Corps de l’article

J ai achèté une pompe une clé une pince.

dimanche le 19 mars 1998.

une radio Mercredi le 12. Août. 1998.

Jouma Camara est parti ala capital, Mercredi, le 17.2

Cahier de Makan Camara, photo 6

Du cahier de Makan Camara, j’ai photographié six pages. Ce cahier est tenu par un agriculteur d’un village près de Fana, dans la région cotonnière du Mali. Scolarisé jusqu’en 7e année, au premier cycle[2] à l’école bilingue franco-bambara du village puis un an à Fana au second cycle, Makan Camara a occupé plusieurs postes dans l’association villageoise (AV) qui gère localement la production du coton, tenant registres et cahiers collectifs en bambara. Il conserve ce cahier personnel dans une sacoche avec un ancien cahier d’écolier et ses cahiers de magasinier et de secrétaire de l’AV. À la suite d’un premier entretien en 2002, je suis revenue discuter avec Makan en 2003 et lui ai demandé si je pouvais revoir son cahier ; un peu gêné, il est entré dans sa case et en est ressorti avec un cahier où l’encre du bic bleu avait coulé, et dont les pages menaçaient de se coller les unes aux autres : il avait pris l’eau lors du dernier hivernage. Je me suis empressée de solliciter l’autorisation de photographier le document, ce à quoi il a consenti pour ces six pages.

Entre 1996 et 2001, Makan a consigné sur son cahier une série de faits, proches ou lointains, dont il a jugé bon de garder trace : événements familiaux ; décès de personnages publics ; inauguration d’une mosquée ; achats personnels. Souvent, la note se réduit au fait daté, comme dans l’extrait cité en exergue ; parfois, Makan se fait plus prolixe, fournissant un complément d’information. En 2002 déjà, le cahier semble à l’abandon, en tout cas hors d’usage, puisque pas une seule notation nouvelle n’y figure.

Partir de la scène de la prise en photo de ces pages permet de caractériser d’emblée les matériaux empiriques recueillis : des photos de quelques pages du cahier et des notes d’observation de ce moment, en marge de l’entretien, où Makan donne à voir son cahier et où se négocie la prise en photo des pages. L’enjeu de cet article est de réfléchir aux problèmes qu’un tel cas pose à une ethnographie de l’écriture. Le choix de l’ethnographie a marqué un tournant aussi bien dans l’ethnologie et la sociologie françaises des pratiques d’écriture (Fabre, 1993, 1997) que dans les recherches qui relèvent du courant anglo-saxon des New Literacy Studies (Street, 1993). Face à des thèses généralisantes sur l’écriture (Goody, 1979), et confrontés à des discours et à des institutions qui visent à mesurer l’alphabétisation ou l’illettrisme (Fraenkel, 1993), l’ethnographie est mobilisée pour appréhender les logiques, plurielles, du recours à l’écrit dans divers contextes. Appliquée à l’écriture, la notion d’ethnographie recouvre toutefois des pratiques d’enquête extrêmement diverses. Dans cet article, je centrerai la discussion sur la place de l’analyse des écrits recueillis dans un contexte d’enquête, prolongeant les analyses de Florence Weber sur la pluralité des manières d’envisager l’écrit selon qu’il est pris ou non dans une interaction avec l’ethnographe (Weber, 1993). Ces pages, recueillies au cours d’une enquête de terrain, peuvent faire l’objet de plusieurs approches, qu’il s’agit ici de décliner et d’articuler.

Ce questionnement méthodologique surgit à propos d’une pratique d’écriture singulière. La tenue d’un journal à soi est une pratique dont le développement historique et les formes sont bien étudiés sur des terrains occidentaux (Lejeune et Bogaert, 2003). Sur les terrains africains, des travaux récents soulignent la spécificité du journal dans des environnements souvent peu alphabétisés et où l’écriture de soi n’est pas centrée sur une intériorité psychologique (Barber, 2006a). Ces recherches constituent un point d’appui pour mon travail, mais quant à la méthode, l’analyse ici proposée s’en distingue, en particulier par l’attention portée au support matériel de l’écriture[3]. Le cahier, contextualisé par une enquête ethnographique mais non par une observation directe de ses usages, invite l’ethnographe à un traitement comparable à celui qu’un historien met en oeuvre quand il part d’un document pour restituer une pratique[4]. Cette approche, qui met provisoirement en suspens l’ethnographie, revient à traiter le cahier comme une archive. Elle permet de dégager l’activité de classement des événements qu’opère le scripteur dans son cahier, nous introduisant à un second sens de la référence à l’archive. Le cahier, aussi fragmentaire soit l’ordre qu’il dessine, se donne comme un recueil organisé de traces de faits passés, ce qu’on peut prendre comme définition minimale de l’archive. L’enjeu de cet article est moins de poser directement la question du statut du cahier comme « archive de soi » pour le scripteur que de réfléchir à l’articulation de ces différents moments de l’enquête : l’analyse du document seul, le recours à l’ethnographie afin de contextualiser une pratique, la réflexion sur la scène de présentation du cahier et de prise de photo.

