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Elle gardera sans doute éternellement certaines caractéristiques : la laideur extérieure, l’ambiance triste et déprimante, la rudesse et l’humeur moqueuse de ses habitants et, hélas, son manque de goût et de tact.

Luc Gersal, d.i. Jules Legras sur Berlin, 1892

Traduction : David Ouellet

Lors d’un jeu inspiré de Bourdieu[1], qui consistait à se questionner, dans une intention anthropomorphisante, sur les « qualités » de villes allemandes à l’aide d’une liste de suggestions (cosmopolite, dynamique, cultivée, etc.), il s’avéra que seul Berlin parmi les villes en question était perçu en grande partie comme ordinär. En allemand, ordinär signifie non seulement « habituel » au sens français d’« ordinaire », dont il est dérivé, mais surtout « commun, ordurier », ce qu’en français l’on désigne par « vulgaire », et plus fortement encore, par « sale ». Le mot « obscénité » révèle plus nettement le champ de connotation qui lui est propre : on entend par là tout aussi bien « saleté », « ordures » et « excréments » qu’« insulte », « gros mots » et « injure ».

Ce n’est pas par hasard que le l’« écrivain pop » Christian Kracht, un « petit prétentieux arrogant » (Schnösel) de Hambourg, a réuni précisément ces deux aspects dans sa grotesque injure à l’endroit de Berlin : « Les gens à Berlin [...] ils sont si grossiers et impolis et ils se vautrent dans les excréments de chien » (Tagesspiegel, 2 juillet 2000). Cet exemple illustre bien que l’anthropomorphisation des villes n’est pas accidentelle. Lorsqu’on qualifie une ville de vulgaire ou de cultivée, de travailleuse ou d’arrogante, on désigne par là, somme toute, non pas la ville elle-même, mais l’habitant représentatif de cette ville. Il en va de même pour notre « témoin principal » (Kronzeuge) : Schnösel, en allemand, est indissociable d’un type hambourgeois particulier, le jeune homme arrogant, un peu dandy, parfois aussi l’apprenti vendeur habillé de manière trop élégante. Il rencontre sa variante américaine, en ce qui concerne sa prétendue arrogance, dans le city slicker [2] new-yorkais, soit le type raffiné de la grande ville.

Le rapport de tension entre le Schnösel de Hambourg et le Proll (prolo) berlinois laisse deviner une relation symbolique entre villes qui semble avoir son écho nord-américain dans le rapport entre New York et Chicago. Ce n’est pas un hasard si au cours de son histoire Berlin n’ait guère été comparé avec New York, mais plutôt invariablement avec Chicago, en vertu de sa croissance, de son impétuosité et de sa dureté. À l’habitant de Chicago, réputé, depuis le poème Chicago (1915) de Sandberg, pour être carré d’épaules, bruyant et grossier, bref, le hog butcher of the world [3], correspond l’image immuable du Berlinois lourdaud, grossier et grande gueule.

Le récit

« À 10 h 30, il y a dans la rue Jonas à Neukölln une manifestation d’environ 300 écoliers de l’école élémentaire Peter-Petersen ; elle porte le nom d’Attaque contre la merde de chien. »

Tagesspiegel, 24 mars 2003 : Manifestation du jour

« Se upp för hundeskiten pa trottoarerna, det är det enda jag aldrig kann förlika mig med i Berlin. »

Note dans un reportage sur Berlin dans la revue suédoise Res, 7/8 1999

Lors de nos premières promenades, j’ai immédiatement remarqué quelque chose. À Schöneberg aussi il y a beaucoup de crottes de chien. Mais ici, à Friedrichshain, l’accumulation d’excréments de chien est incroyable. À proximité des arbres et des échafaudages, se constituent des formations bizarres de crottes de chien aux couleurs et aux consistances variées. De temps à autre, un camion-aspirateur d’excréments de chien passe. Mais il passe vraiment très sporadiquement. Et dès qu’il est reparti, les crottes envahissent tout de nouveau. Surtout les trottoirs. C’est pourquoi, même en couple, les gens ne marchent que très rarement côte à côte, et préfèrent, le plus souvent, marcher l’un derrière l’autre. Car lorsqu’ils marchent côte à côte, l’un des deux est assuré de marcher dans un petit tas de crottes. Et on baisse toujours le regard. Toujours ! C’est pourquoi on marche souvent dans la rue, mais alors côte à côte, et quand passe une voiture, l’un derrière l’autre, un peu comme une fermeture éclair (Reissverschlussverfahren[4]). Ici, dans le quartier, on ne lève les yeux qu’une fois arrivé droit devant la vitrine. Faute de quoi, il peut nous arriver la même chose qu’à notre voisine de l’aile latérale de notre édifice. La vieille dame marche avec des béquilles parce qu’elle a glissé sur une merde de chien devant la porte de l’immeuble.

