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En 1997 paraissait sous la direction d’Alain Marie un ouvrage collectif intitulé L’Afrique des individus. Sur la base de récits de vie collectés par des anthropologues et sociologues auprès des populations urbaines africaines, l’objectif de l’ouvrage était de mettre la question de l’individualisme, pièce maîtresse de la réflexion sociologique sur la modernité et la postmodernité occidentale, à l’épreuve de la réalité africaine. Si plusieurs travaux avaient déjà constaté la mise à mal par la crise économique des années 1980 des solidarités familiales et lignagères sur le continent (Hugon, 1990 ; Eloundou, 1992 ; Antoine et al., 1995 ; Adjamagbo, 1997), le collectif dirigé par Alain Marie ouvrait pour sa part une brèche importante en abordant pour la première fois, de manière explicite, les processus corrélatifs d’individualisation dans quatre capitales ouest-africaines.

Dans la lignée, ce numéro thématique de Sociologie et sociétés réinterroge et approfondit, dix ans plus tard, la question de l’individualisme et du rapport changeant de l’individu à sa communauté sur le continent africain, en élargissant cette fois le débat à plusieurs disciplines. Sous le regard croisé à nouveau de sociologues et d’anthropologues, mais aussi de démographes et de politologues, et sur la base de méthodologies propres à chaque discipline, l’objectif commun des textes présentés ici est de cerner les différentes facettes du processus d’individualisation à l’oeuvre dans les sociétés africaines. Outre le besoin d’appréhender les profondes mutations économiques, politiques et sociales aujourd’hui en cours dans ces sociétés et le désir de le faire sous un angle novateur, l’idée de ce numéro est née d’un impératif partagé par ses deux responsables, à savoir la nécessité de combattre les stéréotypes et les idées reçues encore tenaces sur l’immobilisme et l’imperméabilité des sociétés africaines à toute forme de modernité.

L’individualisation en Afrique : une problématique à l’encontre des idées reçues

Hérités de la colonisation et de l’ethnologie coloniale, entretenus par l’ignorance, le désintérêt et un certain racisme, les préjugés sur l’Afrique et les populations africaines ont la vie dure (d’Almeida-Topor, 2006 ; Courade, 2006). Parmi le large éventail d’idées reçues sur le continent africain, celle de sociétés figées dans les traditions et imperméables à toute modernité occupe une place de choix. Le discours prononcé à Dakar en juillet 2007 par le président français Nicolas Sarkozy illustre à quel point ces idées reçues sont répandues dans les plus hautes sphères du pouvoir : « Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas encore assez entré dans l’histoire », qu’il « reste immobile au milieu d’un ordre immuable où tout semble écrit d’avance » et vit dans « un imaginaire où il n’y a pas de place pour l’aventure humaine ni pour l’idée de progrès » [1]. Les préjugés culturels sur l’homo africanus et les sociétés africaines font, en effet, partie intégrante de la vague d’afro-pessimisme généralisé qui caractérise les analyses de la situation de l’Afrique subsaharienne contemporaine et n’épargne évidemment pas les perspectives d’avenir que l’on dresse du continent. Dans la recherche des causes des malheurs multiples et largement médiatisés du continent noir (pauvreté, sida, guerres, génocides, famines, épidémies, corruption, dictatures), la tendance actuelle est de mettre l’accent sur les facteurs endogènes. La thèse avancée par Smith (2003) dans son ouvrage à succès Négrologie, pourquoi l’Afrique se meurt en est une parfaite illustration : les Africains sont seuls responsables des maux qui accablent leur continent et le précipitent vers une « mort » certaine [2]. Parmi les facteurs explicatifs internes mis en avant par les afro-pessimistes, les « mentalités » africaines jugées fatalistes, irrationnelles et réfractaires au développement sont fréquemment pointées du doigt. Cette vision culturaliste, majoritairement adoptée par des Occidentaux, est également partagée par quelques intellectuels africains. Dans un livre largement publicisé, au titre provocateur, Et si l’Afrique refusait le développement ?, Axelle Kabou (1991) argumente que « l’Afrique du xxie siècle sera rationnelle ou ne sera pas ». Dans le même esprit, Etounga-Manguelle (1991) soutient que pour s’en sortir l’Afrique a besoin « d’un ajustement culturel ».

En soulignant les blocages internes au développement, le discours négatif dominant s’éloigne de l’approche tiers-mondiste des années 1960 et 1970, qui privilégiait les causes externes du sous-développement africain (histoire coloniale, échange inégal, dépendance multiforme vis-à-vis des pays occidentaux), pour renouer avec la vision classique du développement présentée par l’école de la modernisation. Élaborées aux États-Unis dans les années 1950 et 1960 et s’inspirant de l’évolutionnisme social du xixe, les théories de la modernisation prônent l’universalité du schéma occidental de développement et la nécessaire et inévitable disparition des structures « traditionnelles » de production ou d’organisation sociale, véritables freins à l’avènement de la croissance économique et à l’entrée dans la modernité des pays nouvellement décolonisés. Dans des schémas binaires statiques, les tenants de la modernisation opposent la société traditionnelle à la société moderne (Hoselitz, 1952 ; Moore, 1963), « l’homme traditionnel » à « l’homme moderne » (Lerner, 1964 ; Inkeles et Smith, 1974) et font des changements culturels et de l’adoption de valeurs « modernes » (telles que la croyance en la technologie ou l’ouverture à la démocratie) des facteurs nécessaires à la croissance économique dans les pays dits alors du Tiers-Monde.