L’analyse de ces six photos de cahier s’appuie sur une enquête plus large sur les pratiques de l’écrit dans la région cotonnière du sud du Mali[5]. Celle-ci a été menée en recourant à diverses méthodes et a été progressivement centrée sur un village, celui de Makan. J’y ai mené des entretiens sur les trajectoires d’alphabétisation et les pratiques de l’écrit auprès des villageois alphabétisés[6]. Parmi les pratiques privées, celle de tenir un cahier à soi est apparue comme récurrente, prenant des formes diverses. Il s’agit de cahiers du format d’un cahier d’écolier, sur lesquels figurent des notations variées : notes agricoles (crédits ou dates de semis), chroniques familiales, comptes, informations entendues à la radio, recettes et formules magiques. Cette diversité de thèmes s’articule à une pluralité de langues (français, bambara, arabe). Parfois, la prise d’écriture s’opère dans l’espace laissé vacant par un autre usage, par exemple la copie d’instructions lors d’une formation agricole. Ces cahiers ont été photographiés, en général à l’occasion d’un entretien avec le scripteur. Les documents ainsi recueillis ont été constitués en un corpus qui comprend environ 400 pages tirées de cahiers tenus par 23 scripteurs. Au sein de ce corpus, le cahier de Makan m’a retenue pour deux raisons : son mode de classement des événements donne à l’analyse du cahier seul un relief particulier ; le caractère lacunaire de la prise de photo rend indispensable la prise en compte du contexte du recueil.

Face à ce cahier, je propose d’adopter trois postures distinctes. La première consiste à traiter le cahier comme un document à partir duquel reconstituer une pratique d’écriture. Cette démarche s’inspire du traitement que les historiens réservent aux écrits, plus particulièrement d’une approche codicologique dont Jean Hébrard a montré l’intérêt pour appréhender les pratiques contemporaines (Hébrard, 1999).

La deuxième réintroduit l’ethnographie plus large des pratiques de l’écrit afin d’éclairer le mode d’écriture du cahier. Cette approche assure un repérage de ses sources possibles, des pratiques concurrentes et des modèles scripturaux qui sont les ressources de la mise par écrit.

La troisième s’attache au contexte du recueil : l’ethnographie permet là d’articuler la lecture du cahier aux observations lors de cette scène de lecture et de manipulation particulière qu’est la présentation à l’ethnographe.

1. Ce que nous dit le cahier

Sur les photos dont je dispose, toutes les notations concernent des événements passés. La première piste suivie consiste à dégager les procédés de constitution du mémorable : qu’est-ce qui est retenu comme digne d’être noté? comment les faits sont-ils classés dans ce cahier?

Considérons tout d’abord le cahier comme un document sinon isolé — l’analyse s’appuiera ponctuellement sur la comparaison avec d’autres cahiers — du moins constitué en matériau principal de l’analyse. Pour remonter de l’écrit à la pratique d’écriture, je propose de suivre un fil, le mode de notation des faits dans le cahier au cours du temps.

Retenir des événements

À parcourir le cahier, il ressort une organisation par page, où sont regroupées des notations similaires[7].

Le cahier s’ouvre sur un tableau en bambara qui récapitule les sommes reçues par Makan aux funérailles de son père (ph. 1, fig. 1)[8]. Ce tableau indique pour chaque donateur (individu ou groupe) la nature et le montant de sa contribution. Effectuer un don au moment du deuil est socialement requis, mais la contribution n’est pas fixée. Garder trace du montant donné permet que le contre-don soit proportionnel lors d’une occasion de retour ultérieure[9]. Sur cette première page, le coin supérieur gauche porte mention de la date de cet événement, 1996, ainsi qu’un paraphe qui lie les initiales de Makan[10]. Cette manière de marquer son cahier, de préférence sur des espaces liminaires, est récurrente dans mon corpus.

La marge supérieure est occupée par une phrase en bambara qui précise les circonstances du décès : date, heure et lieu précis, âge du défunt. Cette page présente une unité thématique, autour d’un événement, le décès du père de Makan, qui a été l’occasion d’ouvrir ce cahier. Il semble que le tableau récapitulatif, ayant une visée pratique, constitue le premier usage du cahier, les autres notations, qui engagent davantage le scripteur, intervenant à la marge.

