l’on utilise pour décrire les phénomènes sociaux contribue en revanche à mieux faire voir la dimension proprement rhétorique de ces outils, le rôle que jouent dans l’entreprise de persuasion des analogies non explicites, et ce, en toute indépendance des intentions ou des préjugés que l’on prêterait aux utilisateurs. Si l’on considère, en suivant partiellement Gephart, ces effets de perspective comme des « métaphores » involontaires, on admettra, avec lui, qu’une appréciation correcte des limites d’une métaphore sert mieux l’avancement des connaissances que « la réification occulte de métaphores implicites et leur transformation en théorie tautologique » (1988 : 63).