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1. INTRODUCTION

Les catastrophes naturelles, y compris les phénomènes volcaniques comme les lahars, ont un impact profond sur la santé mentale des populations. Norris et al. (2002) soulignent, dans une analyse exhaustive de la littérature, que les conséquences des catastrophes naturelles affectent de manière significative les communautés sur le plan psychologique. Cela est particulièrement pertinent dans le contexte de la commune du Prêcheur en Martinique, située au pied de la montagne Pelée. Cette localité des Antilles françaises, régulièrement frappée par des menaces multiples incluant lahars, tsunamis et inondations, représente un cas d’étude intéressant pour comprendre les répercussions psychologiques des alertes répétées et des événements traumatiques.

La menace constante des lahars, définis comme des coulées boueuses de matériaux volcaniques, est un facteur de stress significatif pour les communautés vivant à proximité des volcans. Leonard et al. (2008), dans leur étude sur le volcan Ruapehu en Nouvelle-Zélande, ont démontré que la communication efficace des risques et la préparation des communautés sont essentielles pour atténuer l’impact psychologique des alertes volcaniques. Dans le cas du Prêcheur, l’observation continue des lahars par l’Observatoire volcanologique et sismologique de la Martinique (OVSM) représente une source à la fois de réconfort et d’anxiété pour la population locale.

Notre étude vise à examiner comment la population du Prêcheur gère ce stress constant. Nous nous appuyons sur l’approche de Mundt et al. (2002) qui soulignent l’importance de mesurer l’ajustement social et professionnel dans l’évaluation des troubles psychologiques. L’étude EP3LAN (Évaluation psychométrique et psycholinguistique des psychotraumatismes liés aux aléas naturels dans la commune du Prêcheur) a été conçue pour évaluer la santé mentale de la population de cette commune, en se concentrant sur la manière dont les événements répétés liés aux lahars influencent leur vie quotidienne et leur bien-être psychologique.

2. OBJECTIFS

Cette étude vise à répondre à un besoin vital de surveillance et de compréhension approfondie des enjeux psychopathologiques locaux dans la commune du Prêcheur, soumise aux risques de lahars. Les objectifs spécifiques de cette étude sont les suivants :

1. Évaluer l’impact psychologique des lahars sur les habitants du Prêcheur : il s’agit d’examiner comment la menace constante et la réalité des lahars influencent la santé mentale, le bien-être psychologique et le comportement des habitants. Ceci inclut l’analyse des symptômes de stress posttraumatique, d’anxiété et d’autres troubles psychologiques potentiellement liés aux alertes répétées ;

2. Identifier et caractériser les aspects psychopathologiques spécifiques aux catastrophes naturelles : à travers l’utilisation de méthodes d’évaluation psychométriques et psycholinguistiques, notre objectif est de déterminer les aspects psychopathologiques manifestés par les personnes affectées par les lahars. Cela comprend l’étude des schémas de pensée, des comportements et des réponses émotionnelles spécifiques à ce contexte ;

3. Développer un modèle de surveillance syndromique pour la santé mentale dans le contexte de catastrophes naturelles : il s’agit ici de proposer un cadre basé sur les données numériques pour la surveillance continue de la santé mentale, qui peut compléter les approches conventionnelles et offrir des informations en temps réel sur les besoins et les réponses psychologiques des populations touchées ;

4. Établir des bases pour des interventions et des stratégies de prévention : en identifiant les schémas psychopathologiques et les réponses comportementales, l’étude vise à fournir des informations essentielles pour le développement de stratégies de soutien psychologique et de prévention adaptées aux réalités locales et aux défis spécifiques posés par les lahars et autres menaces naturelles similaires.

3. MÉTHODE

L’étude EP3LAN, approuvée par le CPP (Comité de Protection des Personnes) le 08 avril 2020 et promue par le CHU de Martinique (Antilles françaises), est une investigation clinique en écopsychiatrie[1] visant à étudier l’impact des lahars sur la santé mentale dans la commune du Prêcheur. Elle a été conçue comme une étude longitudinale prospective d’une durée totale de 20 mois. La période d’inclusion des participant(e)s s’étend sur 6 mois, avec un suivi à M0 (début de l’étude), M6 (6 mois après le début) et M12 (12 mois après le début).

