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En France, en 2008, Fadela Amara, la secrétaire d’État chargée de la politique de la ville, en visite dans un quartier sensible de la banlieue parisienne, salue l’initiative d’une association proposant du relooking pour les jeunes des « quartiers » en vue de favoriser leur insertion professionnelle. Soulignant le caractère discriminant de l’apparence pour les jeunes issus des minorités, elle se propose de réfléchir à l’extension de cette initiative[1].

La mode, sujet souvent synonyme de luxe et de futilité, est désormais au coeur des débats sur l’insertion. Le savoir-être est placé au centre de l’évaluation de l’aptitude professionnelle. Plus généralement, la présentation de soi est devenue le corollaire de l’épanouissement du sujet contemporain. Avoir le bon look est censé offrir à tous une meilleure possibilité de réussite sociale, professionnelle et sentimentale.

À travers l’expérience d’une organisation caritative américaine qui s’occupe de relooker des bénéficiaires de l’aide publique pour faciliter leur insertion professionnelle, le présent article se propose d’explorer les codes vestimentaires dispensés par des femmes issues des classes supérieures à des femmes en difficulté et la façon dont ces dernières les reçoivent.

En effet, cette organisation baptisée Dress for Success, en français « habille-toi pour réussir », récupère, depuis sa création en 1996, des tailleurs, vêtements hautement connotés, pour les redistribuer à des femmes en difficulté, souvent issues des minorités visibles, postulant pour des emplois de maintenance, femmes de ménage ou garde d’enfants.

Nous chercherons à mettre en perspective les enjeux liés à la popularisation d’une mode professionnelle élitiste. La mode, selon Simmel, revêt un double enjeu : l’identification et la distinction. Les classes supérieures adoptent une mode pour se distinguer du reste de la société, jusqu’à ce qu’elles soient imitées et qu’elles cherchent à nouveau à se distinguer.

Cette expérience caritative permet de soulever la question du sens de l’imitation et de la distinction, car le tailleur n’est pas ici juste offert comme symbole, il suppose un usage particulier transmis lors de séances de coaching qui visent à s’assurer de la juste appropriation du vêtement. L’association ne veut pas simplement que ces bénéficiaires imitent une mode élitiste mais l’incorporent. L’usage du vêtement est présenté comme constitutif de la position sociale et non comme résultant de celle-ci. La perspective de devenir « qui on souhaite » par la simple appropriation de codes corporels et vestimentaires semble convaincre la majorité des protagonistes de cette organisation qui s’y emploie avec ferveur.

Dans un premier temps, nous exposerons le lien ténu entre habillement et pouvoir. Ensuite, à l’aide de la théorie simmelienne de la mode nous verrons de quelle façon la diffusion de celle-ci peut permettre la création de nouvelles figures sociales. Ensuite, au travers d’un portrait de bénéficiaire de l’association, nous tenterons de montrer que le relooking permet davantage l’adhésion au modèle économique dominant, qu’il ne permet une véritable insertion. Il justifie avant tout le bien-fondé d’un encadrement et la légitimité d’une aide à l’emploi axée essentiellement sur la transformation de l’allocataire.

Le lien entre habillement et pouvoir

Le lien entre habillement et pouvoir est un thème ancien. Depuis la naissance, au xviiie siècle, du costume pour hommes (pantalon, veste et couleurs sombres)[2], de nombreux ouvrages ont exposé des techniques vestimentaires permettant d’accroître prestige et pouvoir. L’influence de l’habit sur le succès professionnel et social est communément reconnue par l’ensemble de la société, aussi bien les hommes que les femmes. Cette question a été largement étudiée, notamment aux États-Unis[3]. Dans les années 1950, les chercheurs s’intéressant à la question du rôle du vêtement dans l’exercice de la profession et la construction d’une carrière ont montré qu’il traduisait avant tout la compétence et ont mis l’accent sur l’importance de porter le « bon vêtement » (appropriate attire) (Form et Stone, 1955). De nombreuses études ont ensuite porté sur les codes vestimentaires professionnels féminins[4], permettant aux femmes d’accéder à des milieux professionnels masculins. Elles ont, notamment, mis en évidence l’intérêt de l’emprunt des codes vestimentaires masculins dans l’avancement hiérarchique. Le port de vêtements trop suggestifs, mettant en avant la « sexualité féminine », étant source de discrimination pour la femme, celle-ci gagnait à gommer les traits saillants de sa féminité (Gottdiener, 1977).

Kimle et Damhorst (1997) ont également montré qu’il existait un équilibre subtil à acquérir pour une femme sur le marché du travail, sur le plan vestimentaire, entre conservatisme et innovation. Une apparence conservatrice est gage de stabilité, valeur essentielle du monde professionnel, et ces chercheurs ont mis en évidence le danger d’être jugée « excentrique » — attitude dénotant irresponsabilité et absence de professionnalisme. Ils mettent cependant en garde contre le fait d’ignorer complètement la mode, ce qui attire également des jugements négatifs. Toutes ces études montrent que l’apparence est primordiale pour obtenir statut et promotion dans son travail. L’enjeu majeur est d’arriver à adopter le bon vêtement, car le jugement en termes de compétences se fonde sur cet aspect. Il y a également une difficulté particulière pour les femmes de ce point de vue, puisque leur présentation constitue un double impératif, à la fois se faire reconnaître en tant que femme dans le monde professionnel à dominance masculine, mais aussi être reconnue comme garante des valeurs de ce milieu. La tâche est d’autant plus ardue que le choix vestimentaire pour les femmes est plus significatif que pour les hommes.

Le power dressing : la réussite passe par le vêtement

L’idée d’un code vestimentaire vecteur d’ascension sociale est incarnée par le Power dressing, mouvement né dans les années 1970 aux États-Unis qui a popularisé une mode inspirée des hommes dirigeants auprès des femmes afin de favoriser leur insertion professionnelle. Ainsi, en 1975, John T. Molloy publiait un ouvrage devenu best-seller, intitulé Dress for Success. L’auteur y développait une technique dite « scientifique d’habillement » (engineering wardrobe) destinée aux femmes, censée leur permettre de réussir dans le monde professionnel. Le lien entre habillement et réussite est fréquent dans la littérature du développement personnel, de nombreux manuels y ont été consacrés[5]. L’originalité de Molloy réside alors dans le choix de la population à laquelle il s’adresse. Il ne s’agit plus d’aider les femmes à trouver un mari et à le garder, comme il en était souvent question auparavant, mais de s’adresser à cette nouvelle catégorie de femmes actives qui émerge dans les années 1970. Car cette période constitue un véritable tournant dans l’histoire de la femme aux États-Unis. Non seulement le marché du travail se féminise[6], mais on voit de nombreuses diplômées des universités accéder à des carrières autrefois exclusivement réservées aux hommes, telles les carrières financières, juridiques et politiques. C’est principalement à ces femmes que s’adresse Molloy (Entwistle, 1997).

