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Introduction : De la poésie à l’asile

Impérissable l’expérience que de rencontrer Émile Nelligan pour la première fois ! Le célèbre portrait du jeune poète avec son choc de cheveux foncés, un toupet attrayant suspendu comme une cédille, et son regard pénétrant, pris au crépuscule du 19e siècle, nous prépare à peine à une rencontre encore plus saisissante – avec ses vers qui lui ont apporté une renommée précoce et une gloire durable.

Qui était Émile Nelligan et comment le situer ?

Un personnage célèbre. Un poète québécois célèbre et le patient le plus célèbre de l’histoire de notre institution, peut-être du Québec. Quoi d’autre ? Faut-il commencer ou finir par son humanité ? Quels sont les enjeux d’une reconstruction de sa vie ? Où le situons-nous ? Dans les archives de son école, le Collège de Montréal, le plus ancien établissement d’enseignement du Québec, d’où il a été expulsé, ou les archives de l’asile où il a été admis ? (Collège de Montréal, sans date). Parmi les diplômés du Collège se trouvent Louis-Hippolyte Lafontaine (surnommé la « Grosse Tête »), qui a donné son nom à notre institution pendant un certain temps, et Louis Riel, un autre étudiant célèbre expulsé du Collège, ainsi que Louis Dantin (Eugène Seers) qui était le mentor et par la suite l’épigone de Nelligan et conservateur de sa poésie. En 1904, « Louis Dantin publie un recueil de 107 poèmes d’Émile Nelligan, ce qui fera sa notoriété » (Collège de Montréal, sans date).

Émile Nelligan (1879-1941)

Photo : Laprés et Lavergne, 1899 ; Texte : Charles Gill, 1904 ; Bibliothèque et Archives nationales du Québec

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Ces archives font partie de l’institution que nous célébrons à l’occasion de son 150e anniversaire qui a connu une succession de noms : d’abord fondé en 1873 et nommé l’Asile (Hospice) Saint-Jean-de-Dieu, puis l’Hôpital Louis-Hippolyte Lafontaine à partir de 1976, maintenant l’Institut universitaire en santé mentale de Montréal (IUSMM) depuis 2011. Le trouve-t-on plutôt dans les livres d’histoire ? Dans l’opéra d’André Gagnon et Michel Tremblay, Nelligan ? Ou, encore mieux, dans ses propres versets ? La vérité, c’est que Nelligan est à la croisée des chemins de l’histoire du Québec, de sa poésie, des deux solitudes des peuples colonisateurs, français et anglais, et au carrefour de l’enfance et de la société, de l’expression de soi et de la fidélité à la famille, à la communauté et à la tradition, de la poésie et de la psychiatrie, de la liberté et de la contrainte. En somme, de la poésie à l’asile – le tout avant l’âge de 20 ans.

Essayons de le retrouver.

Présentation du cas

Arrêtons-nous un instant pour revenir sur quelques faits marquants ou détails cliniques déjà documentés concernant son cas, y compris les circonstances de son internement. Il s’agit d’un jeune homme de 19 ans, né à Montréal en 1879, vivant avec ses parents : son père David Nelligan, né en Irlande et émigré à Montréal entre l’âge de 12-14 ans, travaillant au bureau de poste de Montréal ; sa mère Émilie Hudon, Canadienne française de Rimouski ; et deux petites soeurs. Ce prénom Émile est emprunté à sa mère. Alors qu’Émile est « l’enfant de sa mère », élevé en français malgré le fait que le couple habitait chez les parents anglophones de David, Éva née deux ans plus tard en 1881, deviendra her father’s little thing et sera élevée en anglais (Courteau, 2011). Par la suite, en 1883 arrive une autre petite soeur prénommée Gertrude-Freda.

En 1893, à l’âge de 14 ans, Émile entreprend son « classique » chez les Sulpiciens au Collège de Montréal. Parmi ses camarades de classe se trouvait Édouard Montpetit, plus tard avocat et économiste de renom. Les parents avaient des conflits quant à l’éducation de leur fils. Malgré d’autres succès, Émile échoue l’examen de latin au Collège en 1885. Il quitte l’école et reprend ses études au Collège Sainte-Marie où il est distrait et démotivé, sauf pour ce qui concerne la poésie et le théâtre. Il est passionné par la poésie et commence à être publié dans des revues littéraires dès 1896 (Collège de Montréal, sans date).

