Résumés
Résumé
Dans le champ des études sociales de la science, les régimes de régulation du risque appréhendés selon une approche technocratique sont critiqués pour leur attention insuffisante au « public », point de vue épistémologique socialement situé qui pourtant est davantage en mesure d’articuler les préoccupations du monde réel aux implications (collectives) du risque. Il semble qu’on ait répondu à cette critique dans plusieurs pays en modernisant les réglementations et en déployant des efforts stratégiques pour susciter l’ouverture, permettre un examen approfondi et encourager un large éventail de citoyens à s’impliquer dans le processus décisionnel. Tout en reconnaissant que le régime de preuves dans la réglementation du risque aurait grandement avantage à prendre en compte une plus grande diversité de types de savoir (notamment les connaissances qui ont été historiquement négligées), nous soutenons que ce ne sont pas seulement les savoirs publics « profanes », mais aussi les savoirs scientifiques « experts » qui tendent à être négligés dans les régimes modernes de réglementation du risque. Le présent article part d’un cas spécifique — la modernisation de la régulation des produits de santé canadiens — pour rendre compte de l’évolution de la nature et du rôle de l’évidence médicale. En nous appuyant sur une recherche ethnographique et sur la littérature consacrée (science du risque et de la régulation, travaux autour des frontières et anthropologie symétrique), nous proposons une approche symétrique de la réglementation du risque basée sur la production d’un régime de preuves.
Mots-clés :
- risque,
- régulation,
- politique de modernisation,
- anthropologie symétrique
Abstract
Within the social studies of science, risk regulation regimes dominated by a technocratic approach are critiqued for neglecting public, socially situated epistemological standpoints, which, it is argued, are more capable of articulating real world concerns and implications of risk. This critique appears to have been tackled through regulatory modernization in several nations, where strategic efforts are being advanced to open up, enable scrutiny and solicit input into decision-making from a broad range of citizens. While we agree that the evidence for risk regulation could benefit from accommodating more ways of knowing (particularly types of knowledge that have a history of being neglected), we argue that it is not only ‘lay’ public knowledges, but also ‘expert’ scientific ones which become neglected in modern risk regulation regimes. In this paper, we draw upon a specific case — modernization in the Canadian health products regulator — to examine the evolving role and nature of evidence. We draw from our own ethnographic research and the relevant literature (risk and regulatory science, boundary work, and symmetrical anthropology) to suggest a symmetrical approach to evidence-based risk regulation.
Keywords:
- risk,
- regulation,
- modernization policy,
- symmetrical anthropology
Resumen
En el campo de los estudios sociales de las ciencias, los regímenes de regulación del riesgo identificados según un enfoque tecnocrático, son criticados por su insuficiente atención a lo “público”, punto de vista epistemológico socialmente situado que, no obstante, está más en condiciones de articular las preocupaciones del mundo real a las implicaciones (colectivas) del riesgo. Pareciera que en varios países se hubiese respondido a esta crítica modernizando las reglamentaciones y realizando esfuerzos estratégicos para suscitar la apertura, permitir un examen profundo y promover la participación de un amplio sector de ciudadanos en el proceso decisional. Reconociendo que el régimen de pruebas en la reglamentación del riesgo tendría considerables ventajas al considerar una mayor diversidad de tipos de saberes (principalmente los conocimientos que históricamente han sido descuidados), nosotros sostenemos que en los regímenes modernos de reglamentación del riesgo no son solamente descuidados los saberes públicos “profanos”, sino además los saberes científicos “expertos”. El presente artículo parte de un caso específico —la modernización de la regulación de los productos de salud canadienses— para dar cuenta de la evolución de la naturaleza y del papel de la evidencia médica. Apoyándonos en una investigación etnográfica y en la literatura consagrada (ciencias del riesgo y de la regulación, trabajos alrededor de las fronteras y antropología simétrica), proponemos un enfoque simétrico de la reglamentación del riesgo basado en la producción de un régimen de pruebas.
Palabras clave:
- riesgo,
- regulación,
- política de modernización,
- antropología simétrica
Corps de l’article
Introduction
En 2007, le Canada a entrepris une expérience unique dans sa politique de la science. La Direction générale des produits de santé et des aliments (DGPSA), qui réglemente la sécurité et la qualité des aliments et des produits de santé par une évaluation préalable à la mise sur le marché et par l’inspection après-vente, a introduit une politique qui inclut l’information issue de sources publiques (c’est-à-dire d’origine externe aux bureaux de réglementation officiels à vocation scientifique) dans la prise de décision fondée sur la production d’un régime de preuves. L’Examen des produits réglementés : politique sur la participation du public (Santé Canada, 2007a) définit précisément où, quand et quels types de sources publiques peuvent être inclus, mais il donne néanmoins aux citoyens possédant des connaissances spécifiques la possibilité de participer au processus décisionnel de la réglementation.
Tandis que d’autres organismes de réglementation comparables en Grande-Bretagne, aux États-Unis, en France et en Australie consultent le public sur l’orientation des politiques ou l’approbation de décisions, la nouvelle politique canadienne va plus loin en prenant en compte la participation du public au régime de preuves produit pour la prise de décision. Cependant, l’initiative de Santé Canada apparaît moins remarquable si l’on considère le contexte de la modernisation réglementaire entreprise par les autres pays. La modernisation est un processus qui, dans son usage politique actuel, signifie « rester en phase » avec ses voisins politiques en termes de politique, d’économie et de science et technologie (à l’aide d’outils d’harmonisation tels que les protocoles d’entente, les accords commerciaux et autres moyens d’opérer sur le plan supra-étatique). La modernisation de la réglementation pose le savoir scientifique comme la source principale du processus décisionnel fondé sur les preuves, en caractérisant les propriétés interdépendantes de l’innovation (progrès technologique) et la croissance économique comme des « biens » essentiels. Dans cette structure, la modernisation donne la priorité aux définitions étroitement établies de la rationalité scientifique sur des formes démocratiques plus ouvertes du processus de décision.
Il y a pourtant de nombreux projets de modernisation, y compris celui de la DGPSA, qui assignent une place centrale aux signes d’ouverture et de démocratisation. Dans un contexte biotechnologique en mutation où les incertitudes non résolues entourant le risque se répercutent aussi bien sur les connaissances scientifiques que sur celles du public, les organismes de réglementation opèrent dans des conditions où les tendances internationales encouragent la participation du public à la gouvernance technologique (Abelson et al., 2003). C’est particulièrement vrai en ce qui concerne les systèmes de réglementation conçus pour protéger les citoyens des risques médicaux. Lorsque l’échec de la réglementation aboutit à mettre en danger la santé, voire la vie, des citoyens, la confiance dans le système de réglementation est compromise. La modernisation vise à réduire les risques non seulement technologiques, mais également politiques ; les États ne se préoccupant pas activement du risque couru par leurs citoyens sont qualifiés de déconnectés, voire « illégitimes ». La structuration de la participation du public est un symbole de bonne gouvernance, de la bonne capacité de l’État à avoir une « distribution sociale des connaissances spécialisées » (Nowotny, 2003 : 154). Certains soutiennent que la version plus modérée et démocratique de la modernisation de la réglementation est une pure rhétorique et qu’elle constitue simplement une façon de rehausser la légitimité du régime de réglementation tout en déléguant au public la responsabilité de repérer et d’endosser les risques (voir par exemple Jensen et Phillips, 1996). Le défi à relever par l’organisme de réglementation moderne consiste précisément à créer un système capable de devancer ce genre de critique.
Bien que la modernisation soit un sujet pour les chercheurs des science studies qui relient l’articulation des connaissances à la pratique, toute une partie de la recherche en sciences sociales dans ce domaine souffre d’une compréhension insuffisante des exigences de la pratique de réglementation sur le terrain. Les scientifiques, l’industrie, les organismes de régulation, les conseillers experts et les citoyens sont tous des acteurs de la réglementation impliqués dans la gouvernance du risque où le défi à relever pour chacun réside dans la détermination de l’évidence. Les différents acteurs ont des perceptions différentes de ce qui est ou n’est pas pertinent dans la prise de décision en matière de réglementation. Devenue source de préoccupations, l’intervention de l’industrie dans l’élaboration de la preuve scientifique alimente le débat sur la façon dont la politique influence la production et la diffusion de la science. Aussi, la réglementation canadienne sur la santé est caractérisée par un « paradigme du risque en évolution » (Doern et Reed, 2000 : 10) dans lequel les autorités de réglementation tentent d’évaluer ce qui sépare le risque perçu (culturellement construit) et le risque objectif (scientifiquement mesuré). Nous sommes d’avis que la critique de l’objectivité, qui est chose courante dans les sciences sociales, gagne du terrain dans certaines communautés scientifiques forcées alors de reconnaître que la preuve scientifique peut être discréditée par la mise en évidence d’un conflit d’intérêts et que l’industrie s’approprie et se sert volontiers de l’expression « scientifiquement prouvée » (Ong et Glanz, 2001). Avec la reconnaissance que les technologies scientifiques souffrent elles aussi des déficiences humaines (biais et conflits d’intérêts), le besoin de concevoir d’autres voies et d’autres mécanismes de certification dans la réglementation du risque a émergé. Nous proposons une approche de la certification réglementaire considérant et expertisant certains types d’informations et de connaissances qualitativement différentes comme « valides » au moyen de techniques distinctes, reconnaissables et transparentes, ne compromettant pas ultimement la qualité, la sécurité ou l’efficacité d’un produit ou d’un procédé thérapeutique.