Tip, 04/2003, p. 22

Les histoires bizarres qui circulent sur Berlin et ses crottes de chien ont certainement, c’est indéniable, leur fondement empirique : il y a environ 200 000 chiens à Berlin qui produisent quotidiennement 40 tonnes d’excréments. Ceci représente une « accumulation » d’excréments de chien presque quatre fois supérieure à celle de Paris, par exemple, bien que Paris compte trois fois plus d’habitants que Berlin. Aussi n’est-il pas étonnant qu’il y ait désormais à cet effet des signaux officiels d’interdiction et que le délit de pollution routière par excréments de chien puisse être punissable en vertu de l’article 8, alinéa 3 de la Loi sur le nettoyage des rues, par une amende de 100 euros. En théorie, mais pas en pratique : en 2002, pour 14 400 tonnes d’excréments de chien, il n’y a eu au total que 63 plaintes. Rien, notamment, ne provoque à Berlin plus de colère (et de pertes de votes) que réprimander les propriétaires de chiens. En cas de doute, le policier lui-même est un partisan déclaré des chiens et, comme on dit, ferme les yeux. En dépit d’une urgence bien réelle, qui se révèle littéralement au grand jour surtout au printemps, après un long hiver neigeux, les crottes de chien sont à Berlin non seulement une matière, mais aussi (et surtout) un symbole de l’état délabré et non civilisé de Berlin et du Berlinois.

Dans un reportage publié dans son édition du 24 mai 2003, le quotidien berlinois Tagesspiegel répertoriait les manquements au savoir-vivre dans l’espace public : des chiens qui défèquent sur les trottoirs, des hommes qui urinent dans la rue (peut-être ceci met-il en valeur la symbiose entre le Berlinois et son chien, R.L.), la consommation d’alcool en public, la mendicité pressante, la grillade sauvage dans les parcs (où sont préparés des cochons entiers dans des foyers creusés), les cyclistes anarchiques sans aucun respect pour le code de la route, les automobilistes agressifs qui invectivent les autres usagers de la route, ce ne sont là que les exemples les plus manifestes de moeurs plus relâchées à Berlin que dans toute autre ville allemande.

C’est pourquoi il semblerait de plus en plus que le véritable obstacle empêchant Berlin de devenir une ville cosmopolite soit le Berlinois ordinaire, l’homo berlinensis. Lui, que la presse et les politiciens ont dorloté et entretenu pour sa grande gueule (« l’humour berlinois ») pendant des décennies, ne satisfait soudainement plus aux exigences élevées projetées sur le citoyen cosmopolite du « nouveau Berlin ». Désormais, le Berlinois n’est soudainement plus impertinent (schnodderig) mais impoli, il n’est plus franc mais dépourvu de style et rustre. Entre-temps, une troupe entière d’appelés – comtesses, promoteurs de fêtes, personnalités mondaines (Gesellschaftsmenschen) – s’occupent de l’état misérable de la ville et se dédient corps et âme au rehaussement des moeurs locales de manière à ce que la haute société atterrie à Berlin soit fréquentable. Il existe désormais à cet effet des clubs mondains comme le Capital Club, au nom ambigu, ou l’exquis China Club, hébergé par l’Hôtel Adlon, dont la fonction prioritaire est la formation d’une nouvelle élite recrutée de préférence parmi ses propres membres. Celle-ci doit établir des normes culturelles et remodeler Berlin (et les Berlinois) de bas en haut. Cela semble être une urgente nécessité car la liste de défauts civilisationnels est en effet bien longue. Un petit « bonjour » par ici, un « s’il vous plaît » ou un « merci » par là, de tels efforts ainsi qu’un peu de soin vestimentaire contribueraient à mon bien-être, opine dans le Tagesspiegel Friedel Dautzberg, restaurateur spécialiste du service aux politiciens, autrefois de Bonn, aujourd’hui installé à Berlin. Il savait bien que Berlin n’était pas Düsseldorf [5], « mais au cours de ses nombreuses années de travail, il n’avait encore jamais servi autant de gens en pantalons courts que cet été » (Tagesspiegel, 6 septembre 1999). Même si le chef cuisinier du grand magasin de luxe KaDeWe déclare de manière trop bienveillante que le Berlinois est aussi chic que quiconque et sait se comporter comme toute personne normale (une constatation qui amène plutôt à conclure le contraire), la critique de la condition berlinoise a conduit à une véritable mise au pilori de Berlin. Celle-ci se concentre surtout sur trois domaines usuels que nous voulons explorer de plus près dans ce qui suit : le mauvais goût, le mauvais style et les mauvaises manières.

