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L’Institut universitaire en santé mentale de Montréal (IUSMM), successivement Asile (Hospice) Saint-Jean-de-Dieu puis Hôpital Louis-H. Lafontaine, trouve ses racines dans une initiative charitable initiée par Soeur Gamelin au milieu du XIXe siècle, motivée par sa foi catholique et la promesse faite à son défunt mari. Cette institution, initialement conçue comme un asile, a progressivement suivi les évolutions internationales dans le domaine de la santé mentale. Au cours d’un siècle, de 1875 à 1975, l’établissement a évolué d’une organisation caritative à un établissement financé par l’État, pour finalement devenir une institution sanitaire laïque. Son rôle croissant dans la formation aboutit à son affiliation à l’Université de Montréal en 1973 (Stip, 2015), bien que des liens aient existé avant. De plus, l’IUSMM a été un lieu de recherche majeur notamment par la création d’un centre de recherche dédié, contribuant aux avancées dans le domaine des psychotropes au XXe siècle. En 2011, il est devenu l’un des 3 instituts de santé mentale du Québec, jouant un rôle important en tant que fleuron de la psychiatrie francophone situé à l’est de la métropole.

Il y a 150 ans, en 1874, le monde offrait une réalité bien différente de celle que nous connaissons aujourd’hui. Les lettres et les télégrammes représentaient les principaux moyens de communication à distance. Au temps de Nelligan (Di Nicola, 2024), à travers les longues coursives de Saint-Jean-de-Dieu la transmission des messages s’appuyait sur des commis. Les petits mots du quotidien s’entassaient avec les poèmes laissés à la postérité. La première révolution technologique dans les communications se produisit en 1878 avec l’implantation d’un système de cornets acoustiques permettant les transmissions d’informations instantanées entre départements. Et puis, dès 1889, une première installation lumineuse électrique fût inaugurée et 700 lampes remplacèrent l’huile et la cire. Pour l’occasion, la presse montréalaise fut invitée à Saint-Jean-de-Dieu. Imaginez cette fête lumineuse ! Aussi, sur la même période de 150 ans, les transports évoluèrent de manière spectaculaire à travers le monde. Alors que les trains à vapeur reliaient les villes, la Canadian General Electric offrit une petite locomotive électrique à Saint-Jean-de-Dieu. Il ne s’agissait pas moins de la première machine du genre fabriquée dans une manufacture du Canada ! Sa capacité de 2 000 livres lui permettait de transporter les passagers et les repas destinés aux 12 pavillons de l’hôpital. Plus de 100 ans avant Tesla !

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Sans prétendre à l’exhaustivité, ce numéro thématique propose un aperçu de 150 ans d’histoire, en s’appuyant sur de nombreux documents[1] dont les travaux de Hubert Wallot (1988, 2015a, 2015b). Ainsi, nous débuterons ce numéro thématique avec 2 articles d’historiennes sur la naissance et la croissance de Saint-Jean-de-Dieu (Perreault, 2024 ; Thifaut, 2024). En 1845, la paroisse de Longue-Pointe, dans l’est de Montréal, offre une ferme aux Soeurs de la Providence à condition de soigner les malades et de diriger une école. Dés 1856, les religieuses accueillent des « aliénés » dans une section de leur couvent sans savoir que quelque part en Europe naissent Freud et Kraepelin. En 1873, alors que l’asile de Beauport à Québec (Robert Giffard) déborde sous le grand nombre d’infortunés admis là, le gouvernement, en réponse, installe un hospice dans la région de Montréal. Les soeurs s’agrandissent sur une large propriété de 166 arpents puis, en 1874, l’hospice de Saint-Jean-de-Dieu s’érige en un bâtiment massif de pierre grise de Montréal. Un château d’eau construit en brique complète l’installation ; objet des fantasmes, la population environnante baptise cet édifice technique de « tour des monstres ». L’Institution devient municipalité autonome en 1897 et paroisse religieuse de Saint-Jean-de-Dieu en 1898, dans un Québec alors très catholique. Elle sert 1800 personnes, dont près de 1600 patients. Formée de différents bâtiments disposés selon les normes de hiérarchisation des fonctions et reliés par un système de longs corridors, elle cache en arrière du pavillon central et de son administration, les cuisines et le château d’eau. L’axe ainsi créé est flanqué de deux ailes en pierre de trois étages, l’une pour les femmes, l’autre pour les hommes. Le pavillon Dominique-Bédard (jadis l’aile des hommes) en demeure le témoin le plus éloquent et abrite actuellement notre centre d’enseignement, la Société québécoise de schizophrénie (https://www.schizophrenie.qc.ca/fr/ ), et les ateliers des Impatients (https://impatients.ca; Lacerte, 2015). En 1896, l’inondation de l’asile temporaire entraîne la relocalisation de l’établissement. Le complexe se développe à la faveur de plusieurs nouveaux bâtiments, dont l’imposant pavillon Bourget, inauguré en 1928, et où siègent désormais les urgences, le service de stimulation magnétique transcrânienne et la gérontopsychiatrie, entre autres. Les ajouts des pavillons Solange-Cloutier, en 1934, et Guillaume-Lahaise, en 1936-1937, dont le plan adopte la forme d’un trident, majorent la capacité d’accueil. Outre Bédard et Bourget, la toponymie de l’établissement s’enrichit de figures emblématiques telles que Solange Cloutier, omnipraticienne et responsable des foyers affiliés de 1966 à 1973, et Guillaume Lahaise (1935-1969), surnommé par son fils le « poète-psychiatre d’Émile Nelligan ». Le nom de Louis Riel, patriote et chef des deux soulèvements métis dans la deuxième moitié du XIXe siècle, hospitalisé à Saint-Jean-de-Dieu en décembre 1876, fait également partie de cet héritage. Quant au nom de Louis-H. Lafontaine, adopté comme celui de l’hôpital à partir de 1976, il fait référence à cette figure marquante de la vie politique canadienne, symbolisant l’identité francophone et potentiellement rebelle de l’establishment. Toutefois, en mai 1890, la situation change brutalement par suite de l’incendie de l’hôpital. On construit alors rapidement des pavillons de bois pour loger les 1200 patients. Agrandie de deux autres terres en 1888, la propriété des Soeurs de la Providence fait 800 arpents. En revanche, le chemin de fer du Canadien National coupe le domaine dans toute sa largeur. Plus tard, le tunnel LH Lafontaine, permettant de relier l’île de Montréal à la rive sud, réduit aussi le terrain. Désormais d’une part, le parc ouvert sur la communauté symbolise l’ouverture du bâtiment sur la vie de la cité et, d’autre part, il ne cesse de se réduire symbolisant peut-être la place des soins psychiatriques dans nos sociétés.