Nous nous appuyons sur une étude ethnographique de la réglementation en suivant le déroulement des pratiques réglementaires au sein de la DGPSA, afin de caractériser les controverses entourant la production de faits certifiés dans la régulation du risque. À l’aide de techniques combinées de la formation par imitation, de l’observation participante, de l’analyse de documents et de l’entrevue, nous avons mené une étude de terrain avec des évaluateurs spécialisés dans la réglementation et des analystes des politiques de la DPGSA en inscrivant notre évaluation scientifique de nouvelles biothérapies dans les initiatives stratégiques menées en vue de la modernisation réglementaire, puis nous avons observé la mise en oeuvre de celles-ci dans la pratique réglementaire. Nous faisons appel à des champs conceptuellement pertinents de la littérature des sciences sociales — sciences administratives et gestion des risques, travail de démarcation, études symétriques des rapports nature-culture (Latour, 2003a) — pour identifier les aspects se rapportant à un cas spécifique : les changements du régime de preuve dans la réglementation du risque telle que la défend la DGPSA. Nous avons cherché à comprendre comment a pris forme le cadre de réglementation modernisé rendant compte à la fois du besoin d’évaluer « objectivement » le risque par des mesures de sécurité, d’efficacité et de qualité et du besoin d’incorporer les « perceptions » du risque comme des contributions importantes et valides à l’établissement d’une connaissance fondée. Nous suggérons que ce cadre s’appuie sur la responsabilisation (acceptation de la responsabilité des conséquences des décisions prises), l’ouverture (volonté de prendre en considération l’information issue de la participation du public), la transparence (rendre disponibles les critères influençant les décisions et les informations sur celles-ci) et la flexibilité (reconnaître que l’approche prônant le « même format pour tout le monde » n’est pas toujours appropriée dans le processus de décision réglementaire). Nous proposons ceci comme une approche symétrique susceptible de transformer la réglementation du risque fondée sur des preuves.
Modernisation, risques et science de la réglementation
À partir de la fin du xxe siècle, la prise de décision basée sur les preuves scientifiques l’a emporté sur les pratiques de connaissances non expertes des citoyens ordinaires (Marks, 2000). Les approches fondées sur des connaissances démontrées excluent les données anecdotiques issues de modes de connaissances et de contextes sociaux particuliers. Elles négligent le rôle des valeurs (et des intérêts) dans le façonnement du savoir scientifique. De plus, les autorités chargées de la régulation, n’ayant pas le droit de révéler des informations confidentielles, sont critiquées lorsque les citoyens ou le secteur privé posent des questions sur le fonctionnement interne des organismes de réglementation (Lexchin et Mintzes, 2004 ; Carpenter, Zucker et Acorn, 2008). Les décideurs politiques réagissent en mettant en place des mécanismes de responsabilisation et de participation pour démontrer qu’ils prennent au sérieux les demandes du public. Plutôt que de restaurer la légitimité, ces actions minent davantage ce qui a déjà été établi par les systèmes d’expertise étatique et compromettent ainsi la crédibilité du régime par un investissement en temps et en consultations onéreuses qui aboutissent probablement à très peu de changement dans les politiques menées.
Les autorités chargées de la réglementation font ainsi face à un dilemme. Si elles persistent à prendre appui sur les systèmes experts existants pour produire l’évidence médicale nécessaire à la prise de décision, elles risquent une plus forte déstabilisation due à l’accroissement des demandes d’un public de plus en plus méfiant envers la science. Si elles se plient aux demandes d’une plus grande participation du public, elles risquent d’affaiblir les forces de leur système en place qui prédominent dans la majorité des études menées, c’est-à-dire l’efficacité et la performance de l’évaluation systématique et de l’évaluation du risque. Comment trouver un moyen acceptable qui ne compromette ni la sécurité ni l’efficacité dans tous ces choix ? Tel est pour nous le véritable enjeu des régimes de réglementation du risque engagés dans un processus de modernisation.
Modernisation de la réglementation
Les contradictions inhérentes à la modernisation réglementaire peuvent s’appréhender comme une fonction de la modernisation réflexive (Beck, 1992) : l’adaptation et la réorganisation continues sont caractéristiques de la modernité avancée. L’une des conséquences principales du développement technoscientifique dans la modernisation réflexive est que les bénéfices et les risques relèvent de la vie moderne. Dans ces conditions, l’incertitude et l’imprévisibilité ne sont pas seulement des faits de société, mais contribuent à forger l’opinion des gens concernant « leur monde ». Comme le note Latour :
… les conséquences involontaires de nos actions se répercutent dans toute la société au point d’être devenues insolubles. Ainsi, « réflexif » ne signifie pas augmentation de la maîtrise et de la conscience, c’est uniquement la conscience aiguë que la maîtrise est impossible et que ce contrôle sur nos actions apparaît désormais comme une pure fiction moderniste. Dans la seconde modernité, nous prenons conscience que conscience ne veut pas dire contrôle absolu.
2003a : 36
La science de la réglementation réunit tout un éventail de pratiques, de paramètres et de préoccupations traversant le champ institutionnel et professionnel, elle présente un « caractère à la fois hétérogène et hybride » (ibid.). Elle « attire l’attention sur les pressions sociales et réglementaires qui pèsent sur l’industrie et le gouvernement » (ibid. : 29) ainsi que sur la manière dont ces pressions mettent la flexibilité des régimes de réglementation à l’épreuve.
Frontières épistémologiques
Tandis que la science politique s’appuie traditionnellement sur la « démarcation stratégique entre les tâches politiques et scientifiques dans la relation consultative entre les scientifiques et les agences de réglementation » (Guston, 2001 : 399), les incertitudes liées au risque ont suscité un environnement où ces démarcations ne peuvent plus tenir. Par conséquent, les régimes de réglementation du risque voient leur pertinence de plus en plus contestée. Là où les questions en matière de risque s’avèrent particulièrement complexes, le travail de démarcation — les pratiques, les conventions linguistiques, les méthodes de production des connaissances et les critères permettant d’identifier l’accomplissement spécifique à une discipline donnée — a commencé à occuper des lieux institutionnels multidisciplinaires, où les significations peuvent se négocier en vue de dépolitiser des questions dérangeantes et de générer des cadres de réglementation plus forts. Non seulement ce travail de démarcation maintient une distinction entre la science et la non-science, mais il implique aussi la négociation du sens rattaché aux objets-frontières (Gieryn, 1983 ; Jasanoff, 1987). Cette dernière est négociée aux frontières et pas seulement les frontières de disciplines scientifiques, mais aussi celles qui séparent les scientifiques des non-scientifiques (décideurs, citoyens non spécialisés, spécialistes de la consommation).
Différents arguments liés aux analyses de frontières ont des implications dans les régimes de régulation du risque. Tout d’abord, Jasanoff (1987) et d’autres ont relevé dans le travail de démarcation sa propension à maintenir l’autorité de chaque discipline (en réaffirmant les moyens de reconnaître celle-ci), mais aussi à remettre en question la validité d’autres méthodes de connaissance. Cette tendance peut nuire à la capacité des différentes formes de compétence à contribuer à l’ensemble des faits démontrés en matière de réglementation. Ce trait est surtout marqué où il existe une hiérarchie du savoir qui valorise un type de pratique scientifique au détriment d’un autre. En outre, les conflits nés de la compétition entre les disciplines suivant la nécessité de déterminer le savoir de qui il faut privilégier d’abord peuvent déstabiliser le processus d’édification de l’ensemble des preuves et entraver la prise d’une décision commune. Cela conduit également à caractériser des formes alternatives d’expertise (telle que l’expérience du patient) comme une non-science. Le savoir local est en effet une « non-science » qui s’appuie sur des expériences et des perceptions anecdotiques, descriptives et socialement situées. Cependant, les informations issues de perspectives non scientifiques peuvent apporter et ont déjà apporté des contributions valables à la politique et à la réglementation ; il suffit de penser par exemple à la façon dont les connaissances locales sont utilisées par les premières nations canadiennes dans les négociations d’un traité (Preston, 2002) ou à la voie suivie pour déterminer la source de radioactivité affectant des fermiers (Wynne, 1991). La frontière science/public devient alors une arène de contestation épistémologique dans les régimes de réglementation du risque.