Mauvais gôut

La joie berlinoise, c’est celle de la foule, quand elle mange son gepökeltes Fleisch et ses Eisbeine.

Jean Giraudoux, Rues et Visages de Berlin, 1930

Le 29 juin 2003, à l’angle des rues Kant et Kaiser-Friedrich, on a installé une plaque commémorant une certaine Hertha Heuwer. Elle avait mélangé en 1949 du ketchup avec des épices, inventant de la sorte la sauce curry grâce à laquelle une simple saucisse rôtie devint la fameuse Currywurst[6] berlinoise. « Son idée est tradition et plaisir éternel », dit la plaque commémorative de façon plutôt menaçante. On rend hommage à cette tradition chaque année avec le concours de la meilleure Currywurst de Berlin appelé Currywurstfest, dont l’objectif le plus distingué, selon la déclaration d’une participante, est de « transmettre à nos concitoyens notre patrimoine culturel urbain [notamment, la Currywurst] avec amour et respect » (Tagesspiegel, 21 septembre 2002). La folklorisation de la Currywurst[7], réalisée dans l’idiome que Bourdieu appelait le langage cryptique (« notre patrimoine culturel urbain »), possède un fondement réel, soit une infrastructure d’environ 2000 kiosques de rue, qui marquent décisivement de leur empreinte la physionomie de Berlin. Certes, l’ubiquité du kiosque de rue est en recul, puisque les espaces non bâtis hérités de la guerre et occupés par les kiosques disparaissent systématiquement depuis la chute du mur. Le kiosque de rue, lieu de choix gastronomiques fondamentaux entre la « saucisse avec ou sans peau d’intestin » et les « frites blanches » (avec mayonnaise) ou « rouges » (avec ketchup), mais toujours « bien fortes », est devenu constitutif de l’imaginaire de Berlin. Que le Berlinois consommant une saucisse appartienne aux motifs préférés de la représentation photographique stéréotypée de Berlin n’en est pas la seule preuve[8]. En témoigne aussi cette querelle politique de plusieurs mois sur l’emplacement d’un kiosque à saucisses (situé droit devant la Porte de Brandebourg), impliquant le sénateur pour le développement urbain qui plaida en faveur du maintien de l’emplacement (sic !) . À Berlin, il est recommandé de prendre position sur la saucisse pour être accepté des masses. Dans son émission « On parie que… », l’animateur de télévision le plus populaire d’Allemagne, Thomas Gottschalk, a récemment réussi à attirer par un froid glacial plus de 500 Berlinois, leur lourd gril sous le bras, devant la Porte de Brandebourg, où ils ont préparé la fameuse Currywurst (une réponse populiste à la querelle du kiosque de saucisses). Dans les années 1980-1990, le feuilleton télévisé « Les trois dames du gril[9] » alla même jusqu’à faire du kiosque à saucisses d’une famille berlinoise la scène principale de l’intrigue d’une série télévisée. L’importance symbolique de cette série berlinoise se mesure pleinement lorsqu’on considère que l’interprétation des rôles principaux a été confiée aux acteurs de boulevard préférés de Berlin (Brigitte Mira et Günther Pfitzmann, récemment décédé), qui, dans leur vie privée aussi, sont, ou plutôt, étaient considérés comme l’incarnation du « Berlinois » et de la « Berlinoise ».

