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Au Québec, en 2012, 12 % de la population souffraient d’un trouble de santé mentale diagnostiqué et recensé dans les services de santé (Institut national de santé publique du Québec, 2012). Ces troubles sont à 65 % des troubles anxieux ou dépressifs, ainsi appelés troubles mentaux fréquents (TMF) (Lapalme et al., 2017). Une personne ayant un TMF décède en moyenne 8 ans plus tôt qu’une personne n’ayant pas ces diagnostics (Pratt et al., 2016). Cela s’explique à la fois par de moins bonnes habitudes de vie et par des comorbidités avec différentes maladies physiques. Par ailleurs, ces troubles sont associés à un risque accru d’idéations suicidaires, de tentatives de suicide et de suicides complétés (Kanwar et al., 2013 ; Miret et al., 2013). De plus, au Canada, les troubles mentaux ont un coût annuel estimé à environ 50 milliards de dollars (Lim et al., 2008). En additionnant le coût annuel croissant des 30 prochaines années, les dépenses associées devraient dépasser les 2,3 billions de dollars (Smetanin et al., 2015).

Les traitements traditionnels pour les TMF, leur efficacité et leurs limites

Les antidépresseurs et anxiolytiques ainsi que la thérapie cognitive-comportementale ont démontré leur efficacité dans le traitement des TMF (Australian Psychological Society, 2018 ; Tiller, 2013). La psychothérapie est toutefois plus rentable et efficace au long terme puisque le maintien des gains est meilleur (Institut national d’excellence en santé et en services sociaux [INESSS], 2015). Malgré cela, au Canada, les personnes ayant un diagnostic de TMF qui bénéficient d’un traitement (82 %) reçoivent en priorité de la médication seule (48 %) ou une combinaison des deux (27 %), plutôt qu’une aide psychologique seule (7 %) (O’Donnell et al., 2017). Cela peut s’expliquer en partie par de longues listes d’attente qui diminuent l’accessibilité à des services psychologiques (Bellerose, 2023).

Une nouvelle avenue de traitement pour les TMF : les modèles de soins par étapes

En réponse au problème d’accessibilité aux interventions psychologiques, le programme anglais Improving Access to Psychological Therapies (IAPT) a été créé. Ce programme développé et implanté en Angleterre depuis 2008 comptait, en 2020, environ 1,2 million d’usagers annuels (National Collaborating Centre for Mental Health [NCCMH], 2021). Le National Health Service compte développer l’IAPT de manière que, en 2023-2024, le quart des personnes ayant un trouble anxieux ou dépressif en Angleterre soit pris en charge, soit 1,9 million d’usagers.

Le programme IAPT est un précurseur en ce qui concerne les modèles de soins par étapes (stepped care). Un modèle de soins par étapes est composé de paliers où les soins sont offerts par gradation d’intensité allant des traitements de faible intensité (TFI) jusqu’aux traitements de haute intensité (NCCMH, 2021). Le patient sera placé au palier qui convient le mieux à sa situation, selon ses préférences et le jugement clinique de l’intervenant (INESSS, 2022). Le modèle de soins par étapes de l’IAPT comprend 4 paliers. Le premier consiste en l’évaluation et la référence de la personne vers les services appropriés (Clark, 2018). Le deuxième correspond aux TFI, qui sont des traitements autoadministrés. Le rôle de l’intervenant est alors de soutenir le client dans l’utilisation du matériel thérapeutique. Le troisième palier comprend des traitements de haute intensité, comme les thérapies individuelles dispensées par des psychothérapeutes. Puis, le quatrième palier traite les troubles plus graves par l’hospitalisation, les centres de crises ou encore l’évaluation psychiatrique.

Les TFI du deuxième palier incluent les autosoins, des traitements psychologiques basés sur les données probantes, qui sont jugés efficaces pour des troubles anxieux et dépressifs légers ou modérés (NCCMH, 2021). Ce sont des traitements qu’une personne effectue seule (non dirigés/non guidés) ou avec l’aide d’un professionnel (dirigés/guidés), qui n’est pas nécessairement un psychothérapeute ; plus de professionnels peuvent ainsi offrir ce traitement en comparaison d’une psychothérapie. Pour les autosoins dirigés, les modalités sont les suivantes : en moyenne, 5 à 7 séances, d’une durée de 20 à 30 minutes, à une fréquence d’une par semaine, en personne, en visioconférence ou par entretien(s) téléphonique(s) (Faija et al., 2022). Le matériel fourni au patient comprend différentes explications sur son trouble et plusieurs exercices. À chaque séance, des mesures cliniques (monitorage) sont collectées par l’intervenant afin de suivre l’évolution de la personne, ce qui permet également d’ajuster le plan de traitement (NCCMH, 2021). De plus, l’efficacité des TFI pour prévenir et traiter les symptômes et troubles mentaux courants est bien établie (INESSS, 2022).