Ce dernier point est crucial pour notre argumentation. S’il est vrai que le travail de démarcation dans la réglementation du risque a pu au départ servir à renforcer l’ensemble des faits démontrés (en normalisant la source des connaissances afin de permettre une évaluation fiable), la politisation du savoir scientifique et la tendance qui s’ensuit au sein de la politique à inclure les savoirs locaux ont abouti à une lutte pour un schéma élargi des modes de connaissances. Les négociations sur la démarcation entre la science et la politique peuvent concrètement avoir un effet négatif sur les régimes de réglementation du risque si les conflits de savoir ne sont pas traités de manière adéquate. C’est ici que la notion de symétrie peut, selon nous, s’avérer un outil très précieux dans le processus de modernisation de la réglementation.
Un terrain symétrique commun
Si, comme l’avance Latour (1993), les symétries nature-culture entre les acteurs humains et les acteurs non humains invalident simultanément l’idée de construction sociale et d’objectivité, quelles sont alors les conséquences pour les acteurs humains (autorités de réglementation) lorsqu’ils s’approprient des faits démontrés ? Comment l’hybridité socio-technique peut-elle surmonter le problème du travail de démarcation ? L’information probante possède-t-elle une autorité propre et des hiérarchies ? Comment la circulation du pouvoir s’effectue-t-elle en articulation avec l’information probante ?
La politique et les perceptions (les observations et les méthodes utilisées à cette fin) opèrent avec des faits et avec les instruments qui détectent ces faits (Graham, 2006). Tandis que le débat sur la pondération du constructivisme et du réalisme se poursuit, l’approche symétrique que nous proposons est avant tout un dialogue où les sciences sociales interprétatives et les sciences « naturelles » mesurées s’engagent dans ce que Latour verrait comme une « Constitution » ou un terrain commun et s’attaquent à des questions que les philosophes moraux du xxe siècle et, plus récemment, van Zwanenberg et Millstone (2000) abordent suivant une approche de réalisme constructiviste. Nous empruntons à Latour le terme « symétrie » pour analyser les pratiques de réglementation, ce qui signifie que nous prenons en compte les faits rattachés à des non-humains (comme les médicaments, tests, interactions médicament-humain, politiques) et nous considérons les effets des comportements humains et des jugements concernant les mesures effectuées. Latour nous suggère une « anthropologie symétrique » où il n’y a pas de nette dichotomie entre objet ou sujet, nature ou culture, et où il est possible d’identifier l’hybridité des relations symétriques. En accord avec Wynne, parmi d’autres, nous reconnaissons que le savoir local est différent mais pas nécessairement secondaire vis-à-vis du savoir scientifique. L’objectif est d’intégrer ces épistémologies multiples dans le processus décisionnel réglementaire. Sans renoncer à la science, notre tâche ne consiste pas à réintroduire une interprétation dérivée d’une forme somme toute essentialiste de la science qui serait en surplomb par rapport à un public profane dont la connaissance serait « déficiente », mais plutôt à composer avec ce que Jasanoff (2005) appelle l’« épistémologie civique » transversale au spectre d’expertises professionnelles et profanes. Cette démarche reconnaît de façon plus adéquate que la science actuelle, qu’elle émane de l’université ou des autorités chargées de la réglementation, pose problème et qu’elle est confrontée, relativement aux faits dont elle dispose, à une série d’incertitudes parfois non reconnues.
Conventions asymétriques : situer les preuves dans le contexte des pratiques
Le risque « perçu » comme preuve : la politique de participation du public
Notre étude ethnographique de la réglementation du risque accorde une place centrale à la Direction générale des produits de santé et des aliments (DGPSA), responsable des évaluations de la sécurité, de l’efficacité et de la qualité de toutes les nouvelles biotechnologies au sein de Santé Canada. À ce titre, la DGPSA s’appuie sur les analyses que son propre personnel formé en sciences et en médecine effectue pour l’évaluation des dossiers de présentation des entreprises (promoteurs) désireuses de lancer un produit sur le marché. Ses différents bureaux d’analyse se répartissent en : Direction des produits thérapeutiques, Direction des produits biologiques et des thérapies génétiques, Direction des produits de santé naturels, Direction des produits de santé commercialisés, Direction des aliments et Direction des médicaments vétérinaires. Chaque bureau comprend différents sous-groupes d’analystes-évaluateurs experts qui se spécialisent dans des procédés et des produits technologiques souvent spécifiques. Les évaluateurs sont conscients d’évoluer dans un environnement où la science examinée peut être en avance sur les règlements qui régissent leur travail. Leur familiarisation avec de nouvelles techniques, des données d’essais cliniques et des produits innovants se déroule dans un contexte de droits de propriété exclusifs strictement contrôlé qui empêche toute utilisation de ces informations dans un autre cadre. Les conseillers en politiques opèrent eux aussi dans un environnement de « modernisation réglementaire » permanent et ils s’activent à mettre à jour la Loi canadienne sur les aliments et drogues ainsi que d’autres outils de politique et de réglementation en vue d’une modernisation efficace.
La DGPSA a développé une série de moyens d’action et de réglementation en vue de renforcer son système de fonctionnement actuel. Les évaluateurs ont ainsi mis sur pied l’Examen des produits réglementés par la DGPSA : Politique sur la participation du public (désignée ici comme la PPP), introduit en 2007 par le Bureau de la participation des consommateurs et du public (BPCP). Parmi d’autres compétences, le rôle du BPCP consiste à identifier, à examiner directement et à traiter les demandes des individus et des groupes relatives à la sécurité et à l’efficacité des technologies thérapeutiques. Le BPCP organise les consultations de la DGPSA, rédige des bulletins de nouvelles et maintient le réseau de communications avec les patients, les consommateurs et les groupes de défense de consommateurs dans tout le pays (à travers les bureaux nationaux et régionaux). La PPP a été créée dans la foulée de deux forums en 2005. Le premier était une consultation préalable à la mise sur le marché d’implants mammaires contenant du gel de silicone ; le second consistait en une consultation post-commercialisation sur les anti-inflammatoires non stéroïdiens (AINS) sélectifs de la COX-2. Ils correspondent à des médicaments traitant la douleur arthritique qui ont été retirés du marché après avoir été reliés à un risque élevé d’accident cardiovasculaire.
Responsable de l’organisation et du déroulement de ces forums, le personnel de la DGPSA a effectué une évaluation ciblée sur l’expérience des participants, ainsi que sur le bénéfice que la DGPSA pouvait retirer de cette expérience.
En recourant à la PPP, la DGPSA témoigne de l’inscription du Canada dans un idéal de transparence repérable sur le plan international (un engagement repris dans le plan stratégique de 2007-2012) ; elle montre aussi que les autorités de réglementations canadiennes s’attèlent à redéfinir les normes sur les faits démontrés telles qu’elles s’appliquent dans le processus d’analyse réglementaire. Il en ressort que la DGPSA — « l’autorité chargée de la réglementation » (si on reprend le style autoréférentiel à la troisième personne utilisé par son personnel) — est en mesure d’apporter de nouvelles formes de preuve dans le processus d’approbation réglementaire. Cette situation contraste avec la pratique habituelle d’inclusion du public selon laquelle les consultations sont menées dans le but de déterminer des lignes directrices pour l’élaboration des politiques publiques ou des principes généraux de philosophie gouvernementale dans un domaine particulier.
Mettre en oeuvre une politique pour intégrer la participation du public exige que l’on détermine soigneusement et précisément ce que signifient « public » et « participation », et à quel moment on doit y faire appel. La politique renvoie à une participation du « public » qui n’est pas « publique » au sens strict du terme. Autrement dit, elle peut cibler des publics spécifiques en vue de réunir différentes formes d’expertise, par exemple des cliniciens qui n’ont pas de liens directs avec l’industrie, ou des fournisseurs de soins de santé complémentaires ou alternatifs, ou encore des patients disposant de connaissances spécifiques du contexte. Créée afin de faciliter les choses lorsque la participation du public est requise, la PPP avance donc sur l’étroite frontière entre l’exigence légale d’étudier les produits de manière scientifique et les pressions pour garantir la responsabilisation en incluant différentes formes de connaissance dans les faits démontrés (Santé Canada, 2007a). Cet équilibrage prend différentes formes.