L’amour du Berlinois pour la saucisse ne date pas d’hier ; Berlin est depuis déjà plus de cent ans la ville des Bockwürste[10]et autres saucisses ; déjà, le capitaine de Köpenick[11] avait cédé à ses hommes quelques thalers de son butin « pour de la bière et des saucisses de mouton ». On voit volontiers dans cette prédilection pour la saucisse une bonne tranche de modernité berlinoise : la saucisse étant en fin de compte un plaisir consommé debout et en vitesse. En fait, l’histoire culturelle de Berlin après la fondation du Reich la caractérise comme la ville de la vélocité forcée ; à Berlin, on se voit volontiers comme la « ville au tempo le plus rapide du monde ». Le « tempo » est devenu le symbole – pas toujours prisé – de la ville (« tempo berlinois ») comme du Berlinois. Ceci s’exprime surtout dans la promptitude attribuée au Berlinois : « Avant même qu’tu dises saucisse, j’l’ai déjà bouffée », selon un exemple particulièrement pertinent pour notre sujet.

Cette hâte sert toutefois aussi à dissimuler la simplicité culinaire considérée comme typique de Berlin, comme l’illustre la citation de Jean Giraudoux ; dans une ville d’Allemagne méridionale, cette simplicité serait tout simplement inconcevable. Cette absence de prétention, à la grande horreur de la nouvelle haute société en formation, n’épargne pas les sphères sociales supérieures. Encore aujourd’hui, la Bulette[12] ne peut manquer au buffet (sic !) du Sénat.

Mauvais style

Une ville cosmopolite, affirme le spécialiste de théâtre polonais Andrzey Wirth, est une ville où l’on peut porter un chapeau. À l’aune à ce critère, Berlin ne serait pas une ville cosmopolite. Il a presque renoncé à marcher dans Berlin coiffé d’un de ses chapeaux sélects. Il provoque chaque fois une telle sensation qu’il craint qu’on lui fasse tout d’un coup sauter le chapeau de la tête.

Peter Schneider, 1999, p. 45

Un des plus importants et, impardonnablement, des plus négligés indicateurs de l’habitus propre à la ville est le code vestimentaire. Chaque ville possède un code vestimentaire déterminé, c’est-à-dire un savoir implicite quant aux vêtements qu’il est convenable de porter en public. Qui ne connaît ou ne respecte pas le code vestimentaire de Berlin peut rapidement devenir un objet de moquerie parce qu’il est incorrigiblement surhabillé. Ce qui par exemple est considéré convenable pour le marché aux victuailles de Munich (incluant le châle jeté sur les épaules) peut couvrir de ridicule le même individu au marché de Berlin. Par exemple, porter un chapeau est encore considéré légèrement excentrique pour les hommes (et signale un homme civilisé [Kulturmensch] de haute provenance). Jusqu’il y a quelques années, les hommes en manteau étaient l’exception dans les rues de Berlin ; on favorisait et continue de préférer les vestes de type parka[13]. Les pantalons de sport en toile de parachute colorée, assortis en été de camisoles côtelées (hommes) et de hauts (femmes), sont le dernier cri de la Street Couture[14] de Berlin. Cette culture vestimentaire n’a trouvé aucune grâce aux yeux du sénateur berlinois des finances, qui exprima ainsi ses pensées sur l’état de Berlin : je ne peux toujours pas comprendre, a déclaré le politicien tout juste déménagé à Berlin, que tant de gens se promènent en pantalons de sport.

Dans un entretien avec Tobias Timm, arrivé à Berlin de Munich, le rédacteur en chef du magazine culturel Aspekte de la deuxième chaîne allemande s’est exprimé sur la « laideur fondamentale » de la ville, qui selon lui se manifeste en premier lieu dans la tenue des Berlinois :

Allez au théâtre à Berlin, par exemple. Sans même savoir dans quelle ville vous êtes, vous aurez tôt fait de le découvrir simplement à cause de la tenue des gens. D’un côté – je ne peux la décrire que par l’odeur d’une mauvaise eau de toilette – il y a ces gens d’un certain âge en costume de première communion qui leur va mal. On a l’impression qu’ils se sont procuré leur billet d’entrée à l’agence sociale. Ce ne sont pas des pauvres, non, ils se promènent bien conscients d’être aussi pouilleux et miteux. Ou alors, ce sont les jeunes gens : visiblement, il convient à la société berlinoise d’afficher son mépris pour les apparences... Je n’arrive pas à comprendre comment un public qui se considère lui-même intéressé par la culture puisse se promener en haillons, comme on le voit à Berlin.