Un modèle de soins par étapes en implantation au Québec : le PQPTM

Au cours des dernières années, le Québec a instauré le Programme québécois pour les troubles mentaux (PQPTM), inspiré de l’IAPT. Il vise une meilleure accessibilité aux services psychosociaux, tout en offrant un service de qualité aux personnes présentant des symptômes de TMF (Bellemare et al., 2020). Ces dernières reçoivent des services adaptés à leurs besoins, allant des autosoins à la psychothérapie. Le PQPTM, lui aussi composé d’un modèle de soins par étapes, est basé sur les guides de pratique du National Institute for Health and Care Excellence (NICE).

Depuis 2021, le PQPTM est progressivement implanté dans les différents centres intégrés (universitaires) de santé et de services sociaux, ou CI(U)SSS, du Québec, chacun étant responsable des modalités d’implantation du programme. Les différents autosoins du PQPTM sont déployés dans les centres locaux de services communautaires (CLSC) et dans les groupes de médecine familiale (GMF) du CI(U)SSS où la présente étude a été menée. Dans ce milieu, 8 autosoins sont utilisés, sous forme de documents papier, en couleur. Ils contiennent des explications sur les troubles anxieux et dépressifs (c.-à-d. de la psycho- éducation avec des textes et des schémas), ainsi que des exercices à réaliser en autonomie.

Les perceptions des intervenants face aux autosoins

Les modèles de soins par étapes ont le potentiel de répondre au problème d’accès aux services psychosociaux, mais il est important de se demander si ceux-ci conviennent aux intervenants qui sont appelés à les utiliser. Des études qualitatives permettent de répondre à un tel questionnement. Bien que peu d’études aient porté sur les perceptions des intervenants par rapport aux autosoins et aux modèles de soins par étapes, étant donné leur récence, des facilitateurs et barrières des TFI perçus par les intervenants ont tout de même été identifiés dans les écrits scientifiques.

Différentes études démontrent que l’utilisation du téléphone ou de logiciels de visioconférence afin de fournir les TFI est moins appréciée, autant par les intervenants que par les clients (Lervik et al., 2020 ; Parry et al., 2011 ; Turner, 2015). Ceux-ci expliquent ce sentiment par la perception d’un manque de naturel d’une rencontre à distance, la plus grande difficulté à établir une alliance thérapeutique et les problèmes techniques qui peuvent survenir. Certains intervenants ont mentionné avoir l’impression de ne pas être assez compétents pour donner un traitement par téléphone ou encore pour traiter un trouble qu’ils ne traitent pas habituellement (Faija et al., 2020). Ensuite, les intervenants de première ligne ont perçu une résistance de la part d’intervenants des paliers supérieurs à propos de leur capacité à traiter des troubles qui leur étaient moins familiers (Gellatly et al., 2017). Puis, des études norvégiennes sur le Prompt Mental Health Care (PMHC), un programme semblable à l’IAPT, rapportent des barrières à l’implantation, comme le manque de formation (Lervik et al., 2020 ; Smith et al., 2016).

Du côté des facilitateurs, les intervenants de l’étude de Gellatly et al. (2017) considèrent les autosoins dirigés comme un bon compromis dans le cadre du programme IAPT, car ils permettent une plus grande accessibilité aux services psychologiques avec le soutien d’un professionnel, malgré une moindre intensité de traitement. L’offre des autosoins dirigés augmente la variété de modalités d’intervention, ce qui permet à des personnes qui ne peuvent pas se rendre sur place de bénéficier tout de même des traitements (Andersson et al., 2019). De plus, des intervenants du programme IAPT ont rapporté l’importance de la formation pour se sentir plus en confiance dans leur nouveau rôle, pour développer leurs connaissances sur ce trouble et leurs habiletés cliniques et pour se familiariser avec le matériel (Gellatly et al., 2017).

À ce jour, aucune étude publiée n’a documenté les opinions d’intervenants concernant les autosoins dirigés du PQPTM au Québec. Il est ainsi nécessaire d’obtenir de telles données à l’aide d’études qualitatives, afin de mesurer l’accueil de ce nouveau programme par les intervenants.

Les objectifs de la présente étude

La présente étude cherche à documenter les perceptions des professionnels québécois qui offrent les autosoins dirigés au sein du CI(U)SSS concerné, dans le cadre du PQPTM. Plus précisément, cette étude veut explorer leurs perceptions envers les autosoins dirigés du PQPTM et leur implantation. L’objectif principal est de déterminer quels sont les facilitateurs et barrières à l’implantation et ce qui pourrait être amélioré pour favoriser une implantation optimale du programme.

