Résumés
Résumé
L’article a pour but de démontrer comment les techniques expérimentales utilisées en sciences sociales peuvent contribuer à la mise en oeuvre de politiques publiques plus efficaces. On y décrit comment deux approches, l’expérimentation sociale et l’expérience en laboratoire, permettent de prévoir les comportements et réactions d’individus à l’égard de différents incitatifs et interventions que l’on retrouve au coeur des politiques et programmes sociaux. Pour décrire chacune de ces approches, l’auteur s’appuie sur deux projets récents menés au Canada par la Société de recherche sociale appliquée, dont les résultats intéresseront ceux et celles qui se préoccupent du problème bien actuel de l’exclusion sociale.
Summary
This article illustrates how experimental techniques in the social sciences can contribute to making public policies more efficient. Two approaches, social experimentations and laboratory experimentations, can be used to predict how individuals will react when faced with different public policies and programs interventions. Each approach is presented using data from recent projects conducted in Canada by the Social Research and Demonstration Corporation. The results will be of particular interest to those concerned with the current problem of social exclusion.
Resumen
El artículo tiene por objetivo demostrar cómo las técnicas experimentales utilizadas en ciencias sociales pueden contribuir a la puesta en obra de políticas públicas más eficaces. Se describen cómo dos perspectivas, la experimentación social y la experiencia en laboratorio, permiten preveer los comportamientos y reacciones de individuos frente a los diferentes incitaciones e intervenciones que se encuentran en el corazón de las políticas y de los programas sociales. Para describir cada una de estas aproximaciones, el autor se apoya sobre dos proyectos recientes dirigidos en el Canadá por la Sociedad de investigación social aplicada, cuyos resultados interesan a aquellos que se preocupan del problema bien actual de la exclusión social.
Corps de l’article
L’objet de cette note de recherche est d’illustrer comment les techniques expérimentales peuvent éclairer les choix de politiques et permettre d’instaurer des programmes sociaux efficaces. Nous discuterons de deux méthodes : l’expérimentation sociale et les expériences en laboratoire. On verra que ces deux approches, bien que différentes, peuvent être combinées et ainsi produire des renseignements fort utiles au processus d’élaboration des politiques. En permettant de mieux saisir le comportement des clientèles visées, ces techniques permettent de circonscrire les paramètres de nouvelles initiatives et contribuent ainsi à accroître leurs chances de succès. Sans parler des économies de fonds publics substantielles qui peuvent résulter d’une politique ou d’un programme mieux ciblé. En fait, il est difficile d’imaginer d’autres manières de mettre en oeuvre des politiques innovatrices que de les soumettre en tout premier lieu à une certaine forme d’expérimentation.
Pour présenter ces techniques, nous prendrons à témoin deux projets récents menés au Canada, dont les résultats intéresseront ceux et celles qui se préoccupent du problème bien actuel de l’exclusion économique. Le Projet d’autosuffisance (pas) met à l’essai une stratégie visant à « rendre le travail payant » à l’intention des prestataires à long terme de l’aide sociale. Avec ses 9 000 participants, cette expérience sociale est sans aucun doute la plus ambitieuse jamais mise en place au Canada. Le deuxième projet consiste en une expérience de laboratoire menée dans le cadre de la phase de conception d’une autre expérience sociale, $avoir en banque, visant à déterminer s’il est possible d’inciter les travailleurs à faible revenu à faire des économies pour accroître leur capital humain et, parallèlement, leur niveau de vie à long terme. Alors que le pas mise sur les suppléments de revenu comme moyen d’intégration au marché du travail, le projet $avoir en banque cible plutôt l’acquisition de connaissances pour augmenter l’employabilité et la productivité des travailleurs pauvres et minimiser les risques d’exclusion.
L’expérimentation sociale ou comment vérifier l’efficacité des politiques
Il est généralement reconnu parmi les spécialistes des méthodes d’évaluation que les estimations les plus fiables des répercussions d’un programme sont produites grâce à des expériences sociales, dont l’assignation aléatoire représente une caractéristique majeure. La technique de l’assignation aléatoire est un puissant outil pouvant servir à déterminer l’efficacité des nouveaux concepts de politiques. Pour connaître la différence suscitée par un programme, il faut savoir ce que les gens auraient fait de façon autonome en l’absence du programme. Par exemple, on sait que les bénéficiaires d’assistance sociale quittent les listes de l’aide sociale constamment grâce à leurs propres efforts. Certains s’en tirent parce qu’ils ont finalement trouvé un emploi, d’autres voient leur situation familiale changer ou le revenu familial s’améliorer pour une raison ou pour une autre. Si l’on veut observer les effets d’un nouveau programme visant à faciliter les transitions de l’aide sociale au travail, il faut garder cet état de choses à l’esprit. Si on l’ignore, on aura tendance à surestimer la contribution du programme en question, car tous les progrès observés seront attribués au programme. Il faut faire la distinction entre les transitions de l’aide sociale au travail qui sont réellement attribuables à l’effet du programme et celles qui représentent simplement ce que les gens auraient fait normalement de façon autonome. Les décideurs ont besoin de connaître le changement dans les résultats qui découle uniquement du programme.
En identifiant un groupe de référence qui ressemble étroitement à celui qui prend part au programme, nous pouvons déterminer ce que les gens auraient fait de façon autonome, quels que soient l’environnement économique ou les autres facteurs en cause. La meilleure façon de constituer un groupe de référence consiste à recourir à l’assignation aléatoire (figure 1).
Au départ, il s’agit d’identifier un groupe de personnes qui satisfont toutes aux critères de sélection établis pour le nouveau programme. On assigne ensuite aléatoirement chaque personne au groupe qui sera admissible au programme ou à un groupe qui ne sera pas admissible. Les personnes assignées à ce dernier groupe fourniront un point de comparaison à des fins d’évaluation. Lors d’une procédure d’assignation aléatoire, ce groupe est appelé groupe témoin.