Mavis Jones a entrepris son observation participante au BPCP un peu plus d’un an après la tenue des forums publics. À ce moment-là, le personnel impliqué dans les forums avait déjà traité les données d’expérience pertinentes. Les forums étaient en partie conçus pour explorer la possibilité d’intégrer de nouvelles formes de connaissances dans l’ensemble des faits démontrés considérés lors du processus décisionnel réglementaire. Bien que toutes les autorités canadiennes chargées de la réglementation disposent de quantité de mécanismes tels que les investigations adéquates sur les parties intéressées et les consultations ouvertes en ligne, beaucoup voient celles-ci comme nécessaires, mais non suffisantes. Possédant pour la plupart une formation en consultation publique et en analyse de politique issue d’autres disciplines, les membres du personnel du BPCP ont une longue habitude des instruments de consultation et d’expériences internationales. Par conséquent, ils sont conscients que ces dispositifs ont la réputation d’enrôler l’opinion publique ou d’être inutiles sans la force de l’obligation légale. La PPP a été créée pour montrer que la DGPSA se préoccupe sérieusement des lacunes dans son système de production des preuves par l’engagement à faire participer le public au processus décisionnel réglementaire. Elle se distingue d’un nébuleux « conseil sur la politique d’action ».
Le processus d’élaboration des politiques publiques implique un de très nombreuses discussions en vue de tester leur libellé, de le raffiner et de l’ancrer dans l’esprit de son intention. Les discussions tenues par le BPCP dans le cadre de la Politique de participation du public ont essentiellement porté sur les façons de traduire les leçons du forum en recommandations qui non seulement étaient claires, mais rendaient aussi compte du plus grand nombre d’éventualités possibles. Les analystes de la politique du BPCP qui avaient participé aux forums et aux réunions subséquentes ont longuement délibéré sur ce que la PPP devrait et pourrait accomplir. Les retraits du marché de médicaments ayant été fortement médiatisés tels que le Vioxx®, et les controverses autour de certains produits non encore commercialisés comme les implants mammaires (considérés à risque en lien avec d’autres produits dangereux) montrent les failles du système de réglementation. L’objectif principal était d’améliorer la capacité de la DGPSA à atténuer les risques potentiels d’un produit avant sa commercialisation. En filigrane, ces discussions semblaient aussi avoir pour but d’éviter que le processus décisionnel réglementaire n’engendre de la méfiance à la suite de l’approbation de produits à risques.
L’articulation précise de la façon dont ces objectifs pourraient être menés à bien étant primordiale, le BPCP s’est efforcé de trouver un libellé qui annonce clairement qu’il importait à la Direction générale d’inclure dans la participation « publique » aussi bien les connaissances à valeur scientifique, s’ajoutant au savoir scientifique de ses analystes, que d’autres formes de connaissances spécialisées pouvant inclure, mais sans s’y limiter, l’expérience des patients atteints d’une maladie ou dépendants d’un médicament pour soulager leur état de souffrance chronique. L’objectif était de montrer que la Direction générale reconnaît l’importance d’un large éventail de modes de connaissances, sans pour autant vouloir affaiblir l’expertise scientifique au sein du Bureau ou ouvrir la porte à une cacophonie d’opinions.
En rédigeant le paragraphe 6 de la PPP (« Prise en compte de l’opinion du public »), les analystes de la politique de la DGPSA ont débattu de la manière de formuler le rôle de la participation du public. Un consensus a été établi sur le fait qu’elle « peut inclure la présentation de données scientifiques probantes ainsi que d’autres types de données » (Santé Canada, 2007a : 15). La Direction générale détenant l’autorité pour toute prise de décision relative à un produit, il ressortait clairement que le mot « décision » ne pouvait pas être compris comme une action potentielle en provenance d’un analyste particulier ou d’un membre du public apportant sa participation. Donc, le rôle de la participation du public fut défini comme sa capacité à « amener des perspectives supplémentaires pertinentes à l’évaluation de l’innocuité et de l’efficacité ». Ce souci d’élaborer une formulation prudente a orienté les discussions avec les évaluateurs chargés de la réglementation là où le BPCP voulait préciser la façon dont ces derniers percevaient l’apport extérieur dans le processus d’évaluation.
Au terme d’une série d’échanges, le rôle de la participation du public a été défini dans les termes suivants :
La participation du public incluant aussi bien des données scientifiques probantes que d’autres types de données apporte ainsi des perspectives supplémentaires pertinentes à l’évaluation de l’innocuité et de l’efficacité en permettant :
Santé Canada, 2007a : 15
de relever les lacunes dans la recherche et la méthodologie scientifiques ;
d’apporter de nouveaux renseignements sur l’innocuité et l’efficacité d’un produit réglementé en situation réelle d’utilisation ;
de dégager, d’évaluer et de peser les risques et avantages présentés par un produit réglementé, tels que la nature et le niveau de risque acceptables ? ;
de déterminer des stratégies d’atténuation pour les risques qui ne peuvent pas être éliminés, de déterminer les renseignements qu’il convient de diffuser au public sur un produit réglementé et la manière de le faire.
Ce type de formulation visait à inclure aussi bien le large éventail de situations où la participation du public s’intègre aux faits démontrés que les diverses circonstances dans lesquelles cette participation du public pourrait intervenir dans le processus de réglementation. Ainsi, le point a) renvoie à des situations où un analyste devant effectuer une évaluation de produit avant la vente serait mieux armé pour prendre sa décision en demandant l’avis d’un autre évaluateur-expert du Bureau ou de l’extérieur. Ce cas est comparable au point b) faisant allusion à la situation réelle d’utilisation, qui souligne la nécessité d’informations additionnelles concernant l’utilisation concrète d’un produit déjà commercialisé. Des expressions telles que « manque de certitude scientifique », « des connaissances et de l’expérience dans différents domaines » et « préoccupations actuelles ou éventuelles de la population » (ibid.) suggèrent une certaine « incertitude épistémico-éthique » (Haag et Kaupenjohann, 2001 : 53) au sujet de l’efficacité ou de l’innocuité d’un produit impliquant alors que l’on fasse appel à la participation du public. L’incertitude au sujet des connaissances et des valeurs circule à la fois à l’extérieur et à l’intérieur des organismes de réglementation.
Lors des délibérations qui ont donné lieu à la Section 2 de la PPP (« Occasions de participation du public »), les analystes de la politique du BPCP ont longuement discuté des différentes circonstances requérant la participation du public. Il leur a été difficile de déterminer les informations s’avérant non seulement un apport pertinent aux faits démontrés mais aussi une contribution efficace au travail des évaluateurs. Ils ont d’abord établi que la PPP doit permettre l’intégration de la participation du public à différentes étapes du processus d’évaluation d’un produit. Une grande partie des mécanismes de consultation publique dont le Bureau dispose déjà ne peuvent être appliqués qu’après la commercialisation, c’est-à-dire après qu’un produit ait été mis sur le marché et que les consommateurs/patients ont expérimenté ses effets. Les responsables de l’élaboration de la PPP veulent autoriser officiellement le personnel du Bureau à chercher d’autres sources d’informations avant même que la commercialisation d’un produit soit approuvée. L’objectif à ce moment-là est de développer un ensemble d’outils et de directives dont les évaluateurs pourraient faire usage lorsqu’un produit particulier requiert la production d’un plus grand nombre de preuves. En vue de faire avancer des idées sur la tournure concrète de la PPP, les analystes de la politique du BPCP ont instauré de plus fréquentes communications avec les évaluateurs impliqués dans la réglementation.
Témoignant de ce processus, le développement de la section 2.4 de la Politique a fait l’objet de discussions qui illustrent bien les enjeux préoccupant les analystes chargés de l’élaboration de cette politique. À l’occasion des réunions de la DGPSA, de conférences publiques, de rencontres individuelles informelles (bilatérales) et en d’autres circonstances, les analystes du BPCP se sont efforcés de développer leur réseau relationnel à travers les six bureaux d’analyse, en demandant aux évaluateurs de déterminer les situations où l’information relative à la soumission d’un produit n’était pas suffisamment étayée pour permettre à l’évaluateur de faire une recommandation. Les analystes chargés du développement de la politique ont reconnu que la contribution et la consultation d’experts externes pouvaient s’avérer utiles dans les domaines où la science évolue très rapidement, indiquant par là que la Direction peut solliciter la participation du public quand elle « a besoin de conseils professionnels ou scientifiques pour compléter l’expertise interne dans l’analyse des données sur l’innocuité, l’efficacité, la qualité ou l’utilisation sécuritaire d’un produit réglementé » (Santé Canada, 2007a : 5).