Figure 1

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Sur la page photographiée ensuite (ph. 2) figure une notation au bas d’un tableau (sans doute la suite du tableau de la première page). Un énoncé principal consigne le résultat d’une campagne cotonnière : « Année 96.97. poids. total. 6009 prix total 186.279 »[11]. Une flèche pointe le terme « année » pour rappeler qu’il s’agit de celle « du déçai de nos père », avec un calque en français de l’usage bambara de la première personne du pluriel. Ici, la mention de l’événement se fait sur le mode de l’incise par rapport à une donnée factuelle, le poids de coton récolté et le prix perçu.

La photo 3 nous situe dans l’espace de la concession[12] : quatre naissances, des épouses et de la belle-soeur du scripteur, et la date d’un de ses mariages y sont consignés (fig. 2). Pour chacun de ces événements, qui surviennent entre 1996 et 2001, le fait est énoncé et daté. L’indication de la date s’effectue d’abord dans le calendrier grégorien, calendrier officiellement en vigueur au Mali, puis dans le calendrier lunaire qui sert de référence concurrente dans l’espace villageois[13].

Figure 2

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La page qui vient ensuite (ph. 4) est déchirée horizontalement à sa moitié et la partie inférieure manque. Sur la partie conservée sont notés deux décès de personnages publics de notoriété internationale (le musicien congolais Pépé Kallé) ou nationale (le marabout Mamadou Coulibaly). Ces nouvelles, entendues à la radio, sont inégalement détaillées : simple notation de la date, en français seulement, et de l’âge du défunt pour Pépé Kallé ; transposition de la date dans le calendrier lunaire, détails sur le personnage et ses accomplissements pour le marabout.

La page suivante (ph. 5), verso de la précédente, rapporte également deux événements, locaux cette fois : décès du chef du village ; consécration d’une mosquée du village comme lieu de prière du vendredi, ce qui en fait le point de convergence des habitants des hameaux et villages alentours lors de la prière hebdomadaire.

Enfin, la dernière page (ph. 6), dont le début est donné en exergue, présente un ensemble plus composite : le premier bloc nous situe dans un registre personnel, avec la consignation d’achats et d’un événement familial (le voyage d’une parente) ; la notation suivante, difficile à déchiffrer et à comprendre, concerne le décès d’une personne que je n’ai pas identifiée.

Le cahier n’a pas été entièrement photographié, nous y reviendrons. Pour ce premier temps de l’analyse, tenons-nous en aux photos disponibles.

Ce survol du cahier fait ressortir que ce qui est mis en mémoire relève d’échelles différentes, correspondant à des espaces sociaux de référence distincts. Trois pages (ph. 3 à 5) distinguent ainsi trois espaces délimités par deux frontières : celle de la concession et celle du village. L’échelle de la concession (ph. 3) est centrale dans l’organisation du village, à la fois socialement en tant qu’unité résidentielle correspondant à l’unité de la famille élargie et spatialement comme espace clos, ceint d’un mur en banco. L’espace du village (ph. 4) est également circonscrit physiquement et socialement, renvoyant les notations plus lointaines (ph. 5) à un au-delà du milieu d’interconnaissance (des faits de portée nationale ou internationale). Cette pluralité d’espaces recoupe des degrés différents de proximité à soi. Si les notations ne circonscrivent pas une sphère de l’intime, ce qui est en jeu est bien de l’ordre d’un rapport à soi[14].

Pour la plupart des faits, la qualification comme « événement » ne fait pas de doute. Pour les décès de personnalités, l’événement est constitué comme tel en amont, par la radio. À l’échelle du village, les deux faits cités dans ce cahier sont aussi consignés dans d’autres cahiers, ceci confirmant qu’il s’agit de points d’ancrage de la mémoire villageoise récente[15]. Dans le cas de l’inauguration de la mosquée, la présence d’un journaliste, mentionnée dans le cahier, permet d’ailleurs d’articuler l’événement local à sa médiatisation au-delà. Les faits familiaux retenus sont naissances, décès, mariages : leur statut d’événement est lié aux diverses formes de célébration, dont certaines donnent lieu à des écrits, qui leur sont associées. Seules les notations concernant les achats et le voyage d’une parente sont des faits dont l’importance est moins évidente.

Ce cahier présente, sur six ans, un relevé sobre d’événements qui à des échelles diverses sont marquants. Le rappel de la durée sur laquelle s’étendent ces faits donne la mesure du mode sporadique d’écriture. Makan, bien que scolarisé assez longuement et habitué à écrire pour l’AV, n’est pas un professionnel de l’écrit. Il produit des notations concises (trois énoncés au plus pour un même événement, la mort du marabout détaillée, ph. 4), dans des formes souvent éloignées des normes orthographiques et syntaxiques. L’analyse linguistique du cahier révèle l’intrication des langues de l’écrit, bambara et français. L’examen des formes linguistiques permet de montrer le privilège accordé au français, en particulier comme langue de l’énonciation à la première personne[16].

Ces traits de l’écriture, fragmentaire, malhabile, rendent d’autant plus énigmatique le caractère ordonné des notations.