Les théories générales et occidentalo-centrées de la modernisation ont été fortement remises en cause dans les années 1970 et 1980, notamment face à la pluralité des expériences de développement des pays du Sud. Plusieurs travaux en Asie du Sud-Est particulièrement ont permis de réfuter l’idée de la « tradition » comme blocage à l’entrée dans la modernité, en montrant par exemple le rôle positif des traditions familiales chinoises sur le développement à Hong Kong (Wong, 1988), ou celui du confucianisme sur le développement du Japon (Davis, 1987 ; Hamilton 1994). Si la multiplicité des voies vers la modernité et la possible dissociation entre la modernité et son schéma occidental sont maintenant reconnues (voir à ce sujet la contribution de Shmuel Noah Eisenstadt dans la section hors thème du numéro), l’Afrique subsaharienne semble pourtant échapper à la règle. Malgré de nombreux travaux sur la modernité africaine (Copans, 1998 ; Ela, 1998), l’échec des programmes de développement et les très mauvais indicateurs sociaux et économiques dans la plupart des pays africains font que « l’Afrique des idées reçues » domine le débat et cantonne encore trop souvent le continent dans ses traditions immuables.

Parmi ces traditions perçues comme immuables figure celle de la solidarité africaine qui contribue aux yeux de plusieurs à faire du processus d’individualisation une problématique peu pertinente sur le continent. Citons à nouveau le discours du président français à Dakar : « Je suis venu vous dire que vous n’avez pas à avoir honte des valeurs de la civilisation africaine, qu’elles ne vous tirent pas vers le bas mais vers le haut, qu’elles sont un antidote au matérialisme et à l’individualisme qui asservissent l’homme moderne ». Présentée comme un particularisme du sous-continent, la « culture du partage » (partage de temps, d’argent, de services, de travail, etc.) entre parents au sens large paraît en effet sans limite (Ndbembou, 2006). Devoir et obligation morale, la solidarité africaine permet, en l’absence d’autres formes de protection sociale publique ou privé, une redistribution des richesses et une sécurité sociale informelle cruciale. Elle est aussi l’une des composantes essentielles du maintien de la cohésion de sociétés communautaires fortement hiérarchiques, notamment selon l’âge et le sexe, où chaque individu donne et reçoit selon son statut et son rang au sein de la famille élargie et de la communauté. Mêlant le faux et le vrai, l’ensemble de droits, de devoirs et d’interdits imposés aux individus par le groupe de parenté dans divers domaines de la vie sociale a alimenté les stéréotypes sur la « tyrannie communautaire » africaine et le contrôle social omniprésent qui décourage les initiatives individuelles (Janin, 2006).

Outre le fait qu’elles varient d’une société à l’autre, les solidarités communautaires ne sont pourtant pas figées : plusieurs travaux ont montré que, sous l’influence de la crise économique notamment, on assistait à l’émergence de nouvelles formes de solidarité, particulièrement dans les villes africaines (Eloundou, 1992 ; Antoine et al. 1995 ; Adjamagbo, 1997). Loin du « mythe de la fixité des temporalités sociales africaines » (Obenga ; 2008), en effet, les tendances économiques, politiques, démographiques et sociales qui caractérisent le continent ces dernières décennies suggèrent que le rapport des individus à leur communauté se joue dans un contexte en forte mutation.

Approches et questions abordées

Sous l’effet de mutations profondes, les solidarités et les modalités de contrôle communautaires ont fortement évolué et les rapports de l’individu à sa communauté se sont également modifiés. Issues de recherches menées dans les pays francophones et anglophones d’Afrique de l’Ouest (Niger, Sénégal, Mali, Burkina Faso, Ghana), d’Afrique centrale (Gabon, République démocratique du Congo) et d’Afrique australe (Zambie), les contributions présentées dans ce numéro se penchent toutes sur les processus d’individualisation à l’oeuvre en milieu urbain, mais aussi en milieu rural. Provenant de disciplines diverses (sociologie, anthropologie, démographie, sciences politiques), de différents pays (Canada, France, Sénégal, Gabon), utilisant des approches conceptuelles et méthodologiques variées (de l’approche qualitative micro à l’analyse statistique macro), les auteurs réunis ici contribuent de manière unique à éclairer le débat sur le rapport individus/communauté en Afrique subsaharienne. Cette diversité dans les sites d’étude, les éclairages disciplinaires, les lieux de production ou encore le choix des concepts et méthodes pour traiter d’un sujet encore trop rarement abordé en Afrique subsaharienne concourt incontestablement à la richesse et à l’originalité du numéro.