S’y attachait aussi la préoccupation liée au fait que les évaluateurs pourraient ne pas toujours se fier à la qualité des données fournies par un promoteur et, par conséquent, éprouver certains doutes quant à l’innocuité ou à l’efficacité d’un produit. Les évaluateurs ont suggéré qu’il pourrait même y avoir une « incertitude à propos de l’incertitude » (c’est-à-dire des opinions scientifiques contradictoires) qui pourrait amener la Direction à :
avoir besoin de conseils, compte tenu du manque de certitude scientifique ou de données concluantes sur l’innocuité, l’efficacité ou l’utilisation sécuritaire d’un produit réglementé.
Santé Canada, 2007a : 5
Les évaluateurs ont reconnu que la tolérance aux risques variait énormément parmi les consommateurs d’un produit et que les groupes de patients disposaient de connaissances spécifiques liées au dosage, à l’interaction médicamenteuse et au seuil de tolérance des effets secondaires possibles. À cet égard, le personnel du BPCP s’est appuyé sur sa propre expérience de consultations publiques (incluant, sans s’y limiter, les forums publics) pour reconnaître que les professionnels de la santé communautaire et les aidants naturels pouvaient apporter une précieuse contribution qui, à défaut d’avoir trouvé sa place dans une catégorie précise, devait néanmoins être prise en compte par la politique. Les leçons tirées des consultations publiques se reflètent dans la formulation précise du point suivant :
[lorsque la Direction générale] a besoin de conseils d’intervenants possédant des connaissances et de l’expérience dans différents domaines, en particulier celles qui utilisent ou pourraient utiliser le produit réglementé, afin d’élargir l’information disponible pour effectuer une évaluation éclairée des risques et avantages associés à un produit et de la manière dont les risques peuvent être atténués ou éliminés.
Santé Canada, 2007a : 5
Finalement, la DGPSA en est venue à la conclusion qu’une large consultation publique représente la meilleure solution dans certains cas hyper-médiatisés. En effet, la consultation publique à grande échelle a une longue histoire au Canada — sous forme de commissions d’enquête parlementaires surtout, mais aussi à une échelle plus réduite et dans le plus court terme. Il devenait alors naturel que la PPP retienne cette option. Les évaluateurs, les directeurs, les analystes et les conseillers juridiques ont exprimé leur réserve quant au fait de soumettre un produit à une coûteuse consultation publique, sans avoir la garantie que celle-ci contribue à renforcer l’évidence. Le quatrième point (ci-dessous) a ainsi toujours été perçu dans les discussions comme étant seulement une option dans des circonstances extrêmement particulières. Une option qu’il faut suivre, mais à utiliser avec modération.
[lorsque la Direction générale] reconnaît les préoccupations publiques existantes ou possibles concernant l’innocuité, l’efficacité, la qualité ou l’utilisation sécuritaire d’un produit réglementé et croit que la participation du public permettra à la Direction générale de mieux comprendre ces préoccupations.
Santé Canada, 2007a : 5
Au terme d’une période d’observation de ce processus et de participation à différentes réunions et à plusieurs appels téléphoniques, la récurrence d’un thème particulier a fortement mis en évidence l’existence d’une tension permanente pour le BPCP (et, par extrapolation, pour le reste du personnel de la DGPSA impliqué dans le développement de la politique). En tant que bureau responsable de la politique au sein d’un organisme de réglementation scientifique, les membres du BPCP étaient parfaitement conscients de leur double responsabilité envers le public et leurs collègues évaluateurs. Si on peut raisonnablement affirmer que tout le personnel de la DGPSA respecte le « public canadien » comme la raison d’être de son travail quotidien, le personnel du BPCP a dans son mandat l’obligation d’interagir avec ce public. Ils sont là pour maintenir les consommateurs/publics informés tout en s’efforçant aussi d’impliquer le public. Contrairement aux évaluateurs scientifiques dont le travail consiste à étudier des fiches de laboratoires et des données de résultats cliniques, les membres du BPCP ont quotidiennement à faire face aux demandes des groupes de patients, des professionnels de la santé et d’autres intervenants qu’ils ont littéralement devant eux en permanence.
Au moment de ces discussions, la kyrielle de préoccupations liées aux contacts avec le public est entrée en compétition avec des pressions parfois adverses émanant de la DGPSA. Pour garantir le succès de la politique, il fallait lui apporter le soutien d’évaluateurs scientifiques. La question de la corruption des preuves par les informations secondaires, de la perception selon laquelle la PPP n’est qu’une autre procédure administrative ralentissant la durée des analyses sans apporter aucun bénéfice, souligne une histoire institutionnelle de la science et des tensions politiques. Il est question de ce type de conflit dans l’étude de Rothstein sur l’atténuation du risque institutionnel qui décrit l’effet de la rationalité limitée sur les pratiques des individus opérant dans des « cultures réglementaires hybrides qui, dans le pire des cas, sont incompatibles à l’intérieur des systèmes bureaucratiques de réglementation » (Rothstein, 2003 : 97). Les individus pris dans cette situation élaborent des perspectives et prennent des décisions limitées par les « paradigmes organisationnels de ce qui est possible, légitime et important » (Ibid. : 99) et par des cultures réglementaires qu’ils pratiquent dans le champ plus large de la bureaucratie. Tout ceci conduit à des points de vue fermés sur les rôles, les responsabilités et les objectifs. Dans ces circonstances, il devient difficile de s’extraire de ce mode de pensée pour agir dans un esprit de coopération transculturelle.
L’impact de cette tension sur la façon dont les responsables de la réglementation perçoivent les faits démontrés est difficile à évaluer. Comme l’a souligné le personnel du BPCP, la PPP ne vise pas uniquement à emboîter le pas à une tendance démocratique (consistant à encourager le public à participer à la politique de la science), elle sert également à améliorer la qualité du processus décisionnel réglementaire lorsqu’il y a incertitude ou conflit. Les responsables du développement de la PPP ont relevé sa capacité à aider la Direction générale à prendre de « meilleures » décisions sur les produits et à prévenir les dommages qui s’ensuivent lorsque le régime de preuves est insuffisant. Ces dommages ne se limitent pas à la santé ; comme il a été suggéré plus haut, les analystes sont parfaitement conscients que leur mission de réglementation est impossible s’ils ne disposent pas de la confiance générale. Ni le personnel de la Direction générale ni les promoteurs industriels n’ignorent les conséquences économiques qu’entraînent le retrait d’un produit ou le lancement d’une poursuite judiciaire.
Le BPCP a aussi consacré beaucoup d’énergie au transfert des connaissances par la DGPSA. Avec un effectif dépassant les quatre mille employés, répartis dans six bureaux d’analyses, l’inspectorat et un nombre très variable de bureaux de la politique complémentaires, la DGPSA forme une organisation complexe et surmenée dont les différentes composantes peinent parfois à se maintenir au courant des nouvelles initiatives. Les membres du BPCP se sont efforcés de répandre le message de la PPP d’un bout à l’autre du « campus » de la DGPSA pour susciter des questions au sujet de son impact au quotidien sur le travail de réglementation et pour identifier les membres de la Direction favorables à la mise en oeuvre de cette politique.