En général, l’assignation aléatoire est la façon la plus efficace de s’assurer que les membres du groupe programme et ceux du groupe témoin sont à toutes fins pratiques identiques sous tous les aspects, notamment au chapitre de l’employabilité, de l’éducation et de leurs antécédents en matière d’utilisation de l’aide sociale. De façon plus importante, elle garantit que les deux groupes sont à toutes fins pratiques identiques selon des caractéristiques non mesurées (et peut-être non mesurables), telles que l’intelligence et la motivation. Lorsque, un, deux, trois ou quatre ans plus tard, on compare l’expérience des membres du groupe des participants avec celle des membres du groupe témoin, on peut avoir confiance que toutes les différences observées entre les deux groupes sont largement attribuables au programme.
Non seulement l’assignation aléatoire produit le meilleur groupe témoin possible pour mesurer les retombées du programme, mais le fait de choisir les gens au hasard est peut-être la façon la plus juste d’attribuer le peu de places qu’offre l’intervention. Au lieu d’avoir une approche qui favorise les plus « criards » ou une approche fondée sur le principe du « premier arrivé, premier servi » (qui favorise les personnes qui peuvent le plus facilement prendre des dispositions pour la garde des enfants ou le transport par exemple) ou une approche qui permet un « écrémage » (choix des personnes perçues comme les « meilleurs » candidats par les administrateurs du programme), l’assignation aléatoire offre à tous les membres du groupe cible spécifié une chance égale d’être choisis pour participer à l’expérience. Notons que la plupart des expériences sociales se font sur base volontaire. Bien que les participants n’aient jamais le choix d’appartenir à l’un ou l’autre groupe, ils demeurent pleinement libres de participer ou non à l’expérience[1].
Au-delà de l’assignation aléatoire, on aura compris que l’expérience sociale se caractérise par la collecte de données portant sur l’observation des résultats obtenus par les membres de chaque groupe et l’application de techniques d’inférence statistique permettant d’évaluer dans quelle mesure l’intervention étudiée aura généré des différences significatives entre les groupes programme et témoin. Pour découvrir si un programme est « efficace », le principal élément utilisé est une évaluation d’impact bien conçue qui permet de déterminer les différences dues uniquement au programme, au-delà des effets attribuables à ce que feraient les gens de façon autonome et indépendamment de l’effet de forces économiques ou autres qui peuvent entrer en jeu. Pour obtenir des réponses fiables à une étude d’impact, il peut être nécessaire de recourir à un grand nombre de participants. Il peut également être nécessaire de suivre des gens pendant plusieurs années après leur inscription à une étude — plus la période de collecte de données sera longue, plus il est probable que la totalité des retombées sera saisie. Pensons par exemple à une intervention au cours de laquelle les participants seraient invités à participer à des activités de formation qui contribuent à élever leur niveau de compétences. Les incidences de cette activité sur les emplois et les revenus peuvent se répartir sur toute une vie.
Alors qu’une évaluation d’impact indique si le programme fonctionne, c’est principalement grâce à une recherche sur la mise en oeuvre que l’on comprend comment et pourquoi il a fonctionné (ou n’a pas fonctionné). Cet élément d’une expérience sociale ou d’un projet de démonstration est fondé principalement sur une recherche par observation effectuée dans l’ensemble des lieux d’étude ainsi que sur des entrevues menées auprès des décideurs, des gestionnaires et du personnel chargé de la prestation du programme et sur des discussions avec les participants aux programmes. Contrairement à l’évaluation d’impact, la recherche sur la mise en oeuvre fait appel à des techniques d’analyse qualitative. La recherche sur la mise en oeuvre peut déceler les écarts entre la politique et la pratique, les goulots d’étranglement de l’acheminement du travail, les caractéristiques sous-utilisées du programme ainsi que le mouvement des participants entre les éléments du programme qui fonctionnent bien et ceux qui ne fonctionnent pas bien. Elle fournit également des informations sur le contenu et la qualité du programme.
Un autre élément clé de l’expérimentation sociale est l’analyse coûts-avantages qui permet de combiner les données tirées de l’évaluation d’impact à l’information portant sur les coûts opérationnels afin d’évaluer si un programme est rentable. Habituellement, cette analyse est réalisée à partir des points de vue respectifs des budgets gouvernementaux, des participants aux programmes et de la société dans son ensemble.
Lorsque ces outils d’évaluation sont combinés, les gestionnaires peuvent établir des liens directs entre la pratique et la politique ainsi qu’entre les répercussions et les coûts.
Le Projet d’autosuffisance
Une caractéristique des programmes d’aide au revenu réside dans leur potentiel de désincitation au travail. Dans le cas des programmes d’assistance sociale, les personnes reçoivent normalement des prestations lorsqu’elles ne travaillent pas et subissent une réduction ou une élimination de leurs prestations si elles commencent à travailler. Les efforts visant à réformer l’aide sociale se heurtent à un dilemme difficile : encourager l’autonomie et la volonté de travailler, tout en contrant la pauvreté. Si l’on veut augmenter les transferts aux personnes démunies pour combattre la pauvreté, on risque de décourager certains prestataires de rechercher et d’accepter un emploi, surtout si le salaire promis est faible. Ce problème se répercute dans la vie quotidienne des familles dépendantes de l’aide sociale. Comme de nombreux prestataires d’aide sociale sont peu scolarisés ou peu expérimentés au travail, les emplois qui s’offrent sont le plus souvent des emplois au salaire minimum. Pour ceux qui ont des personnes à charge, cela signifie plus souvent qu’autrement un salaire moindre que le revenu procuré par l’aide sociale. Aussi doivent-ils faire un choix déchirant : entretenir leur dépendance envers l’aide sociale ou accepter un revenu moins élevé dans le monde du travail, au moins jusqu’à ce que leur salaire augmente au rythme de leur expérience et de leur compétence. C’est le classique « piège de l’aide sociale » ou « trappe de pauvreté ».