Les participant(e)s ont été recruté(e)s parmi les habitant(e)s adultes de la commune du Prêcheur. Les critères d’inclusion comprenaient : être majeur(e), résider au Prêcheur depuis au moins un an, et avoir été présent(e) lors des alertes de lahars récentes. Les critères d’exclusion incluaient les antécédents de troubles psychiatriques diagnostiqués avant les événements liés aux lahars.

Cette étude mixte combine des approches quantitatives et qualitatives pour évaluer la santé mentale des participant(e)s. Des entretiens individuels semi-dirigés ont été menés par des intervenant(e)s formé(e)s de l’association SOS Kriz, et complétés par des questionnaires psychométriques standardisés, incluant le Questionnaire général de santé (General Health Questionnaire, GHQ) et la Liste de l’échelle du stress posttraumatique (Posttraumatic Stress Disorder Check List Scale, PCLS). Ces entretiens ont été enregistrés, transcrits et analysés via une méthode d’apprentissage automatique semi-supervisée pour pouvoir réaliser le phénotypage numérique des données collectées.

Le critère de jugement principal est la variation de l’usage du langage, évaluée par une méthode mixte quantitative et qualitative. Cette variable est déterminée pour chaque sujet en comparant l’usage standard du langage (tel qu’évalué dans la population générale) avec le phénotype psychotraumatique spécifique (appris sur de grands volumes de données). L’analyse se base sur des aspects quantitatifs (fréquences, concordances, récurrences) et qualitatifs (cohésion, cohérence, référence) du langage, évaluant la similarité ou la dissimilarité du lexique employé par chaque participant(e). Cette approche vise à détecter de manière précoce l’émergence d’une psychopathologie ou à confirmer la présence de dimensions psychopathologiques, en utilisant des marqueurs sémantiques et psychologiques associés à des pathologies de stress posttraumatique.

L’objectif final est de caractériser le phénotype numérique individuel en identifiant des marqueurs sémantiques et psychologiques précis et récurrents. Ces marqueurs sont ensuite corrélés avec des mesures psychométriques pour évaluer leur impact sur la récupération psychologique et physiologique à long terme.

3.1. Réalisation du prélèvement de verbatim

Les personnes ont été orientées vers le dispositif par le Centre communal d’action sociale (CCAS) de la ville du Prêcheur en fonction de leur lieu résidence. Les personnes sollicitées ont pu accepter ou refuser de participer à l’étude par un recueil du consentement éclairé. L’inclusion a été ensuite validée par une équipe pluridisciplinaire du CHU de la Martinique. La recherche a été présentée aux participant(e)s sur site avec remise de la notice d’information et du formulaire de consentement.

La collecte de verbatim a consisté à prélever un fragment de discours (récit ou témoignage), afin de l’analyser au moyen d’un outil assisté par l’intelligence artificielle (IA). Ce prélèvement était limité à 10 minutes de verbatim environ en raison de la saturation des données constatée au-delà de cette durée dans des études similaires[2].

Voici un exemple de verbatim issu de l’étude EP3LAN :

« Au sujet des lahars, ce que je garde comme souvenir, j’en garde un souvenir assez traumatisant, je ne sais pas si c’est le bon mot, mais très très angoissant. Personnellement, je n’avais pas été touché, parce que je n’y habitais pas, j’étais pas riverain. En revanche, j’ai mes parents qui étaient des riverains, donc ça a engendré une situation très angoissante. Alors, le premier jour où ça s’est passé, quand ça a commencé à arriver, bah bien sûr ils sont partis avec moi, et les fois d’après, dès qu’il y avait la sirène qui se déclenche, ils viennent sans rien chez moi. C’est une très forte angoisse. Au moment où j’allais les voir les jours suivants, c’était pas possible… » (Voir d’autres verbatim en Annexes).