Cette étude s’appuie sur la « science de l’implantation » (Implementation Science) en utilisant le cadre de référence Consolidated Framework for Implementation Research (CFIR), élaboré par Damschroder et al. (2009 ; 2022). La science de l’implantation, ici appliquée à l’implantation de programme, vise à diminuer l’écart entre la recherche et la pratique et à diminuer le temps nécessaire pour mettre en place les interventions fondées sur les données probantes. Le cadre CFIR se base sur des théories d’implantation déjà publiées pour faire ressortir des construits qui examinent la présence de facteurs nécessaires à l’implantation réussie d’un programme. Grâce à ce modèle, il est possible d’identifier et d’expliquer les barrières et facilitateurs lors de l’implantation.

Méthode

Participants

Les critères du Consolidated critera for Reporting Qualitative research (COREQ) ont été consultés afin de rédiger la méthodologie de cette étude qualitative (Tong et al., 2007). Des intervenants ont été recrutés dans deux types de milieux au sein du CI(U)SSS concerné. Les critères d’inclusion sont : a) être un(e) intervenant(e) dans un CLSC ou dans un GMF du CI(U)SSS ; et b) avoir été formé au minimum à un autosoin dirigé dans le cadre du PQPTM. Dans les CLSC, 75 TS ont été formés aux autosoins de septembre 2021 à juin 2022 et, dans les GMF, 42 TS ont été formés au cours de l’automne 2022. Au moment du recrutement, 77 des 117 TS formés (66 %) étaient encore en emploi au même poste dans le CI(U)SSS. Un courriel de recrutement a été envoyé à l’ensemble des 77 TS encore en emploi au moment de l’étude, leur adresse courriel ayant été fournie par les gestionnaires. Le recrutement a été effectué par l’équipe de recherche afin d’éviter tout biais de sélection par les gestionnaires, qui connaissent les intervenants. Ce courriel contenait des informations concernant le contexte, les objectifs et les modalités de participation à l’étude. À la suite du courriel de recrutement et d’une relance une semaine plus tard, 22 TS ont répondu positivement, un TS a refusé de participer (non intéressé) et 54 n’ont pas donné suite. Les disponibilités des 22 TS intéressés ont ensuite été sondées afin d’organiser les groupes de discussion. Finalement, ce sont 13 TS qui ont pu assister à 1 des 3 groupes de discussion selon les disponibilités fournies : 6 en CLSC et 7 en GMF. Les 9 TS restants n’ont pas participé pour les raisons suivantes : non disponible sur les plages horaires proposées (n = 4), absent au moment de l’étude (n = 4), à la retraite (n = 1). Aucun contact autre que les échanges par courriel n’a eu lieu avec les participants avant la tenue des entrevues.

Matériel

Un questionnaire sociodémographique a été créé. Celui-ci comporte 11 questions et recueille des informations diverses telles que l’âge des intervenants, le nombre d’années d’expérience clinique ou encore le nombre d’années de travail dans le milieu. Le questionnaire a été envoyé aux participants par courriel et ceux-ci l’ont rempli à l’ordinateur. Par ailleurs, un canevas d’entrevue de groupe semi-dirigée a été rédigé (Annexe A). Celui-ci est basé sur un canevas pilote développé pour l’évaluation de l’implantation des autosoins dans un autre CI(U)SSS de la province. Il comporte 13 questions ouvertes afin de connaître l’opinion des intervenants face aux autosoins dirigés du PQPTM et à leur implantation dans le CI(U)SSS de la présente étude.