Timm, 2003, p. 89

Les visiteurs de la ville remarquent toujours la divergence entre l’offre des boutiques et des grands magasins de luxe de Friedrichstraße et de la Kurfürstendamm par exemple, et les habitudes vestimentaires ; les Français (peut-être les Parisiens, plus exactement), plus que tous les autres, sont à cet égard des observateurs sensibles. On peut carrément parier que les personnes vêtues avec élégance sont des visiteurs ou de nouveaux arrivés ; on pourrait aussi affirmer que le code vestimentaire berlinois n’est pas (encore) familier à ces groupes. Ennemi juré de l’ostentatoire et de l’extravagant, le « conformisme des classes dominées », mis en évidence par Bourdieu, semble constituer ici l’axe du style berlinois. « Il n’y a pas encore vraiment de public disposant d’un grand pouvoir d’achat », expliquait avec une dose appropriée d’euphémisme un détaillant du grand magasin de créations récemment inauguré, le Stilwerk. « Les gens s’en tiennent aux aubaines et aux tables d’articles en solde » (Tagesspiegel, 26 octobre 2000). En effet, cette mentalité axée sur les aubaines est considérée très berlinoise[15] . Ce trait de caractère s’est lui aussi manifesté dans la culture de masse : Berlin est probablement la seule métropole du monde à avoir produit un succès musical (Inventur-Ausverkauf [16]) portant sur les tables d’articles en solde.

Mauvaises manières

Trois Américains fixent, désemparés, la carte du petit déjeuner et demandent au serveur : « Que pouvez-vous donc nous recommander ? » Et le serveur réplique : « Qu’est-ce que j’peux ben vous r’commander ? J’connais pas vot’ goût, moi ! »

Wiedemann 1999, p. 1042

Soyez les bienvenus.

Mercredi matin, centre administratif de l’arrondissement de Mitte. On veut s’inscrire dans le registre de Berlin. Nous sommes encore un peu endormis lorsqu’on nous appelle dans une salle. Le formulaire d’inscription n’est pas encore rempli. Le chef de service se met à hurler : « Vous êtes vraiment impossibles ! Vous êtes le plus grand fiasco qu’il m’ait jamais été donné de recevoir à neuf heures ! » Ça commence vraiment bien ! »

« Liste berlinoise », Tagesspiegel, 24 août 2003

À une lettre de louanges que j’avais écrite pour souligner la politesse d’une conductrice d’autobus de la Société des transports de Berlin (bvg), le responsable de la « direction du marketing » de l’entreprise me répondit, sans aucune ironie, par les lignes qui suivent :

Cher Docteur Lindner, nous vous remercions de votre lettre de louanges datée du 15 juillet 1994, dans laquelle vous nous appreniez que le 14 juillet 1994, la conductrice de l’autobus numéro 3695 de la ligne 100 s’était comportée de manière très aimable à l’égard des clients en les saluant avec un « bonjour » amical. Bien que nous attendions généralement de nos employés en contact avec la clientèle qu’ils soient toujours aimables et, selon leurs capacités, serviables envers le passager, ce n’est malheureusement pas toujours le cas. Nous nous réjouissons d’autant plus que vous vous soyez donné la peine de nous informer de votre expérience positive, car ceci non plus ne va pas de soi. Nous transmettrons volontiers à l’employée en question vos éloges de manière à ce qu’ils puissent la motiver et la stimuler dans l’exercice ultérieur de ses fonctions. Salutations cordiales…

Ce que la Currywurst est à la gastronomie et le pantalon sport en toile de parachute à la mode, l’employé de la Société des transports de Berlin (bvg) l’est aux manières : il engueule son client au lieu de l’accueillir amicalement. De telles anecdotes à propos des chauffeurs d’autobus berlinois sont légion et appartiennent au urban folklore[17], y compris la conciliante locution finale et autoréflexive « Sehnse, det is Berlin ! » (Voyez-vous, c’est ça Berlin). Le « Zrrrrrckbläbidde » (Zurückbleiben bitte ! [Restez derrière s’il vous plaît !]) aboyé et à demi avalé dans les stations de métro est bien sûr devenu chose du passé ; seulement, toutefois, parce que la procédure d’embarquement a été automatisée.