Au début du XIXe siècle, les avancées médicales révolutionnaires à l’époque, jugées rudimentaires aujourd’hui, s’invitent dans les bâtiments. Ainsi, l’hydrothérapie investit le pavillon Bourget pour s’appliquer de façon systématique aux aliénés, bien avant la mode des Spas montréalais ! L’absence des antibiotiques, découverts des décennies plus tard, laisse les infections décimer les patients. Les balbutiements des vaccins freinent mal les ravages de la variole ou la poliomyélite. Par exemple, en 1922, il y a 715 admissions, 311 sorties et 270 décès. L’institution abrite 2 743 malades, pour 280 religieuses, dont 72 infirmières graduées et 58 gardes-malades séculières et 7 médecins traitants. Un service de radiologie est installé au cinquième étage de Bourget en 1928 ; le docteur Léglius Gagnier y commence gratuitement une technique encore mystérieuse et 57 examens radiologiques sont inscrits dans les livres de cette première année. En 1929, son fils prend la charge du service et la conserve jusqu’en 1971, moment où le gouvernement centralise la radiothérapie dans des centres ultraspécialisés, bien avant le CIUSSS.

Au début du XXe siècle, un service de buanderie distribue tous les jours quelque 5 000 draps, 2 000 taies d’oreiller, 7 000 serviettes de bain et jusqu’à 700 tabliers aux citoyens qui travaillent à faire tourner la « petite colonie » comme l’appelle Mgr Bourget. En 1954, le nouveau salon de coiffure réalise environ 6 000 coupes par année. La mode soudaine des cheveux longs fera disparaître ce premier salon en 1971.

Il y a 150 ans, l’aliénisme préfigurant la psychiatrie produisait des pratiques aujourd’hui discutables. Depuis, la médecine de l’âme et les organisations des soins se réinventèrent. En 1962, Le rapport Bédard dénonce les conditions de vie déplorables dans les asiles, caractérisées par la surpopulation, le manque de personnel qualifié et les traitements inadaptés, tout en recommandant des réformes essentielles qui catalysent la transformation du système de santé mentale au Québec. À l’international, le courant de l’antipsychiatrie critique vivement les pratiques et les institutions qui les abritent. Le ministère réagit aussi à travers plusieurs tutelles. Entre 1990 et 1992, un conflit éclate entre le ministère de la Santé du Québec, dirigé par le ministre Marc-Yvan Côté, et les médecins de l’Hôpital Louis-H. Lafontaine. La mise sous tutelle de l’établissement est vivement contestée par des psychiatres déterminés, tels que Claude Vanier, un chef de département exemplaire, soutenu par un CMDP (Conseil des médecins, dentistes et pharmaciens) qui refuse de se plier aux injonctions des fonctionnaires.