Ce type d’échantillon a été recueilli de manière active (participation de la personne) et consigné à l’aide d’un transcripteur automatique (dictée intégrée à la tablette de recueil). La personne était invitée à parler de sa situation et de son ressenti à partir de simples questions d’amorce, sans interruption de la part de l’enquêteur(-trice), l’objectif étant d’obtenir un aperçu de la situation passée, mais aussi actuelle du sujet, pour mettre en lien le vécu avec la problématique amenée.

On peut ainsi considérer le prélèvement de verbatim dans cette étude comme un extrait écologique de la biographie du sujet, qui permet de cerner le contexte précis de ses troubles. Contrairement à l’anamnèse, cet échantillon ne vise pas à recueillir de la part du patient le plus grand nombre de souvenirs concernant son histoire, mais seulement les marqueurs pertinents pour assurer une évaluation adéquate du trouble éventuel. En effet, l’intérêt et l’avantage de ce type de prélèvement restreint et ciblé est qu’il n’impose pas une remémoration exhaustive de la personne, mais autorise une recherche anamnestique sur un simple échantillon.

Cette démarche a une double justification. Premièrement, une partie, voire la majorité des informations recueillies dans une anamnèse, n’impacte pas la décision diagnostique et n’a pas toujours de justifications en termes d’action clinique. Certaines informations sont peu utiles cliniquement et peuvent, dans certains cas, brouiller le jugement diagnostique. Deuxièmement, cette démarche pallie les lacunes de la technique de l’interrogatoire qui cherche souvent à orienter le récit du patient vers les éléments objectifs et à les recouper de manière directe ou indirecte, ce qui peut constituer un biais grave dans le cas des approches préventives.

3.2. Le psychophénotypage des données

Dans notre étude, le concept de « phénotype » englobe un ensemble de caractéristiques observables chez un sujet, incluant des traits cognitifs, physiques, émotionnels et comportementaux. Il englobe des signes de type « cognitif » (p. ex. « je ne comprends rien de ce qui se passe »), « physique » (p. ex. « j’ai le coeur qui s’emballe »), « émotionnel » (p. ex. « j’ai peur pour mes enfants ») et « comportemental » (p. ex. « je préfère ne pas retourner sur place »).

Ces traits peuvent être déduits à partir de l’échantillon de discours prélevé, mais au lieu de réduire cet ensemble complexe de traits en une seule étiquette psychopathologique, l’objectif est de déduire les caractéristiques de la personne de manière globale et méthodique en exploitant les informations obtenues à partir de ces prélèvements.

Quant au phénotypage, il désigne l’analyse et la prédiction des caractéristiques phénotypiques, et repose sur des méthodes statistiques et de modélisation prédictive. Cette approche est appuyée par les travaux de Tausczik et Pennebaker (2010), qui ont démontré l’efficacité de l’analyse du langage pour évaluer les états psychologiques.

L’analyse a débuté par l’exploration du lexique utilisé par les participant(e)s, en se focalisant sur les expressions émotionnelles liées aux événements traumatiques. L’objectif était d’identifier des motifs discursifs récurrents et des champs lexicaux spécifiques.

Nous avons également utilisé des critères de similarité (ressemblance) et de dissimilarité (écart)[3] dans la vectorisation des mots pour produire une interprétation fonctionnelle basée sur des processus transdiagnostiques, s’alignant sur les travaux de Beck et al. (2019), soulignant l’importance de reconnaître les processus communs dans le diagnostic des troubles psychologiques.

En complément, des questionnaires psychométriques standardisés ont été utilisés, y compris le GHQ-12 (General Health Questionnaire) et la PCL-5 (Posttraumatic Stress Disorder Check List for DSM-5), permettant une triangulation des résultats entre l’analyse discursive et les mesures psychométriques.