Classer des événements

Comment Makan fait-il correspondre aux différents espaces sociaux identifiés plus haut des pages d’écritures distinctes ? La représentation graphique suivante (tableau 1) permet d’analyser sa pratique sur la durée.

Tableau 1

Ouvrir des pages

Ouvrir des pages

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Sur ce tableau, une ligne figure une page (sauf pour les ph. 1 et 2 qui se réfèrent au même événement, le décès du père). Les croix indiquent les dates des événements consignés. Les points d’interrogation signalent une incertitude sur la date (ph. 3) ou sur la qualification d’un fait (ph. 6). Les lignes fléchées donnent à voir la durée sur laquelle s’étalent ces notations.

L’ordre chronologique du premier événement de chaque page (début de chaque flèche) correspond à l’ordre du cahier. Contrairement à d’autres scripteurs, Makan a ouvert les pages les unes après les autres en suivant l’ordre habituel du cahier.

Ce tableau fait apparaître une activité de classement qui s’exerce sur toute la durée d’écriture du cahier[17]. Les pages qui se réfèrent à plusieurs événements (ph. 3 à 6) portent sur des séries de faits dont les temporalités se chevauchent, ceci montrant que Makan a ouvert parallèlement plusieurs pages, sur lesquelles il a écrit alternativement, en fonction du type de fait consigné. Il a donc classé les événements selon une logique qui n’est pas explicitée dans le cahier (pas de titres, par exemple), mais que sa lecture fait ressortir.

Cette première approche du cahier comme document, telle qu’on pourrait presque la mener sans connaître les contextes d’écriture et de recueil, montre toute la fécondité de l’analyse scrupuleuse de l’écrit pour reconstituer une pratique. Elle permet de dégager un geste de classement dont le scripteur n’a pas fait état en entretien, alors qu’il s’avère central pour comprendre comment sa pratique s’organise sur un temps long. Cependant, cette analyse fait surgir une autre question : pourquoi ces faits-là sont-ils retenus? Qu’est-ce qui justifie l’ouverture de chacune de ces pages?

Pour répondre à ces questions, il faut réinscrire cette pratique parmi d’autres, au sein d’une culture de l’écrit qui se forge par l’emprunt de genres et la circulation de modèles scripturaux divers, afin d’identifier les appuis dont dispose Makan dans ces opérations de sélection et de classement des événements.

2. Une pratique parmi d’autres : sources et ressources d’une mise en mémoire

Dans ce deuxième moment, l’ethnographie permet de restituer un contexte plus large de pratiques qui éclaire l’écriture des différentes pages du cahier. Ces pratiques associent oral et écrit, selon des figures souvent plus complexes que celle de la transcription de l’oral vers l’écrit.

Pour ce qui est des événements proches, la circulation des informations a lieu de manière privilégiée par oral. Cela n’exclut pas le recours à différents supports écrits, notamment pour la notation des dates, qui requiert au moins un calendrier, nous y reviendrons. Parfois, la prise de note est préalable à l’écriture sur le cahier[18]. La radio est la principale source pour les événements lointains : source orale certes, mais alimentée par des écrits, notamment le courrier des auditeurs et les divers communiqués qui lui sont adressés. Ces circulations et ces modes de transmission variés impliquent des moments d’écriture mobilisant un ensemble de ressources graphiques.

Ce qui donne prise : modèles, normes, genres

L’écriture des cahiers s’appuie sur des habitudes lettrées constituées par les scripteurs dans différents contextes d’usage de l’écrit. On peut distinguer des modèles graphiques proprement dits (modes de structuration de l’espace graphique, comme le modèle du cahier scolaire), des normes lettrées (dont certaines sont codifiées, comme l’orthographe, d’autres non, comme l’écriture du bambara en script) et des genres scripturaux (des formes discursives historiquement et socialement constituées). Repérer ces différentes références, que l’on peut qualifier de modèles au sens large, permet de saisir la manière dont les scripteurs se les approprient[19]. Cela requiert une attention aux différents rapports possibles à ces formes imposées, afin de mesurer « une plus ou moins grande distance avec les modèles proposés par l’institution, sans trancher pour l’instant la question de savoir si cette distance est subie (ignorance des modèles) ou volontaire (refus de modèles connus), si la proximité est familiarité, aisance [...] ou soumission... » (Weber, 1995 : 157). Suivre cette proposition engage à joindre au repérage empirique des modèles scripturaux disponibles une qualification du rapport à ces modèles.

Le support du cahier renvoie d’abord à l’univers scolaire et aux modes de structuration de l’espace graphique qui y sont mis en place (Hébrard, 2001). Le cahier de Makan porte la marque de la forme scolaire d’écriture. Le respect des marges, l’usage du saut de ligne pour détacher des paragraphes et le recours fréquent quoique irrégulier aux majuscules cursives sont autant d’indices d’une socialisation scolaire relativement longue[20].

