La statistique peut se définir comme une branche autonome des mathématiques qui offre des outils scientifiques d’analyse. La mobilisation intensive des outils de la statistique pour l’étude des phénomènes sociaux a contribué au développement de la statistique sociale. Cependant la statistique sociale peut être aussi prise comme objet d’analyse, et c’est un objet dont l’intérêt heuristique est particulièrement important en sociologie des sciences. Comme l’étymologie latine du mot l’indique, la statistique renvoie à l’État et aux formes de l’action publique. Un des intérêts de l’étude sociologique de la statistique sociale est en effet de constituer une entrée originale pour l’analyse de l’action publique. C’est surtout depuis le début des années 1980 que se sont multipliés des travaux qui considèrent les statistiques sociales non pas comme des outils mathématiques de mesure de phénomènes sociaux mais plutôt comme des instruments ayant une histoire intimement liée à celle des formes de l’action publique et participant à la construction des représentations du monde social. Ainsi il existe maintenant un champ important de la sociologie des sciences qu’Alain Desrosières désigne comme la « sociologie historique de la quantification » (Desrosières, 2008). Trois apports de ce sous-champ de la sociologie à l’analyse de l’action publique peuvent être ici soulignés à travers trois points de vue différents quoique complémentaires sur la statistique : la statistique comme produit de l’action de l’État et des discussions publiques ; la statistique comme ressource cognitive du pouvoir politique ; et enfin la statistique comme support de modèles différenciés de représentation du monde social. D’abord, un ensemble de contributions a cherché à approfondir l’histoire de la construction des outils et des méthodes statistiques (Hacking, 1975, 1990 ; Stigler, 1986 ; Porter, 1986, 1995 ; Daston, 1988 ; Gigerenzer et al., 1989 ; Desrosières, 1993 ; Brian, 1994 ; Beaud et Prévost, 2000). Du point de vue de l’analyse de l’action publique, ces travaux ont notamment eu l’intérêt de renverser le lien qui est communément fait entre les outils statistiques et l’action publique : si les sciences sociales ont sans doute besoin de la statistique pour analyser scientifiquement la société, ces travaux ont aussi montré qu’en sens inverse la statistique s’est développée grâce à l’État ou parce que certaines questions étaient posées sur la société. De fait, contrairement à la mathématisation du monde physique et social qui elle est très ancienne et remonte aux sociétés antiques, la naissance de la statistique est plutôt récente et contemporaine de la consolidation des appareils bureaucratiques d’État. C’est Quételet (1835) qui a ouvert la voie aux quantifications modernes en sciences sociales en s’appuyant sur des enregistrements administratifs de plus en plus abondants (Desrosières, 1993). Les concepts statistiques ont été ensuite surtout développés, non par des physiciens, mais par des idéologues opposés à l’intervention trop grande de l’État, notamment des eugénistes (Porter, 1986). Un deuxième apport de la sociohistoire de la statistique a été de montrer que les opérations statistiques de classification constituent une des ressources cognitives essentielles du pouvoir politique. Notamment de nombreuses contributions de ce champ ont porté leur regard sur l’outil statistique archétypique du gouvernement des États : les recensements nationaux. Que ce soit en Amérique du Nord (Prévost et Beaud, 1994 ; Curtis, 2001 ; Schor, 2009), en Russie (Blum et Mespoulet, 2003 ; Mespoulet, 2008) ou en Amérique latine (Otero, 2007), ces études tendent à montrer que les recensements, loin d’être neutres, influencent la façon dont un pays se représente, reflètent des régimes juridico-politiques et contribuent à construire les politiques publiques qui y sont mises en place. Cette sociohistoire des statistiques a permis d’approfondir l’analyse des liens entre le pouvoir et la …
Parties annexes
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