C’est à Développement des ressources humaines Canada (drhc) que reviennent l’élaboration et le financement du Projet d’autosuffisance (pas) en tant qu’approche novatrice pour résoudre le problème à double facette de la dépendance envers l’aide sociale et de la lutte contre la pauvreté. La solution privilégiée par le pas s’inspire de la question suivante : qu’adviendrait-il si les prestataires d’assistance sociale avaient l’assurance de toucher immédiatement des revenus vraiment plus élevés en renonçant à l’aide sociale pour travailler ? En d’autres termes, que se passerait-il s’il était plus payant de travailler que de recevoir des prestations ? drhc a cherché la réponse à cette question en mettant en oeuvre un programme grâce auquel des chefs de famille monoparentale, prestataires d’aide sociale de longue date, se sont vu offrir un supplément de revenu mensuel en acceptant un emploi.
Toutefois, cette approche n’avait jamais été mise à l’essai. On en savait trop peu sur l’effet des incitatifs financiers sur le comportement des gens pour lancer une politique publique en ce sens en toute confiance. Comme le supplément de revenu pouvait s’avérer onéreux, il importait qu’on détermine d’abord la faisabilité du projet sur une vaste échelle, pour voir si la promesse d’un supplément de revenu parviendrait à réduire la dépendance envers l’aide sociale et à améliorer la santé financière personnelle. C’est dans ce contexte qu’on a jugé plus prudent de débuter avec un projet pilote afin de mettre à l’essai la solution proposée et d’obtenir l’information nécessaire à la prise de décisions stratégiques éclairées. On a confié à la Société de recherche sociale appliquée (srsa), un organisme sans but lucratif se consacrant à la recherche sur les politiques sociales, la responsabilité de mettre en oeuvre, gérer et évaluer le projet.
Le Projet d’autosuffisance a vu le jour en novembre 1992 et a fini par attirer quelque 9 000 participants du sud du Nouveau-Brunswick ainsi que du grand Vancouver et du Lower Mainland de la Colombie-Britannique.
Dans le cadre du pas, on a proposé des versements mensuels à des chefs de famille monoparentale (95 % étaient des femmes) qui recevaient de l’aide au revenu depuis au moins un an, à la condition qu’elles acceptent de travailler à plein temps (30 heures et plus par semaine) dans l’année suivant leur sélection. Ces suppléments au revenu étaient directement versés aux participants pour bonifier leur salaire, et ce, pendant une période maximale de trois ans, tant qu’ils continuaient de travailler à plein temps et ne retournaient pas à l’aide sociale.
Le montant du supplément a été calculé de façon à combler la moitié de la différence entre le revenu d’un participant et le niveau de référence fixé, soit 30 000 $ au Nouveau-Brunswick et 37 000 $ en Colombie-Britannique. Par exemple, en 1994, une résidante de la Colombie-Britannique qui travaillait 35 heures par semaine à un taux horaire de 7 $ aurait reçu un salaire annuel de 12 740 $, plus un supplément de 12 130 $, pour un revenu total de 24 870 $, soit presque le double de celui que lui aurait procuré son emploi seulement. Son revenu total aurait aussi dépassé le montant de ses prestations d’aide sociale de plus de 7 500 $, si elle avait deux enfants. De plus, comme cette formule prévoit une réduction de seulement 50 cents pour chaque dollar supplémentaire gagné, elle incite les participants à travailler pour un salaire tout au long de la période d’admissibilité.
En touchant le supplément de revenu, la mère monoparentale admissible tire immédiatement profit de son emploi. Avec une telle augmentation de son revenu, la participante au pas pouvait connaître un avantage à plus long terme : l’atteinte de l’autonomie avant que la période d’admissibilité de trois ans ne se termine.
Les résultats du PAS
Les premières études du pas ont révélé des résultats impressionnants.
Le tiers des prestataires d’aide sociale de longue date à qui on a offert le supplément de revenu du PAS l’ont accepté et se sont trouvé un emploi à plein temps.
Pour recevoir le supplément, les participants au projet devaient travailler à plein temps dans l’année suivant leur admission au projet. Trente-six pour cent d’entre eux ont trouvé un emploi et ont ainsi profité du supplément auquel ils étaient admissibles pendant trois ans. En moyenne, ces bénéficiaires du supplément ont reçu le supplément pendant 22 mois au cours de la période d’admissibilité de trois ans et ont vu leur revenu augmenter de plus de 18 000 $.
Deux remarques s’imposent. Premièrement, ce résultat nous ne nous dit rien sur l’incidence du programme puisqu’il ne comporte aucune comparaison avec le groupe témoin. Alors que l’on pourrait croire qu’un taux d’emploi de 36 % suivant l’instauration du programme est une excellence performance, on ne peut conclure rien de tel puisque ces personnes auraient peut-être trouvé un emploi de toute façon en l’absence du programme de supplément de revenu. De plus, on remarquera que si 36 % de ceux qui avaient droit au supplément ont trouvé un emploi, cela signifie également que 64 % des participants admissibles n’ont pas réussi à trouver un emploi ou n’ont pas choisi de se prévaloir de l’offre qui leur était faite[2].
Le PAS a encouragé le retour au travail, mais ses effets sur l’emploi se sont avérés assez minces une fois la période d’admissibilité terminée.