3.3. L’outil utilisé

L’outil PSYCHOLING a été spécifiquement conçu pour analyser le langage en contexte clinique. Ce logiciel s’appuie sur des techniques avancées d’intelligence artificielle (IA), fondées sur le traitement automatique du langage naturel et l’apprentissage automatique supervisé. Il permet d’analyser le discours en extrayant des données telles que la fréquence des mots, les structures syntaxiques, la cohérence du discours et l’emploi de mots spécifiques liés à des états émotionnels.

Les algorithmes au coeur de PSYCHOLING ont été choisis pour leur capacité à traiter des nuances complexes dans le langage humain en s’appuyant sur la vectorisation des mots (embeddings). Nous avons principalement utilisé des modèles de réseaux neuronaux, tels que des réseaux de neurones récurrents et des modèles de traitement du langage basés sur des transformers, reconnus pour leur efficacité dans la compréhension du contexte et de la cohérence du sens.

L’outil a été préentraîné sur un large corpus de verbatim issus d’entretiens cliniques, incluant des discours de sujets avec et sans diagnostic psychologique. Ce corpus diversifié a permis au logiciel de reconnaître une large gamme de motifs linguistiques et de schémas de pensée, associés à divers états psychologiques et pathologies. L’entraînement a également inclus des données issues d’études existantes sur la santé mentale, permettant au logiciel de développer une compréhension fine des marqueurs linguistiques spécifiques aux troubles psychologiques.

La validation de l’outil PSYCHOLING a été effectuée en comparant ses analyses avec des évaluations cliniques réalisées par des cliniciens (médecins psychiatres). Les résultats ont montré une forte corrélation entre les diagnostics du logiciel et les évaluations cliniques d’experts, confirmant la précision et la fiabilité de l’outil dans l’identification des schémas linguistiques et cognitifs, associés aux psychotraumatismes.

La sensibilité de l’outil se réfère à sa capacité à détecter avec précision les variations subtiles dans le langage qui peuvent indiquer la présence de troubles psychologiques. Le seuil de détection a été établi sur la base des études de fiabilité, permettant de distinguer entre discours normaux et discours indicatifs de troubles psychologiques. Ces paramètres ont été ajustés pour optimiser la relation entre sensibilité et spécificité.

Dans le cadre de l’étude EP3LAN, l’outil a été utilisé pour analyser les verbatim recueillis lors des entretiens avec les participant(e)s. PSYCHOLING a pu identifier des motifs linguistiques récurrents et des anomalies dans l’utilisation du langage, qui ont été corrélés avec les mesures psychométriques obtenues à travers les questionnaires GHQ-12 et PCL-5.

Cela a permis de visualiser l’état psychique de chaque personne sous la forme d’un « psychophénotype » représentant ses pensées et ses émotions à un moment donné. Les informations retenues indiquent les éléments sur lesquels repose l’interprétation diagnostique. Il est ainsi possible pour les cliniciens de consulter les processus communs avec d’autres phénotypes issus de l’apprentissage automatique sur le verbatim d’autres participant(e)s. (Figure 2)

4. RÉSULTATS

Les résultats de l’étude EP3LAN démontrent une bonne sensibilité de l’outil assisté par l’IA pour identifier les processus psychopathologiques dans le verbatim des participant(e)s à l’étude.

– M0 (début de l’étude) : à ce stade, les participant(e)s ont montré des niveaux de stress et d’anxiété relativement élevés, comme indiqué par les scores élevés sur le PCL-5 et les analyses de PSYCHOLING. Cela a révélé une prévalence significative de symptômes de TSPT immédiatement après les lahars.

– M6 (6 mois après) : après six mois, une légère diminution des scores PCL-5 a été observée, suggérant une adaptation ou une atténuation des symptômes de stress. Néanmoins, les résultats de PSYCHOLING indiquaient toujours une présence notable de discours centrés sur le traumatisme, particulièrement en termes de réviviscence et d’évitement.