Le tableau de la première page est également un héritage lointain de la forme scolaire[21]. Il est directement lié aux pratiques comptables qui sont les principales activités d’écriture dans l’AV. L’expression bambara apparaissant dans la dernière colonne pour le montant agrégé (« wari kafolen ») est typique de la comptabilité en bambara telle qu’elle est enseignée par les formateurs d’alphabétisation. Dans le détail de l’écriture, d’autres influences de cette formation technique à l’écriture du bambara affleurent, comme le recours au script tout en minuscule (notamment au bas de la ph. 4). L’usage du point par Makan, assez déroutant, se rattache probablement aussi à cet univers graphique[22].

Écrire un cahier, qu’il soit personnel ou non, renvoie ainsi à des modèles graphiques et à des normes lettrées. En amont de ceux-ci, d’autres formes de présence de l’écrit rendent possibles les pratiques. Pour ce cahier émaillé de dates, la forme calendaire est centrale.

Le calendrier comme référence

Le calendrier ne constitue pas la matrice de l’écriture de ce cahier, comme dans le cas des genres de l’almanach ou de l’agenda[23]. Il est cependant indispensable à la datation systématique des événements à laquelle s’astreint Makan.

Le format scolaire de l’écriture de la date en français est régulier : jour de la semaine, article défini, quantième, mois, année. En bambara, la régularité est aussi de mise, même si le dispositif est plus complexe, en raison de la transposition d’une date d’un calendrier à l’autre : si Makan réserve le français, langue officielle, au calendrier civil grégorien, en bambara il joue sur les deux références (le bambara sert principalement à introduire la correspondance dans le calendrier lunaire, mais parfois à noter la date dans le calendrier civil)[24]. La pratique la plus fréquente consiste à donner la concordance du calendrier grégorien au calendrier lunaire, en associant au changement de calendrier l’alternance codique et le fait d’aller à la ligne. Ce processus n’est pas toujours abouti puisque, à deux reprises, le nom exact du mois lunaire n’est pas précisé, Makan usant du terme générique « farafin kalo », mois africain[25]. Cette expression singularise le calendrier, au rebours du calendrier grégorien.

Ainsi, le traitement des deux référents calendaires est asymétrique : le calendrier grégorien est la norme, alors que le calendrier lunaire est un référent second. Or le calendrier grégorien est directement associé au calendrier imprimé que l’on possède, suspendu chez soi où il constitue un des rares éléments de décor, que l’on consulte et sur lequel on coche des dates et on prend des notes. Le calendrier lunaire ne renvoie pas à de tels dispositifs d’objectivation de la mesure du temps[26].

Ce qui assure la tenue d’un cahier est ainsi la présence en amont de dispositifs lettrés. Les cultures de l’écrit donnent forme à la pratique de manière plus directe encore par l’intermédiaire de genres et d’injonctions à écrire.

Le genre de l’avis de décès

Le principal genre discursif repérable dans ces pages est celui de l’avis de décès[27]. Sa formulation la plus complète apparaît dans les premières lignes, dont voici la traduction :

mardi le 29 octobre, 10ème mois de l’année, Dieu

a rappelé à lui notre vieux père, qui avait 76 ans,

au sein de sa propre famille, ici à K. [flouté pour anonymiser] à 13H, c’est-à-dire 1H [ph. 1]

La formule « alla y’[a] kalifa minè a la », Dieu [l’]a rappelé à lui, est une expression consacrée en bambara, qui nous situe dans un registre formel. L’ensemble des informations de l’avis de décès figurent ici : date, heure et lieu exacts du décès. Seuls manquent les détails concernant l’enterrement. On retrouve là les éléments de ce genre qu’est l’avis de décès, très fréquent à l’antenne de la radio locale, qui égrène quotidiennement des litanies de communiqués de décès[28]. Les avis sont diffusés à l’antenne à partir d’un support écrit (le communiqué manuscrit adressé à la radio). Ce genre est lié à des usages imprimés dans les journaux[29].

Sur les autres pages du cahier, on retrouve une trace de cette forme figée dans la mention systématique de l’âge du défunt, et souvent celle de l’heure du décès, outre la date qui est un trait partagé de la consignation des différents faits.

Noter les naissances : une injonction à écrire

Si la notation des décès a pour horizon le souci de se doter d’une mémoire des faits en question, la consignation précise des naissances obéit à une injonction plus immédiate, d’ordre administratif.