À la fin de la première année suivant l’assignation aléatoire (voir période 13 à la figure 2), les participants au projet étaient deux fois plus nombreux que ceux du groupe témoin à travailler à plein temps, et les effets positifs du pas sur l’emploi sont demeurés notables pendant presque toute la période de suivi. Les participants au pas pouvaient recevoir un supplément de revenu jusqu’à trois ans, et les effets du projet ont continué de se faire sentir pendant toute la période d’admissibilité. Cependant, au milieu de la cinquième année suivant l’assignation aléatoire, alors qu’aucun des participants ne recevait de supplément de revenu, le taux d’emploi était à peu près le même chez les participants au pas et les membres du groupe témoin. En fait, 42 % des mères des deux groupes travaillaient (à temps plein ou partiel), et le revenu moyen des unes comme des autres s’élevait à près de 500 $ par mois.
Bien que les effets du pas aient été négligeables à la fin de la période de suivi, cette conclusion ne change rien au fait que les participants ont acquis une expérience de travail considérable grâce au pas, et que leurs familles ont profité d’augmentations de revenu grâce au versement du supplément.
Durant toute la période d’étude, le PAS a permis de réduire la pauvreté et le recours à l’aide sociale
Un an après l’assignation aléatoire, le pas avait permis d’augmenter de près de 3 400 $ (soit plus de 21 %) le revenu moyen de ses participants par rapport au revenu moyen des membres du groupe témoin. Pendant toute la période de suivi (54 mois à ce jour), les participants au pas ont gagné en moyenne 600 $ de plus que les membres du groupe témoin en combinant leur salaire, leurs prestations d’assistance sociale et leur supplément de revenu. Il faut bien voir qu’il s’agit là de mesures d’impact qui incluent non seulement le tiers des participants du groupe programme qui ont bénéficié du supplément mais aussi les deux tiers qui n’ont pu s’en prévaloir même s’ils étaient admissibles.
Le pas interdisait de recevoir simultanément le supplément de revenu et l’assistance sociale. Cette règle a permis d’économiser environ 3 500 $ par famille du groupe programme en prestations d’aide sociale. En renonçant à l’aide sociale pour profiter du supplément de revenu, les participants ont en fait accepté qu’on remplace leurs prestations par les versements du pas, d’où l’augmentation du revenu et la réduction importante de la pauvreté grâce au projet. Trois ans après son lancement, le pas avait réduit de près de 10 % la proportion de personnes sous le seuil de faible revenu fixé par Statistique Canada.
L’incidence du pas sur le nombre de prestataires d’aide sociale a relativement perduré, mais, vers la moitié de la sixième année suivant l’assignation aléatoire, les deux groupes recevaient, dans une proportion à peu près égale, des prestations d’aide sociale.
Les élèves de niveau primaire dont les parents participaient au PAS réussissaient mieux à l’école que ceux dont les parents appartenaient au groupe témoin.
Par leur participation au pas, les parents ont aidé leurs enfants fréquentant une école primaire à obtenir un meilleur rendement que ceux dont les parents étaient membres du groupe témoin. Les résultats obtenus en vocabulaire et en mathématiques ont confirmé que, dans ce groupe d’âge, les enfants de familles participantes réussissaient mieux que les autres. Le pas a continué d’exercer une incidence positive après la cessation du supplément (et après les effets du pas sur le revenu familial). On peut en conclure qu’une hausse de revenu temporaire peut exercer une incidence à plus long terme sur les enfants.
Cependant, chez les enfants d’autres groupes d’âge, peu de différences ont été notées entre ceux provenant de familles participant au pas et ceux en provenance de familles appartenant au groupe témoin.
Les effets du PAS se sont avérés plus importants lorsqu’on a combiné le supplément de revenu avec des services en matière d’emploi.
Lors de la conception du projet, on s’attendait à ce que de nombreux prestataires d’aide sociale de longue date trouvent difficile de faire le saut dans le monde du travail. Il a été alors convenu de mettre à l’essai une intervention plus intensive, le « pas-plus », qui combinait le supplément de revenu avec des services d’assistance pour trouver et garder un emploi. En langage expérimental, on parle ici d’une assignation aléatoire à trois volets. Le « pas-plus » constitue en fait un deuxième groupe programme. L’un des groupes programmes reçoit le supplément de revenu en guise d’intervention, alors qu’un deuxième groupe programme peut se prévaloir d’une intervention supplémentaire, en l’occurrence les services d’emploi. Lors de l’évaluation d’impact, le groupe témoin sert de point de comparaison pour mesurer l’influence de l’offre de supplément de revenu, alors que le groupe programme régulier sert de point de comparaison pour évaluer l’influence additionnelle des services d’emploi.
Environ la moitié des personnes à qui on a offert le pas-plus se sont prévalues du supplément de revenu, comparativement à un taux de 36 % pour le groupe programme pas ordinaire.
Bien que les participants du pas-plus ont eu tendance à perdre leur emploi plus rapidement, l’incidence du programme sur les taux d’emploi est demeurée plus forte que dans le cas du pas régulier à la fin de la période de suivi, lorsque les participants n’étaient plus admissibles au supplément de revenu du pas. Ce résultat incite à croire que les services offerts en matière d’emploi ont aidé quelques-uns des participants à décrocher des emplois plus stables que ceux qui n’ont pas bénéficié de ces services.