Avant cette période, l’ensemble des femmes actives qui entraient sur le marché du travail occupaient des emplois qui ne leur laissaient, contrairement aux hommes qui les avaient précédées, aucune chance d’évolution ou de carrière, ce qui eut pour conséquence une certaine homogénéisation de la façon de s’habiller chez les femmes actives (Entwistle, 1997). De fait, au moment où les femmes accèdent à des postes à responsabilité, il devient en apparence difficile de les distinguer de leurs secrétaires. Pour Molloy, il est évident que les femmes sont habillées pour perdre (dressed for failure). Selon lui, elles commettent trois erreurs majeures quant à leur apparence : elles laissent la mode guider leur choix, se considèrent comme objets sexuels et, enfin, s’habillent en adéquation avec leur milieu socio-économique. Ces trois facteurs se révèlent, pour l’auteur à succès, largement discriminants et expliquent en partie la difficulté des femmes à évoluer professionnellement. L’enjeu pour la femme étant d’acquérir puis d’accroître son autorité sur le marché professionnel, elle doit avoir une apparence qui l’identifie comme détentrice du pouvoir. Le tailleur va donc remplir cette fonction en proposant un système d’identification spécifique. L’un des premiers commandements du Power dressing consiste en l’adoption des codes vestimentaires des classes supérieures et se résume ainsi :

« Habille-toi pour l’emploi que tu souhaites et pas pour celui que tu as » (Entwistle, 2000 ; Molloy, 1980 : 120, notre traduction)[7]. Ainsi, porter un tailleur atteste de l’ambition et du désir de carrière de celle qui le porte. Il donne immédiatement une indication sur ses intentions professionnelles. Car il est avant tout le vêtement d’une catégorie particulière de femmes : les femmes d’affaires (career women). Le tailleur constitue, à l’origine, la version féminisée du costume trois pièces propre aux dirigeants. Il est donc supposé permettre aux femmes d’acquérir une visibilité et une autorité dans un espace dominé par les représentations masculines. La création d’un style propre aux femmes éduquées est, selon Molloy, la condition sine qua non pour ne plus être confondues avec les secrétaires. Bannir les attributs de celles-ci est un enjeu majeur dans la construction d’une nouvelle identité professionnelle féminine. L’image de la secrétaire sert alors de repoussoir, on l’associe au dilettantisme et au manque d’ambition.

« … les sweaters au bureau font secrétaire, toute femme à n’importe quel poste qui souhaite réussir ne devrait pas porter un sweat pour aller travailler, les sweats sur le lieu de travail n’envoient que des signaux négatifs. Ils évoquent l’échec et un statut inférieur » (Molloy, 1980 : 77, notre traduction)[8].

Pour Molloy, la non-adoption de ces principes vestimentaires appelle un jugement moral sans appel : le défaut d’ambition constitue, pour lui, le signe d’une mentalité de « perdant » (loser). Le Power dressing représente véritablement l’affirmation, sur le mode vestimentaire, d’un statut qui passe par l’éradication de tous les marqueurs des positions subalternes. Ces positions marquant symboliquement l’échec, la rupture avec le succès. Dans cette perspective, les intentions s’impriment dans le vêtement : la motivation ne se dit ni ne se montre, elle se voit. Pour Molloy, la reconnaissance de l’autorité féminine passe, notamment, par l’éviction de la sexualité, l’identification sexuelle étant le corollaire des bas statuts, qu’incarne, là encore, dans les représentations, la « secrétaire sexy ». Au cinéma, le Power dressing est représenté par un film de 1988 réalisé par Mike Nichols : Working Girl. L’actrice Melanie Griffith y incarne Tess, une jeune secrétaire ambitieuse déterminée à réussir à Wall Street. Le début du film montre ses tentatives pour faire reconnaître sa compétence, qui se heurtent à la mauvaise volonté de ses supérieurs hiérarchiques masculins, qui la considèrent comme objet sexuel. Dans la seconde partie du film, devenue la secrétaire d’une femme cadre supérieure, elle va, petit à petit, faire reconnaître son expertise et, finalement, prendre la place de sa supérieure en adoptant notamment le style vestimentaire de celle-ci et en abandonnant tous les marqueurs physiques de son appartenance à la classe laborieuse. Sa transformation physique est présentée comme le corollaire de son changement de statut. Elle se coupe les cheveux, adopte un maquillage discret et opte pour les tailleurs de couturiers empruntés à sa « patronne » partie en vacances. Ce film établit un lien direct entre le changement d’apparence de Tess et la reconnaissance de son talent dans la Corporate America, milieu professionnel conservateur essentiellement dirigé par des hommes. Dans ce contexte, l’imitation apparaît fortement valorisée. L’incorporation des codes des catégories supérieures est considérée comme vecteur d’automatisation. Il permet aux personnes de « se révéler » à elles-mêmes comme figures de pouvoir.

Ainsi, le tailleur est devenu le vêtement emblématique de la femme de pouvoir : à la fois conservateur et féminin, garant des valeurs du corporate, tout en positionnant hiérarchiquement les femmes dans les catégories supérieures du monde professionnel.

Avant le mouvement du Power dressing, les femmes actives étaient habillées de façon similaire, dans un style radicalement différent de celui des hommes des classes supérieures (Steele, 1989). Molloy, entre autres, et d’une façon générale le Power dressing ont intronisé une nouvelle catégorie de femme : la femme d’affaires (career woman) (Entwistle, 1997) avec le tailleur comme pièce maîtresse de ce système d’identification.

On voit comment le Power dressing en popularisant une mode vestimentaire a contribué à faire naître une nouvelle figure sociale.

En 1904, Simmel proposait, dans son étude sur la mode, un schéma explicatif de la diffusion de celle-ci dans le corps social. Selon lui, dans les sociétés différenciées, à solidarité organique, pour reprendre la terminologie durkheimienne, la mode répond à un double phénomène : le besoin d’imiter tout en se différenciant. Ainsi, suivant un principe d’imitation, les groupes sociaux inférieurs cherchent à obtenir un meilleur statut en adoptant les façons d’être et de se vêtir des catégories supérieures. Suivant un principe de différenciation, ces dernières vont réagir en adoptant à leur tour de nouvelles façons d’être et de s’habiller. Les élites préservent ainsi leur statut par l’exhibition de signes ostentatoires de leur condition (Veblen, 1978 [1927]) et les objets associés aux statuts deviennent la revendication de l’appartenance à un groupe de pairs pour ceux qui les possèdent. Cet aspect s’incarne dans la figure de la vendeuse du grand magasin étudiée par Mills (1951 : 243), qui tire son prestige de sa proximité avec les élites. Elle finit par tirer de ses interactions avec elles une même manière de se vêtir et de se comporter, lui donnant le sentiment d’en faire partie et la place dans une catégorie supérieure vis-à-vis des autres vendeuses.