– M12 (12 mois après) : à un an, bien que certain(e)s participant(e)s aient continué à montrer des symptômes, une tendance générale vers une amélioration a été observée. Les scores PSYCHOLING ont montré une adaptation plus significative, avec une réduction des marqueurs linguistiques liés au stress et au traumatisme.

L’analyse psycholinguistique a révélé une moyenne de score à 53,5, avec un écart-type de 7,53 (voir Tableaux 1). Trois participant(e)s (7,5 %) présentaient des scores élevés, indiquant une souffrance psychique plus marquée. Les résultats ont montré que la situation maritale, la présence d’enfants et le niveau d’étude influençaient significativement les scores psycholinguistiques.

Nous avons observé une évolution des discours au fil du temps, indiquant une progression dans le traitement émotionnel et cognitif des événements traumatisants. Les variations dans le contenu du verbatim reflétaient différents parcours psychologiques, avec des indications claires de réexpérience et d’évitement chez certains participant(e)s.

L’étude a appliqué une analyse à double échelle : individuelle et groupale. À l’échelle individuelle, nous avons pu identifier des motifs spécifiques de langage et de comportement liés à des états psychopathologiques. Au niveau groupal, l’analyse a permis d’identifier des tendances et des schémas communs parmi les participant(e)s, fournissant des pistes intéressantes pour des interventions ciblées et pour la mise en place de stratégies de soutien personnalisées.

4.1. Résultats concernant les principaux critères d’évaluation

L’analyse des données recueillies semble montrer au premier abord une souffrance psychique non négligeable d’une distribution équitable avec une moyenne de score psycholinguistique à 53,5 et un écart-type de 7,53 (voir Tableaux 1).

L’étude révèle que 15 % des participant(e)s présentent des symptômes de TSPT. On relève 3 participant(e)s (7,5 %) ayant un score psycholinguistique entre 69 et 83, connotant une souffrance psychique plus importante avec des symptômes plus marqués et conduisant à des restrictions dans leur mode de vie quotidienne.[4]

Il semble que la situation maritale influe sur le score psycholinguistique avec une tendance à un score plus élevé selon que les personnes vivaient seules. Le fait d’avoir des enfants semble être un facteur de risque avec une moyenne de scores psycholinguistiques inférieure aux participant(e)s sans enfant. Le niveau d’étude semble également corrélé avec le ressenti de la souffrance psychique : on observe une tendance à un score plus élevé chez les personnes ayant un plus faible niveau d’étude.

Sur le plan psychopathologique, les résultats montrent que les verbatim des participant(e)s variaient entre les points d’évaluation, avec une élaboration progressive de l’événement traumatique au cours des 3 phases de recueil (M0, M6, M12), passant d’une perspective factuelle, au traitement des émotions, puis à une restructuration émotionnelle et cognitive intégrée de l’événement.

Le contenu du verbatim différait selon les trajectoires des personnes. Plus précisément, les verbatim de traumatisme étaient plus longs et contenaient plus d’autoréférences, de détails sur l’expérience somatosensorielle et de mots d’émotion négative. À 6 mois, les verbatim contenaient également plus de répétitions, plus de mots émotionnels et plus de mots somatosensoriels. Ces résultats suggèrent que la surveillance des changements de langage dans le temps peut fournir un indicateur fiable de la réponse au traitement sans les biais rencontrés dans les autoévaluations traditionnelles.

Sur le plan cognitivo-discursif, les résultats suggèrent à la fois une forte relation concomitante et prédictive entre la désorganisation narrative et le trouble de stress posttraumatique (TSPT). Trois aspects de l’organisation narrative (répétition de mots et de pensées négatives, segments non consécutifs, cohérence discursive) prédisaient la gravité du TSPT à 6 mois. Il existe également une corrélation négative entre l’accent mis sur le passé et le nombre de mots, et une corrélation positive entre la catégorie sociodémographique et le nombre de mots dans le récit traumatique.