Le PAS peut être rentable
On a discuté plus tôt de la possibilité de procéder à des analyses coûts-avantages dans le cadre d’une expérience sociale comme le pas pour mesurer la rentabilité d’un tel programme. On peut aborder la question de rentabilité dans une perspective fiscale ou dans une perspective sociale. Malheureusement, la perspective fiscale prédomine plus souvent qu’autrement dans les débats publics même si la politique sociale devrait toujours être examinée dans une perspective beaucoup plus globale où le bien-être de l’ensemble des membres d’une société, et non pas l’état des comptes publics, constitue l’objectif ultime des interventions gouvernementales. Sur le strict plan fiscal, la rentabilité du pas n’est pas encore tout à fait claire. Le pas a coûté environ 3 200 $ de plus, par membre du groupe programme, en paiements de transfert net (principalement les dépenses en supplément de revenu moins celles qui auraient été faites sous la forme de prestations d’aide sociale). Mais les gouvernements ont reçu environ 2 100 $ de plus en impôts et en économies sur les crédits d’impôt en raison du taux d’emploi plus élevé engendré par le programme. Par ailleurs, la gestion du pas a coûté environ 1 500 $ par membre du groupe programme (mais ce chiffre ne tient pas compte de ce que l’administration du programme d’aide sociale aurait coûté pour ce groupe).
Bien que ces chiffres laissent croire que la mise en oeuvre d’un tel programme engendrerait des dépenses nettes pour le trésor public, une étude supplémentaire menée dans le cadre du pas donne des indications contraires. L’étude des « requérants » réalisée dans le cadre du pas a mesuré les effets du supplément de revenu sur un groupe de nouveaux prestataires d’aide sociale à qui l’on a dit que s’ils demeuraient à l’aide sociale pendant un an, ils deviendraient admissibles au supplément de revenu du pas, à condition bien sûr qu’ils renoncent à l’aide sociale pour un emploi à temps plein. Cette étude avait été conçue dans le but de mesurer les « effets d’entrée » potentiels. En d’autres termes, on s’est demandé si la disponibilité d’un programme de suppléments de revenu pouvait inciter certaines personnes à s’en remettre à l’assistance sociale, ou à y demeurer plus longtemps, en espérant se prévaloir plus tard (après un an) du supplément de revenu. Or, de par ses critères de sélection, cette étude nous permettait également d’observer comment l’intervention pouvait affecter différemment un groupe de personnes qui, bien que nécessiteuses de l’aide sociale, n’en avaient pas bénéficié depuis longtemps et donc n’avaient pas encore développé un état de dépendance associé à un long séjour à l’aide sociale. Les résultats intérimaires de cette étude permettent de conclure que, lorsque le supplément est offert à des personnes relativement plus désireuses de travailler, et qui dépendent de l’aide sociale depuis moins longtemps, le pas peut faire économiser les gouvernements. Ce résultat découle du fait que ces personnes feraient preuve d’un niveau d’employabilité plus élevé que le groupe régulier des participants au pas et seraient à même de décrocher des emplois plus rémunérateurs, ce qui a pour effet de réduire les dépenses en supplément et d’augmenter les entrées d’impôt. Il est donc possible d’envisager qu’à long terme, un tel programme puisse être rentable du point de vue fiscal. Cependant, il est trop tôt pour tirer une telle conclusion, car les résultats finaux de cette étude ne sont pas encore disponibles.
Dans une perspective sociale, le pas coûte moins cher que les avantages qu’il procure. Une véritable analyse coûts-avantages ne tient pas compte des impôts et des paiements de transfert (certains contribuables payent, alors que d’autres reçoivent, mais cela ne représente aucun coût ou avantage net pour la société). Ce qui compte dans ce contexte c’est l’accroissement de la richesse collective. En vertu du pas, les membres du groupe programme ont reçu 4 100 $ en moyenne en gains provenant du travail et en avantages sociaux ; voilà la contribution supplémentaire apportée à la société. Le seul coût social fut celui de l’administration du programme pour produire de tels avantages — 1 500 $ par membre du groupe programme. En somme, chaque participant au pas a rapporté près de 2 600 $ à la société.
En résumé, les résultats du pas à ce jour permettent d’avancer que, s’ils sont bien structurés, les suppléments de revenu rapportent sur quatre plans : ils encouragent le retour au travail, augmentent les gains provenant du travail et le revenu, réduisent la pauvreté et profitent à la société. De surcroît, les avantages générés ne profitent pas seulement aux chefs de famille monoparentale, mais aussi à leurs enfants.
Au cours des dernières années, le pas a peut-être inspiré certains gouvernements provinciaux, puisque la Saskatchewan et la Colombie-Britannique ont introduit des éléments de supplémentation de revenu dans leur programme d’aide sociale. Lors du discours du budget de mars 2001, le gouvernement du Québec annonçait la mise en oeuvre prochaine de la mesure Action emploi en tant qu’élément clé d’une stratégie globale et intersectorielle de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale. Action emploi s’inspire directement du Projet d’autosuffisance en utilisant des suppléments de revenu temporaires pour inciter les adultes prestataires d’aide sociale au Québec à réintégrer le marché du travail. Au dire des fonctionnaires qui ont participé à l’élaboration de ce nouveau programme : « Les résultats du Projet d’autosuffisance nous ont rassurés sur la possibilité d’avoir des impacts réels pour une clientèle davantage éloignée du marché du travail[3] ».
Les expériences en laboratoire — pour mieux prédire les comportements
Ces dernières années, une autre technique est venue enrichir la boîte à outils des chercheurs et analystes en sciences sociales : l’économie expérimentale. Cette discipline fait appel à des expériences en laboratoire où les participants sont soumis à un environnement contrôlé et sont appelés à faire des choix impliquant des incitatifs financiers. Pour rendre ces choix réels, on utilise des incitatifs financiers. Par exemple, au lieu de demander à un parent s’il est prêt à épargner pour aider ses enfants à entreprendre des études à l’université, on lui demande de faire un choix entre une somme d’argent, disons 100 $, qu’il recevra sans conditions et une somme supérieure, disons 200 $, qu’il devra dépenser en frais de scolarité universitaire pour ses enfants. En variant les montants engagés, et en tenant compte de facteurs tel le temps qui sépare l’âge des enfants et leur âge d’admission à l’université, on peut obtenir des indications sur la valeur attribuée par ce parent à l’éducation universitaire de ses enfants. Autre exemple, si l’on veut connaître la tolérance au risque d’un individu, on lui donne le choix entre un gain quelconque sans risque, disons 100 $, et un gain plus intéressant, disons 200 $, comportant un certain niveau de risque, disons deux chances sur trois de se matérialiser. En répondant à ce genre de questions, les individus révèlent leurs préférences et le comportement qu’ils sont susceptibles d’adopter lorsque des situations semblables se présentent dans la réalité de tous les jours. Les décideurs publics peuvent s’inspirer des choix et réponses générés par l’approche expérimentale en laboratoire afin de mieux calibrer leurs programmes et politiques.