La théorie simmelienne de la mode remise en question…

Au moment de la création de Dress for Success en 1996, le marché du travail américain connaissait d’importantes transformations[9]. Amorcée dans les années 1980, l’augmentation du nombre de femmes accédant à des postes à responsabilité dans les entreprises a exercé une influence considérable, en particulier sur l’image de ces postes autrefois exclusivement dévolus aux hommes. Les conséquences directes de cette accession massive des femmes à des emplois de cadres se sont traduites en termes vestimentaires. Cette mutation a impliqué d’importants changements dans les représentations sociales, notamment du point de vue des rôles sociaux genrés. Le genre n’est plus un indice suffisant pour identifier une fonction. L’habit devient un enjeu de pouvoir et un marqueur hiérarchique d’autant plus important que les codes se multiplient et deviennent changeants selon les secteurs d’activité. En outre, les domaines dans lesquels les femmes ont le plus de responsabilités sont ceux du marketing, de la publicité et des relations publiques, domaines pour lesquels l’apparence est une composante essentielle du travail. Même si l’habit masculin conservateur reste la référence majeure, l’accession des femmes aux postes de commande a eu pour conséquence, selon Damhorst et Fiore (1993), de rendre acceptables les variations autour de celui-ci en termes de coupe et de couleurs. Il en résulte un plus grand choix pour chaque circonstance[10]. À cela s’ajoute une diversification ethnique dans les entreprises américaines. Entre 1980 et 1990, la proportion d’employés « blancs » a baissé au profit d’employés d’autres groupes ethniques, entraînant également des changements notoires quant à la façon de concevoir et d’afficher le statut socioprofessionnel, variable selon les cultures ou les sous-cultures (Rucker, Anderson et Kangas, 1985 ; Hofstede, 1984 ; 1983). Enfin, l’établissement progressif, dans bon nombre d’entreprises, du casual wear ou Friday wear[11] a permis un certain assouplissement des codes vestimentaires professionnels, entraînant le brouillage des frontières et des codes. Le tailleur/costume, vêtement traditionnel des plus hautes fonctions hiérarchiques, n’est plus un indice satisfaisant du statut d’un salarié dans l’entreprise. L’inscription hiérarchique dans ces entreprises qui pratiquent le casual wear n’est plus directement liée au costume ou au tailleur (Maycumber, 1998). Le développement du travail des femmes, leur accession à des postes à responsabilité, la diversification ethnique dans les entreprises, tous ces facteurs ont donc contribué à modifier le modèle vestimentaire du corporate, hégémonique aux États-Unis depuis les années 1970. Les hiérarchies professionnelles sont interrogées jusque dans leur inscription physique. Qui est qui dans l’entreprise, comment être reconnu comme celui qui possède l’autorité et le pouvoir si ces attributs ne peuvent plus être immédiatement perceptibles grâce au vêtement affiché[12] ?

Le vêtement n’est plus en lui-même le marqueur d’une appartenance à un corps de métiers ou à une classe sociale (Sennett, 1979), ce qui, paradoxalement, a renforcé l’idée selon laquelle, l’habit fait le moine. Les usages veulent que l’on s’habille moins en fonction de ce que l’on est, mais davantage en fonction de ce que l’on veut être. Dans la société moderne, avec les moyens de communication et la mobilité de la population, les individus sont soumis au regard d’un plus grand nombre de personnes, qui n’ont pour juger du statut de quelqu’un que ce qui est sous leurs yeux : soit l’exhibition d’objets, de biens, d’articles et de marchandises (Carrier, 1995). La consommation de masse a encore favorisé le flou qui entoure désormais les pratiques distinctives, puisque le prêt-à-porter a rendu de plus en plus accessibles les créations des grands couturiers. Plusieurs marques de prêt-à-porter ont d’ailleurs fait d’une offre élitiste à petits prix leur fond de commerce[13]. Ainsi, l’exemple du tailleur : inspiré des costumes des dirigeants, ce vêtement s’est diffusé dans l’ensemble du corps social. Ce ne sont plus seulement les femmes d’affaires qui le portent, mais également les standardistes, les hôtesses, les secrétaires…

De ce fait, la théorie de Simmel, quant à la diffusion de la mode a été remise en cause, notamment par les travaux de King (1963), montrant que le développement des médias contribue à diffuser les mêmes modèles, simultanément, à l’ensemble de la société. Les modes élitistes sont donc progressivement supplantées par une consommation de masse (Horowitz, 1975), qui n’implique plus nécessairement une imitation des classes supérieures par les classes inférieures (MacCracken, 1988). Certains auteurs comme Garcia (2004) postulent même, avec la diffusion de la mode du streetwear et du rap dans la société américaine, que ce sont maintenant les élites qui imitent les catégories inférieures.

L’imitation comme réassurance

Dans ce contexte, le fait pour une association caritative de reprendre le titre d’un best-seller du Power dressing et ses principes vestimentaires stricts et surannés paraît au premier abord incongru, comme le serait le recours à une ancienne mode. Cependant, la diversification des codes vestimentaires professionnels a brouillé les pistes, engendrant un sentiment de relative insécurité. La multiplication de l’offre génère une certaine angoisse, en mettant le consommateur devant la possibilité de faire un mauvais choix, augmentant encore sa perception du risque (Slater, 1997). La créatrice de Dress for Success, explique, d’ailleurs, que son association est partie du constat de la difficulté à s’habiller pour une femme dans le monde professionnel.

Je savais quel cauchemar c’était pour moi de m’habiller pour un entretien d’embauche, je ne pouvais qu’imaginer ce que cela pouvait être pour une femme cherchant désespérément du travail, vivant peut-être dans un foyer, sortant de prison ou même immigrée, avec juste des haillons sur le dos.

Nancy Lublin, Mc Call’s, vol. CXXVI, no 4, Janvier 1999, notre traduction[14]

L’aspect vestimentaire est un enjeu d’autant plus grand pour ceux qui ne sont pas entièrement légitimes dans le corporate, c’est-à-dire les jeunes, les femmes et les membres des minorités ethniques.

Là où nous imitons, nous faisons passer de nous aux autres non seulement l’exigence d’énergie productive, mais, en même temps, aussi la responsabilité pour cette action ; ainsi, l’imitation libère l’individu de l’angoisse du choix et le fait apparaître tout bonnement comme une création du groupe, comme un réceptacle de contenus sociaux.

Simmel, 1989 [1904] : 167

Ainsi, l’imitation constitue également une valeur refuge, puisqu’elle donne une dimension collective à un choix individuel. Suivre la mode représente donc un moyen de réassurance, spécialement pour les femmes, nous dit Simmel, qui, par leur faible pouvoir dans l’espace public, ont davantage intérêt à s’insérer via la mode dans une dimension collective. Dans ce sens, plus une personne est fragilisée d’un point de vue économique et social, plus elle aura intérêt à suivre la mode. L’imitation devient donc une possibilité d’insertion, au moins à un modèle social valorisé. De ce point de vue, le relooking est une incitation à imiter les modèles dominants.

L’expérience de Dress for Success s’inscrit dans une perspective d’aide, car ses bénéficiaires sont tributaires de l’aide sociale. À ce titre, leur participation aux activités de l’association est avant tout contrainte.