Procédure

Étant donné qu’il s’agit d’une étude pilote, un devis qualitatif a été utilisé dans la présente étude afin de répondre aux objectifs nommés plus haut. Trois entrevues de groupe semi-dirigées ont eu lieu via la plateforme Teams avec les 13 TS recrutés, chaque TS ne participant qu’à une entrevue. La modalité de groupe (plutôt qu’individuelle) a été choisie afin de favoriser des échanges dynamiques entre les participants, étant donné la récence du programme. Des entrevues individuelles auraient permis une moindre expression d’opinions nuancées et exhaustives, les intervenants n’ayant pas accès aux opinions les uns des autres. Ces rencontres de groupe ont été animées par un professeur de l’Université Laval (MDP) ayant un doctorat en psychologie clinique (Ph. D.) et membre de l’Ordre des psychologues du Québec (OPQ), accompagné par un ou plusieurs membres de l’équipe de recherche étudiant au baccalauréat en psychologie ; aucune autre personne n’était présente aux entrevues. Le professeur est un spécialiste des troubles anxieux et de l’humeur et s’intéresse au transfert des connaissances dans les milieux cliniques des pratiques fondées sur les données probantes. Le professeur et l’équipe de recherche ont présenté leur titre et le contexte du projet en introduction des entrevues. Ces rencontres ont été enregistrées dans le but d’être transcrites par la suite. Les enregistrements audio et vidéo sont conservés sur les serveurs sécurisés de l’Université Laval pour assurer la confidentialité des participants. Chaque entrevue a duré environ 1 h 30. Un numéro a été attribué à chacun des participants afin de respecter son anonymat, garantissant ainsi la confidentialité des informations recueillies. À l’aide des enregistrements, une transcription du verbatim des 3 entrevues a été réalisée. Le projet a été autorisé par le Comité d’éthique de la recherche (CÉR) du CI(U)SSS.

Analyses

La codification des verbatims a été effectuée par une approche thématique inductivo-déductive. L’approche déductive, basée sur le cadre CFIR, a permis d’établir de premiers thèmes en amont des entrevues afin de commencer la création du guide de codification. L’approche inductive a permis d’y ajouter les codes manquants en se basant sur les réponses des participants (Blais et Martineau, 2006).

La codification a été effectuée à l’aide du logiciel N’Vivo 12 (QSR International, Melbourne, Australie) afin de ressortir les thèmes généraux des entrevues. Après un premier survol des entrevues, les évaluateurs se sont rencontrés pour créer un guide de codification. Ce dernier est séparé en thèmes, inspirés des questions du canevas d’entrevue, et en sous-thèmes, tirés des propos des participants. Ensuite, 2 évaluateurs ont codifié les entrevues de manière indépendante sur N’Vivo en se basant sur le guide de codification. Un coefficient Kappa de 0,64 a été calculé, reflétant les citations codifiées dans un même thème par les évaluateurs. Un coefficient de 1 correspond à une concordance parfaite entre les évaluateurs (McHugh, 2012). Par la suite, les 3 évaluateurs ont vérifié à nouveau chaque entrevue, en équipe. S’il y avait des divergences dans la codification, l’équipe en discutait pour s’entendre sur le code qui convenait le mieux.

Résultats

Caractéristiques sociodémographiques des participants

Les participants de cette étude sont 11 femmes et 2 hommes, âgés de 31 à 60 ans, pour une moyenne de 44 ans (ET = 9,05). L’expérience clinique des participants varie entre 5 et 32 ans, pour une moyenne de 18 ans (ET = 7,04). Parmi les 13 participants, 6 travaillent dans un CLSC et 7 dans un GMF. Les participants ont appliqué les autosoins auprès de 0 à 17 usagers, pour une moyenne de 7 usagers.

Barrières et facilitateurs selon le cadre CFIR

Dans le cadre de cette étude, un total de 5 construits du cadre CFIR ont été utilisés. Le construit « Facteurs externes à l’implantation » n’a pas été utilisé, car non pertinent. Également, le construit « Facteurs individuels » a été divisé en 2 catégories, soit « Caractéristiques des usagers » et « Caractéristiques des intervenants ». La Figure 1 fournit un récapitulatif des résultats obtenus, qui sont décrits ci-dessous.

Figure 1

Grille de codification

Grille de codification

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Caractéristiques de l’intervention

Les caractéristiques de l’intervention sont des composantes clés de l’implantation. Six thèmes ont été identifiés.

« Autosoins basés sur les données probantes ». Certains intervenants apprécient que les autosoins soient basés sur les données probantes : cela les rend crédibles et facilite leur utilisation.

« Conservation du guide ». La conservation, ou non, des autosoins par les usagers est avancée comme un facteur clé pour les effets thérapeutiques au long terme.

« Monitorage ». La complexité et l’efficacité de l’évaluation en continu des symptômes (ou monitorage) ont été soulignées comme barrière et facilitateur à l’implantation des autosoins.

« Simplicité des autosoins ». La simplicité des autosoins est mentionnée comme facilitateur, pour la compréhension des intervenants et des usagers.

« Solution miracle ». Les autosoins dirigés du PQPTM seraient parfois présentés comme une « solution miracle », une vision que les intervenants ne semblent pas partager.

« Type d’autosoins ». Certains autosoins sont perçus comme étant plus efficaces auprès des usagers, soit « Gérer vos inquiétudes » (pour les symptômes anxieux) et « Je m’active, je me sens bien ! » (pour les symptômes dépressifs).