Parce qu’ils s’attachent à étudier les processus d’individualisation dans divers champs sociaux, les articles révèlent les multiples sphères d’expression et figures emblématiques de l’individualisation dans l’Afrique subsaharienne d’aujourd’hui. Tous abordent également, explicitement ou implicitement, la question de la spécificité du processus d’individualisation « à l’africaine » et remettent en cause la validité de l’opposition stricte entre individus et communauté pour appréhender des processus complexes et hybrides. Enfin, l’ensemble des articles souligne les conséquences sociétales considérables des processus à l’oeuvre, tout en insistant aussi sur la fragilité de ces processus.

Les multiples sphères d’expression et figures emblématiques de l’individualisation

Dans un contexte de profonde mutation économique, politique, démographique, culturelle et sociale, l’émergence et l’affirmation d’individus s’observent dans de multiples sphères. Les contributions de Mamoudou Gazibo, de Marie-Nathalie LeBlanc et Muriel Gomez-Perez, de Bob White et de Joseph Tonda s’attachent à mettre en lumière les dynamiques d’individualisation et les figures emblématiques de l’individualisme dans la sphère publique (politique, « religieuse » et culturelle), alors que celles de Parfait Eloundou et Vongaï Kandiwa, de Véronique Hertrich et de Mamadou Dimé se penchent quant à elles sur l’individualisation dans la sphère familiale.

Processus d’individualisation dans la sphère publique

Se basant sur plusieurs recherches traitant des élections et commissions électorales tenues entre 2001 et 2006 mais aussi des mobilisations politiques et citoyennes autour de la famine de 2005, Mamoudou Gazibo montre comment les individus ont progressivement investi l’espace public au Niger, et étudie cette émergence dans trois domaines de la sphère politique : la participation à la vie démocratique et à la refonte politique (arène institutionnelle), les politiques publiques et la gouvernance, et la sécurité nationale. Au Niger, comme ailleurs en Afrique où la transition démocratique est souvent qualifiée de « transition par le bas », la mobilisation populaire d’acteurs individuels, et notamment les étudiants et les travailleurs urbains, a été à la base du renversement de l’ordre autoritaire et de l’instauration du multipartisme. L’émergence des individus et des groupes dans la politique a également contribué à inscrire le système pluraliste dans la durée, notamment en l’institutionnalisant par un engagement partisan fort, et en le légitimant à travers des mobilisations en faveur d’élections transparentes en 1996 et en 1999. Visible dans la refonte de l’arène institutionnelle, l’investissement des citoyens s’observe aussi dans la politique quotidienne du Niger. La crise alimentaire de 2005 et la mobilisation de la société civile qu’elle a occasionnée est un exemple probant de l’investissement des questions sociales par les citoyens. Les individus font également irruption dans les affaires sécuritaires. Mamoudou Gazibo montre comment la rébellion touarègue de 2007 a entraîné l’émergence d’un mouvement de citoyens organisé, regroupant entre autres de jeunes diplômés sans emploi, devenus par leurs actions et revendications des acteurs incontournables dans la gestion de cette crise politique.

En élargissant la conception habermassienne de la sphère publique adoptée par Mamoudou Gazibo pour y inclure la religion, Marie-Nathalie LeBlanc et Muriel Gomez-Perez s’intéressent elles aussi au processus d’individualisation dans le domaine des débats publics. Les auteures analysent l’apparition des jeunes musulmans comme acteurs sociaux dans l’espace public au Sénégal, au Burkina Faso, en Côte d’Ivoire et au Mali. Avec le concept de « citoyenneté culturelle » comme grille de lecture, elles montrent comment les jeunes ont créé de multiples espaces pour affirmer leur identité islamique, dans le contexte de fort regain religieux qui, malgré des spécificités nationales, caractérise ces quatre pays africains depuis deux décennies. Les jeunes musulmans investissent le paysage associatif et s’approprient l’espace urbain (tant sur le plan géographique que culturel ou discursif) afin de conquérir un espace de reconnaissance mais aussi à des fins sociales ou politiques. Dans les quatre pays, l’engagement citoyen est en effet au coeur de l’identité musulmane prônée par les nouvelles générations de musulmans qui se mobilisent pour des causes politiques ou sociales (contre des projets d’aménagement et de délogement des populations à Ouagadougou, par exemple). Très impliqués dans la divulgation de leur religion, les jeunes militants musulmans de ces quatre pays multiplient les activités de prosélytisme et s’approprient physiquement l’espace urbain en investissant des lieux originellement laïcs (stades, grands hôtels). En plus de conquérir l’espace public par le religieux, les jeunes imposent de nouveaux codes culturels et une nouvelle façon de vivre l’islam, par leur mode de vie, leurs lieux de socialisation et leurs rapports sociaux quotidiens.