Au village, le recours à l’état civil est loin d’être généralisé, même si la loi prévoit que toute naissance doit être déclarée dans les trente jours qui suivent[30]. Pour déclarer un enfant, il fallait à l’époque des naissances rapportées ici se rendre à Fana, ville située à 10 kilomètres[31]. La plupart des naissances ayant lieu au village, cette formalité, payante de surcroît, était rarement accomplie. Jusqu’à présent, les villageois attendent le moment où disposer d’une pièce d’identité est incontournable (examen de fin d’études primaires, migration, etc.) pour procéder rétrospectivement à la déclaration, par le biais d’un jugement supplétif.

Il faut noter cependant qu’en deçà de la déclaration officielle, les naissances sont enregistrées de différentes manières : campagnes de vaccination, inscription sur les listes scolaires, décompte des résidents pour calculer l’impôt. À ce titre, il est régulièrement demandé aux villageois de tenir des cahiers locaux d’état civil, qui sans avoir un statut juridique déterminé n’en font pas moins preuve auprès de certains intervenants extérieurs au village. Dans le village de Makan, un tel cahier a ainsi été tenu, un temps, par le chef administratif du village. Dans ce contexte, la liste de naissances qu’on trouve ici comme sur d’autres cahiers s’explique par la nécessité de garder trace des dates de naissance pour être précis lors d’une déclaration ultérieure à l’état civil, ou pour répondre avec exactitude à d’autres demandes éventuelles.

Le statut mixte de cet écrit, entre un modèle officiel, l’acte d’état civil, et une pratique à soi, apparaît dans trois traits de cette liste.

Tout d’abord, si l’injonction administrative explique la datation de l’événement dans le calendrier civil, la transposition dans le calendrier lunaire suggère d’autres usages. La date de naissance d’un individu, en particulier son jour de naissance, est une information à ne pas divulguer car elle constitue le point d’ancrage possible de pratiques magiques malveillantes. Si aujourd’hui la publicité donnée à la date de naissance dans le calendrier civil, à travers ses usages scolaires et administratifs, rend ces précautions caduques, le détail des circonstances de la naissance reste crucial pour un individu. La présence de la date dans le calendrier lunaire sur ce cahier renvoie sans doute à des usages personnels. Enfin, le mariage, dans le village d’enquête, est rarement célébré civilement. La mention que fait Makan de la date de son second mariage ne peut s’expliquer par un usage administratif mais renvoie à un souci plus large de se doter d’un ensemble de références propres.

La forme discursive retenue est également marquée par une pluralité de références. Makan liste en effet les naissances sans consigner le nom de l’enfant, indiquant simplement le prénom de la mère : « fanta », « 2°) fanta », « dussu », « fatime ». L’usage du prénom renvoie à un milieu d’interconnaissance où il suffit à identifier l’individu. Cependant, dans cette série, une forme reprend l’usage en vigueur dans l’AV, où pour distinguer les nombreux homonymes on les numérote : les deux épouses de Makan portant le même prénom, Fanta, il distingue l’une par son numéro. Mais, dans la dernière notation, il utilise la forme usuelle par laquelle on la désigne dans la famille, Fatime.

Enfin, l’échelle familiale retenue pour cette liste correspond à celle de la concession, Makan associant le foyer de son frère et le sien, malgré la scission de l’exploitation familiale à la mort de son père. Si la possession de deux carnets de famille distincts objective cette scission, Makan continue à tenir la chronique d’une famille élargie, respectant l’échelle de la concession qui reste socialement significative. L’écrit est certes l’instrument majeur de l’identification des individus et des familles, mais sa reprise par les scripteurs sur les cahiers peut se faire sur le mode de l’écart : ici le cahier reconstitue, ou du moins continue de faire exister, une unité familiale qui ne correspond pas aux entités reconnues par les institutions. Face à l’écrit qui identifie et contrôle, il est possible, à la marge, de reprendre la main[32].

Ainsi, l’injonction administrative n’épuise pas le sens de ces notations sur le cahier à soi. On voit se dessiner le portrait d’un chef de famille, soucieux de consigner des événements familiaux sur une même page de son cahier, circonscrivant par là une des échelles auxquelles il se réfère et à l’intersection desquelles il se situe par sa pratique d’écriture.

Le cahier, un support plus qu’un modèle

Les modèles repérés jusqu’ici fournissent des modes d’intelligibilité partiels, éclairant certaines pages du cahier. Ils laissent en suspens la pratique d’ensemble que constitue la tenue d’un tel cahier.

Au-delà du modèle graphique de la tenue d’un cahier scolaire, le mode scolaire d’injonction à l’écriture de soi, à travers des exercices comme la rédaction, peut rendre compte de l’aptitude du scripteur à mettre par écrit des données personnelles. Mais cela ne suffit pas à expliquer cette pratique singulière de la tenue d’un cahier personnel par un adulte. De l’univers professionnel des formations agricoles émanent des injonctions spécifiques : ainsi, la tenue d’un carnet d’exploitation, support imprimé comprenant des espaces à remplir, centré sur la gestion de la campagne cotonnière et le suivi des productions vivrières, a été encouragée dans les débuts de l’alphabétisation[33]. Mais le rapport entre ces pratiques et la tenue d’un cahier reste distant. L’essentiel semble résider dans la disponibilité d’un support unique, sur lequel on rassemble des notations qu’on sait hétérogènes.