Les symptômes mentaux d’Émile ont commencé à apparaître en mars 1897, avec des idées suicidaires et des crises aiguës : « cris prolongés, altercations avec son père, rebuffades envers sa mère, mépris total à l’égard de son entourage » (Wyczynski, 1987). Dans des moments plus lucides, Émile avait des prémonitions de folie : « Je mourrai fou. Comme Baudelaire ». Frère Romulus, l’ancien directeur de l’asile Saint-Benoit-Labre où il était interné en témoigne :

« Un jour avant d’être malade, il était dans le tramway qui va au bout de l’île. En passant ici, il a dit à son compagnon en montrant Saint-Jean-de-Dieu à gauche et Saint-Benoît à droite : « Je mourrai dans une de ces deux maisons-là ». (Lacourcière, 1966). Et dans cette description poétique, mais précise, son ami Louis Dantin a documenté les jours et les nuits de Nelligan qui ont conduit à son internement :

« La nuit, il avait des visions, soit radieuses, soit horribles : jeunes filles qui étaient à la fois des séraphins, des muses et des amantes, ou bien des spectres enragés, chats fantômes, démons sinistres qui lui soufflaient le désespoir. Chacun des songes prenait corps, le lendemain, dans des vers crayonnés d’une main fébrile, et où déjà, parmi les traits étincelants, la Déraison montrait sa griffe hideuse. »

Wyczynski, 1987

Pour des raisons qui sont aujourd’hui contestées dans certains milieux, sa famille a pris des dispositions pour qu’il soit interné dans un asile psychiatrique en 1899 à l’aube du 20e siècle et au début de l’ère moderne de la psychiatrie. Son diagnostic documenté à l’époque est « démence précoce », un terme clinique nommé pour la première fois par le psychiatre Kraepelin pour définir une pathologie, rebaptisée plus tard « schizophrénie » par Bleuler en 1911. Sa mère ne lui rend visite qu’une seule fois au cours de ses 42 ans d’internement ; son père, jamais.

Les enjeux

Y a-t-il eu un moment à partir duquel la vie et l’oeuvre d’Émile Nelligan relèvent non plus de la poésie, mais de la psychiatrie ? S’il y en a un, il faudrait le placer en 1899, date à laquelle il a été institutionnalisé et a effectivement cessé de composer de nouvelles poésies (Grisé, et coll., 1993 ; Michon, 1993 ; Viau, 1993 ; Wyczynski, 1987). Plus radicalement, dans une perspective foucaldienne sur la folie on pourrait se risquer : il n’est pas du tout « fou », mais victime de l’exclusion (Foucault, 1972). Nelligan a été rejeté par sa mère et sa famille en tant qu’homosexuel et puni par une société ségréguée dans un asile (Désautels, 2011). En supposant qu’il souffre de démence précoce, homosexuel ou non, rejeté par le monde, mis à part, on pourrait se demander : pourquoi n’écrit-il plus de poésie ? Pourquoi ce silence prolongé ?

Comment comprendre le silence d’un jeune homme pour qui écrire était une évasion et une liberté ? Son internement est-il devenu un soulagement, une évasion, un changement réconfortant et a-t-il cessé d’écrire parce qu’il n’avait plus besoin d’exprimer une prison psychologique et relationnelle impossible ? Avant son internement, il était déchiré, posant des questions existentielles.

A-t-il trouvé la délivrance et moins de douleur et donc moins de besoins d’écrire de la poésie, comme le suppose Bernard Courteau (2011, 2012) ? Ou la poésie a-t-elle également disparu ? La logique de l’asile et la déraison de sa maladie mentale se sont-elles combinées pour changer radicalement les conditions de l’expression de soi pour laquelle il est connu ?