Si le jeune militant musulman d’Afrique de l’Ouest est une figure emblématique des processus d’individualisation à l’oeuvre dans la sphère publique, la vedette de musique populaire en Afrique centrale en est une autre. Avec le Zaïre de Mobutu en toile de fond, Bob White s’intéresse dans sa contribution au lupemba (succès, popularité, bonne fortune), mais aussi aux déboires des stars médiatiques de la scène musicale kinoise. À Kinshasa, ce sont les rumeurs qui construisent le visage public d’un artiste ; ses succès comme ses malheurs sont souvent, dans l’imaginaire populaire, associés à la sorcellerie. À travers une analyse des rumeurs sur les musiciens et leur rapport à la sorcellerie, Bob White explore les facteurs culturels et discursifs qui permettent à l’individu de se distinguer en tant que « star ». Dans un contexte où l’individualisme demeure une « anti-valeur », il étudie l’utilisation par les vedettes de musique populaire, figures par excellence de la réussite sociale et financière individuelle, de la sorcellerie à différents moment de leur carrière. Il montre également comment les rumeurs sont indissociables de la considération morale et comment le Kinois utilise les rumeurs sur les artistes pour se positionner individuellement en tant qu’acteur moral.

Toujours en Afrique centrale, mais au Gabon cette fois, Joseph Tonda décrypte une autre figure de l’individu et de l’individualisme qui a surgi dans l’imaginaire populaire urbain en 2003-2004, celle de la « tuée tuée ». Il explore cette nouvelle « figure-miroir » de la jeune prostituée de Libreville, sa signification aux yeux des autochtones et dans les logiques interprétatives sorcellaires, et les interprétations que l’anthropologie et la sociologie peuvent en faire. À partir d’entretiens effectués avec des femmes gabonaises, mais aussi de l’analyse de la presse librevilloise, il retient deux thèmes qui à ses yeux résument l’image de cette nouvelle figure de l’individualisme : le sacrifice et la mort. Pour se distinguer en soignant leur apparence physique, les jeunes « tuées tuées » se sacrifient (consacrant tous leurs gains à l’habillement), mais sacrifient aussi d’autres membres de la communauté lignagère. Joseph Tonda montre comment la figure de la « tuée tuée » est intimement liée à la mort, tout comme celle d’autres figures-miroirs en rupture avec le système symbolique et le système du pouvoir dans la société gabonaise ― le beau jeune homme riche ayant signé un pacte avec le Diable en échange d’une vie d’opulence ou encore le « Sapeur ». Dans l’économie de marché capitaliste qui caractérise Libreville aujourd’hui, des images d’individus perçus comme des « vampires » ou des « zombies » hantent l’imaginaire social, véritables fantômes de la « parenté en décomposition » et figures métaphoriques de la société gabonaise à l’heure de la mondialisation.

Notons que les processus d’individualisation et les nouvelles figures emblématiques mis en relief par ces quatre articles ont tous un caractère largement urbain. Comme le rappelle Balandier, cité par Joseph Tonda, « la fabrique de la nouvelle Afrique, c’est la ville pour le meilleur et pour le pire ». Outre le lieu de production de nouveaux acteurs et de nouvelles figures publiques, on note l’importance dans les quatre contributions des médias et des technologies de l’information dans la participation de ces nouveaux acteurs à la sphère publique. Mamoudou Gazibo souligne que le Mouvement des Jeunes Républicains agit sur le web, tandis que la presse privée joue un rôle central dans l’investissement des citoyens nigériens dans la politique quotidienne. Les jeunes prédicateurs musulmans du Mali, du Sénégal, du Burkina Faso et de la Côte d’Ivoire innovent également dans leur mode d’expression, nous montrent Marie-Nathalie LeBlanc et Muriel Gomez-Perez : par la langue utilisée mais aussi par l’hypermédiatisation des prêches à la radio, la télévision, au moyen d’enregistrements audio et de journaux nouvellement créés. À Kinshasa, nous dit Bob White, les magazines de culture ou de mode, les émissions de radio ou de télévision jouent un rôle central dans la transmission des rumeurs sur les stars de la musique. Enfin, chez Joseph Tonda, la spectacularisation télévisuelle récente de la mort d’une « tuée tuée » symbolise bien la rupture avec les logiques des sociétés lignagères à l’oeuvre dans la société gabonaise.