Ce trait partagé des cahiers est conforté par l’analyse de leurs modes locaux de désignation, révélant qu’il n’y a pas de terme unique, la manière la plus commode de s’y rapporter étant de le désigner en tant qu’objet à soi (« mon cahier », « mon propre cahier »). Si on en dispose à son gré, c’est surtout parce que le cahier est un objet qui n’est soumis, contrairement aux autres cahiers, scolaires ou professionnels, à aucun contrôle, même si on peut le faire circuler auprès de destinataires choisis. Ce statut n’est pas anodin dans un espace domestique où les affaires personnelles se résument souvent à une malle sous un lit, à un coin de pièce qu’on investit, à une sacoche au mur[34]. Le cahier est aussi un objet qu’on transporte, qu’on emporte avec soi en migration, par exemple.

Cette pratique de tenir un cahier à soi, même récurrente, n’est pas suffisamment cristallisée pour constituer un genre. La même hésitation est repérable dans les récits de vie oraux recueillis au village : l’unicité d’une trame narrative autour de laquelle organiser sa vie ne ressort que dans des cas singuliers (carrière professionnelle ou scolaire fournissant des jalons chronologiques précis). Quelques cahiers s’organisent autour de la mémoire d‘un moment ou d’un espace singulier : cahier de « souvenir », titré comme tel, pour un cahier de lycéen ; « histoire des faits qui ont passé » pour une chronique familiale, où le carnet de naissance est un modèle concurrent à celui du registre d’état civil. En l’absence d’une telle référence, la plupart des cahiers ressemblent à celui de Makan, entrecroisant plusieurs fils possibles, sans toujours les distinguer aussi nettement, et reposant sur la seule trame chronologique. Cette absence est aussi une liberté, dont les uns et les autres s’emparent à leur manière[35].

3. un cahier constitué comme archive dans l’interaction avec l’ethnographe

Le contexte ethnographique que je me propose de réintroduire dans ce dernier temps de l’analyse n’est pas celui de l’écriture du cahier ou de son usage, mais celui de la relation d’enquête au sein de laquelle le cahier m’a été montré. Ce détour permet d’approcher la manière dont Makan se pose en lettré par ses usages de l’écrit. Rapport à l’ethnographe plus que rapport à soi, mais qui nous renseigne en creux sur la manière dont le scripteur dispose de son cahier.

Écrire pour soi, face aux autres

Un trait marquant de l’entretien est l’insistance de Makan sur l’importance de l’écriture (« s∈b∈nni, nafa b’a la », l’écriture, c’est important). Il s’agit là d’un lieu commun des discours villageois, surtout adressés à une étudiante étrangère. Dans son cas, ce discours est corroboré par l’intérêt qu’il manifeste pour mes cahiers, livres et dictionnaires. La lecture qu’il fait d’un manuel de français retrouvé à l’occasion de l’entretien lui procure un vif plaisir.

Détenir un cahier est pour lui un souvenir du temps scolaire, ainsi qu’un geste qui renoue avec ses habitudes professionnelles. Dans les deux cas, il s’agit d’univers sociaux au sein desquels sa position est valorisée, ce qui n’est pas le cas dans des situations ordinaires. Son exploitation est mal équipée en matériel agricole, ses difficultés économiques se traduisent par un fort endettement et une grande précarité matérielle à chaque période de soudure.

Même à l’échelle de la famille, son statut de lettré le distingue. Il est le seul à tenir une liste des naissances, bien que son grand frère sache écrire (en bambara et en arabe). Ainsi, les notations de Makan, qu’elles assoient sa place au sein d’un espace domestique ou villageois ou qu’elles lui permettent de se situer en référence à des espaces plus lointains, contribuent à forger une identité de lettré qui sans cela resterait fragile dans un contexte social où la scolarisation et l’alphabétisation donnent de moins en moins accès à un statut professionnel ou social reconnu.

Lire son cahier?

Pourtant, le cahier ne semble pas régulièrement consulté. Il ne fait pas non plus l’objet du soin méticuleux auquel on pourrait s’attendre. Pour certains documents, comme les registres et cahiers collectifs de l’AV, empilés dans des cartons par le premier secrétaire du village, la référence à l’archive décrit adéquatement les gestes qui entourent ces objets, destinés à être conservés dans la durée. Le cahier de Makan est conservé dans la sacoche contenant les quelques livres et cahiers qu’il détient, mais il a pris l’eau, paraît non seulement hors d’usage mais à l’abandon. Si Makan semble ravi de le feuilleter avec moi, rien n’assure que ce parcours du cahier renvoie à un usage qu’il en a, ni que le type de lecture, page à page, que nous en avons eu coïncide avec celui qu’il en a quand il s’y réfère, si cela lui arrive encore. Des usages du cahier, l’essentiel nous échappe ici.