Paramètres internes à l’implantation

Sept thèmes ont été identifiés concernant les paramètres internes, soit le contexte de l’implantation du programme.

« Autres professionnels ». Le soutien informel entre TS et le bon accueil des autosoins dirigés du PQPTM par les médecins sont des facilitateurs. En revanche, un questionnement persiste à propos de l’implication des psychologues, qui semblent être mis de côté à ce stade-ci de l’implantation du PQPTM, selon les intervenants.

« Climat de l’implantation ». Les changements survenus en même temps dans le milieu — équipe d’accès (un autre programme en implantation), pandémie — ont été une barrière à l’acceptation des autosoins dirigés du PQPTM, tout comme la précipitation perçue dans laquelle leur implantation s’est faite, sans une planification optimale selon les intervenants.

« Compatibilité ». Les TS trouvent que les autosoins sont compatibles avec leurs interventions en travail social. Cependant, les autosoins ne sont pas suffisants seuls selon eux : ils sont à utiliser dans un second temps, en complément à d’autres interventions.

« Formation ». L’enchaînement rapide et la durée jugée trop courte des formations aux autosoins sont une barrière à l’implantation pour certains, tandis que d’autres les considèrent suffisantes et satisfaisantes. Les TS considèrent qu’il est important de continuer d’offrir ces formations aux nouveaux intervenants qui seront appelés à utiliser les autosoins.

« Investissements et ressources ». La rupture entre les nombreux investissements requis pour l’implantation des autosoins dirigés du PQPTM (temps, ressources, etc.) et la faible proportion d’usagers concernés (entre 10 % et 20 % selon les intervenants) est avancée comme une barrière à l’implantation. Des difficultés d’impression et d’accessibilité aux guides d’autosoins en couleur sont également soulevées. Certaines des ressources allouées aux autosoins dirigés du PQPTM sont tout de même décrites comme des facilitateurs : les canevas de notes évolutives et de plans d’intervention, ou encore la coordination clinique.

« Milieu d’implantation ». La distinction entre les usagers traités en CLSC et ceux traités en GMF est floue pour les intervenants, ce qui est une barrière à l’implantation : les autosoins semblent plus appropriés en GMF, plutôt qu’en CLSC, en raison de la sévérité des problématiques des usagers, plus élevée en CLSC.

« Contraintes organisationnelles ». Des contraintes organisationnelles sont ressenties par les intervenants et constituent une barrière à l’implantation. Entre autres, la pression ressentie des « statistiques » (le nombre de patients vus en consultation) et le nombre de rencontres permises pour les autosoins (10 maximum) sont avancés. Pour plusieurs intervenants, l’implantation des autosoins dirigés du PQPTM mettrait surtout en avant la quantité d’usagers pris en charge, au détriment de la qualité de leurs interventions.

Caractéristiques des intervenants

L’intervenant peut agir sur le processus d’implantation par ses caractéristiques et son influence sur les usagers. En ce sens, 3 thèmes ont été identifiés.

« Expérience et maîtrise ». L’expérience des intervenants est avancée à la fois comme un facilitateur et une barrière. L’utilisation des autosoins semble être plus appropriée pour des intervenants en début de carrière qui ont ainsi accès à des outils concrets. Pour des intervenants expérimentés, les autosoins sont perçus comme moins nécessaires, puisqu’ils considèrent qu’ils ont leurs propres outils. Certains TS estiment que leur bagage est suffisant pour maîtriser les autosoins. Pour d’autres, ce bagage constitue un frein en raison d’automatismes cliniques moins compatibles avec la structure des autosoins.

« Maintien du cadre et gestion du temps ». La capacité de l’intervenant à cadrer les rencontres autour des autosoins est avancée comme un élément important pour la réussite de ceux-ci. Ainsi, les intervenants mentionnent leur faculté, ou non, à gérer leur temps, en séance et hors séance.

« Pratique et temps d’appropriation ». Une barrière soulignée par les intervenants est le manque de temps pour pratiquer et s’approprier les autosoins : une période d’adaptation est en effet perçue comme nécessaire.

Caractéristiques des usagers

Les usagers ont également un rôle à jouer dans le succès de l’implantation, entre autres, par leur adhésion au traitement tel qu’illustré par les 6 thèmes identifiés.

« Accessibilité ». Les autosoins semblent moins accessibles pour les personnes de milieux plus défavorisés, étant donné les ressources personnelles requises (p. ex. habiletés) pour les compléter. La disponibilité en anglais est avancée comme un facilitateur, tandis qu’une version en espagnol serait appréciée.

« Âge ». Les plus jeunes adhèrent plus aux autosoins que les personnes plus âgées.