Processus d’individualisation dans la sphère familiale

Quittant les manifestations et les figures de l’individualisation dans la sphère publique, trois des huit articles se sont penchés sur l’émergence et l’affirmation de processus d’individualisation au sein des familles. S’appuyant sur des données d’enquêtes statistiques nationales conduites au Ghana et en Zambie, Parfait Eloundou et Vongaï Kandiwa s’intéressent à l’évolution des solidarités familiales et, plus spécifiquement, à un type courant d’échange intrafamilial, le confiage, une pratique qui consiste à confier la garde d’un enfant à des parents pendant une période prolongée. L’objectif de l’étude est de tester, à un niveau macrosocial, le mythe de la « main invisible » des solidarités familiales qui nivellerait efficacement l’inégalité économique dans les sociétés africaines. Il est en effet souvent tenu pour acquis qu’en l’absence de mécanismes formels d’assistance sociale, les transferts économiques mais aussi démographiques au sein de la famille étendue africaine jouent un rôle de filet social majeur et facilitent un rééquilibrage des ressources entre ménages pauvres et ménages mieux nantis. La crise économique a-t-elle mis à l’épreuve ces solidarités familiales, en favorisant notamment des comportements plus « individualistes » chez les chefs des ménages les moins pauvres qui accueilleraient, par choix ou par contrainte, moins d’enfants qu’avant ? Telle est l’hypothèse centrale de l’article. L’analyse de l’évolution de la concentration du confiage au sein de ménages à niveau socioéconomique variable, dans deux pays ayant connu des conditions économiques récentes très différentes, révèle que les mauvaises conditions économiques favorisent effectivement une déconcentration du confiage vers les familles les plus nanties (confiage de « qualité ») au profit d’un confiage de « détresse » dans les ménages aux conditions de vie difficiles. Les classes moyennes, bien plus que les ménages au sommet de la hiérarchie, semblent plus aptes à faire preuve « d’individualisme » en se soustrayant en temps de crise à l’obligation de confiage d’enfants au sein de la famille étendue.

Comme le confiage des enfants, le mariage africain est une institution familiale autour de laquelle se cristallisent attentes individuelles et exigences collectives. En combinant données quantitatives d’enquêtes biographiques et données d’entretiens collectées en milieu rural dans le sud-est du Mali, Véronique Hertrich illustre les changements à l’oeuvre dans les pratiques matrimoniales. Chez les Bwa du Mali, la flexibilité dans l’encadrement familial et communautaire des entrées en union a toujours été de mise, et le contrôle social de la formation des couples subtil. Cependant, une rupture semble engagée. On assiste, surtout depuis une dizaine d’années, à une implication croissante non seulement des jeunes hommes mais également des jeunes femmes (alors qu’elles étaient peu consultées dans le passé) dans l’initiative comme dans la préparation de leur mariage. Compte tenu entre autres de l’augmentation des migrations des filles vers la ville, les unions sans le consentement de la famille des futures épouses et les mariages où les individus forcent l’autorité familiale augmentent. Les initiatives matrimoniales relevant de la parenté élargie se raréfient, le réseau lignager est moins mobilisé, et la participation de la communauté villageoise, visible particulièrement dans la mise en scène du mariage, diminue. L’évolution des prestations matrimoniales remises à la famille du futur époux dessert les responsables familiaux : avec un processus qui se raccourcit, des prestations plus concentrées dans le temps et des prestations agricoles réduites a minima, les aînés perdent en visibilité et en autorité dans un processus matrimonial qui se « privatise ».

Tout comme Parfait Eloundou et Vongaï Kandiwa, Mamadou Dimé s’intéresse à l’évolution des solidarités familiales dans un contexte de crise économique persistante, mais en adoptant une approche micro et qualitative sur la base de données d’entretiens menés auprès d’habitants dans deux quartiers dakarois de niveaux socioéconomiques fortement contrastés. Son analyse met en lumière des changements marquants dans deux espaces de la sphère familiale : l’espace conjugal et celui des relations intergénérationnelles. Face à la crise, la solidarité conjugale se renforce, les Dakaroises sortent de l’espace conjugal pour investir le champ économique et « épauler leurs maris ». L’activité de ces nouveaux acteurs économiques féminins devient cruciale pour la survie des ménages en voie de paupérisation ou déjà paupérisés. La crise et surtout le chômage des jeunes générations de Dakarois ont également ébranlé l’aptitude des jeunes adultes à honorer l’obligation d’entretien envers leurs parents. On assiste à une inversion inédite des flux d’entraide et de soutien entre les générations : des aînés, ne pouvant compter sur le relais de leurs enfants arrivés à l’âge des responsabilités, se voient cantonnés dans leur rôle de pourvoyeurs de soutien. Cette situation, affirme Mamadou Dimé, suscite frustration et inconfort chez les jeunes adultes tiraillés entre les obligations de soutien à la famille et la nécessité du « chacun pour soi » (« bop sa bop ») pour faire face à la précarité des conditions d’existence.

Au-delà de la dichotomie individualisme/communautarisme : l’individualisation hybride

Toutes les contributions mettent l’accent, chacune à leur manière, sur la spécificité du processus d’individualisation « à l’africaine » et sur la nécessité d’aller au-delà de la dichotomie individus/communauté pour mieux l’appréhender. L’émergence d’acteurs sociaux et les multiples manifestations du processus d’individualisation dans la sphère publique et familiale ne signifient pas pour autant une acceptation de l’individualisme occidental. « L’individu individualiste » est rejeté et l’ancrage des solidarités communautaires demeure très fort. S’ils ne sont pas remis en cause, le « fait communautaire » et les logiques de solidarités se recomposent et se reconfigurent néanmoins, et les contributions montrent que l’individualisation « à l’africaine » est un processus hybride, fait de compromis.