Les scores les plus élevés dans l’analyse psycholinguistique indiquaient une sévérité accrue des symptômes de réexpérience (reviviscence) qui était associée à une plus grande utilisation des pronoms personnels singuliers (je, me, mon, ma) et à une plus faible utilisation de mots cognitifs (de raisonnement et de causalité). En outre, une sévérité accrue des symptômes d’évitement (cognitif et émotionnel) était associée à une utilisation moins fréquente de mots anxieux.

Ces résultats sont cohérents avec les recherches antérieures suggérant que l’utilisation du langage est un puissant prédicteur de la psychopathologie du TSPT (Jehel et Guidère, 2023) et étendent les preuves pour inclure les caractéristiques psycholinguistiques de verbatim non liés aux traumatismes (Jehel et Guidère, 2024).

4.2. Corrélation des résultats psychométriques et psycholinguistiques

Bien que l’étude EP3LAN ait initialement visé à inclure 60 partici- pant(e)s, seuls 40 ont complété l’ensemble du processus d’étude sur 20 mois. Cette différence est due à divers facteurs tels que le retrait volontaire de certains participant(e)s et des contraintes logistiques communes dans les études longitudinales.

Les corrélations entre le PCL-5 (Posttraumatic Stress Disorder Check List Scale) et PSYCHOLING ont été examinées sous 2 modèles principaux : à 6 facteurs et à 4 facteurs. Le modèle à 6 facteurs est plus détaillé, abordant des aspects spécifiques comme la réviviscence et l’évitement, tandis que le modèle à 4 facteurs est une version condensée, se concentrant sur des domaines plus larges. Ces 2 modèles fournissent des aperçus complémentaires des corrélations et de la validité des mesures.

Nous avons constaté des corrélations positives significatives entre les scores du PCL-5 et de PSYCHOLING, indiquant une concordance entre les mesures psychométriques traditionnelles et les analyses psycholinguistiques. Les scores élevés de PSYCHOLING étaient associés à des symptômes plus sévères de TSPT, tels que la réviviscence et l’évitement, confirmant l’utilité de l’analyse d’échantillons discursifs dans l’évaluation des troubles psychologiques.

L’analyse des verbatim a notamment révélé que les personnes avec des symptômes de TSPT utilisaient fréquemment le temps présent et la première personne du singulier, indiquant une immersion continue dans l’expérience traumatique. Cette observation suggère que les modalités du discours peuvent refléter la subjectivité et la persistance des symptômes de TSPT.

Au niveau des statistiques descriptives, les participant(e)s ont obtenu un score moyen au PCL-5 de 53,56 (É-T = 11,94) avec un score minimal de 17 et un score maximal de 70 sur une échelle de 80.

Pour PSYCHOLING, les participant(e)s ont obtenu des scores moyens de 74,11 (É-T = 13,44) avec un score minimal de 36 et un score maximal de 83 sur une échelle de 100.

Nous avons utilisé les corrélations de Pearson pour évaluer la validité convergente et divergente du PCL-5 avec PSYCHOLING.

La corrélation à 6 facteurs entre le PCL-5 et PSYCHOLING (voir Tableau 2) a donné une corrélation positive significative (r = 0,76) suggérant une forte validité convergente. En ce qui concerne les sous-échelles correspondantes, un résultat positif et statistiquement significatif de corrélation a été observé dans chaque cas (reviviscence : r = 0,60 ; évitement : r = 0,40 ; affects négatifs : 0,93 ; anhédonie : 0,70 ; hypervigilance dysphorique : r = 0,84 ; hypervigilance anxieuse : r = 0,48).

Les facteurs concernant les affects négatifs et l’anhédonie obtiennent de fortes corrélations avec (r = 0,93 ; r = 0,70). Seul le facteur d’hypervigilance anxieuse obtient une corrélation modérée (r = 0,48).

La corrélation à 4 facteurs entre le PCL-5 et PSYCHOLING (voir Tableau 3) a donné également une corrélation positive significative (r = 0,76), suggérant une forte validité convergente. Au niveau des facteurs, le facteur de l’hypervigilance est celui qui a présenté les corrélations les plus faibles (r = 0,40) alors que le facteur concernant l’altération négative des cognitions et de l’humeur a obtenu des corrélations fortes (r = 0,83).