À travers ces aléas de l’histoire organisationnelle, la compréhension des maladies mentales progresse, portée par des recherches scientifiques et une approche plus humaniste. Claude de Montigny, par exemple, psychiatre à l’hôpital Louis-H. Lafontaine, s’appuyant sur des modélisations sérotoninergiques de son propre laboratoire, découvre avec Gérard Cournoyer, Raymond Morissette et Frédéric Grunberg la potentialisation des antidépresseurs par le lithium (de Montigny et coll., 1981 ; 1983). L’approche biopsychosociale désormais communément admise s’enrichit de ces travaux biologiques, tout en recherchant les influences psychologiques et sociales. Ainsi, les thérapies cognitivo-comportementales prennent leur essor à l’Hôpital Louis-H. Lafontaine, soutenues par des cliniciens et chercheurs engagés dans l’expansion du centre de recherche. Ce centre, fondé en 1979, voit le jour grâce aux efforts de pionniers tels qu’Yves Lamontagne, qui recrute notamment Kieron O’Connor (Lavoie ; 2024). Par ce dernier, l’IUSMM devient un centre de référence pour les TOC. Alors que dans le même temps, les psychothérapies (Borgeat et coll., 2024) et la pleine conscience s’imposent comme soins courants aux patients. Dans une approche contemporaine, le bien-être numérique vient plus récemment faire son entrée dans la santé mentale (Khazaal et coll. 2024) apportant des outils complémentaires aux approches validées pour les troubles plus sévères ou bien des applications utiles en population générale. D’ailleurs, cette articulation entre psychopathologie individuelle et approche populationnelle reste dans les préoccupations des cliniciens et chercheurs de l’IUSMM, comme dans le cas exemplaire et dramatique du suicide des jeunes (Lesage, 2024). Heureusement, depuis le temps de la « tour des monstres », la stigmatisation entourant les maladies mentales diminue, à mesure que la société valorise l’empathie et l’inclusion. La rupture radicale supposée de l’aliénation se réduira dans les pratiques organisationnelles des dernières décennies (la pleine citoyenneté) ou les pratiques cliniques enrichies des apports des patients partenaires et de la pair-aidance. Dans ce contexte innovant, les policiers de la ville de Montréal, en synergie avec les équipes de santé mentale de première ligne, participent à cette conception décloisonnée des collaborations interprofessionnelles au service de la population à travers le projet ECHINOPS (De Benedictis et coll., 2024). De nouveaux modes d’hospitalisation, inimaginables au temps asilaires, tels que l’hospitalisation à domicile, se vivent désormais au quotidien à travers nos équipes multidisciplinaires (Simard et coll., 2024). Ces progrès témoignent d’une véritable révolution dans la prise en charge de la santé mentale. Le contexte contemporain influence bien sûr les modalités de la prise en charge comme celui du cannabis (Ziady et coll., 2024) ou de la réflexion sur la schizophrénie avec une Chaire de L’IUSMM (Potvin, 2024). L’intelligence artificielle y trouve une place avec un champ prometteur en recherche clinique, en enseignement et psychothérapie (Hudon et coll., 2024). Cette évolution foisonnante des savoirs s’exprime à travers le parcours exceptionnel de l’édition universitaire du grand manuel de psychiatrie francophone, riche de 4 éditions, s’étalant de 1980 à 2026 (Lalonde et coll., 2024). Aussi, une banque de données cliniques à partir de collectes de variables diverses permet désormais un champ de recherche exponentiel : c’est la Biobanque Signature, née en 2011, au bord du Lac Saint-Pierre, au cours d’un souper, lors d’une retraite du Centre de recherche et d’une réflexion académique avec Sonia Lupien, Roger Godbout, Gilles Côté et Emmanuel Stip. Aujourd’hui, la Biobanque Signature représente la plus importante des biobanques de données longitudinales collectées chez des patients en contexte d’urgence psychiatrique (Cipriani et coll., 2024).

La revue Santé mentale au Québec a publié d’autres numéros très complémentaires à ce dernier, traitant respectivement de l’histoire du Département de psychiatrie universitaire de l’Université de Montréal (Stip, 2015) et du pavillon Albert Prévost (SMQ, 2019). Si ces deux hauts lieux des savoirs psychiatriques participèrent à leur manière au développement de la clinique psychiatrique, à l’hôpital Louis-H. Lafontaine furent décrits des nouveaux syndromes psychiatriques tels que la psychose d’hypersensibilité à la dopamine (Chouinard et coll., 1983), le syndrome du métronome, forme de dystonie tardive oscillante (Bruneau et Stip, 1998), le syndrome de Roko, l’inverse du syndrome de Koro (Stip et coll., 2021), ou plus récemment le syndrome de Montréal : la conophobie (Stip, 2024). Ce dernier syndrome est décrit succinctement avec un clin d’oeil à Socrate : « l’ironie est la révolte écrite ». En outre, dans Le syndrome du berger, le psychiatre Jean-Yves Roy a témoigné de son expérience de psychothérapeute en observant les liens qui unissent les victimes aux gourous dans les sectes (Roy, 1998). Puis, sous sa responsabilité fût innovée en 2001 la « Clinique Cormier-Lafontaine » à L.-H. Lafontaine réalisée en partenariat avec le Centre Dollard-Cormier de Montréal où l’on offrait des services intégrés aux personnes qui présentent à la fois des problèmes de toxicomanie et de maladie mentale.