Condamnation de « l’individu individualiste » et résistance des solidarités communautaires

Dans la dernière contribution du numéro, Alain Marie offre une réflexion plus large sur les liens parfois paradoxaux entre communauté, individualisme et communautarisme dans les sociétés africaines contemporaines. Il se penche notamment sur la « sur-communautarisation » qui caractérise encore les sociétés africaines et en retrace l’histoire coloniale et postcoloniale. Les sociétés communautaires africaines doivent être pensées, argumente Alain Marie, comme des « sociétés anti-individualistes » où la sorcellerie est à interpréter comme un « dispositif de refoulement de la pulsion individualiste ». La figure du sorcier représente par excellence « l’individu individualiste » perçu comme une menace pour la société. Cette proposition est très clairement illustrée dans les textes de Bob White et de Joseph Tonda. À Kinshasa comme à Libreville, les figures emblématiques de l’individualisme que sont la star de la musique kinoise et la « tuée tuée » gabonaise sont intimement liées à la sorcellerie. Si le succès des musiciens et l’argent qu’ils gagnent grâce au fétiche ne sont pas en soi perçus comme un problème, explique Bob White, celui-ci survient lorsque les musiciens « perdent leurs bases avec leurs origines modestes », lorsqu’ils « deviennent orgueilleux, égocentriques et frimeurs ». Ce n’est pas l’origine de la richesse des personnages publics que réprime la sorcellerie mais plutôt le comportement égocentrique des personnes une fois devenues riches, vu comme une menace intrinsèque pour la société. « Zombies », « vampires » et « sorcières » : Joseph Tonda montre également comment les « tuées tuées », les « jeunes beaux » et autres « sapeurs », qui se préoccupent de leur « part la plus individuelle » aux dépens des autres membres de la parenté sont perçus très négativement dans l’imaginaire gabonais. Ainsi, le jeune beau qui aspire à vivre intensément et refuse d’obéir à la « dictature lignagère » suscite la violence de l’imaginaire sorcellaire et paiera d’une mort précoce sa volonté de « vivre pour lui ».

L’individualisme demeure donc une « anti-valeur », montrent plusieurs auteurs, en même temps que l’ancrage des solidarités communautaires et familiales reste profond, comme soulignent d’autres. Si la prise de distance avec le lignage en matière de pratiques matrimoniales est tangible parmi les jeunes générations dans la société bwa du Mali, l’intervention de la famille continue d’être jugée normale et légitime. Les coûts matrimoniaux restent pris en charge par la famille et la cohésion de l’unité lignagère une valeur affichée par tous. Sur la base de données d’enquêtes récentes de vingt pays africains, Parfait Eloundou et Vongaï Kandiwa montrent que les solidarités familiales sont bien vivaces et que le confiage d’enfants reste une pratique très répandue. En dépit des changements économiques et démographiques récents qu’ont connus nombre de pays, la prévalence du confiage s’est généralement maintenue ou a très peu décliné. L’analyse macrosociale des données nationales du Ghana et de la Zambie montrent également que s’il existe des changements importants dans l’évolution de la distribution du confiage à travers les couches sociales selon le niveau socioéconomique du pays, cette pratique continue de jouer un rôle de nivellement dans les deux pays (avec une concentration des enfants dans les familles aisées). Pas de remise en cause radicale des principes de solidarité non plus dans le discours des citadins dakarois analysé par Mamadou Dimé : malgré les difficultés croissantes des jeunes à honorer leurs obligations de soutien à la famille et le « bop sa bop » (« chacun pour soi ») valorisé par certains pour faire face au quotidien, il existe chez eux une adhésion très marquée aux valeurs et aux devoirs de solidarité intergénérationnelle.

Reconfiguration du fait communautaire et individualisation « de compromis »

Dans un contexte où « l’individu individualiste » demeure condamné et où les valeurs de solidarité communautaire restent fortement ancrées, les processus d’individualisation mis en avant par l’ensemble des contributions sont nécessairement hybrides, entre l’individuel et le collectif. Les auteurs montrent, chacun à leur manière, que c’est dans un rapport au communautaire recomposé et reconfiguré que les individus émergent et « s’autonomisent » dans la sphère publique comme dans la sphère familiale.