En fin de compte, la nature de sa poésie ne suivait pas les normes locales ambiantes, mais plutôt celle des « poètes maudits » de France – Paul Verlaine et Arthur Rimbaud. Surtout Rimbaud qui, comme Nelligan, a cessé d’écrire de la poésie à l’âge de 20 ans après avoir changé la poésie française pour toujours. « Je est un autre », écrit Rimbaud. (Adonis, 2016). Qui ou qu’est-ce que le « je » de Nelligan ? On a l’impression que la personne qu’il était ou qu’il a essayé d’être a été célébrée par la société, mais rejetée par sa famille. Et, pris entre ces deux extrêmes, il n’a trouvé aucune issue. Les enjeux de cette histoire peuvent être perçus par un public contemporain à travers trois prismes :

  1. Psychiatrie/antipsychiatrie ; thème : créativité et folie. Cela signifie le matériel de cas clinique, bien que limité, auquel nous avons accès (Cavanaugh, 2009 ; Wycynski, 1987) et les révisions (Courteau, 2011, 2012). « Nelligan n’était pas fou ! » argumente passionnément contre cela Bernard Courteau dans sa révision de Nelligan où il souhaite « en finir avec l’idée de la folie », d’ouvrir l’idée que son hospitalisation était un refuge témoignant d’une hospitalité qu’il n’avait trouvée nulle part ailleurs. Cela ressemble beaucoup aux arguments du mouvement antipsychiatrique (Laing, 1969). Voici l’épigraphe touchante du livre de Courteau (2011) : « Je ne suis pas sûr qu’Émile Nelligan… fût vraiment un dément. Il fut selon moi un inadapté, il fut trop pur et trop lucide pour se sentir à l’aise dans un monde “vagissant” où il n’avait pas sa place. » Bien sûr, Nelligan avait une sensibilité esthétique exquise qui peut être totalement indépendante de sa détresse ou totalement liée à celle-ci.

  2. Aspects développementaux/familiaux/sociaux ; thème : déterminants sociaux de la santé (CSDH, 2008) et événements indésirables durant l’enfance (Felitti, et coll., 2010). Nous pouvons présumer que les différences culturelles entre ses deux parents, apparemment une question continue et non résolue entre eux, sont parmi les facteurs prédisposants chez un jeune de nature sensible.

  3. Psychiatrie culturelle ; thème : adaptation. La paranoïa et la schizophrénie sont 80 % plus fréquentes chez les immigrants ou les populations marginalisées. Dans mon introduction à la pédopsychiatrie transculturelle (Di Nicola, 1992), j’ai évoqué le mutisme sélectif et l’anorexie mentale comme exemples de détresse psychiatrique chez les enfants et les jeunes déchirés entre deux cultures. Nous savons maintenant que la psychose a une incidence plus élevée dans les populations migrantes et marginalisées en raison du stress et des déterminants sociaux de la santé (Malaspina, 2023).

     La vie de Nelligan devient un cas clé pour la pédopsychiatrie transculturelle (Di Nicola, 1992). Il ressemblait beaucoup à Rimbaud qui traversait lui aussi les frontières, les langues, les pays, les religions et était un autre jeune poète précoce, cessant d’écrire de la poésie à l’âge de 20 ans avant de mourir jeune (Adonis, 2016). Le poète arabe syro-libanais Adonis (2016) plaide en faveur d’un Rimbaud non seulement en tant que poète symboliste, mais aussi en tant que poète soufi, le soufisme étant une branche mystique de l’Islam. Et il y a des preuves que pendant son internement, Nelligan a passé du temps avec le clergé là-bas comme il l’avait fait avec Louis Dantin (Eugène Seers), un prêtre du Collège. De toute évidence, sa poésie révèle un riche symbolisme religieux, y compris la croix et les thèmes chrétiens du péché et de la rédemption (Nelligan, 1991a, 1991b ; Wyczynski, 1987, 2002 ; Grisé, et coll., 1993).

Nelligan était-il un cas psychiatrique (Cavanaugh, 2009) ? Dans l’éventualité où il relève effectivement de la compétence de la psychiatrie, quel a été son diagnostic ? « Démence précoce » surtout, au 20e siècle, cela signifiait « schizophrénie », un trouble psychiatrique chronique et à l’époque sans traitement efficace.

La société québécoise de la fin du 19e siècle a-t-elle été répressive ?