L’écrivaine berlinoise Monika Maron a attribué le « ton de base aboyeur » du parler berlinois, « qui provoque souvent des malentendus dans les rapports avec d’autres groupes de population, particulièrement avec les Allemands du sud », de façon intéressante à son aptitude pour la communication avec les chiens : « Le chien, tout aussi inapte que le Berlinois à la phonétique civile du ton chantant sud-allemand, n’a pas de malentendus avec le Berlinois, tout comme le Berlinois, réciproquement, reconnaît dans l’aboiement rauque du chien des éléments de son propre langage, ce qui renforce son attachement pour le chien. Par conséquent, l’expression “gueule berlinoise” doit être comprise moins comme une connaissance critique de soi que comme un amour du chien étendu à un amour de soi » (Maron, 2000, p. 201). Cette étonnante interprétation rend au moins compréhensible la symbiose entre chien et maître.

Il circulerait dans les milieux de correspondants étrangers un jeu de société nommé « Bingo de la grande gueule » dans lequel les journalistes échangent des témoignages de désobligeance berlinoise vécus la semaine précédente. Le gagnant est celui qui présente le meilleur « engueuleur » de la semaine (Timm, 2003, p. 123). Theodor Fontane (1819-1898) s’était déjà exprimé dans une rubrique littéraire posthume sur le « ton berlinois », qui en plus d’accuser « une humeur querelleuse effarante, une volonté de toujours avoir raison à tout prix », serait le « plus indélicat » que le monde connaisse (Fontane, 1977, p. 177). À Berlin, ville qui veut pourtant se hisser au rang de métropole de services d’envergure mondiale, les relations normales entre dispensateurs de services et clients paraissent renversées : « On dirait que tous ont choisi le mauvais métier ! Le vendeur fait la leçon au client, le serveur punit le dîneur, l’ouvrier a besoin d’une retraite aux flambeaux avant d’enfin se pointer », raisonne le chauffeur de taxi de Stan Nadolny (Nadolny, 1981, p. 239).

Les multiples illustrations démontrent toutefois aussi que le ton rude berlinois appartient déjà au folklore : « On n’aime pas le dire tout haut, dit-on dans un commentaire débordant d’ironie, la légendaire grossièreté berlinoise est entre-temps devenue une sorte de facteur de localisation. Les dix millions de touristes seraient déçus si nous les privions de vulgarités et de répliques cassantes et ne les jetions pas, tel qu’il est promis dans tous les guides de voyage, dans le bain d’acier de la goujaterie berlinoise » (Tagesspiegel, 5 mai 2001). Un conducteur de métro poli, qui, contre toute attente, avait souhaité aux passagers « une bonne journée » fut à l’origine de cet « avertissement » ironique.

Cadrer la voix de la ville

« … to what extent does a city belong to the people who live there… ? »

Alan Blum, 2003, p. 79

Le discours sur la « ville mondiale » fait désormais partie de ces notions sémantiques universelles et courantes, qui, comme l’ont constaté Bourdieu et Wacquant (1996), ont acquis le statut de lieux communs au sens aristotélicien d’idée, avec lesquels on peut, mais dont on ne doit pas débattre. Que ce soit dans des revues savantes ou dans des revues populaires, dans des colloques scientifiques ou dans des congrès de politique urbaine, dans la bouche d’experts ou dans des rapports de commissions, partout le credo de l’avenir des métropoles dérivé de la thèse de la ville mondiale est rabâché comme par un moulin à prières : la tertiarisation de l’économie urbaine, la polarisation de l’espace urbain en citadelles et ghettos, et l’embourgeoisement étendu des quartiers centraux. Ceci dissimule un modèle de transformation urbaine conçu comme une initiative d’élites économiques et politiques qui viennent de l’extérieur de la ville et la transforment selon leur goût :

The guests (and newcomers, R. L.) subvert the city through a process of parasitism where its interior is exteriorized by virtues of the agenda-setting initiatives of those external to its history who only come to it for instrumental reasons.