Le risque « objectif » comme régime de preuve : science, politique, orientation stratégique et évaluateurs
La tâche quotidienne des analystes scientifiques de Santé Canada consiste à s’assurer que les nouveaux produits répondent aux normes les plus sévères en matière d’innocuité, de qualité et d’efficacité (DPGSA 2007) afin de protéger la santé des Canadiens. L’innocuité réfère au risque relatif de préjudice, y compris les réactions et les effets indésirables ; la qualité réfère à la conformité du produit fabriqué (mesurée en fonction de l’objectif, des propriétés et de la composition prévus) ; enfin, on parle d’efficacité lorsqu’un produit donne des résultats normalisés statistiquement significatifs obtenus dans les essais cliniques randomisés. Lorsque ces critères sont remplis, le produit reçoit une autorisation sous forme d’un Avis de conformité (AC) permettant la commercialisation au Canada. L’efficacité d’une thérapie se mesure à la constance avec laquelle elle donne le résultat escompté dans la situation « réelle » du médecin qui la prescrit et du patient qui l’utilise. Au contraire des analystes de la politique du BPCP, les évaluateurs scientifiques et cliniques examinent des données confidentielles qui restent à l’écart de toute évaluation extérieure et sont relativement à l’abri du « monde réel ». Alors que la modernisation de Santé Canada vise à faire le lien entre l’organisme de réglementation et la politique de participation du public, le secret des données qu’examinent les analystes place ceux-ci dans une double impasse du fait que, s’il y a bien une dynamique du « donnant-donnant entre l’organisme de réglementation et le promoteur », rien de tel n’existe à l’égard du public. Dans l’impossibilité de partager les données au-delà du circuit interne, les analystes entraînent les promoteurs dans de longs processus de collecte des détails manquants par l’entremise de « clarifax ». La transformation d’une présentation de dossier en un produit biothérapique approuvé par un Avis de conformité (AC) représente une négociation serrée entre l’autorité de réglementation et le promoteur. Le promoteur fournit des preuves et l’autorité de réglementation les analyse et en demande d’autres jusqu’à complète satisfaction. Les preuves produites et sélectionnées par le promoteur ont pour objectif de commercialiser le produit. Au Canada, si le promoteur répond de façon insatisfaisante à une demande de clarification émanant de l’autorité de réglementation, il recevra un Avis d’insuffisance (ADI) qui lui donnera quatre-vingt-dix jours pour fournir d’autres informations ; si la réponse apportée est lacunaire, il sera mis fin au processus par un Avis de non-conformité (ANC). Les ANC sont extrêmement rares. Les responsables de la réglementation sont régulièrement insatisfaits de la qualité des preuves apportées par le promoteur, tout en étant parfaitement conscients que les demandes de clarification prolongent la durée de l’examen ; néanmoins, une diminution de la vigilance peut, dans les pires des cas, aboutir à l’autorisation de produits qui seront ultérieurement retirés lorsque de graves effets indésirables auront fait leur apparition. À la suite des compressions des dépenses du gouvernement vers la fin des années 1990, le personnel requis pour l’examen des présentations s’est retrouvé en nombre insuffisant et confronté à une accumulation de dossiers non traités. Les promoteurs étant libres de soumettre, resoumettre ou retirer une demande, le nombre de présentations augmentait sans que l’effectif des analystes ne suive la même tendance. En 2004-2005, pour mieux répondre à la stratégie d’accès aux produits thérapeutiques (SAPT), de nouveaux analystes ont été recrutés en vue de corriger le retard accumulé dans le traitement des dossiers. Les évaluateurs sont obligés de maintenir l’équilibre entre les délais d’analyse légaux et le caractère éventuellement partiel des données, entre l’efficacité thérapeutique et les incertitudes entourant la pathologie et la gravité de certaines maladies et enfin, entre la protection de la santé des individus, du public et les demandes du monde industriel. Les preuves fournies aux autorités de la réglementation par les promoteurs forment parfois un ensemble déséquilibré d’études non contestées n’ayant pas fait l’objet d’une révision par un organisme indépendant (Angell, 2004 ; Abraham, 2003 ; Abramson et Starfield, 2005 ; Lexchin, 2007). Souvent, les données d’essais cliniques de base ne font pas le poids dans l’environnement consécutif de l’autorisation où tout un ensemble d’interactions humain-médicament, de la pharmacodynamie à la pharmacocinétique, en passant par la conformité, peuvent affecter les résultats d’un traitement.
D’autres types de preuves peuvent néanmoins éclairer davantage l’utilisation en situation réelle et fournir aux autorités réglementaires un réservoir de données plus important que celui dont ils disposaient antérieurement. Les connaissances substantielles des médecins, des professionnels de soins de santé alternatifs, des patients et des aidants naturels de la communauté représentent un savoir précieux sur l’utilisation en situation réelle. Des analystes indépendants spécialisés dans la technologie de la santé pourraient effectuer l’évaluation critique de la conception des essais cliniques, des méthodologies et de la méthode des extrêmes utilisées dans les analyses des promoteurs, sans négliger la coprescription et l’usage thérapeutique ni les implications de produits similaires au Canada et à l’étranger. En complétant leur base scientifique de faits démontrés par d’autres données épidémiologiques, sociales, culturelles et environnementales, les autorités réglementaires ont la possibilité de rehausser la qualité de leurs décisions réglementaires et de diminuer les risques encourus par le public.
Prises ensemble, ces considérations ethnographiques sur les pratiques de réglementation suggèrent qu’à l’interaction entre le risque « objectif » et le risque « perçu » se superpose constamment la tension entre la science et les pratiques de la Direction générale en matière de politique. Alors que les analystes de la politique responsables de la participation du public se concentrent sur différents types de risques et les identifient à l’aide d’outils différents de ceux qu’utilisent les évaluateurs scientifiques centrés sur l’innocuité d’un médicament dans le contexte expérimental contrôlé, la prise de décision fondée sur les preuves devrait mieux prendre en compte la complexité du risque social et technique. Les frontières disciplinaires théoriques qui persistent à maintenir une séparation entre les sciences naturelles et les sciences sociales (traitant à l’origine des diverses informations issues des contextes sociaux) ont pour effet d’empêcher une approche innovante où les différentes disciplines s’interpénètrent (Ozdemir, Williams-Jones et Graham, 2007). Tout en gardant cette situation à l’esprit, il faut souligner que les informations issues des activités de participation du public (c’est-à-dire les « données » qui nous disent comment les médecins vont effectivement utiliser un produit, quels sont les citoyens concernés par un produit et ceux sollicités pour en déterminer la valeur et la façon dont les attentes culturelles rendent compte des modèles explicatifs aussi bien scientifiques que locaux) diffèrent essentiellement des données scientifiques et ne peuvent donc pas s’évaluer de manière identique. Bien que les deux types d’information puissent contribuer utilement à des problématiques similaires de recherche, elles apportent des réponses sur différents aspects du problème et, par conséquent, elles se complètent sans faire double emploi (voir entre autres Brannen, 2004). Nous proposons une méthode permettant de réunir tous ces éléments de la preuve sur un même plateau avant qu’un médicament soit approuvé pour la commercialisation, en soulignant ce qui caractérise l’approche symétrique du régime de preuves dans la réglementation.
Vers une approche symétrique des preuves
Nous avons mentionné plus haut quatre aspects de la modernisation de la réglementation mis de l’avant dans la politique de Santé Canada qui se retrouvent fréquemment dans les nouveaux programmes de gouvernance : la responsabilisation, l’ouverture, la transparence et la flexibilité.
Au départ de notre étude ethnographique des acteurs de la réglementation en conflit avec la science et la politique, nous suggérons un tableau de la situation quelque peu différent. Nous proposons une approche symétrique de la réglementation du risque qui analyse la responsabilisation au prisme du réalisme constructiviste (plutôt que la seule objectivité), l’ouverture (plutôt que la transparence) et la réflexibilité (plutôt que la flexibilité).
La responsabilisation au prisme du réalisme constructiviste (plutôt que de la seule objectivité). Selon le rapport des Réseaux canadiens de recherche en politiques publiques produit en 2006, les réflexions sur la responsabilisation ont contribué de manière cruciale à insuffler un renouveau démocratique dans les politiques et les instances de réglementation canadiennes, surtout en ce qui concerne la transparence et l’engagement citoyen (Abelson et al., 2004).
L’objectivité (tout comme la non-imposition des valeurs) est l’inébranlable aspiration des systèmes d’expertise de la réflexion scientifique sous-tendant les cadres de la régulation ; la volonté d’appliquer rigoureusement des sciences et des méthodes fiables est un objectif nécessaire correspondant à un idéal mertonien, mais elle se heurte à la manière dont le public appréhende les critiques de la science. L’expertise scientifique associée à la « science de la régulation » (méthode et paradigme de la gestion qui définissent la culture de la politique) fait partie d’un système technocratique de gouvernance (Fischer, 1990 ; Meynaud, 1968 ; Ross, 1993). La non-imposition des valeurs à laquelle s’associent les prétentions à l’objectivité a fait l’objet de nombreuses critiques (Harding, 1991 ; 1993 ; Kuhn, 1970 ; Lee, Haworth et Brunk, 1995 ; Longino, 1993 ; Polanyi, 1964 ; Shiva, 1989), ce qui aboutit apparemment à remettre en question la légitimité du savoir scientifique comme la première autorité en matière d’orientation stratégique.