Pour reprendre Alain Marie, on constate depuis plusieurs années dans les sociétés africaines une multiplication d’initiatives « inscrites dans le champ social extracommunautaire » : associations villageoises, syndicats de paysans, comités d’usagers, nouvelles Églises qui recrutent de plus en plus par adhésion individuelle. Cette reconfiguration du collectif, note Marie, est également visible dans l’émergence de mouvements sociaux revendicatifs, de nature corporatiste ou plus directement politique. L’analyse des mobilisations citoyennes au Niger par Mamoudou Gazibo en est un parfait exemple. Il montre bien comment la dynamique d’individualisation dans la sphère publique s’est accompagnée d’une structuration associative importante. La mobilisation politique et citoyenne nigérienne a été le fait d’acteurs individuels mais aussi de groupes organisés, comme l’Union des scolaires nigériens, premier mouvement associatif à protester ouvertement à partir de 1989, ou d’autres organisations plus puissantes comme les syndicats de travailleurs et notamment les syndicats d’enseignants. Mamoudou Gazibo souligne aussi comment la famine de 2005 a servi de tremplin à la montée sur la scène publique d’une panoplie d’organisations se réclamant de la société civile nigérienne : presse privée, associations de défense des droits de l’homme ou associations protégeant les consommateurs contre la « vie chère ». L’inscription d’initiatives citoyennes individuelles au sein de « néo-communautés », pour reprendre les termes d’Alain Marie, est aussi illustrée par le cas des jeunes musulmans, arabisants ou francophones, au Sénégal, en Côte d’Ivoire, au Burkina Faso et au Mali, étudiés par Marie-Nathalie LeBlanc et Muriel Gomez-Perez. Les jeunes générations de musulmans ont participé au débat religieux en créant de nouvelles associations islamiques étudiantes ou de quartier ; leur expérience de croyant, soulignent les auteures, n’est pas seulement personnelle mais collective et communautaire. À Dakar, Mamadou Dimé note également un recours plus important, des jeunes surtout, à des solidarités extérieures à la sphère familiale, au sein de structures associatives « formelles » : le voisinage, le cercle amical, le groupe de pairs ou encore des structures de sociabilité comme les associations féminines.

Cette accentuation des « liens horizontaux » de solidarité fait écho à la reconfiguration « du fait communautaire », aussi visible dans la sphère familiale. Si en Afrique les principes de solidarité familiale, on l’a vu, demeurent encore solidement ancrés dans les aspirations et les comportements, on assiste néanmoins à une recomposition et à un ajustement des solidarités familiales qui modifient le rapport des individus à leur communauté d’origine et à leur lignage. Les textes présentés dans ce numéro mettent particulièrement l’accent sur le phénomène de recentrage des solidarités sur un noyau familial plus restreint. Ainsi, pour Véronique Hertrich, le conflit d’intérêts n’éclate pas nécessairement entre individu et communauté. Elle préfère d’ailleurs parler de « privatisation » plutôt que d’individualisation des pratiques matrimoniales chez les Bwa du Mali. Cette privatisation se manifeste par un glissement des responsabilités et des interventions en matière matrimoniale à une échelle familiale plus restreinte et plus concentrée. Ce resserrement sur l’environnement familial proche, au détriment de la parenté élargie, Parfait Eloundou et Vongaï Kandiwa le constatent dans un tout autre contexte et d’une tout autre manière. En se soustrayant à l’obligation de confiage d’enfants issus de la famille étendue, certains ménages de la classe moyenne zambienne privilégient eux aussi la famille restreinte.

Alain Marie évoque également ce phénomène de recentrage en parlant « d’individus faisant valoir les besoins de la « petite famille » pour opposer des refus à la « grande famille ». Outre un recentrage sur la famille proche, l’auteur montre qu’un arbitrage s’opère souvent au profit des parents « créanciers » : « On aide qui aide, a aidé ou pourra aider ». L’individu ne rompt donc pas totalement avec les logiques et devoirs de la solidarité familiale, mais il les renégocie sur la base d’un « donnant-donnant délibéré » et « d’un arbitrage en fonction des nouvelles exigences propres au couple et à sa progéniture ». Alain Marie voit dans cette formule de compromis les signes avant-coureurs de ce qu’il appelle la « démocratisation de la famille élémentaire ». L’arbitrage et le « louvoiement » entre devoirs de solidarité familiale et aspirations personnelles sont aussi au coeur des stratégies de survie des citadins dakarois étudiés par Dimé. Entre le « bop sa bop » valorisé par certains et la conformité inconditionnelle à l’exigence de solidarité familiale, on assiste, nous dit-il, à l’avènement d’individus spécialistes de la « gestion permanente du compromis ». Les restrictions et ruptures de la « solidarité lignagère » au profit d’une solidarité familiale plus sélective (la sélection de parents « intéressants ») ou de « néo-communautés de parents » sont également visibles au Gabon, soutient Joseph Tonda. C’est ce que l’auteur appelle le phénomène de « déparentélisation ». Il met lui aussi l’accent sur le caractère hybride des figures emblématiques de l’individualisation « à l’africaine ». Ainsi, la figure de la « tuée tuée » gabonaise, symbole du « sujet déparentalisé », est l’image miroir de l’individualisme mais aussi du communautarisme. Cette figure ambivalente, argumente-t-il, rompt avec le système symbolique et le système du pouvoir communautaire sans pour autant « s’inscrire de manière dominante dans une logique individualiste, narcissique et autoréférentielle de l’individualisme » au sens occidental.