Enfin, l’IUSMM a conservé une longue tradition dans l’enseignement des sciences cliniques psychiatriques. Les enseignants, grâce à une exposition riche à des cas cliniques variés, ont permis de former les étudiant(e)s en médecine et de jeunes psychiatres pour qu’ils deviennent à l’aise dans la sémiologie psychiatrique. Certains cas rencontrés au cours des stages cliniques peuvent être l’occasion de réflexions académiques et d’apprentissage à l’Art du Transfert du Savoir (knowledge transfer). La rédaction d’un case report, bien qu’elle ne soit pas reconnue comme un outil de fort calibre dans la médecine basée sur les données probantes, demeure indispensable pour l’apprentissage du raisonnement clinique en général et pour l’avancement des connaissances relié à la rareté ou l’originalité (Di Nicola, 2024). Parmi les signes recueillis auprès d’un patient en psychiatrie, on reste toujours attentif aux détails des difficultés perceptuelles que les patients peuvent exprimer dans différentes modalités sensorielles. La plupart du temps on recueille facilement de l’information au niveau des hallucinations auditives ou visuelles. Cependant, dans la sphère de l’odorat par exemple, il est possible que le clinicien n’explore pas systématiquement si le patient perçoit de façon anormale certains effluves (Masse et Stip, 2024). Une étudiante en médecine a en effet décrit deux patients de l’IUSMM souffrant d’autodysosmophobie ou du Syndrome de référence olfactive (SRO) et on y met en exergue que la nosographie est à améliorer, car ce syndrome peut ne pas être seulement une phobie, et le SRO demeure un anglicisme (Masse, 2024). Dans ce numéro thématique sur 150 ans d’histoire, on a ainsi la chance de parcourir des articles issus de multiples disciplines professionnelles et issus de plusieurs générations de la vingtaine jusqu’aux octogénaires !

Actuellement, l’IUSMM fait partie d’une entité plus large, le CIUSSS de l’Est-de-L’île-de-Montréal, depuis 2015, et se prépare à s’intégrer à la nouvelle réforme ministérielle, celle de Santé Québec au cours de l’année 2024. Après plus de 140 ans d’autonomie dans sa gouvernance, malgré les menaces de tutelle, l’Institut a passé la dernière décennie dans l’ombre d’une organisation vouée à plusieurs missions autres que les besoins spécifiques de la population vivant avec des troubles psychiatriques. Ce changement de paradigme dans la gouvernance est significatif. Bien que l’inclusion de la santé mentale dans la même structure organisationnelle que les autres soins de santé soit un progrès, il est évident que cette priorité n’est pas toujours traitée avec le même degré d’urgence et d’attention que d’autres secteurs de la santé. Les budgets qui ont pris récemment le pli d’être transférés de la santé mentale vers d’autres services de santé devront être surveillés ou rétablis au sein du CIUSSS.

Il serait prétentieux de prétendre connaître avec certitude l’avenir de l’IUSMM, mais nous pouvons esquisser certains des grands chantiers qui se profilent à l’horizon. Tout d’abord, il est crucial de revitaliser la vie intellectuelle et universitaire au sein de cette grande maison, en favorisant les échanges et la collaboration entre tous les acteurs, notamment les psychiatres. Cette dynamique permettra d’enrichir les pratiques cliniques et de maintenir l’IUSMM à la pointe des avancées en matière de santé mentale.

Par ailleurs, l’IUSMM devra s’adapter aux grands mouvements de société, tels que le dérèglement climatique et ses conséquences sur la santé mentale, l’accueil de l’immigration et ses implications transculturelles dans l’est de Montréal, ainsi que la place des budgets psychiatriques dans le système de santé globale.

Nous devrons aussi relever le défi d’intégrer les évolutions de pratique, notamment le renversement annoncé des classifications actuelles des troubles mentaux, l’entrée de l’intelligence artificielle dans la pratique quotidienne de la santé mentale, la reconceptualisation des techniques efficaces en psychothérapie et la poursuite du virage ambulatoire des soins.