Reste le dispositif de la lecture commentée par le scripteur de son cahier, situation provoquée par l’enquête mais dont l’analyse peut être féconde. Cette lecture commentée est en effet une occasion d’observation, permettant par exemple de repérer l’écart entre ce qui est montré et ce qui est commenté, ou, comme ici, entre ce qui est photographié et ce qui ne l’est pas.

Des pages qui manquent

Du cahier aux pages photographiées, une distorsion s’introduit : la focalisation des notations sur les événements passés est un effet du contrôle par le scripteur de la prise de photos. Dans l’interaction ethnographique le cahier est bien constitué en archive : comme un recueil d’événements passés, sur lesquels le cahier offre une vue d’ensemble.

Le cahier n’a pas été pris entièrement en photo, pour deux raisons. Tout d’abord, celui-ci étant un des premiers que j’ai photographiés, je n’avais pas systématisé à ce stade la prise en photo intégrale cadrée sur l’ensemble de la page, n’ayant pas encore mesuré l’intérêt de ce dispositif[36]. Deuxièmement, la prise de photo s’est toujours effectuée avec l’accord du scripteur, or auprès de Makan j’ai essuyé deux refus. Le premier concerne une page où il a consigné des dettes qu’il a contractées (relevé numérique accompagné d’un total titré : « ma dette »), ainsi que le compte des dépenses concernant une maladie (« pour ma maladie, j’ai dépensé... »). Ce premier refus n’a pas été explicité par Makan et peut être interprété de deux manières : pudeur à dévoiler des éléments qui témoignent de la précarité de sa situation matérielle ou souci de cantonner les pages prises à des événements passés. En revanche, le second est explicitement motivé par ce souhait. Il porte sur une page où il a effectué le calcul prévisionnel de ce qui serait nécessaire à l’établissement d’une radio au village. Makan m’a expliqué que ce projet, conçu avec un ami, n’avait pas encore abouti. Il m’a confié en riant qu’il me laisserait photographier cette page une fois l’entreprise menée à bien. L’unité des pages photographiées est donc construite dans l’interaction par ce choix qu’opère Makan et qui fait des pages que nous avons de son cahier une archive.

Conclusion

Ce parcours à travers le cahier de Makan témoigne de la richesse de l’écrit produit par les enquêtés comme source pour l’analyse.

S’arrêter sur le cahier, comme un document, permet de dégager des aspects de la pratique que le scripteur ne met pas en avant dans la description qu’il en donne, et de mettre au jour le principe de classement des événements qui préside à leur écriture. Situer ce cahier à l’intersection de plusieurs cultures de l’écrit donne la mesure des emprunts et circulations culturelles auxquelles certaines pages doivent leur forme, en même temps que le cahier apparaît comme lieu d’expérimentation, en l’absence d’un modèle unique de l’écriture de soi. Enfin, restituer le contexte de l’entretien permet de comprendre, à travers les lacunes de la prise de photo, le statut que Makan a assigné à son cahier dans le contexte de l’interaction avec l’ethnographe.

L’idée du cahier comme archive est féconde par les déplacements qu’elle permet d’opérer, en posant à chaque fois la question du lieu où situer l’acte d’archiver. À l’abord, on croit tenir avec le cahier le condensé brut d’une vie, dont on n’aurait qu’à écrire l’histoire, l’archive se situant en amont, comme un « dépôt de soi ». Mais cette posture est illusoire, car elle manque l’activité de classement qu’opère Makan, que l’analyse du cahier permet de saisir. L’hypothèse est alors que le cahier est déjà une archive, archive de soi, conçue comme telle par le scripteur. Sur ce point, la saisie des usages du cahier est insuffisante pour étayer pleinement cette hypothèse. Le retour sur la scène de présentation du cahier par ce scripteur et la négociation autour des photos à prendre ou à ne pas prendre montre que, dans cette interaction en tout cas, le cahier a pris ce statut.

Transversal à ce questionnement, le fil qui nous a guidé est celui de la matérialité du cahier. La forme codicologique et l’unité de la page paraissent essentiels dans la manière dont Makan s’est emparé de son cahier. L’unité de notations hétérogènes tient à ce qu’elles figurent sur un objet à soi. Enfin, l’analyse de l’interaction amène à revenir sur une scène singulière de lecture du cahier : les documents dont on dispose ne sont que les pages que Makan a choisies. Le cahier est devenu une archive un temps seulement : c’est là un de ses usages, parmi d’autres sans doute.