Nelligan était-il « gai » ou « bisexuel » – des concepts par ailleurs qui n’existaient pas il y a plus d’un siècle (Désautels, 2011) ? L’opéra Nelligan composé par André Gagnon à partir d’un livret du dramaturge Michel Tremblay offre la perspective sociopolitique des « deux solitudes » – le discours de leur génération tant du côté anglophone que francophone – et présente Émile comme une victime de la domination anglo-saxonne et comme un héros nationaliste québécois. Il est en effet écrit par Tremblay, un dramaturge ouvertement gai et nationaliste – en fait, le plus célèbre du Québec, reflétant peut-être Nelligan ?

Résumé des thèmes et des débats

  • Une lutte culturelle pour la domination incarnée dans sa propre famille avec un père irlandais et une mère française, mis en scène à travers la langue, la seule grande chose dans laquelle Nelligan excellait.

  • L’appréciation de la poésie par sa mère contre le jugement péjoratif sur la poésie de son père qui voulait qu’il ait une vocation plus « standard ». Pour couronner le tout, sa mère a lancé cette phrase à son père, qualifiant Émile de french poet – ou bien « poète français » (Tremblay, 1990).

  • Nous connaissons maintenant les vicissitudes et les impacts des traumatismes de l’enfance.

  • La position des autres sexualités (« gai », « bisexuel ») à la fin du 19e siècle, au début du 20e siècle dans la société québécoise.

  • Enfin, comment la folie a été construite et comment elle a été gérée.

Implications : Deux solitudes… entre liberté et contrainte

Enfin, nous pouvons situer Nelligan entre la liberté et la contrainte. La liberté d’imagination et de poésie. La liberté de l’enfance. La liberté de sa propre nature sexuelle et de ses désirs contre les contraintes d’une société conservatrice et traditionnelle. La libre expression de l’esprit résistant aux contraintes de l’autorité et de la tradition. La sûreté et la sécurité qu’il ressentait avec sa mère francophone qui soutenait sa poésie et les limites imposées par son père anglophone qui voulait qu’il se conforme à une autre norme sociale au Montréal anglais. Nelligan était pris entre l’abîme des deux solitudes – métaphore inspirée par le poète Rainer Maria Rilke (1904) dont l’amour est défini « à se protéger, à se toucher et à prendre soin l’une de l’autre ». Cette métaphore a été adaptée à notre réalité dans le roman, Two Solitudes de Hugh MacLennan (1945) et décrit comme « une cohabitation dans un isolement réciproque, sur un même territoire, de deux communautés » (Deglise, 2015).

Et n’était-ce pas la tragédie d’Émile ? Il tendit la main pour toucher, nous dit-on – mais peut-être trop ? Ou dans le mauvais sens ? (Désautels, 2011). Et nous pouvons croire qu’il y avait des soins – « soin l’une de l’autre » – avec sa mère, peut-être avec ses amants de tous horizons, surtout son père. Ce qui, on peut le supposer, ne s’est pas manifesté, c’est la protection. Et voici un défi pour nous en tant que psychiatres – Son internement était-il destiné à le protéger ou s’agissait-il d’une mesure excessive ?

Le dilemme de Nelligan, déchiré entre deux cultures, est appréhendable par la psychiatrie transculturelle. En revanche, l’histoire de Nelligan a été construite comme un symbole nationaliste dans l’opéra Nelligan. Dans une scène critique, Émilie, la mère de Nelligan, exprime ainsi le dilemme familial à David, son père :

« Un père anglais. Une mère française. Des enfants forcés à choisir entre leur père et leur mère. Une famille coupée en deux dès le départ, vouée à l’échec. Tu as essayé d’élever Émile en anglais, my poor David, mais il se mettait au français dès que tu passais la porte. Est-ce de ça que tu veux le punir ? Est-ce le poète que tu veux enfermer dans une institution ou un fils indigne de l’Irlande ? Your son, a French poet ! A French poet ! »

Tremblay, 1990

Pris dans cette liaison impossible entre les deux solitudes têtues de ses parents, Émile se tourne vers la poésie pour ses brefs moments de joie et de vie :