Nous allons, après avoir décrit le contexte de cette recherche, nous pencher sur le cas d’une bénéficiaire en particulier : Sabana. Cette « cliente » de l’association correspond au modèle le plus abouti d’adhésion au programme d’aide de Dress for Success. Car toutes les clientes n’adhèrent pas, loin s’en faut, à l’encadrement proposé par l’association. Certaines cherchent à le détourner en récupérant des vêtements dont elles pourront faire un usage non professionnel, ou même les revendre pour en tirer profit.

De plus, l’association, qui s’inscrit dans une perspective de redistribution de biens récupérés est tributaire d’une réalité sociale et économique qui veut que les femmes qui donnent soient minces quand celles qui reçoivent sont le plus souvent considérées comme étant en surpoids. Ainsi le vêtement ne peut pas toujours servir de cadre à l’interaction. Dans ce cas, celle-ci est le plus souvent vouée à l’échec.

Sabana fait donc partie de ces clientes dont le corps se plie volontiers aux exigences du relooking notamment par sa minceur et donc sa conformité aux normes esthétiques en vigueur dans le milieu des donatrices. La transmission est donc permise et la diffusion de la mode n’est pas entravée. L’adhésion à l’association est au départ l’adhésion d’un corps, ensuite l’habitus trouve les conditions de son engendrement et donc de reproduction du modèle proposé.

Les conditions du terrain

Les données qui suivent sont extraites d’un terrain de recherche effectué dans le cadre d’une thèse de doctorat. Une observation participante a été réalisée au sein de l’association Dress for Success entre 2002 et 2004 en deux phases successives. La première entre novembre 2002 et juin 2003, la seconde à l’automne 2004.

Je suis intervenue au sein de l’association en tant que bénévole. J’ai participé de ce fait à l’ensemble des activités proposées par l’association. J’ai été habilleuse trois jours par semaine, j’ai participé aux séances de tri des vêtements, aux sessions de formation (bénévoles et bénéficiaires), aux évènements caritatifs.

Dans le cadre de cette étude, j’ai réalisé une soixantaine d’entretiens auprès des membres de l’association, des donatrices, des coachs, des bénévoles et des bénéficiaires. Le terrain effectué en deux étapes successives m’a permis de suivre une dizaine de bénéficiaires pendant trois ans. En tant que bénévole de l’association, j’ai pu assister à l’ensemble des activités proposées aux bénéficiaires, car les services de l’association ne se limitent pas au don de vêtements.

L’association

Depuis sa création, en 1996, Dress for Success a au cours des années diversifié son offre, au fil de l’évolution de ses clientes. Au départ, l’association donnait un tailleur pour se présenter à l’entretien d’embauche. Puis, constatant que les clientes avaient besoin de pallier le manque d’habits professionnels, elle a commencé à offrir des vêtements pour la première semaine de travail suivant l’embauche. Ensuite, les responsables de l’association se sont rendu compte que moins de la moitié des femmes qui avaient obtenu un emploi l’avait conservé six mois plus tard. Elles ont donc mis en place un service de coaching pour dispenser aux clientes le savoir-être professionnel qui semblait leur faire défaut. Et, enfin, souhaitant accompagner les clientes le plus loin possible, c’est-à-dire dans l’établissement d’une carrière, l’association a mis en place un service de mentorat. On propose aux clientes un partenariat avec une bénévole travaillant depuis au moins cinq ans pour leur permettre d’échanger sur toutes les problématiques rencontrées dans le cadre professionnel. Cet accompagnement vise à leur faire acquérir une culture professionnelle.

Ainsi, l’association propose en définitive « un suivi à vie » comme se plaisent à le dire certaines responsables de l’association. La simple offre de vêtements a très vite atteint les limites que s’était fixées Dress for Success, c’est-à-dire permettre l’insertion professionnelle de femmes défavorisées. L’idée d’une prise en charge complète à long terme s’est donc rapidement imposée comme une nécessité[15].

Les bénéficiaires de l’association sont exclusivement des femmes qui ont obtenu un entretien d’embauche au terme d’un programme d’aide à l’emploi dispensé par des agences à but non lucratif. Ce sont elles qui envoient les bénéficiaires à l’association. Les rendez-vous sont pris par l’agence, une bénéficiaire ne peut prendre un rendez-vous de sa propre initiative. Les femmes envoyées par l’agence sont invitées à se présenter non accompagnées à l’association[16]. On leur précise que l’habillage se fait suivant des règles identiques à l’entretien d’embauche. La ponctualité et la réserve sont des qualités à mettre en avant. Ce sont, en tout cas, les consignes données aux postulantes au relooking.

Le jour du rendez-vous, les clientes sont reçues à l’association par des bénévoles. Selon les disponibilités, une bénévole peut être soit seule avec plusieurs clientes, ou plus de trois bénévoles peuvent être à la disposition d’une seule bénéficiaire. Lors de ce premier rendez-vous, on tente de leur trouver un tailleur. Si l’on ne possède pas la taille de la cliente, on tâche de lui créer une présentation conservatrice : couleurs sombres, chemisier clair. Si les clientes obtiennent un emploi, les agences les adressent à nouveau à l’association pour un second rendez-vous au cours duquel elles reçoivent des vêtements pour la première semaine de travail. À la fin de cette séance d’habillage, la bénévole leur parle de la possibilité d’adhérer au Professional Women’s Group (PWG). Créé en 2001, c’est une formation d’un an à raison d’une session de deux heures par mois dispensée par l’association. Elle consiste en des ateliers animés par des coachs professionnels, des auteurs de développement personnel, des intervenants sociaux, des rédactrices de magazines féminins, voire des femmes politiques, sur des thèmes aussi divers que comment gérer sa colère dans le cadre professionnel, comment se créer un réseau, ou comment gérer son argent. On précise aux clientes volontaires qu’un engagement fort est exigé puisque pour compléter cette formation, aucune absence n’est tolérée. L’adhésion au PWG donne droit à des dons mensuels de vêtements et à une aide personnalisée[17]. Au bout d’un an, les clientes assidues reçoivent un diplôme lors d’une cérémonie accueillie dans un cadre prestigieux. Pour celles qui ont quitté l’école avant la fin du lycée, cet évènement est important, car elles se sentent appartenir à un système de valeurs auquel elles n’ont pas eu accès jusqu’alors.

Moi je n’ai même pas fini le lycée, alors la cérémonie, c’était vraiment important pour moi, parce que je n’étais jamais allée à un truc comme ça. J’avais vraiment l’impression d’avoir fait quelque chose de grand, de m’être impliquée et d’avoir atteint mes objectifs.

Grace, quarante-cinq ans, Afro-Américaine, cliente ayant complété un an de PWG

Aux États-Unis, la fin de la scolarité est communément sanctionnée par des galas qui prennent la forme de soirées mondaines avec smoking et robes de soirée. Ces événements sont très appréciés et attendus, ils occasionnent également la constitution de réseaux d’anciens. Certains lycées organisent très régulièrement des galas réunissant d’anciens élèves. Le film Peggy Sue s’est mariée[18] illustre bien ces grands-messes de rassemblement qui font partie intégrante de la société américaine et de sa capacité à fonctionner en réseaux, en particulier les classes moyennes et supérieures, qui à travers ceux-ci contingentent l’accès à certains secteurs d’emploi (Ehrenreich, 1989).

