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Je vous remercie de m’avoir donné la parole pour représenter dans cette réunion la discipline historique. D’autres historiens, éminents, présents dans cette salle, auraient pu remplir ce rôle. En me l’attribuant, vous avez choisi de faire témoigner un historien spécialisé sur les temps où Mauss a vécu. Soit. Je dirai ce que je pourrai, en vous priant de tenir compte du fait qu’il y a très peu de temps que j’ai reçu cette honorable mission, et que la préparation de ces propos a été forcément rapide. Du moins seront-ils brefs.
Interrogé sur « l’héritage de Mauss », que peut répondre l’historien ? Il peut déjà affiner sa réponse en distinguant l’héritage légué par Mauss et l’héritage reçu par lui.
D’abord, donc, l’héritage reçu, encore que vous puissiez le connaître par la biographie que Marcel Fournier (Fournier, 1994) a écrite et aussi par le texte plus récent intitulé « Mauss, le savant et le citoyen » (Fournier, 1998), et dans lequel j’ai quelque peu rafraîchi mes souvenirs. La principale chose dont vous attendiez de moi le rappel, c’est que Mauss appartenait au camp républicain à l’époque où celui-ci n’était qu’à peine la moitié de la France. Il était républicain à une époque où ce mot avait un sens plus précis, moins unanimiste, moins confusionniste que de nos jours. Républicain avec évidence : comment aurait-il pu être autre chose en son temps, dans sa jeunesse ? Les royalistes étaient alors si intimement liés à l’Église catholique, et celle-ci était si traditionnelle, si passéiste, à peine tolérante même, qu’un homme conscient appartenant à l’une des minorités confessionnelles pouvait difficilement en être. Quant au bonapartisme, l’autre alternative non républicaine, dans les années 1870-1880, pour des Alsaciens et des Lorrains — et Mauss était Lorrain, comme vous le savez — il portait l’opprobre de la guerre et de la défaite. Mauss était donc républicain, d’abord, si je puis dire, par soustraction, il ne pouvait guère être autre chose. On peut aller plus loin. À son époque, être républicain, à très peu d’exceptions près, c’était appartenir au camp, je ne dirai pas de la libre pensée mais du moins de la laïcité, de la fidélité à l’esprit des lumières ; c’était être assez optimiste pour croire au progrès de l’esprit par les seules forces de la raison. Mauss était républicain aussi parce qu’il prenait la Science au sérieux. Il est temps de rappeler à ce propos, pour ne fâcher personne, que la dissociation si fréquente aujourd’hui chez des savants, parfois éminents, entre un exercice purement rationnel de la pensée dans le domaine du savoir et d’autres modes de fonctionnement dans la spéculation sur les fins dernières ou sur la métaphysique, que cette dissociation donc était à peine entrevue, nullement dominante et moins encore hégémonique. On peut aller plus loin encore : la République plaisait au savant qu’il était pour deux raisons, l’une générale, l’effort d’instruction publique auquel est lié le nom de Jules Ferry, et l’autre, plus particulière, l’intérêt qu’elle portait à la science sociale nouvelle.
Sur le premier point, on tenait pour évident que la République, la démocratie libérale ne peuvent véritablement fonctionner qu’à partir du moment où la société civile a atteint un certain état d’éducation, de moralisation, j’allais dire de civilisation (mais il y a équivoque sur ce mot comme on vous l’a expliqué). On pourrait presque dire que quantité de simples militants républicains passionnément éducateurs dans leurs villages étaient un peu des durkheimiens sans le savoir.
La deuxième raison, plus particulière, était cette autre idée républicaine qu’il y aura un jour une science des sociétés permettant d’améliorer celle-ci par voie raisonnable et raisonnée, en faisant donc l’économie des révolutions violentes. On peut se demander si la sociologie n’a pas été l’une des sciences en qui la IIIe République a mis les plus grands espoirs mais, sur ce point qui est évidemment central, des savants plus compétents que moi discuteront dans le colloque. Naturellement, cette espérance implique que la république ne tombe pas, comme c’était déjà le cas pour certains, dans un empirisme conservateur, mais garde la visée progressiste et humaniste qui avait été celle de ses fondateurs de 1792 et de 1848. C’est une banalité de dire (vous excuserez peut-être le jugement de valeur que je fais sentir ici au passage) que c’est dans cet esprit-là et dans cette logique-là que les meilleurs des républicains, dès 1890, sont devenus socialistes ; et sont devenus socialistes, sans cesser d’être républicains, c’est-à-dire en préférant la réforme à la révolution violente. Ce socialisme d’optimistes, d’éducateurs, et de sociologues laïques savait critiquer la République telle qu’elle fonctionnait, mais sans abandonner les principes généraux et les procédures démocratiques qu’elle avait proclamés et institués. À ce point, vous aurez identifié une pensée que je n’invente pas et qui est aujourd’hui assez connue, celle de Jean Jaurès. C’est une chose évidente et parfaitement documentée dans les études de Marcel Fournier que Mauss a été un bon petit jauressien, un jauressien absolument exemplaire, jauressien dans toutes ses réactions et ses vues. Et qu’il l’est resté. Certes le magistère direct de Jean Jaurès s’est arrêté en 1914, mais (c’est toujours Marcel Fournier qui nous l’explique et qui nous le rappelle), c’est un peu dans cet esprit, qu’on peut définir par un attachement conjoint à la démocratie libérale comme méthode et à la justice sociale comme fin, que Mauss a dû de rester dans le courant central, le courant majoritaire, celui de Léon Blum. Il échappait ainsi aux deux dérives possibles, que je me garderai du reste de renvoyer dos à dos, celle des communistes et celle de Marcel Déat. Voilà donc ce que Mauss a reçu.