Blum, 2003, p. 106

Un tel modèle vertical de transformation urbaine revient évidemment à « compter sans l’hôte », comme on dit :

Quand, il y a quatre ans, je suis arrivé dans la ville, ma première découverte fut de constater que Berlin est habité par des Berlinois. On a tant parlé et écrit sur Berlin, qu’on pourrait croire que cette ville est habitée par des architectes et des investisseurs ou par de quelconques citadins de capitales neutres ou tout au plus par des Ossis et des Wessis[18]. Mais Berlin est habité par des Berlinois et c’est pourquoi les premières rencontres avec eux donnent l’impression d’une confrontation permanente du style High Noon : C’est eux ou moi !

Non pas que les gens soient hostiles. Ils sont tout simplement d’une grossièreté qui outrepasse sensiblement le cadre des usages de la communication urbaine anonyme. Si on regarde sa monnaie une seconde de trop, le contrôleur dit : “Ç’est pas possible !” Si on exige à la caisse du supermarché deux sacs de plastique, la caissière vous corrige : “Un seul suffit !”. Si on monte dans un taxi à la sortie du métro, dès que le chauffeur entend la destination de la course, il vous engueule en disant de bien vouloir utiliser l’autre sortie de métro la prochaine fois. Même un conseil altruiste sur la façon d’épargner de l’argent pour le transport est donné comme une gifle.

Wiedemann, 1999, p. 1038

La « voix de la ville » est sèche et cause des ennuis à ceux qui sont venus à Berlin pour des raisons instrumentales. Comme en témoignent de façon impressionnante les plaintes à propos de Berlin, les pionniers de la marchandisation des villes – l’« aménagement » des villes ne signifie rien d’autre pour les investisseurs – se butent à des obstacles considérables dans leur mission. Ces obstacles se sont révélés être des dépôts historiques de ce qui, selon Gustav Seibt (2003), représente l’unique constante de la vie berlinoise qui ait réchappé à tous les bouleversements et abîmes historiques de 1914 à aujourd’hui, soit le « peuple berlinois ». Berlin est, avec peut-être la région de la Ruhr, l’ancien centre de l’industrie lourde et des industries minière et sidérurgique, une localité sans bourgeoisie, du moins, sans bourgeoisie qui établisse de style. Le Berlin prussien ne possédait pas de bourgeoisie digne de ce nom, abstraction faite des juifs berlinois émancipés tôt et culturellement exigeants. Le parvenu était bien plus caractéristique de Berlin et était réputé pour son manque de style et de goût. Le fermier proverbial en est la personnification, celui qui pendant les années fondatrices a rapidement accumulé de l’argent, mais pas de savoir-vivre. Walter Rathenau appelait Berlin le « parvenu des grandes villes et la grande ville des parvenus ». Parvenu des grandes villes, certainement, étant donné, qu’en comparaison avec Paris ou Londres, son développement a été bien tardif et d’autant plus turbulent, mais aussi un peu en raison d’une croissance organique défaillante qui donna lieu à des excroissances de mauvais goût.

La bourgeoise berlinoise a elle-même des traits prolétaroïdes ; on ne distingue guère la « Madamm » (sic !) berlinoise de sa bonne. La classe urbaine qui donnait le ton[19] et établissait le goût fut formée par le prolétariat industriel (industries de la construction, mécanique et électrique), recruté – encore un parallèle impressionnant avec la région de la Ruhr – parmi des immigrants des provinces à l’est de l’Elbe, ainsi que de Pologne.

« Quelle sorte de population était-ce ? », demande Gustav Seibt. Il répond ainsi à sa propre question et à nous-mêmes :

Elle était exactement ce pour quoi on la redoutait et frissonnait dans le reste de l’empire : sans tradition ni racines, c’est-à-dire intégralement urbaine, insensible, libre de préjugés au point d’en être immorale, sans façons dans ses rapports, de tempérament sentimental, geignarde, butée, prompte à la riposte, parfois mensongère, au fond pas mauvaise, le plus souvent réticente à l’excès politique, facile à divertir, en matière de nourriture et d’amusement d’une simplicité inconcevable dans une ville cultivée de Saxe ou du sud de l’Allemagne, par exemple.