Cette année de formation vise avant tout à distiller des codes comportementaux professionnels et à initier les bénéficiaires à la notion de réseau professionnel. À l’issue du PWG, on propose un encadrement : le Mentoring Program. Il s’agit d’un partenariat entre la bénéficiaire et une mentor, désignée par l’association. Il s’agit, le plus souvent, d’une femme cadre ou chef d’entreprise qui travaille depuis au moins cinq ans, et qui est chargée d’accompagner la cliente dans son évolution professionnelle. Ce programme fonctionne sur la base d’un rendez-vous par mois pendant six mois, qui sert à évoquer de manière informelle tous les problèmes rencontrés par la bénéficiaire dans le cadre professionnel. La mentor est là pour orienter la cliente et l’aider à gérer une carrière.

Ainsi l’association entend proposer une adhésion à vie à ses bénéficiaires.

Le portrait d’une cliente : Sabana

Sabana a trente-trois ans. Afro-Américaine, elle est célibataire et vit dans un quartier populaire de Brooklyn. Elle est une cliente assidue de l’association. Elle représente le profil type de l’adhésion aux idéaux de l’organisation. Sabana est très ambitieuse et envisage, à la fin d’une carrière qu’elle souhaite longue et brillante, de devenir V. P. (vice-président) d’une banque. Elle poursuit, à sa manière, le rêve américain, en plaçant les vêtements comme tout à fait déterminants dans sa « conquête d’une place au soleil ». Originaire de l’État d’Alabama, elle a décidé de s’installer à New York en 1999 pour trouver un emploi dans la finance, après avoir été diplômée dans ce domaine et avoir travaillé deux ans comme secrétaire dans un cabinet d’avocats fiscalistes (financial attorneys)[19]. Pour Sabana, s’installer à New York est très symbolique, car cette métropole revêt pour elle une dimension mythique. Elle croit très fort en la possibilité d’une ascension sociale dans cette ville, parce qu’il s’agit d’un grand pôle financier, et Sabana identifie la banque, et le milieu du corporate en général, comme le seul qui puisse lui permettre une carrière. Le seul dans lequel travail, ambition et détermination paient, dit-elle. Mais, également, la grande ville qu’est New York offre une plus grande liberté d’invention de soi. Les premiers temps à New York s’avèrent pourtant difficiles : elle se retrouve seule, sans parents ni amis, et n’obtient pas l’emploi de consultant qu’elle avait espéré. Malgré tout, Sabana dit aimer New York, à tel point que, pour y rester, elle accepte, en 2000, un emploi de secrétaire dans la firme postale UPS. Elle y reste jusqu’à son licenciement en août 2001. Commence alors pour elle une terrible période, tout d’abord le 11 septembre 2001, qu’elle vit comme un véritable traumatisme, puis, toujours sans emploi, elle perd son logement et a finalement recours aux services sociaux. Elle obtient, par ce biais, un nouveau logement et entame une formation de secrétaire auprès de Team Service, une agence pour l’emploi partenaire de Dress for Success. Trois mois plus tard, elle est embauchée pour un poste de secrétaire par la banque Chase en février 2002. En effet, cette agence, dont sont issues plusieurs des clientes interviewées, organise des partenariats avec les grandes entreprises et propose à ses bénéficiaires des formations ciblées. Ainsi, l’agence trie, forme et soumet des candidates « formatées » suivant les besoins des compagnies. En fonctionnant comme antichambre de diverses sociétés, en sélectionnant de façon draconienne, l’agence leur envoie des candidates qui correspondent parfaitement aux profils des postes, et, par la même occasion, dispense ces femmes des démarches fastidieuses liées à la recherche d’emploi. C’est ainsi que Sabana se présente à Dress for Success au début de l’année 2002. Elle vit alors assez mal cette première visite, qui était pour elle le résultat d’un concours de circonstances malheureux. En effet, Sabana ne s’identifie pas comme pauvre et se refuse à occuper cette fonction dans l’espace caritatif. Cette visite à Dress for Success est difficile à vivre, car, Sabana l’affirme haut et fort, elle n’y est pas à sa place. Ainsi, c’est l’accès aux vêtements haut de gamme qui va d’abord retenir son attention, bien plus que les autres services offerts, car elle estime ne pas en avoir besoin.

Beaucoup de clientes de Dress for Success sont immigrantes ou viennent de milieux très défavorisés. Moi j’ai un diplôme du supérieur, je viens de la classe moyenne. Tu vois, certaines clientes ont plus besoin de Dress for Success que d’autres. Cette association, elle donne une formation pour avoir plus confiance en soi, pour avoir une image professionnelle. Les clientes en général sont des femmes qui n’ont pas eu la chance d’apprendre. La récompense pour elles, c’est les vêtements, c’est comme ça qu’elles les font venir à Dress for Success. Le succès de Dress for Success, c’est parce qu’on y donne des vêtements. Parce qu’on ne connaît rien d’autre des gens que leurs vêtements. Et puis à New York, c’est très facile de trouver des vêtements vraiment pas chers, mais les fringues de Dress for Success ils viennent de la classe moyenne. Et New York c’est une ville où les standards sont élevés, on ne peut pas décrocher un job de 35 000 $ ou 50 000 $ avec des fringues à 10 $.

Dans une société où l’apparence est primordiale, Dress for Success, en fournissant des vêtements de qualité ayant appartenu aux femmes de la Corporate America, offre une véritable opportunité à ses bénéficiaires car, comme le répète Sabana à plusieurs reprises, « ce que la société sait de vous, ce sont vos vêtements ». Ainsi, à la différence de l’organisation, Sabana considère qu’une offre de vêtements haut de gamme suffit[20]. Elle qui revendique fièrement son appartenance à la classe moyenne, a, dit-elle, la parfaite maîtrise des codes transmis lors des habillages. À part les vêtements, elle ne conserve d’ailleurs que peu de souvenirs de ses rendez-vous à l’organisation.

La première fois, j’ai eu un tailleur noir. La dame (personal shopper[21]) était très gentille, en plus, on faisait la même taille toutes les deux, donc elle me comprenait[22]. Mais il faut reconnaître que la qualité des vêtements s’est vraiment améliorée, il n’y a plus autant de tailleurs verdâtres que passé un temps. Quand je suis revenue, pour le deuxième rendez-vous, j’ai eu cette fois : trois pantalons noirs à pinces, trois robes, c’était vraiment de beaux vêtements de marque Brooks Brothers et Liz Claiborne. Je les porte encore pour aller travailler. La première année, si vous allez à Dress for Success, on vous donne des vêtements gratis. Si j’y vais et que je ressors avec une veste à 400 $, je trouve que ça vaut le coup de s’engager avec Dress for Success.

Ce qui impressionne Sabana est surtout la qualité des vêtements proposés par l’association. Leur valeur monétaire les différencie de ceux offerts par d’autres organismes de charité et fait la renommée de Dress for Success.