Ces corrélations ont révélé que les participant(e)s à l’étude ressentaient majoritairement des émotions à valence négative. Les émotions les plus saillantes s’articulaient autour de 3 processus corrélés entre les 2 outils :

1) La rumination anxieuse code les pensées répétitives négatives avec une orientation temporelle passée, et est corrélée avec les réminiscences et les intrusions ;

2) La négativation code les humeurs négatives et est corrélée avec les altérations de la cognition et de l’humeur via les expressions émotionnelles ;

3) L’évitement qui se présente sous 2 formes discursives : l’évitement cognitif qui est corrélé aux processus de dissociation permettant d’éviter de penser à certaines choses, et l’évitement émotionnel qui est corrélé aux réactions de fuite permettant de soulager la personne temporairement de certains sentiments.

Au niveau psycholinguistique, les verbatim traumatiques étaient différenciés des verbatim non traumatiques grâce à des marqueurs : « cognitifs » (pensée désorganisée ou perturbée, raisonnement pauvre, causalité faible ou absente) ; « émotionnels » (mots intensifs, négatifs, dépréciatifs) ; « sensoriels » (lexique relatif au corps et aux entrées sensorielles notamment la vue et l’ouïe, ainsi que des verbes de perception et de mouvement) ; « temporels » (mots au présent pour évoquer des événements passés, temporalité perturbée ou redondante) ; « indiciels » (pronoms personnels au singulier, marques énonciatives indiquant la situation du sujet).

Ainsi, l’analyse sémantique et processuelle des verbatim apporte des éléments de compréhension quant au processus de subjectivation qui se manifeste dans le lexique employé. Par exemple, il est apparu que le discours des personnes avec des symptômes de TSPT se déclinait au temps présent, avec une utilisation majoritaire de la première personne du singulier (je) et une diminution significative des indicateurs causaux et spatiaux.

5. DISCUSSION

L’étude EP3LAN est l’une des premières études françaises à combiner des méthodes psycholinguistiques et psychométriques assistées par l’IA pour l’évaluation et le suivi des troubles psychotraumatiques. Cette approche innovante a permis une analyse plus nuancée et précise des symptômes présymptomatiques et de l’évolution des troubles psychotraumatiques.

5.1. Résultats clés

L’étude EP3LAN a permis de montrer que le prélèvement d’un échantillon de discours (verbatim) et l’analyse de phénotypes numériques pouvaient fournir un moyen efficace pour identifier les personnes aux stades présymptomatiques d’une pathologie. Ainsi, des prédictions ont pu être faites sur le plan psychologique et comportemental à partir des données numériques collectées.

L’outil utilisé a détecté la plupart des processus psychopathologiques identifiés par les évaluateurs humains (sensibilité PSYCHOLING = 0,92). En outre, les analyses corrélationnelles ont suggéré une excellente validité convergente et discriminante de l’outil pour l’identification rapide de l’expression psychotraumatique dans un verbatim.

Étant donné que très peu d’études de validation sur le PCL-5 rapportent les corrélations entre les sous-échelles et d’autres mesures, il est difficile de comparer nos données avec celles de la littérature scientifique. Mais si l’on analyse les mesures convergentes réalisées pour les fins de cette étude, on constate que les facteurs de la reviviscence, de l’altération négative des cognitions et de l’humeur, ainsi que l’évitement, ont tous obtenu des corrélations fortes avec les mesures psycholinguistiques associées.

En outre, si l’on examine la composition des facteurs psycholinguistiques (rumination anxieuse, évitement cognitif, évitement émotionnel, humeurs négatives, négativation, dissociation), on remarque que la division du facteur de l’évitement en deux pourrait améliorer notre capacité à discriminer les symptômes du TSPT de ceux de la dépression. Comme on sait déjà que la comorbidité entre le TSPT et la dépression majeure atteint en moyenne 50 % des patient(e)s (Flory et Yehuda, 2015), il importe de développer des outils de mesure plus précis qui permettent de départager entre les différents symptômes.