« J’écris ! J’écris et le monde change ! J’écris et tout devient beau ! Tout devient beau ! Ma douleur de vivre, ma peur, tout se confond ! Je survole la rue Laval, je survole Montréal, je suis un jet d’eau qui transmet la vie ! Mais qui veut de moi ? Que veut de ma joie ? Qui veut de ma douleur ? »

Tremblay, 1990

Lorsque sa passion poétique ne peut plus contenir l’ambivalence, Émile devient désespéré et malade. Aujourd’hui, la reconstruction de sa maladie s’offre peut-être moins à la psychiatrie qu’à la politique. Mais il y a une autre avenue possible, qui n’est ni le français, ni l’anglais, ni la psychiatrie, ni la politique, et c’est la possibilité d’écouter la propre histoire d’Émile à travers sa poésie. Pour Nelligan, sa poésie, notamment en français, représente un « événement » (Badiou et Tarby, 2010), alors que sa maladie présumée et son internement représentent un « traumatisme » dans mon propre modèle de pédopsychiatrie transculturelle (Di Nicola, 1992) et de thérapie familiale culturelle qui se conforme et intègre une grande partie des faits de sa vie ainsi que ce qui est devenu la version acceptée – à l’exception de la révision de Courteau (2011, 2012).

Ce qu’il nous reste de lui maintenant, c’est sa poésie et c’est pour nous en tant que québécois et en tant que psychiatres un événement. Une aporie clé – disons un « puzzle » – restante est de savoir si une rupture, une interruption et un changement radical comme celui vécu par Nelligan peuvent être à la fois un traumatisme et un événement, autrement dit, à la fois une fermeture et une ouverture (Di Nicola, 2018).

Permettez-moi maintenant de modifier la description de Foucault de l’oeuvre de Nietzsche et de sa folie, remplaçant Nietzsche par Nelligan : « Ce qui la rendait impossible nous la rend présente ; ce qui l’arrachait à Nelligan nous l’offre. »

Nous pouvons traduire cela de cette façon : Ce qui a rendu impossible pour Nelligan dans l’obscurité de sa vie (la composante psychiatrique) nous éclaire sur sa poésie. Une version populaire de son oeuvre s’intitule Poésies complètes – alors que sa vie reste inachevée, sa poésie est complète. Cet événement, cette libération, par un acte de lecture, rend Nelligan présent pour nous et fait de lui notre contemporain dans la lutte identitaire.

Et, enfin, que nous dira sa poésie sur les ténèbres du moment ? Le philosophe français Alain Badiou observe que depuis toujours, le poème déconcerte la philosophie. Badiou s’adresse à cette ancienne querelle depuis Platon jusqu’à nos jours, explorant la relation entre poésie et politique. Le poème est une pensée, dit Badiou, qui est son acte même. Le poème selon Badiou (2016) est :

« Cette chose qui est impossible à dire dans la langue du partage et du consensus, je fais silence pour la dire, pour séparer du monde qu’elle soit dite, et toujours redite pour la première fois. »

Dans le cas de Nelligan, il n’y avait pas de partage ou de consensus, et finalement, juste le silence. Et c’est peut-être précisément ce silence qui suit la poésie qui soulage et, espérons-le, guérit.

Envoi : « Le spasme de vivre… la douleur que j’ai »

Soir D’Hiver

Ah ! comme la neige a neigé !

Ma vitre est un jardin de givre.

Ah ! comme la neige a neigé !

Qu’est-ce que le spasme de vivre

À la douleur que j’ai, que j’ai.

Tous les étangs gisent gelés,

Mon âme est noire ! Où-vis-je ? où vais-je ?

Tous ses espoirs gisent gelés :

Je suis la nouvelle Norvège

D’où les blonds ciels s’en sont allés.

Pleurez, oiseaux de février,

Au sinistre frisson des choses,

Pleurez oiseaux de février,

Pleurez mes pleurs, pleurez mes roses,

Aux branches du genévrier.

Ah ! comme la neige a neigé !

Ma vitre est un jardin de givre.

Ah ! comme la neige a neigé !

Qu’est-ce que le spasme de vivre

À tout l’ennui que j’ai, que j’ai…

Émile Nelligan (Nelligan, 1991b)