Dress for Success, ils m’ont fait connaître des marques que je n’avais jamais portées. Si tu gagnes 50 000 $ ou 70 000 $, tu as besoin d’une veste à 400 $. Pour obtenir un gros salaire, il faut une veste à 400 $. Les autres associations qui donnent des vêtements, comme l’Armée du Salut… L’Armée du Salut, par exemple, ils ont aussi des programmes de recherche d’emploi, elle donne aussi parfois des vêtements gratuitement. Mais à Dress for Success, les vêtements sont vraiment de super qualité. Quand je serai riche, je donnerai de l’argent à l’association, car c’est vraiment bien ce qu’elles font. Tu vois ma soeur, elle vit à Montgomery (Alabama), elle n’a pas fait d’études, elle porte que des jeans, et elle n’a jamais pu s’offrir un tailleur. Dress for Success, avec leurs programmes, elles aident les femmes comme ma soeur, et elles les attirent grâce aux vêtements.

Pour Sabana, les vêtements de marque sont un moyen de faire revenir et de fidéliser les clientes de l’association. Estimés en valeur monétaire, ils donnent un prix à la fréquentation de Dress for Success, tout spécialement pour les femmes qui n’ont pas connaissance de l’importance de l’apparence dans le monde professionnel. Mais ils donnent aussi à Sabana la possibilité de donner le change et de devenir à l’image de ce que l’on porte : une femme d’affaires (career woman). Elle connaît d’ailleurs par coeur une dizaine de maximes, des corporate quotes[23], mais il y en a une qu’elle affectionne tout particulièrement : Fake it until you make it ! Cette maxime, qui se traduit par : « Réussis à faire semblant jusqu’à réussir vraiment », entérine l’idée selon laquelle l’apparence est un processus, un travail qui peut nous faire devenir autre.

Si tu as le look de l’emploi et que tu joues le jeu, ça peut le faire. Dress for Success, ils donnent la possibilité de faire semblant. Les gens, si tu es bien habillée, ils pensent que t’es quelqu’un de bien, et ça le fait. Les tailleurs, personne n’aime ça. Et puis vous comprenez que vous avez un intérêt à en porter. Et puis, un jour, vous vous rendez compte qu’un homme qui porte un tee-shirt ne vous mérite plus.

Ce que Sabana appelle faire semblant va en réalité bien au-delà d’un simple rôle qu’il conviendrait de jouer à un moment précis. Il ne s’agit pas d’une « façade » (Goffman, 1974), dont l’acteur peut se départir une fois sorti de scène. « Faire semblant » signifie plutôt un processus d’incorporation qui, parvenu à son terme, change la personne, « l’agit » différemment. Sabana, affirme ainsi qu’à travers l’usage régulier du tailleur, elle a fini par considérer qu’un homme sans costume ne peut la mériter (A man wearing a shirt doesn’t deserve me). Ses exigences matrimoniales se sont donc modifiées en fonction du processus de transformation physique entrepris sur elle-même. Le vêtement en tant qu’objet est la première cause de cette évolution. Pour Sabana, certains vêtements BCBG de marque provoquent des sensations spécifiques, qui instituent un autre rapport au corps que les vêtements à la mode. Ils sont également valorisés pour les propriétés qui semblent associées à leur prix élevé.

Si tu ne fais pas la différence entre une veste à 20 $ et une à 400 $... eh ben ça n’a rien à voir. Ça tombe différemment, on se sent plus libre de ses mouvements. Quand je porte une jupe, je suis tout le temps en train de me baisser, de prendre des choses, eh ben là, je peux ramasser quelque chose sans que la jupe remonte. Je ne sais pas comment ça se fait, c’est juste de meilleure qualité. La différence entre une veste Express et une belle veste bien coupée de Brooks Brothers : c’est fashion versus classique. Avec des vêtements BCBG (classic), la veste ne met pas en avant la poitrine, et la jupe ne remonte pas.

Pour Sabana, adopter les habitudes vestimentaires de la catégorie sociale visée est le plus sûr moyen d’y accéder. C’est pourquoi, pour pouvoir, en plus de bénéficier des vêtements de marque de Dress for Success, se familiariser avec le milieu du Corporate, elle a, en 2002, pris un second emploi chez Bloomingdale’s, le grand magasin considéré comme le temple de la consommation et de la mode new-yorkais, qui, dit-elle, la met en contact avec le milieu qu’elle prétend intégrer.

En 2002, Dress for Success a organisé une rencontre entre les clientes et des recruteurs de Bloomingdale’s[24], moi je savais qu’en travaillant dans ce magasin, on avait droit à un rabais de 20 %[25]. Alors, j’ai pris un job à Bloomingdale’s, ça m’a beaucoup aidée. À Dress for Success, ils donnent des cours pour expliquer quoi porter. A Bloomingdale’s, j’apprends beaucoup mieux à m’habiller pour réussir. J’ai beaucoup appris simplement en étant au contact de gens fortunés. Beaucoup de clientes sont européennes. C’est vrai, y’a beaucoup de “fashionatas” qui apprennent la mode en la vendant à d’autres.

Elle choisit donc alors de cumuler un temps les deux emplois, ce qui équivaut à travailler une soixantaine d’heures par semaine. Même si elle avoue que, grâce aux commissions, Bloomingdale’s est plus rentable que son emploi chez Chase, l’argent ne constitue pas une motivation. Son objectif est d’intégrer le secteur financier. Même si elle ne possède qu’un grade de secrétaire, appartenir au corporate lui apparaît davantage pourvoyeur d’opportunités. Pour reprendre la métaphore goffmanienne du théâtre (1974), le grand magasin dans lequel elle travaille lui sert de coulisses, elle y répète son rôle en interagissant avec un public de privilégiés, avant de rejoindre la scène, c’est-à-dire, pour elle, la banque. Le marché financier constituant pour elle un imaginaire de réussite sociale et d’accession à l’élite mondiale.

Et puis à Bloomingdale’s la paye était bonne, on avait des commissions, alors mon salaire à mi-temps au magasin me rapportait autant que mon plein temps chez Chase. C’est pour ça que j’ai pu mettre de l’argent de côté. De juin jusqu’en décembre [2002], je travaillais entre quarante et quarante-cinq heures par semaine chez Chase et entre dix-huit et vingt-quatre heures à Bloomingdale’s.

Être en contact direct avec le style de vie auquel elle aspire est une motivation importante pour Sabana, qui considère qu’une apparence parfaitement maîtrisée peut permettre de donner le change.

Les gens à mon travail [banque Chase], ils ne savent pas que je viens de Dress for Success, si je porte une veste à 400 $, ils vont penser que je l’ai achetée, et tout de suite, ça vous met dans une certaine position. Si les clientes de Dress for Success portaient leurs propres vêtements, ce seraient des jeans. Mais si une cliente porte un tailleur Ann Taylor, on va tout de suite penser que c’est quelqu’un. Vous allez pas dire que votre mère est femme de ménage et qu’elle n’a même pas fini le lycée, parce qu’avec la façon dont je m’habille, les gens pensent que ma mère a probablement fait des études. Si on s’habille BCBG, tout de suite, les gens, ils pensent que vous êtes éduquée. Par exemple, quand on voit un homme en costume trois pièces, on suppose qu’il est PDG. Par exemple, la semaine dernière, je portais une veste de Dress for Success en poil de chameau. Un de mes collègues en passant me touche le bras et me dit : c’est bien du chameau, non ? J’ai dit oui, c’est ça. Eh ben, tout de suite, ça vous met dans une certaine catégorie. Moi, je sais juste que c’est du poil de chameau d’après l’étiquette, parce que je n’ai jamais porté de vêtement en poil de chameau avant. La classe sociale a vraiment à voir avec l’image que vous donnez aux gens… J’ai aussi eu des vêtements en cachemire par Bloomingdale’s et c’est comme le poil de chameau.