Les résultats montrent que l’outil PSYCHOLING présente, pour ce qui est du français, une bonne validation de l’identification émotionnelle et psychopathologique des évaluateurs humains, permettant ainsi de mieux comprendre les constructions psychologiques sous-jacentes aux expressions émotionnelles dans le verbatim d’une personne.

5.2. Limites

Bien que l’étude EP3LAN ait apporté des informations plus précises sur les troubles psychotraumatiques postcatastrophe, des recherches descriptives et longitudinales supplémentaires sont nécessaires, notamment pour approfondir la compréhension de l’apparition et de l’évolution des troubles psychiatriques après divers types de catastrophes naturelles. Ces études futures devraient également se concentrer sur la clarification du rôle des expositions traumatiques dans le développement de la psychopathologie postcatastrophe et démêler les facteurs confondants influençant les conséquences sur la santé mentale.

Une autre limite de l’étude concerne la population cible. Notre échantillon se composait exclusivement d’adultes non hospitalisés, sans antécédents psychiatriques connus, et recrutés sur la base du volontariat. Cette sélection peut induire un biais, car elle exclut potentiellement des personnes avec des antécédents psychiatriques ou celles qui n’étaient pas disposées ou capables de participer volontairement à l’étude.

Enfin, la taille relativement restreinte de l’échantillon appelle à une interprétation prudente des résultats. Même si ceux-ci se montrent rigoureux méthodologiquement et précis formellement, ils ne peuvent pleinement rendre compte de la complexité de certaines formes de psychotraumatismes. Le profil clinique des participant(e)s pourrait limiter la généralisation des résultats à d’autres populations, notamment à celles présentant un TSPT avec des comorbidités, un aspect fréquent de cooccurrence de troubles dans les contextes posttraumatiques.

6. CONCLUSION

L’étude EP3LAN a permis une évaluation détaillée de l’évolution de la santé mentale des habitants de la commune du Prêcheur après une catastrophe naturelle. Nous avons observé une tendance stable avec une légère baisse des symptômes de trouble psychotraumatique de M0 à M12.

Cette étude souligne l’importance de la présence régulière des équipes de recherche dans la communauté, ce qui semble avoir eu un impact positif sur le bien-être mental des habitant(e)s. Les retours fréquents de notre équipe tous les 6 mois ont été perçus positivement, contribuant au sentiment de considération et d’apaisement au sein de la population.

La méthodologie mixte, associant des outils psycholinguistiques assistés par l’IA et des mesures psychométriques, a été bien reçue par la population, qui a exprimé un vif intérêt pour des études centrées sur la santé mentale. L’approche numérique de collecte des données a non seulement facilité une documentation méthodique des psychotraumatismes, mais a également aidé à détecter précocement les personnes à risque, permettant ainsi l’application de mesures préventives adéquates.

L’étude a bénéficié de la collaboration active de l’association SOS Kriz, mettant en lumière l’importance cruciale des acteurs de santé communautaire dans la collecte de données, souvent effectuée au domicile des participant(e)s.

L’utilisation des données numériques a contribué à minimiser le biais de sélectivité dans les rapports des participant(e)s et le biais de confirmation chez les soignant(e)s. De plus, cette méthodologie a permis de réduire le biais rétrospectif, les participant(e)s rapportant leur état mental actuel, ce qui a aidé à focaliser sur l’état psychologique le plus immédiat.

Enfin, cette étude ouvre la voie à des modèles plus élaborés basés sur l’IA et capables de détecter de manière prospective les risques pour la santé mentale ou de prévenir l’apparition de troubles dans des zones à risque pendant et après des catastrophes. Elle met en évidence la nécessité d’intégrer de telles approches dans les stratégies de prévention et d’intervention, pour contribuer à un meilleur suivi des populations touchées par des événements traumatiques.