« Perceptions ». Selon les intervenants, plusieurs usagers soulignent que les autosoins ressemblent à des devoirs, ce qui diminue leur motivation à les compléter.

« Personnalité ». L’utilisation des autosoins serait facilitée auprès des usagers autonomes, motivés et intéressés, qui auraient de meilleurs résultats comparativement à ceux qui le sont moins. Or, ces usagers seraient plus rares, ce qui est une barrière à l’implantation.

« Sexe ». Les autosoins semblent plus appréciés chez les personnes de sexe féminin que chez celles de sexe masculin, bien que certains hommes y aient tout de même adhéré.

« Symptômes et diagnostic(s) ». De nombreux usagers présentent des diagnostics comorbides, alors que les autosoins ne ciblent qu’un trouble à la fois, et/ou ont des symptômes plus sévères, ce qui compliquerait l’utilisation des autosoins et les rendrait moins efficaces, selon les intervenants.

Processus

Plusieurs stratégies sont mises en place lors de l’implantation d’un nouveau programme. Six thèmes ont été identifiés.

« Alliance thérapeutique ». Un participant mentionne que l’adhésion aux autosoins dirigés est moins grande si une alliance thérapeutique n’existe pas. Ainsi, l’utilisation des autosoins au début du suivi est perçue comme moins efficace.

« Attentes envers les gestionnaires ». Plusieurs attentes sont mentionnées par les TS à l’égard de leurs gestionnaires. Ils souhaitent un maintien de leur autonomie professionnelle, une diminution des contraintes (p. ex. le nombre de rencontres maximal avec un usager) et que les autosoins ne deviennent pas la seule porte d’entrée dans les services. Pour assurer la durabilité des autosoins dirigés du PQPTM, la continuité de la supervision et de la formation, ainsi que l’impression constante des documents d’autosoins sont nécessaires.

« Cibler le bon guide d’autosoins ». Les intervenants trouvent difficile de cibler le bon guide d’autosoins pour leurs usagers dû au grand nombre d’autosoins disponibles et à la fréquence des comorbidités.

« Intégrité des autosoins ». Certains intervenants soulignent qu’ils fusionnent outils personnels et autosoins, ce qui pourrait réduire l’intégrité du contenu des autosoins.

« Souplesse croissante ». Un facilitateur souligné est la souplesse croissante ressentie dans leurs milieux. Comparativement au début de l’implantation, les autosoins sont désormais moins présentés comme des outils « miracles ».

« Supervision ». Les supervisions bimensuelles permettent aux TS de recevoir une rétroaction sur leurs interventions dans le cadre des autosoins dirigés du PQPTM, mais aussi de poser leurs questions à leurs collègues ou à leurs superviseurs. Ces supervisions sont vues à la fois comme un facilitateur pour certains et comme une barrière pour d’autres. Leur déroulement et leur maintien dans le temps sont appréciés, sauf lorsque les intervenants ne ressentent pas le besoin d’y aller : ils les voient alors comme une utilisation moins optimale de leur temps.

Discussion

Les objectifs de la présente étude étaient de documenter les perceptions des professionnels ayant récemment introduit dans leur pratique les autosoins dirigés au sein du CI(U)SSS concerné. Plus spécifiquement, elle visait à identifier les barrières et facilitateurs à leur implantation, dans le but d’améliorer l’implantation du programme dans ce CI(U)SSS et dans le reste de la province. Les barrières et facilitateurs se séparent en 5 construits du cadre CFIR, eux-mêmes séparés en 28 thèmes. De ces 28 thèmes, 3 sont des facilitateurs, 7 des barrières et 18 sont nuancés (barrière/facilitateur).

En résumé, les opinions envers les autosoins dirigés du PQPTM sont variées et plusieurs barrières et facilitateurs ont été identifiés. Pour favoriser une implantation optimale dans ce CI(U)SSS et dans le reste de la province, il faudrait s’assurer d’une planification optimale et d’un climat propice, en évitant lorsque possible la présence de plusieurs changements organisationnels simultanés. L’accessibilité à la formation, à la supervision et aux documents d’autosoins est importante. Pour que les intervenants acceptent mieux le programme, il semble important de miser sur leur autonomie professionnelle et de diminuer les contraintes organisationnelles à leur égard : entre autres, en leur laissant un temps d’appropriation adéquat pour chaque guide d’autosoins. Par ailleurs, les intervenants ont l’impression que les autosoins dirigés du PQPTM sont parfois présentés comme une solution miracle et ressentent une pression par rapport à la quantité de suivis à faire, au détriment de leur qualité. En effet, ils jugent que les investissements en termes de temps et de ressources envers le programme peuvent être excessifs par rapport au plus faible pourcentage de la clientèle concernée. En outre, l’implantation semble mieux réussie et acceptée en GMF qu’en CLSC, ce qui peut s’expliquer par des différences sur le plan de la sévérité des troubles de la clientèle, des ressources et du temps disponibles : il semblerait que les cas soient plus légers en GMF et que plus de ressources organisationnelles y soient allouées. Enfin, l’intégrité du contenu des autosoins est potentiellement diminuée par l’ajout d’outils personnels aux autosoins.