L’attitude de son collègue, qui souligne la qualité de ses vêtements, est pour Sabana la confirmation qu’elle parvient à donner le change. Pour elle, le primat de l’apparence est une aubaine, en ce sens qu’elle pense possible d’être reconnue comme pair, simplement par imitation. Mais Sabana accorde également une grande importance au look, parce qu’il est déterminant dans la constitution d’une identité choisie. En imitant, elle cherche à adopter et à faire siens tous les codes conservateurs d’un monde (le corporate) qu’elle apparente à l’armée.

La Corporate America, c’est comme l’armée, parce que tous ceux qui ne portent pas l’uniforme sont considérés comme des ennemis. Dans la Corporate America, tout le monde porte des pantalons, alors, si vous mettez une jupe, vous êtes tout de suite suspecte. Si vous portez un costume trois pièces, tout le monde va penser que vous en faites partie. Si vous portez un petit ensemble jupe bleu ciel, on se demande : « Mais qui c’est celle-là, d’où vient-elle ? Est-ce qu’elle est censée être ici ? »

Sabana réifie, dans sa conception du monde des grandes entreprises, les grandes idées du Power dressing, et reprend celle véhiculée au sein de Dress for Success selon laquelle le conservatisme est toujours de mise en temps de rigueur économique.

C’est vrai que le Power dressing revient. Quand l’économie va bien, le look décontracté au travail, c’est OK. Mais, maintenant, avec les difficultés économiques, on revient au dress code dans les banques, c’est une façon de mettre des barrières pour barrer la route aux gens. En 1998, 1999, vous pouviez avoir un boulot en portant des jeans, mais plus maintenant. Le Power dressing, c’est indémodable. Dans les temps difficiles, les entreprises, elles préfèrent l’uniforme, comme ça, elles peuvent dire qui est l’ennemi. Comment on saurait qui est l’ennemi, si on portait tous les mêmes fringues ? Et puis, l’ennemi, il ne sait rien de ce qu’est un beau vêtement bien coupé, il ignore les belles matières comme le cachemire [rires].

Sabana présente un portrait teinté de cynisme du monde des affaires américain. Selon elle, la Corporate America, à l’instar de l’armée ou des équipes sportives, a adopté le port du costume pour distinguer ceux qui en font partie des autres, et élimine ainsi ceux qui n’ont pas les moyens de s’approprier l’apparence commune. En période de crise économique, les codes vestimentaires excluent d’autant qu’ils deviennent plus stricts. À l’aune de cette conception du monde du travail, l’action de Dress for Success est en adéquation parfaite avec les besoins des clientes de l’association, qui représentent, selon Sabana, les « ennemies » de la classe moyenne américaine. L’extériorité de ces femmes vis-à-vis de la culture dominante fait que Sabana les considère au même titre que des immigrantes.

D’un côté, moi aussi, je suis immigrante, je viens d’Alabama. Toutes les clientes de Dress for Success sont, d’une certaine façon, des immigrantes. Parce que le Bronx c’est aussi un autre monde : les gens, ils bossent dans des usines, ils portent des jeans, des salopettes. Les Afro-Américaines, c’est aussi des immigrantes pour le corporate, surtout celles qui ont l’accent du Sud. Et puis, dans ce monde, si tu as un accent, t’es forcément bête. La différence entre les femmes du corporate et les clientes de Dress for Success, c’est l’éducation. La plupart n’ont pas fait du tout d’études, certaines ne sont même pas allées plus loin que l’école primaire.

Cette conception des clientes de Dress for Success, plus particulièrement des femmes noires comme étant d’une culture différente, maintenues dans une position d’altérité en vertu d’un manque d’éducation qui les empêcherait de comprendre et d’appliquer les codes des emplois privilégiés, rejoint la ligne de pensée de l’organisation et de la plupart de ses bénévoles.

Un tailleur noir BCBG, c’est vraiment de quoi une femme a besoin pour aller travailler. Et la seule façon pour les clientes de savoir comment s’habiller, là encore, c’est l’éducation. Parce que ce qu’elles aiment porter, ce n’est pas du tout ce qu’il faut qu’elles portent.

D’une certaine façon, Sabana considère qu’« être soi-même » est la faute que commettent le plus fréquemment les clientes de l’association. En vertu de sa conception du vêtement professionnel comme uniforme, l’apparence est une stratégie et non l’expression de sa personnalité. C’est ainsi qu’elle fustige l’attitude de Janice, une de ses collègues, également cliente de Dress for Success, embauchée par la banque Chase comme elle, à la fin de sa formation chez Team Service. Tout d’abord, ce qu’elle reproche à cette originaire des Caraïbes est sa propension à suggérer la sexualité sur son lieu de travail. Janice, une belle femme de quarante et un ans[26], vêtue le plus souvent de jupes fendues et de décolletés ravageurs, irrite particulièrement Sabana par son incapacité à se montrer professionnelle.

« Des petits vêtements moulants, des décolletés plongeants... ou quand vous portez une jupe fendue rose qui flashe, comme celle que porte Janice ; là on se demande si vous ne vous êtes pas trompée d’endroit. »

Car, selon elle, l’émancipation de la femme commence par l’éviction de la sexualité. Comme le concevaient, avant elle, les auteurs du Power dressing, Sabana pense, à leur suite, que, le milieu du corporate étant traditionnellement un milieu d’hommes, il faut que les femmes, pour s’y intégrer, adoptent le même comportement « rationnel ». Sabana, à l’instar du Power dressing, lie la féminité au « sexy », à l’émotivité ou à l’irrationnel. Ainsi, le refus de Janice de se délester de ces trois caractéristiques fait d’elle, aux yeux de Sabana, une personne inadaptée et dangereuse dans ce milieu professionnel. Car elle crée du trouble, et Sabana, reprenant la métaphore militaire, dit d’elle, qu’en temps de guerre, son émotivité la rendrait capable d’appuyer sur le bouton[27].

« En temps de guerre, elle paniquerait et appuierait sur le bouton. »

Le fait que Janice refuse de se plier aux codes rigoristes du corporate fait d’elle une ennemie, dans le sens où devenir membre du corporate va, pour Sabana, bien au-delà du fait de porter le bon vêtement, puisqu’il suppose l’adhésion complète à ses valeurs. En effet, adopter les codes vestimentaires de ce milieu contribue à se transformer soi-même et à acquérir les qualités des puissants en les imitant. En défendant ce point de vue, elle reconduit les stéréotypes qui sont à la base de la discrimination envers les femmes dans le cadre professionnel. Selon elle, les traits traditionnels de la féminité sont sujets à caution dans cet univers. Néanmoins, elle conçoit la possibilité de contourner les sources de discrimination en ressemblant aux dirigeants.