Un exemple d’expérience en laboratoire impliquant des travailleurs à faible revenu
En juillet 2001, la Société de recherche sociale appliquée et le Social and Entreprise Development Innovations (sedi) ont entrepris un vaste projet de démonstration appelé $avoir en banque. Le projet fait appel au concept des comptes individuels de développement (cid) afin de déterminer s’il est possible d’inciter les travailleurs à faible revenu à faire des économies en vue d’accroître leur capital humain et, parallèlement, leur niveau de vie à long terme[4].
Pour chaque dollar placé par les participants dans leur compte individuel de développement, les promoteurs du programme versent un montant correspondant au compte, jusqu’à une limite préétablie. Les participants peuvent retirer les fonds ainsi jumelés pour faire des études postsecondaires, suivre une formation, ou lancer une petite entreprise. L’intervention devrait permettre de vérifier si la population-cible (des travailleurs dont le revenu familial est inférieur à 120 % du seuil de faible revenu de Statistique Canada) a la capacité et la volonté d’épargner à ces fins.
Lors de la conception de $avoir en banque, la srsa s’est tournée vers l’économie expérimentale pour mettre en évidence le comportement et les préférences de travailleurs à faible revenu à l’égard de l’épargne destinée à des activités d’apprentissage. On voulait savoir s’il y aurait preneur pour ce genre de plan d’épargne et quel montant de subvention serait nécessaire pour attirer suffisamment de personnes intéressées. Le taux de contribution jumelé avait été fixé à 3 pour 1, c’est-à-dire que, pour chaque dollar épargné, le participant recevrait 3 $ additionnels. Comment savoir si cet incitatif financier s’avérerait suffisant ?
Plus spécifiquement, le but de l’expérience de laboratoire était de répondre à trois grandes questions : 1) Les travailleurs à faible revenu investiront-ils dans l’éducation, pour eux-mêmes ou pour leurs enfants ? 2) Accepteront-ils de retarder la consommation pour obtenir un rendement important de leur investissement ? 3) Comment réagissent-ils face à des choix comportant des risques ? Derrière ces questions se cache un modèle de décision qui traite l’éducation non pas comme un bien de consommation, mais comme un investissement qui permet au participant d’améliorer ses conditions d’emploi et ses revenus. Dans un tel modèle, le participant doit sacrifier des revenus immédiats ou des sommes épargnées pour s’inscrire à des cours, en espérant que l’éducation ou la formation supplémentaire générera des revenus supérieurs dans l’avenir et donc des rendements positifs sur les sommes investies. La dernière question souligne le fait qu’un tel dénouement ne va pas sans risque : risque de ne pas satisfaire aux exigences du cours ou risque de ne pas trouver d’emploi correspondant aux qualifications acquises.
Déroulement de l’expérience
Le plus souvent, les expériences de laboratoire sont menées dans des laboratoires informatisés en utilisant comme sujets des étudiants de 1er cycle. L’équipe de recherche a préféré concevoir l’expérience en se rapprochant le plus possible des conditions et paramètres du contexte où se déroulerait un projet comme $avoir en banque. On a donc recruté les participants parmi des groupes communautaires dont les membres étaient principalement des travailleurs à faible revenu. Tous les efforts ont été faits pour que l’expérience soit accessible et non intimidante pour les sujets. On n’a pas utilisé d’ordinateurs dans la conduite de l’expérience et on a eu recours à des dispositifs simples comme des questionnaires sur papier, des boules de bingo et des dés pour les tirages au sort.
On a fourni aux sujets une série de choix donnant lieu à des prix en espèces ou en nature. Les choix proposés ont été soigneusement sélectionnés pour permettre de répondre aux trois grandes questions susmentionnées. La science et l’art de l’expérimentation en laboratoire se situent en grande partie dans la formulation de ces choix. Au total, 64 questions impliquant les choix ont été posées, portant notamment sur les préférences en matière d’investissement et sur le moment de l’investissement. Les sujets ont fait tous leurs choix en comprenant bien que l’un de ces choix serait tiré au sort à l’issue de l’expérience et qu’ils recevraient un paiement en fonction de la réponse qu’ils auraient donnée à cette question particulière. En tout, 256 sujets ont participé à plusieurs séances échelonnées sur une période de 3 semaines en novembre 2000. Les séances duraient environ une heure et demie.
La figure 3 donne un exemple de question de choix tirée de l’expérience. Cette dernière fait partie d’une série de trois questions offrant un choix entre des montants de 200, 400 et 600 $ à investir dans des études ou 100 $ en argent comptant (à toucher une semaine après la date de la séance expérimentale). Idéalement, on aurait voulu que les sujets économisent leur propre argent pour obtenir en bout de ligne un montant à investir dans des études ; c’est ce qui aurait le mieux correspondu aux conditions réalistes dans lesquelles se déroule le projet $ avoir en banque. Au lieu que les sujets économisent leur propre argent, on leur demandait donc de renoncer à 100 $ en contrepartie d’une somme destinée aux études. Compte tenu du niveau de revenu des sujets, 100 $ représentait une coquette somme d’argent[5].