De façon plus spécifique, le premier construit « caractéristiques de l’intervention » montre que les autosoins sont appréciés pour leur simplicité et le fait qu’ils soient fondés sur les données probantes. Également, leur efficacité semble fluctuer selon le type d’autosoins et la conservation, ou non, du guide par l’usager. Le monitorage qui a été implanté en même temps que les autosoins peut être pratique ou trop complexe pour les usagers. Enfin, malgré les opinions favorables des intervenants par rapport aux objectifs des autosoins dirigés du PQPTM, leur implantation est généralement décrite comme une fausse « solution miracle » à cause de la rupture entre la théorie et la pratique et étant donné le manque de main-d’oeuvre et la complexité des problématiques. Cette perspective diffère de ce qui est observé dans l’étude de Gellatly et al. (2017), dans laquelle les intervenants du programme IAPT considèrent les autosoins comme un bon moyen de favoriser l’accessibilité aux soins.

Le deuxième construit « paramètres internes à l’implantation » montre que le soutien offert entre TS et que l’implication des médecins sont des facilitateurs de l’implantation, contrairement à la perception que les psychologues semblent peu impliqués à ce stade-ci de l’implantation du PQPTM. Malgré cet écart entre les professions, aucune résistance de la part des autres professionnels n’a été mentionnée par les participants de l’étude concernant leur capacité à traiter les TMF, contrairement aux intervenants de l’étude de Gellatly et al. (2017) qui ont perçu une telle résistance. Ensuite, le climat d’implantation ainsi que l’enchaînement rapide des formations sont un frein à la mise en place du programme, ce qui fait un lien avec les études de Lervik et al. (2020) et de Smith et al. (2016) qui mentionnent une formation insuffisante lors de l’implantation du programme PMHC en Norvège. Par ailleurs, les autosoins sont vus comme des outils complémentaires à d’autres interventions, ce qui est apprécié, mais ne sont pas considérés comme des outils autosuffisants. Des contraintes organisationnelles sont ressenties par les TS, ce qui nuit à l’implantation. Elles concernent le nombre maximal de séances par usager, l’application pressante des autosoins ou encore la crainte que leur autonomie professionnelle soit diminuée. En conséquence, ils perçoivent un écart entre la théorie, soit d’offrir des soins de qualité au plus grand nombre, et la pratique, soit de privilégier la quantité de suivis réalisés au détriment de la qualité des interventions. Cet écart théorie-pratique est également perçu sur le plan des investissements pour les autosoins dirigés du PQPTM : les ressources et l’argent investis semblent disproportionnés en comparaison avec le faible pourcentage d’usagers qui reçoivent ces traitements selon les intervenants. Ces investissements sont parfois un facilitateur (p. ex. la coordination clinique) et sont parfois insuffisants (p. ex. la non-impression des guide-papier). Une différence est observée entre les CLSC et les GMF, ces derniers semblant mieux préparés et outillés, entre autres, grâce à la clientèle ayant des problématiques moins sévères.

Le troisième construit « caractéristiques des intervenants » montre que la maîtrise des autosoins peut à la fois être facilitée ou complexifiée par l’expérience des TS, ces outils étant jugés plus pertinents et utiles en début de carrière. En général, les TS se considèrent compétents pour l’utilisation des autosoins, contrairement à l’étude de Faija et al. (2020), dans laquelle les intervenants se sentent moins en mesure de traiter des troubles qui leur sont nouveaux. Dans la présente étude, les TS ont déjà de l’expérience avec ces troubles : la compétence n’est donc pas un enjeu, autant pour les troubles traités que pour l’administration des autosoins. De plus, la question du temps est mise de l’avant, que ce soit pour le maintien du cadre et de la gestion de temps en séance ou pour la pratique et le temps d’appropriation, ce dernier étant jugé insuffisant par les TS.