Cependant, l’objectivité ne doit pas être sacrifiée sur l’autel de la responsabilisation publique pluraliste. Le type d’objectivité associée à la méthode scientifique est ce qui la rend crédible comme source de preuves à l’appui de la politique. Mais d’autres types et modes de connaissances, participant du réalisme constructiviste si nous nous référons à van Zwanenberg et Millstone, dépassent l’approche essentialiste pour prendre en compte les perspectives partielles, les contextes sociaux et les points de vue biaisés (Harding, 1991 ; Haraway, 2001). Ils peuvent s’avérer utiles dans une approche symétrique. Le réalisme constructiviste invite à aborder tout phénomène spécifique selon plusieurs perspectives ; cette conception repose d’une certaine façon sur les principes du consensus, tout en étant plus axée sur les questions du processus (du « comment »). Tant le réalisme constructiviste que le réalisme positiviste peuvent fonctionner comme critères évaluatifs dans différents modes de connaissances ; ils peuvent aussi coexister dans une lecture des preuves de type sociotechnique hybride afin de déterminer le bénéfice thérapeutique optimal et le risque limité des nouveaux produits.
Quelle forme la responsabilisation constructiviste réaliste prendrait-elle dans la pratique ? Prenons par exemple l’ensemble des pathologies et des comportements sociaux qui accompagnent une condition neuro-sociale dégénérative comparable à celle qu’entraîne la maladie d’Alzheimer. Le choix de la constellation spécifique de symptômes et de signes guidant le diagnostic clinique est fondé sur un large spectre d’informations cliniques et socio-comportementales. Les attentes, les croyances et les intérêts des membres de la famille et des cliniciens affectent la transmission et l’interprétation de ces informations. Les personnes âgées qui ont maintenu un plus haut niveau de compétences sociales peuvent retarder le diagnostic précoce de démence, l’investissement social s’avérant jusqu’à un certain point capable de compenser de façon synergétique la pathologie (Graham et al.,1996). Les aspects politiques, sociaux et physico-pathologiques jouent tous un rôle dans la flexibilité nosologique (Graham et Ritchie, 2006). L’intégration de ces sources de données variables aux résultats cliniques et aux mécanismes de réglementation implique des analyses aussi bien constructivistes que positivistes (Graham, 2008). De la même façon, la DPGSA peut appliquer le réalisme constructiviste à ses résultats obtenus en matière de réglementation. Elle peut réclamer une conception plus rigoureuse des essais cliniques, y compris l’analyse indépendante des résultats de recherche des promoteurs en vue d’identifier les biais méthodologiques et interprétatifs. Pour contrebalancer les données et les interprétations des chercheurs recrutés par les promoteurs, des cliniciens indépendants peuvent être engagés. La législation mise en place pour contrôler plus efficacement la commercialisation prématurée et le battage publicitaire peut être renforcée. Des techniques précises devraient être développées en vue de concilier, de surveiller de près et de renforcer les restrictions qui s’appliquent aux nouveaux produits diffusés auprès de groupes de population non étudiés lors de la transition de l’« efficience » à l’« efficacité ». Dans l’approche symétrique que nous proposons, la responsabilisation pensée selon le réalisme constructiviste exigerait que l’autorité chargée de la réglementation assume la responsabilisation (et se voit accorder le pouvoir en matière de réglementation par la mise en application d’un modèle d’analyse solide et fiable déterminé en toute indépendance) pour ses décisions, même lorsqu’elle va chercher des informations auprès de différentes sources. Il s’agit alors de savoir si les autorités réglementaires considéreraient cette recommandation comme acceptable (étant donné le risque politique inhérent qu’elle comporte).
L’ouverture / ( plutôt que la transparence). La transparence réfère à une condition où l’information sur la structure, le processus et les ressources en jeu dans les décisions stratégiques d’un État est rendue accessible aux citoyens. Elle est devenue l’un de ces « produits » indiscutés dans les processus stratégiques mentionnés plus haut ; néanmoins, toutes sortes de raisons poussent les observateurs attentifs des stratégies politiques à se défier de la façon dont la transparence opère dans la pratique. Malgré ses liens avec une structuration fortement démocratique, elle ressort comme une pure forme de publicité, une séance photo promouvant la démocratie délibérative dans un climat politique par ailleurs fortement muselé ou comme une manière de créer une « surcharge d’informations » pour les groupes de pression et les intervenants en mal d’information sur des orientations stratégiques anciennement obscures ; enfin, elle peut également être perçue comme une façon de paraître transparente tout en présentant de l’information officielle (ou anonyme) accessible seulement après coup, de telle sorte que les observateurs n’ont pas la possibilité de participer aux décisions. La transparence a aussi été perçue comme faisant partie du projet de modernisation néolibéral, au sens où elle fait retomber la responsabilité sur les épaules des citoyens tout en les empêchant de protester devant le fait accompli lorsque les autorités peuvent proclamer : « Mais vous saviez que nous allions le faire, les informations étaient disponibles ! » Vue sous ces angles, la transparence invoquée ici référerait davantage à l’accessibilité de l’information qu’aux processus démocratiques identifiés par les spécialistes comme faisant intrinsèquement partie de la gouvernance efficace et responsable.
Les autorités réglementaires adoptent néanmoins le langage de la transparence alors que ce concept reflète dans son application même différents niveaux de volonté et d’impact politique. Ainsi, la DGPSA a entrepris de publier un Sommaire des motifs de décision (SMD) qui explique dans un langage accessible les motifs des décisions prises relativement à l’autorisation de produits spécifiques. Tout en représentant indéniablement un pas en avant, ces documents partiels (qui fournissent nettement moins d’informations que les documents équivalents produits par l’Administration des aliments et drogues américaine [U.S. FDA]) ne servent qu’à donner des informations sur des décisions déjà prises — contrairement à des initiatives telles que le Cadre d’homologation progressive (CHP) qui propose de commercialiser plus rapidement certains produits très demandés, avec les risques potentiels qu’entraîne en même temps la sous-estimation de leurs effets (à cause des contraintes de temps). À cause de ce genre d’initiatives, la DGPSA s’est vu reprocher de manquer de transparence (Lexchin et Mintzes, 2004), voire de promouvoir inconsciemment des politiques potentiellement équivoques (Graham, 2005 ; Hébert, 2007). Il y a un risque que les critiques allant dans ce sens interprètent le manque de transparence comme la volonté de cacher à quel point les préoccupations commerciales affectent l’évaluation du risque dans les processus décisionnels de la DGPSA.
Il est intéressant de constater que le BPCP établit clairement une distinction entre la transparence et l’ouverture qui, à notre avis, pourrait s’avérer plus efficace pour l’organisation dans son ensemble. Selon le Document d’orientation sur les organismes consultatifs de la DGPSA développé par le BPCP et publié en 2007 :
La transparence est le fait, pour la DGPSA, de faciliter l’accès à l’information et aux processus qu’elle utilise pour accomplir ses activités et en faciliter la compréhension. La transparence s’appuie sur les principes de pertinence, de clarté, de responsabilisation, d’à-propos et d’égalité de l’accès à l’information.
Santé Canada, 2007c : 20
L’ouverture : le fait, pour la DGPSA, de solliciter, d’écouter, de prendre en compte et d’échanger des renseignements dans l’exécution de ses activités.
Santé Canada, 2007c : 18
La distinction ici est claire : si la transparence réfère au fait de fournir des informations détaillées, l’ouverture ne se limite pas seulement à l’échange des renseignements mais comprend également leur communication et suscite la réaction auprès du public.
À quoi ressemblerait concrètement l’ouverture ? Certains arguments au sujet des perspectives issues de non-spécialistes ont eu pour effet (voir entre autres Irwin et Michael, 2003) d’accroître la tendance à inclure un plus grand éventail de perspectives dans les systèmes de consultation. Bien qu’il soit logique d’associer la tendance inclusive au recours à la participation du public, on constate dans les nouveaux régimes de réglementation du risque que cette participation tend aussi à se concrétiser par la présence d’acteurs directement intéressés dans des organismes officiels, tels que les comités consultatifs, les groupes spéciaux de développement de politique et les groupes d’experts-consultants. Alors que la politique de Santé Canada cherche à intégrer les principes de la participation du public, les directives s’y rapportant se concentrent également sur les instruments d’inclusion tels que les consultations publiques et les comités consultatifs. Le mélange entre les perspectives issues des soi-disant non-spécialistes et celles des experts des comités renvoie aux organisations-frontières (Guston, 1999 ; 2001). C’est-à-dire les institutions ou organismes dont la fonction consiste à jeter un pont entre la science et la politique d’action en vue de stabiliser l’orientation stratégique et/ou les effets sur des enjeux spécifiques (Jones et al., 2007). Sur le plan concret, le fait d’inclure un plus grand éventail d’intervenants dans les organismes officiels a l’avantage de se présenter comme une mesure propre à instaurer la confiance (voir entre autres Jones, 2007). Rassembler différentes perspectives sur un même plateau est une façon de soutenir la coproduction d’un régime de preuve symétrique.