Les résultats
Le résultat le plus frappant obtenu à partir de cette expérience en laboratoire porte sur la série de questions s’apparentant à la question illustrée à la figure 3. Lorsqu’on offre aux sujets une possibilité analogue à l’offre de fonds jumelés de $avoir en banque (c’est-à-dire une subvention de 3 pour 1), 43,8 % d’entre eux acceptent l’offre d’études et de formation (figure 4). Ce choix signifie qu’il leur faut renoncer à 100 $ en espèces pour recevoir 400 $ à consacrer à leur formation ou à des études.
Lorsqu’on augmente le stimulant pour simuler une subvention jumelée dans une proportion de 5 pour 1 au lieu de 3 pour 1, environ 55 % des participants choisissent un investissement de 600 $ pour leurs études, plutôt que 100 $ en argent. Ces résultats indiquent que près de la moitié des participants n’ont pas la capacité de payer un sixième des coûts associés à leur participation aux études ou n’ont pas le désir de s’engager personnellement dans des études ou de la formation. Comme le revenu familial moyen des participants se situait entre 20 000 et 25 000 $, il est raisonnable de penser qu’il était fort tentant de choisir l’argent comptant plutôt que d’investir dans les études.
L’expérience a également fourni des données fort instructives sur la disposition des travailleurs à faible revenu à investir dans l’éducation de leurs enfants. On a demandé aux participants de faire les mêmes choix en fonction non pas de leur propre éducation mais de celle de l’un de leurs enfants. L’ensemble des participants ont démontré une plus grande disposition à investir dans leur propre éducation. Cependant, les adultes ne participant pas au marché du travail et vivant à la maison ont favorisé l’investissement dans l’éducation de leurs enfants plutôt que dans leur propre éducation.
Une analyse plus approfondie des déterminants du choix de l’argent de préférence à l’investissement en éducation permet de mettre en évidence des caractéristiques socioéconomiques et démographiques telles que l’âge ou le nombre d’années de scolarité, ainsi que d’autres facteurs tels que l’impatience et l’aversion à l’égard du risque. Les personnes plus âgées de l’échantillon préféraient prendre l’argent plutôt que d’investir dans le capital humain. D’un point de vue subjectif, les adultes plus âgés ont un taux de rendement inférieur à attendre d’un investissement dans le capital humain. Contrairement à ce que l’on aurait pu penser, les personnes qui comptaient davantage d’années de scolarité ont préféré prendre l’argent plutôt que d’envisager des études et une formation supplémentaires. Il est possible que ces personnes aient connu l’échec autrefois en investissant dans l’éducation et qu’elles considèrent que des investissements additionnels dans les études n’amélioreraient pas leur situation.
Le niveau d’impatience ressort comme l’un des facteurs importants de la décision d’investir ou non. Dans une série de questions de choix on demandait aux sujets d’indiquer leur préférence entre de l’argent à une certaine date ou une autre somme d’argent à une date ultérieure. Le paiement à une date ultérieure constituait toujours une somme plus élevée, correspondant à un rendement de 10, 50, 200 ou 380 % selon le cas. Pour les participants, choisir le paiement à une date plus tardive correspond à l’action d’épargner : le participant doit sacrifier une partie de sa consommation courante en faveur d’une consommation plus importante à une date ultérieure. À partir des réponses à ces questions à choix, on a construit une mesure de l’impatience. Celle-ci fut obtenue en calculant simplement sur 37 possibilités le nombre de fois où chaque participant choisissait le gain le plus rapide. Cette mesure de l’impatience s’est révélée un puissant déterminant dans la décision des participants au cours de l’expérience de choisir l’argent plutôt que l’investissement dans le capital humain. L’analyse confirme que les sujets ont choisi en majorité le gain le plus rapide, sans s’attarder vraiment au taux de rendement.
On a aussi observé qu’en retardant la date du paiement le plus tardif, les participants avaient tendance à s’éloigner de ce choix, même si le taux de rendement demeurait constant. De plus, il semble que la différence en valeur absolue entre les paiements ait de l’importance. Par exemple, alors que plusieurs participants préféreront 200 $ dans un an plutôt que 100 $ aujourd’hui, ces mêmes participants choisiront 10 $ aujourd’hui, plutôt que 20 $ dans un an. Pourtant, le taux de rendement est le même dans les deux cas : 100 %. Ces résultats suggèrent que les comptes individuels de développement gagneraient à permettre des retraits fréquents (afin d’accélérer la concrétisation du gain) et à mettre en évidence les gains monétaires sous forme de montants absolus, plutôt qu’en termes de pourcentage comme le veut l’usage.
L’expérience a permis de démontrer que plus les participants faisaient preuve de peu de tolérance au risque, moins ils avaient tendance à investir en éducation. On a mesuré la tolérance au risque en soumettant les participants à des questions de choix qui ressemblent aux situations que l’on retrouve dans les jeux de hasard. On a ensuite construit des indices de tolérance au risque qui ont permis d’observer que la majorité des sujets démontraient peu de tolérance au risque, même s’ils avouaient acheter des billets de loterie régulièrement[6]. Pour un grand nombre de participants le choix de dépenser un certain montant d’argent en éducation constituait un choix risqué. Plusieurs de ces participants avaient en effet déjà connu des insuccès dans leur vie personnelle, professionnelle ou scolaire.
Des approches complémentaires
Ce ne sont là que quelques observations tirées de l’expérience en laboratoire sur la disposition des travailleurs pauvres à investir dans le capital humain. L’expérience a permis de démontrer qu’un taux de contribution jumelé de 3 pour 1 serait suffisant pour intéresser une bonne proportion des participants éventuels. Au-delà de ce taux, la participation augmente mais à un taux décroissant. Mentionnons qu’un programme réel d’épargne — comme celui expérimenté dans le cadre de $avoir en banque — obligerait les participants à investir leur propre argent et à renoncer à certains biens de consommation pour ce faire. Ainsi on s’attendrait à ce que les taux de choix en faveur de l’investissement dans l’éducation et la formation soient légèrement inférieurs à ceux indiqués à la figure 4.