Le quatrième construit « les caractéristiques des usagers » montre que les autosoins ressemblent trop à des devoirs pour certains usagers et qu’ils sont moins adaptés aux usagers issus de milieux plus défavorisés ou provenant de l’immigration, cette accessibilité étant néanmoins facilitée par les manuels en anglais. Également, les intervenants perçoivent que les autosoins sont plus efficaces auprès des femmes, des jeunes adultes, des usagers motivés et autodisciplinés. Aussi, la présence de comorbidité et une plus grande sévérité des problématiques rencontrées sont des barrières perçues à l’implantation. Cela est cohérent avec les constats des écrits scientifiques (NCCMH, 2021) : les TFI sont plus efficaces pour les troubles plus légers. Ce constat est également cohérent avec les résultats de Martin et al. (2022) concernant l’IAPT en Angleterre : selon les intervenants, des écarts sont relevés dans la présente étude entre les besoins de certains usagers desservis par les autosoins dirigés du PQPTM (p. ex. troubles complexes et comorbides) et les problématiques ciblées par les autosoins (p. ex. trouble unique d’intensité légère à modérée). Cela amène à se questionner sur le milieu d’implantation approprié pour les autosoins : la pertinence et l’efficacité semblent plus grandes en GMF qu’en CLSC, les problématiques y étant perçues comme moins sévères.

Le cinquième construit se rapporte au « processus » et montre que les TS aimeraient ressentir une plus grande confiance envers leur jugement clinique et une plus grande flexibilité dans l’utilisation du programme. En ce sens, la souplesse croissante, comparée au début de l’implantation, est appréciée. Également, ils jugent nécessaire de maintenir la formation pour les nouveaux intervenants et les séances de supervision bimensuelles. C’est ce qui a été observé avec le programme IAPT en Angleterre : la formation est importante pour soutenir la confiance, les connaissances et habiletés ainsi que la familiarisation avec le matériel du programme (Gellatly et al., 2017). Par ailleurs, l’intégrité de l’implantation pourrait être compromise par l’utilisation d’outils personnels par les TS en parallèle aux autosoins, par l’utilisation des autosoins en milieu de suivi (plutôt qu’en début de suivi), et par la difficulté à cibler le bon autosoin pour le bon usager. Finalement, Parry et al. (2011) rapportent que l’alliance thérapeutique est plus difficile à créer en contexte de TFI pour de nombreuses raisons, incluant le manque de temps lors des rencontres. Un participant rapporte des propos similaires et affirme l’importance de l’alliance thérapeutique pour le fonctionnement du traitement et juge que l’usager n’aura pas assez confiance dans le processus si une relation n’a pas été bâtie au préalable.

En terminant, bien que les résultats amènent un éclairage pertinent sur les perceptions des professionnels ayant récemment utilisé les autosoins dirigés dans le contexte du PQPTM, ils doivent être interprétés en tenant compte de plusieurs limites de l’étude. D’abord, l’étude a été réalisée dans un seul CI(U)SSS, dont les caractéristiques peuvent différer des autres CI(U)SSS de la province. Il est ainsi difficile de généraliser les résultats de la présente étude à l’ensemble de la province : de futures études prenant place dans d’autres milieux sont donc nécessaires. Ensuite, sur un total de 117 participants formés, seulement 13 (11 %) composent l’échantillon de cette étude, ce qui est un faible taux de réponse. Ainsi, les opinions documentées pourraient ne pas être représentatives de l’ensemble des opinions des intervenants formés. De futures études ayant de plus grands échantillons sont donc requises. En revanche, étant donné le devis qualitatif de cette étude pilote, ce nombre de participants correspond au nombre souhaité lors de la planification de l’étude dans le but de collecter des données préliminaires, en amont de futures études, justement. Ce nombre a également été suffisant afin de récolter des opinions très diversifiées, ce qui constitue une force de l’étude. D’autres forces peuvent être soulevées, comme le recrutement des participants directement dans les milieux, en collaboration avec les gestionnaires. Par ailleurs, la nature qualitative du projet a permis d’obtenir des informations détaillées sur les perceptions des participants.

Conclusion

Étant donné que les autosoins dirigés du PQPTM sont actuellement en implantation au Québec, les résultats de la présente étude ont le potentiel de contribuer à l’adaptation de leur implantation dans les prochaines années, tant au niveau local qu’au niveau provincial. Malgré la nature préliminaire des résultats obtenus dans cette étude pilote, ces derniers permettent d’obtenir un premier portrait de l’implantation du programme dans la province, jetant les bases pour des études futures. Une telle étude multicentrique, financée par les Fonds de recherche du Québec – Santé (FRQS) et les Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC), est présentement en cours dans 3 CI(U)SSS de la province. Cette étude, en collaboration avec le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS), viendra pallier les principales limites de la présente étude en utilisant un devis mixte quantitatif et qualitatif avec un plus grand échantillon représentatif d’intervenants, gestionnaires et usagers.