L’individualisation « à l’africaine » : quelles perspectives ? 

Si les auteurs peuvent diverger sur les perspectives qu’ouvrent ces dynamiques d’individualisation et de recomposition du communautaire, ils s’accordent tous pour dire que ces processus ont déjà des répercussions sur les sociétés africaines. Répercussions qui, si elles sont fragiles et paradoxales, n’en sont pas moins profondes.

Comme le montre clairement Mamoudou Gazibo, l’émergence des individus et des groupes sur la scène politique a permis d’instaurer un système pluraliste au Niger, lequel s’est institutionnalisé et légitimé. On peut parler, dit-il, de « construction d’un espace public au sens institutionnel », « disputant à l’État le monopole de la politique et reconfigurant durablement les rapports entre l’État et la société ». La dynamique d’individualisation et de structuration associative a permis notamment l’instauration d’un dialogue entre ces organisations et le gouvernement sur les questions sociales, ainsi qu’une plus grande emprise des individus sur les affaires publiques. En matière de gouvernance, les répercussions sont également importantes : le gouvernement se sait désormais « sous surveillance » et se voit contraint d’assumer ses décisions. Alain Marie reconnaît, lui aussi, que les mouvements sociaux visibles dans les grandes villes africaines et leurs revendications sociales mais aussi politiques marquent la « sortie potentielle des sociétés africaines du fait communautaire et leur entrée dans le politique moderne ». Comme il voit dans les processus de négociation et de compromis adoptés dans la sphère familiale les signes avant-coureurs d’une « démocratisation de la famille élémentaire », il souligne que la multiplication des inscriptions sociales extracommunautaires sur une base contractuelle dans la sphère publique marque les prémices d’une « démocratisation des communautés ».

Les dynamiques d’individualisation à l’oeuvre sur le continent font aussi entendre de nouvelles voix, celles des personnes traditionnellement exclues des centres du pouvoir économique et politique : les jeunes et les femmes. Les articles de LeBlanc et Gomez-Perez, de Gazibo, de Dimé et d’Hertrich montrent comment les jeunes, premières victimes de la crise et des plans d’ajustement structurel, sont les principaux artisans du changement, tant dans l’arène publique que dans la sphère familiale. De la sphère politique jusqu’aux affaires matrimoniales en passant par les rapports intergénérationnels, les jeunes bousculent l’ordre gérontocratique traditionnel et investissent des espaces qui leur étaient jusqu’alors inaccessibles. Les rapports sociaux de sexe sont aussi bouleversés. Véronique Hertrich montre comment la privatisation du processus matrimonial chez les Bwa, qui s’affirme particulièrement dans les années 1990, a été portée par un mouvement d’émancipation des femmes, notamment par le biais de la migration féminine de jeunesse. À Dakar, suggère Mamadou Dimé, l’investissement du champ économique par les femmes remet également en cause le modèle traditionnel de distribution des rôles, suivant lequel le mari est le principal pourvoyeur et prend totalement en charge son épouse.

Bien qu’associés à des changements sociétaux profonds, ces processus demeurent pourtant fragiles et leur avenir incertain. Ainsi Marie-Nathalie LeBlanc et Muriel Gomez-Perez soulignent que, même s’ils ont gagné en autonomie, les jeunes disposent d’une marge de manoeuvre encore étroite et leur implication dans le mouvement associatif est fragile. Mamoudou Gazibo pose également la question de la durabilité de l’action de la société civile nigérienne. Parfait Eloundou et Vongaï Kandiwa montrent, quant à eux, que la force du confiage d’enfants comme filet social (le confiage d’enfants vers des ménages plus nantis et de plus petite taille) dépendra fortement de l’évolution économique et démographique du continent. Joseph Tonda et Alain Marie, pour leur part, se montrent ici particulièrement sceptiques quant à l’évolution des processus en cours. Joseph Tonda souligne les fortes tensions et la violence qu’ils engendrent et qui s’expriment notamment dans l’imaginaire de la sorcellerie. Alain Marie argumente que la « sur-communautarisation » des sociétés africaines, qui puise ses racines dans la colonisation et la « postcolonie », constitue un terreau de violences communautaristes (d’ordre ethnique, religieux ou même clanique) et « bloque » l’épanouissement de l’individualisme démocratique, dont on perçoit pourtant les signes avant-coureurs.

Bien que l’ensemble des contributions signalent la fragilité et les limites de l’individualisation « à l’africaine », elles démontrent surtout, chacune à sa manière, la vitalité et la créativité des processus en cours. Loin des idées reçues sur une Afrique figée et réfractaire à toute forme de modernité, les auteurs de ce numéro de Sociologie et sociétés révèlent les multiples facettes d’un continent en mouvement, qui innove et invente, par choix ou par nécessité, des voies de compromis et des processus hybrides vers un autre individualisme que celui du chacun pour soi.

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