Les expériences de laboratoire avaient été testées en milieu universitaire pendant un certain temps, mais on n’y avait pas encore eu recours dans le cadre de projets de démonstration à grande échelle ou d’expériences sociales conduites dans un cadre réel. Bien que les expériences en laboratoire ne puissent prétendre reproduire fidèlement le comportement en situation réelle, elles offrent la possibilité de reproduire des contextes qui s’en approchent énormément. L’expérience sociale faisant appel à l’assignation aléatoire à un groupe programme et à un groupe témoin demeure la méthode privilégiée pour dégager l’incidence de changements envisagés à des programmes ou politiques. Néanmoins, on peut avoir recours à l’expérience de laboratoire comme méthode complémentaire pour produire des renseignements fort utiles qui aideront à concevoir les expériences sociales, et, le cas échéant, à avoir une idée de certains de leurs résultats ultérieurs. Les expériences en laboratoire offrent l’avantage d’être peu coûteuses et leurs résultats peuvent être rendus disponibles en peu de temps.
Conclusion
Nous avons présenté deux approches expérimentales qui permettent de prévoir les comportements et réactions d’individus devant différents incitatifs et interventions que l’on retrouve au coeur des politiques et programmes sociaux. Ces méthodes de recherche peuvent être d’une grande utilité pour les responsables de l’élaboration de ces politiques et programmes. Malheureusement, les sciences sociales n’ont pas très bonne réputation quand vient le temps de conseiller les preneurs de décisions. Les politiques semblent plus souvent qu’autrement choisies en fonction de leur cohérence par rapport à une idéologie quelconque, ou en fonction de l’acceptation populaire, plutôt que sur la base d’analyses approfondies. Les citoyens, qu’ils soient bénéficiaires des programmes, payeurs de taxes, ou les deux à la fois, s’en trouvent souvent bien mal servis. Les techniques expérimentales décrites dans cet article sont à la disposition de tout gouvernement ou décideur dont le souci est de mettre en place des politiques efficaces, dont les retombées seront ainsi estimées au meilleur coût possible. Pour une fraction du coût d’un programme, on peut s’assurer de meilleurs résultats ; un investissement se paye plusieurs fois au bout de quelques années. En fait, il est difficile d’imaginer d’autres manières de mettre en oeuvre des politiques que de les soumettre en tout premier lieu à une certaine forme d’expérimentation. Pourtant, encore aujourd’hui, les politiques ainsi mises à l’épreuve constituent l’exception plutôt que la règle.
Parties annexes
Notes
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[1]
Certains auteurs ont fait remarquer que les participants à des expériences sur une petite échelle peuvent ne pas constituer un échantillon représentatif de la population qui serait appelée à participer à un programme établi et accessible à tous. Cela peut se produire pour plusieurs raisons : manque d’information de la part du groupe ciblé, résistance de certains individus à se soumettre volontairement à une assignation aléatoire ou des contraintes financières s’appliquant à un programme établi obligeant les administrateurs du programme à en limiter la participation d’après certains critères. Les responsables du design de l’expérience sociale doivent être à l’affût des biais de sélection potentiels et faire en sorte de les minimiser.
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[2]
Parmi ceux qui n’ont pas profité de l’offre de supplément, la plupart ont indiqué qu’ils n’ont pas pu trouver de travail ou qu’ils ne pouvaient pas travailler en raison de problèmes de santé ou de responsabilités familiales.
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[3]
Communication de Paul Dechêne, Direction générale des politiques, ministère québécois de l’Emploi et de la Solidarité sociale, à la Conférence « À vos marques, prêts, partez », Ottawa, 31 janvier 2002.
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[4]
L’idée des comptes individuels de développement émane d’une théorie avancée par Michael Sherraden selon laquelle l’acquisition et la détention d’actifs peuvent s’avérer des stratégies efficaces pour combattre la pauvreté. Dans son livre, Assets and the Poor (1991), Sherraden soutient que les actifs diffèrent des revenus en ce qu’ils affectent la façon dont les personnes pensent à long terme et poursuivent des buts à long terme. À la fois l’accumulation d’actifs et la détention d’actifs sont importantes. Le fait de détenir des actifs permet d’entrevoir l’avenir avec plus d’optimisme et incite les gens à prendre des actions pour protéger leurs actifs, comme une plus grande participation au processus politique par exemple. Par ailleurs, l’accumulation d’actifs, qui suppose l’action d’épargner, rapproche les gens pauvres d’institutions qui leur sont souvent inaccessibles et permet de prendre contact avec des incitatifs, normes et réseaux qu’ils n’auraient pas connus autrement.
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[5]
Un gain élevé présente l’avantage de capter l’attention des sujets qui se concentrent mieux sur l’exercice. La nature de la solution de rechange à l’argent obligeait également l’expérimentateur à offrir des sommes élevées, car si on leur avait proposé des niveaux d’investissement inférieurs dans la formation et les études, il aurait été difficile pour les sujets de choisir cette solution sans puiser par ailleurs dans leurs économies personnelles.
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[6]
On n’a pas trouvé de corrélation entre les mesures de risque utilisées lors de l’expérience et le fait que les participants achètent des billets de loterie. Il se peut que l’appât d’un gain considérable en contrepartie d’un coût d’apparence faible incite plusieurs des personnes à faible revenu à acheter des billets de loterie même si leur tolérance au risque n’est pas très élevée.
Bibliographie
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- Sherraden, Michael et Neil Gilbert (1991), « Assets and the Poor : a New American Welfare Policy », Armonk (NY), M.E. Sharpe, 344 p.