Seibt, 2003, p. 296

Pour Seibt, le « peuple berlinois impassible, grincheux, paresseux » a marqué l’habitus du Berlinois jusqu’à aujourd’hui :

Le prolo déborde toujours de vitalité, traverse son quartier accompagné de son chien et ne fait aucun cas de la fréquente critique de son apparence négligée et de l’infâme toile de parachute de son pantalon sport.

Seibt, op. cit.

En comparaison avec d’autres villes, Berlin est la « ville barbare[20] » marquée par le goût de nécessité bourdieusien en matière de vêtements, de cuisine et de culture.

Pour Harald Martenstein, le ton berlinois était celui d’un prolétariat assuré de sa propre valeur et dominant la ville ; il utilise le temps passé car il est d’avis que le prolétariat berlinois, compris avant tout comme une catégorie culturelle plutôt qu’économique, bat en retraite :

Les prolétaires berlinois se sont sentis comme les vainqueurs de l’histoire. À l’est, on le leur a même annoncé officiellement : le prolétariat est la classe dominante. Et à l’ouest, qu’en grand nombre les Berlinois qualifiés et éduqués avaient quitté pour s’évanouir en Allemagne occidentale, le prolétaire et la prolétaire se sentaient fortement supérieurs aux nouveaux habitants qui déferlaient sur leur ville, soit les étudiants et les Turcs. Mais à présent, d’autres arrivent. Des conquérants. Avec de l’argent. Éduqués. Pour la première fois, il pointe à l’horizon du prolétaire berlinois une sombre possibilité : ne serait-il finalement pas le couronnement de la création ?

Martenstein, 2000, p. 53

Ce sont les « conquérants » qui pratiquent la semonce actuelle de Berlin (et des Berlinois) comme élément du combat culturel pour l’établissement de fines distinctions. Il se dissimule derrière ceci une aspiration à la distinction dirigée précisément contre le rejet populaire de tout ce qui est « exhibé » et en rapport avec les « manières ». Ce n’est pas un hasard si ce sont d’abord des néo-Berlinois de Munich et de Hambourg, adversaires traditionnels dans la compétition entre villes allemandes, qui mènent ce combat culturel. Dans notre petit jeu de villes avec Bourdieu, la civilité est une caractéristique de ces deux villes, dans sa version petite-bourgeoise (Munich) et grande-bourgeoise (Hambourg)[21]. Ce sont les habitants (ou plutôt les représentants) de ces villes qui attachent de l’importance à l’étiquette, à un certain train de vie, bref à ce qui d’une perspective populaire constitue les « manières ». Mais Martenstein, qui voit venue la fin du Berlin codé par le prolétariat, est en même temps convaincu que jamais Berlin ne deviendra Munich :

À Munich, il peut arriver que l’on puisse confondre gratin et société. À Berlin, c’est absolument impossible. Berlin est trop fort pour être dominé par une quelconque élite. Même s’il existe désormais à Berlin une clique chic, et qu’une bourgeoisie verra de nouveau le jour dans quelques années, la ville ne leur appartiendra jamais complètement. Elles devront, comme de tout temps dans l’histoire berlinoise, disputer à d’autres la suprématie. C’est pourquoi Munich paraît si confortable : les rapports de force sociaux y sont résolus.

Tagesspiegel, 24 août 2002

La « laideur de Berlin » paraît à plusieurs attrayante, plus attrayante du moins que le Munich « laqué », l’éternel modèle opposé. À Berlin, il est non seulement possible de réussir, mais il est aussi permis, du moins il était jusqu’à tout récemment, d’échouer. « À Berlin, je n’ai pas besoin de me demander si souvent pourquoi je n’ai rien fait de moi-même. En Allemagne occidentale, je me fais souvent l’impression d’être légèrement misérable », fait dire Sten Nadolny à son chauffeur de taxi diplômé universitaire (une figure sociale commune à Berlin-Ouest). À Berlin, un milieu plébéien se joint à une scène apparentée à la bohème. Ils ont en commun un certain laxisme par rapport aux moeurs à respecter pour faire carrière. Maintenant, Berlin doit aller « de l’avant ». Et la « barbarie » des indigènes devient un obstacle. Ceci est le sens plus profond du « grand récit des crottes de chien ».