La réflexivité / (plutôt que la flexibilité). La flexibilité est un trait crucial des régimes (« intelligents ») de réglementation du risque (Gunningham, Grabosky et Sinclair, 1998). La modernisation réflexive renvoie à des épisodes fortement médiatisés de dommages qui ont poussé des citoyens à remettre en question l’évaluation des risques par les experts. Celle-ci s’effectue souvent à la lumière d’expertises contradictoires à partir desquelles les décideurs doivent assumer la tâche peu enviable de déterminer l’avis à suivre, tout en prédisant aussi leur impact, une fois rendues publiques, sur la confiance des citoyens envers leur système de réglementation. Les risques associés à la modernisation peuvent générer non seulement des probabilités quantifiables (évaluation du risque), mais aussi toute une gamme de positions épistémologiques et de valeur. La reconnaissance de la complexité de ces positions s’est accompagnée de nombreuses expérimentations — plus ou moins réussies — dans le contrôle de la technoscience qui s’expriment à travers la démocratie délibérative, l’évaluation de la technologie constructive, le mouvement de la technologie appropriée, la science pour le public, le moratoire international sur l’ADN recombinant et l’activisme écologique (Abelson et al., 2003 ; Andersen et Jaeger, 1999 ; Hamstra, 1995 ; Irwin, 1995 ; Joss et Durant, 1995 ; McKechnie, 1996 ; OECD, 1979 ; Rifkin, 1998 ; Rip, Misa et Schot, 1995 ; Sclove, 1995 ; Schott, 1993 ; Winner, 1986 ; Wynne, 1991). Ces initiatives montrent que de grands efforts ont effectivement été déployés pour réaliser les objectifs souvent contradictoires du « travail » de l’État qui doit approuver des biotechnologies qui peuvent avoir des effets non désirés inconnus ne se révélant que lors de leur utilisation par une population plus importante, protéger la santé de la population tout en soutenant des industries économiquement importantes (mais porteuses de risques) et fournir des services coûteux tout en réduisant le fardeau pesant sur les citoyens. Cette situation génère des perspectives contradictoires sur la façon appropriée de gouverner les technologies dans la société. L’obligation de produire des politiques et des règlements qui répondent à tous ces objectifs devient de plus en plus complexe et requiert une forme de modernisation qui lui est propre. Souvent, la décision de démontrer plus de flexibilité — consistant à créer des mécanismes pour donner à l’information une forme accessible et homogène — aboutit à une méthodologie plus rigide. Nous adhérons le pas ici à l’argument de Nowotony (2003) à propos du danger de transformer des technologies d’humilité en technologies de contrôle. Si l’extension de la communauté des pairs à des épistémologies plus nébuleuses a pour effet de soumettre ces méthodes de connaissances à une machine procustéenne, non seulement le contenu des preuves manquera cruellement de nuances, mais son appauvrissement pourrait affecter les décisions d’une façon qui serait en totale contradiction avec l’intention propre au fournisseur de ces preuves.
Proposer la réflexivité comme antidote à la flexibilité a des implications spécifiques. À cause de sa surutilisation, le mot « réflexivité » a perdu une partie de sa force sémantique ; il reste pourtant indispensable dans une approche symétrique des preuves dans l’évaluation du risque. Quel est le rôle de la réflexivité dans un régime symétrique de preuves ? Tout d’abord, la réflexivité consiste à reconnaître qu’une approche symétrique n’implique pas que tous les types de preuve sont évalués de manière identique. La normalisation est une partie essentielle du processus, par exemple dans les outils utilisés par les évaluateurs et les conseillers afin d’appliquer une méthode procédurale uniformisée pour l’identification de cas spécifiques. Mais le dilemme essentiel de la réglementation est que la normalisation — vue comme un moyen d’assurer à la fois l’équité et la rigueur — aboutit souvent au résultat contraire. Les organismes de réglementation doivent se préparer à faire preuve de flexibilité, non pas au moyen d’un arsenal d’approches préétabli dont on peut extraire l’« outil parfait », mais plutôt par l’évaluation de chaque cas selon la meilleure façon de le traiter. Après tout, l’objectif de la PPP n’est pas de s’appliquer à chaque produit ; elle a été créée en sachant que seul un maigre pourcentage de cas examinés allait nécessiter la participation du public. Dans ces cas-là, cependant, la PPP vise à permettre une approche des preuves différente, qui peut empêcher que des produits suspects ne circulent avant que toute l’évidence médicale n’ait été recueillie.
Ensuite, la réflexivité implique que les organismes de réglementation vérifient constamment si la méthode d’investigation convient au problème examiné. Si les experts scientifiques, les directeurs de projet et les conseillers en stratégie impliqués se retrouvent à la même table pour discuter d’un produit « risqué » (problématique/potentiellement controversé), ils devraient d’abord et avant tout être en mesure d’identifier toutes les questions qu’ils doivent poser et, ensuite, se demander quel type de consultation s’impose. Les demandes des évaluateurs devraient susciter la coopération et non la résistance des équipes scientifiques subventionnées par l’industrie. Les organismes réglementaires devraient être en mesure de définir les résultats qu’ils escomptent et placer ensuite les promoteurs dans l’obligation d’obtenir ces résultats. La décision d’accepter des résultats ne devrait pas se fonder sur un point de référence négocié entre le promoteur et l’organisme de réglementation, mais sur un résultat soigneusement déterminé par plusieurs sources compétentes (et non conflictuelles). La DGPSA dispose de toutes les connaissances nécessaires pour identifier les problèmes scientifiques et pour planifier des consultations ; la réunion des différents types d’expertise autour d’une même table permettrait de s’attaquer au problème de la consultation réflexive.
Conclusion : vers un cadre d’analyse
Les trois orientations décrites plus haut — le réalisme constructiviste, l’ouverture et la réflexivité — n’occupent pas une place forcément neuve dans les recommandations rédigées par les spécialistes de la réglementation du risque. Mais au Canada, elles jouent un rôle actif dans l’élaboration et la pratique de la politique de réglementation. Les régimes qui en bénéficient montrent que le mode d’application de ces orientations a un profond impact non seulement sur l’autorité des preuves, mais aussi sur l’efficacité du régime dans son ensemble. Les responsables des politiques canadiens ont concentré leur attention sur les activités de réglementation subséquentes à l’approbation, suivant une approche soulignée comme étant plus holistique, davantage axée sur le cycle de vie en situation réelle dans les cadres de modernisation de la réglementation. Il reste à voir concrètement de quelle façon les organismes de réglementation vont renforcer l’intégrité de l’évaluation préalable à la mise sur le marché dans un environnement post-commercialisation et si l’inclusion de leviers techniques d’innovation commerciaux et de principes économiques axés sur l’à-propos peut satisfaire tous les acteurs, tant les spécialistes que les autres citoyens, en faisant appel à la responsabilisation, l’ouverture et la réflexivité.
Selon nous, une approche symétrique du processus décisionnel réglementaire ouverte à l’écoute et à l’évaluation d’épistémologies multiples permettrait de commencer à s’attaquer à la perte de crédibilité qui frappe les décisions réglementaires après le retrait fortement médiatisé de certains produits, à laquelle s’ajoutent les problèmes de la relation étroite entre l’organisme de réglementation et l’industrie et de la prédominance des preuves fournies par les promoteurs industriels. Il n’y a rien dans les termes utilisés par la DGPSA pour formuler sa Politique de la participation du public qui contredise nos suggestions. Une approche symétrique jette un pont entre réalistes et constructivistes qui, nous l’espérons, peut les pousser à reconnaître d’un commun accord que « ce qui est si crucial dans la façon particulière au constructivisme de rendre compte est la capacité de faire la différence entre la bonne et la mauvaise construction — et non pas de rester éternellement pris dans ce choix absurde : est-ce oui ou non construit ? » (Latour, 2003b : 4).
Parties annexes
Remerciements
Cette recherche a bénéficié du soutien des Instituts de recherche en santé du Canada par l’entremise 1) du projet Risk and Regulation of Novel Therapeutic Products (MOP 74473) de la docteure Janice Graham et 2) de la bourse de recherche post-doctorale de l’Institut de génétique — Éthique, droit et société de la docteure Mavis Jones. Nous exprimons notre gratitude à Elizabeth Toller pour son excellente contribution à la recherche et à Erik Millstone pour ses commentaires judicieux transmis à Janice Graham à Montréal en mars 2008. Les auteures tiennent à souligner l’aide fournie à Janice Graham par le Programme des chaires de recherche du Canada, ainsi que la collaboration apportée à cette recherche par la Direction des produits biologiques et des thérapies génétiques et par le Bureau de la participation des consommateurs et du public, Direction générale des produits de santé et des aliments.
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