« Dans la Corporate America, tout le monde porte des pantalons, donc porter une jupe fait immédiatement de vous une suspecte. Si vous vous habillez comme tout le monde, alors vous avez votre place, peu importe que vous viviez ou non dans un ghetto. »

Ainsi, en ne se soumettant pas aux codes vestimentaires du Power dressing, on se condamne, selon Sabana, à rester au seuil du corporate, milieu qu’elle lie à la réussite sociale. Elle réprouve vivement cette attitude et le refus de se plier à une discipline du corps qui garantisse, selon elle, le succès. En dehors de l’aspect vestimentaire, Sabana reproche également aux clientes de Dress for Success leur obésité, signe, selon elle, de manque de volonté et de laisser-aller.

Le fait d’être mince, ça prouve que vous êtes capable de vous discipliner. Car il n’y a pas beaucoup de taille 44 ou 46 chez Chase. Encore une fois, la classe sociale elle vient avec l’apparence. Parce qu’il existe une classe dans laquelle on considère que c’est plus sain de faire un 38 qu’un 46, une classe où on fait attention à son poids et à sa santé.

L’appartenance de classe étant fortement corrélée à l’apparence physique, acquérir l’apparence singulière d’une classe fait de la personne un membre de celle-ci. C’est d’ailleurs pour cela que Sabana s’est obligée à perdre son accent sudiste en arrivant à New York, car selon elle l’accent des Afro-Américains des États du Sud les fait passer pour des idiots.

« La façon de parler, c’est aussi super important, les femmes noires qui viennent du Sud, il faut qu’elles réapprennent à parler. Parce que, vraiment, l’accent du Sud, ça donne l’air stupide. »

En définitive, Sabana adhère complètement au discours ambiant sur les pauvres, qui lie leur situation à leur manque d’adaptabilité (Murray, 1984 ; Lewis, 1965). Elle montre du doigt sa soeur qui n’a pas fait d’études et qui ne porte que des salopettes, sa collègue trop sexy, l’embonpoint et l’accent des clientes de Dress for Success. Finalement, réussir consiste, selon elle, à se départir de tous les marqueurs physiques de l’underclass pour adopter ceux de la classe moyenne. En effet, historiquement aux États-Unis, la « norme » a été définie par et autour de la classe moyenne blanche, en opposition aux autres classes (Delia Kenny, 2000). La négation des déterminants sociaux que sont la race, la classe et le genre amènent Sabana à critiquer et à blâmer les hommes et les femmes du même groupe ethnique qu’elle pour leur manque de coopération ou de prise en charge. La mode possède donc un caractère éminemment performatif. Elle produit une construction identitaire à travers le port d’un vêtement « classique ». Ici, imiter a autant pour fonction de rassembler que d’exclure. L’imitation crée une nouvelle identité, un nouveau groupe.

Cette identification à un « groupe de référence » proposée par l’association rejoint la théorie de la socialisation anticipatrice de Robert K. Merton (1965). Mais dans le cadre de l’association, elle est généralement dysfonctionnelle puisque l’adhésion aux valeurs du groupe de référence ne s’accompagne pas, dans la majorité des cas, d’un passage effectif à celui-ci. C’est donc le cas de Sabana qui finit par être isolée au sein de son groupe d’appartenance en prônant des valeurs qui sont en parfaite contradiction avec celui-ci. Il n’est pas rare de trouver au sein de l’association des clientes qui, bien qu’issues de milieux très défavorisés, s’inscrivent dans une consommation élitiste. C’est le cas d’une cliente qui a adopté une alimentation macrobiotique et l’a fait adopter par ses enfants. Se faisant, elle reconnaît leurs nombreuses difficultés à socialiser dans un quartier où le « fast food du coin » est un lieu d’échange privilégié. Ou encore cette autre cliente qui a meublé son appartement d’une pièce dans un immeuble vétuste à l’image d’une page de magazine de décoration très sélect. Ce rejet du groupe d’appartenance, ce travail sur soi finit par aboutir dans certains cas à une marginalisation et un habitus clivé (Bourdieu, 1980).

Simmel (1989 [1904]) voyait, dans les sociétés modernes, la mode de plus en plus articulée à la conception du travail qui existe objectivement dans l’économie. À travers l’exemple de Sabana, on voit à quel point le marché financier est considéré comme le modèle de réussite hégémonique. Il symbolise la réussite sociale par excellence. La mode vestimentaire de ce milieu est présentée comme une norme, non seulement pour ceux qui en font partie, mais également pour l’ensemble des actifs. Alors que la société de consommation offre désormais une grande variété de biens accessibles à la plupart des gens ; le choix des vêtements est, en quelque sorte, tenu pour acquis : il suffit de s’habiller. Cette apparente simplicité est un leurre, des initiatives comme Dress for Success révèlent les enjeux importants liés à l’apparence dans l’espace professionnel. S’habiller est à ce point une évidence que le processus de transformation est le plus souvent caché. L’importance de suivre la mode est particulièrement vraie pour les plus fragiles comme les femmes aidées par l’association. L’accès à des biens élitistes : tailleurs de grand couturier et services d’une personal shopper offrent un sentiment d’appartenance au groupe de référence qui vient pallier la faiblesse des relations interpersonnelles et la marginalité au sein de son « en-groupe » (Merton, 1965). En ce sens, la mode est rassurante. Mais elle construit de nouvelles identités en lien avec l’environnement économique. Dans le relooking, le vêtement sert de cadre aux modalisations ; par le jeu, l’adhésion à un modèle comportemental vise à une insertion plus rapide. En adoptant une hexis corporelle telle que celle attendue dans les métiers de service, elle rend plus facilement employable, mais elle ne permet pas ce que la plupart des bénéficiaires voudraient toucher du doigt, c’est-à-dire la possibilité d’une ascension sociale et d’une sortie définitive de la précarité.

L’emploi, dans ce contexte, ne nécessite pas une réponse structurelle, mais individuelle et personnalisée. C’est aux chercheurs d’emploi d’améliorer leur offre de travail et non au marché du travail à trouver les moyens de les insérer. Dans cette optique, la mode professionnelle sert de creuset, elle facilite l’apprentissage d’un langage commun en éludant les différences sociales, culturelles, économiques et ethniques au profit d’un intérêt transcendant : la réussite économique. Le fait que les femmes ou les jeunes sont plus sensibles à la mode et plus enclins à la suivre (Simmel 1989 [1904]) semble lié à leur statut plus précaire dans la société. La mode renforce de ce point de vue l’exclusion de ceux qui n’ont pas les moyens ou, pire, le désir de la suivre et de s’adapter aux impératifs de la réussite économique. Le relooking prône une mode qui ne permet pas, par l’imitation des classes supérieures, de faire émerger une nouvelle figure sociale, si ce n’est celle du désaffilié.