Arrivons à l’héritage qu’il nous a légué. La fin de sa vie n’a pas été marquée seulement par ses choix entre les grands courants de la gauche de l’entre-deux-guerres, elle a été pour lui, celle de la consécration, celle du succès et par conséquent celle d’une difficulté spécifique : comment partager son temps, comment concilier deux missions, qu’un homme de qualité peut ressentir comme également exigeantes : faire avancer la science et prendre sa part de la vie publique ? Le succès pour Mauss après 1930, c’est la consécration, c’est le succès, mais c’est aussi, l’hyperactivité, la multiplication des tâches, la dispersion des tâches et la difficulté de plus en plus grande à être à la fois un homme qui est utile en faisant progresser la pensée dans le domaine qui est le sien, et un citoyen qui est utile en prenant sa part, même humble, dans une vie militante qui n’a jamais trop de servants. Cette expérience-là fait un peu partie de l’héritage car Mauss n’y a pas trop mal réussi. La plus grosse part a tout de même été pour la Science.
Là, je serai bref. Que nous a-t-il légué, non pas à nous dans l’ensemble, mais à la petite corporation et génération d’historiens du monde contemporain de laquelle on m’a prié d’être le porte-parole ? Eh bien je dirai qu’il nous a légué l’ethnologie, et plus précisément l’idée qu’il existe une ethnologie générale, c’est-à-dire la possibilité d’analyses assez abstraites pour s’appliquer aussi à nos sociétés et pas seulement aux sociétés dites primitives. Beaucoup d’historiens aujourd’hui s’efforcent en effet de pratiquer un tel genre, dès lors qu’ils considèrent que l’histoire ne se compose pas seulement d’événements (militaires ou autres), d’institutions, de vie économique, de vie religieuse et autres classiques rubriques, mais aussi de rites, mais aussi de représentations, mais aussi de symboles, etc.
Cela nous l’avons reçu de Mauss, mais, je dois dire, pas directement. Les gens de ma génération ont peu lu Mauss ou l’ont lu tardivement. Nous avons été influencés d’une part par les Annales, la revue de Marc Bloch et de Lucien Febvre, d’autre part par quelques esprits indépendants de la génération précédant la nôtre ; je pense à un homme comme Philippe Ariès, dont je me demande aujourd’hui s’il avait lu Mauss ou non (je ne sais pas, je n’ai pas eu le temps de vérifier ce point de généalogie). J’ai aussi, pour ma part, conscience d’avoir été beaucoup influencé par Ernest Labrousse qui transmettait l’héritage et les inspirations de François Simiand, ce qui nous renvoie sinon à Mauss lui-même du moins à sa proche famille politique. Mais, dans l’ensemble, je dois dire que l’héritage de Marcel Mauss, repérable aujourd’hui à la réflexion rétrospective, nous est arrivé amalgamé dans le message global de l’histoire renouvelée au lendemain de la Libération.
Je n’ai rien d’autre à dire en conclusion sinon pour confirmer par ces propos et par ce témoignage l’intérêt extrêmement vif que portent les historiens à l’histoire de la vie intellectuelle et par conséquent leur gratitude pour les organisateurs du présent colloque.
Parties annexes
Note
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[1]
Séance d’ouverture, colloque sur « L’héritage de Marcel Mauss », Collège de France, Paris 15 mai 1997.
Bibliographie
- Fournier, Marcel (1994), Marcel Mauss, Paris, Fayard.
- Fournier, Marcel (1998), « Marcel Mauss, le savant et le citoyen », in Marcel Mauss, Écrits politiques, Paris, Fayard, p. 7-59.