Corps de l’article

I. Introduction

Les services hospitaliers d’urgence sont souvent le point d’entrée du traitement de patients en phase aiguë de maladie ou état de crise (Lofchy et al. et al., 2015). Ils permettent la détection et l’orientation des patients vers les ressources ambulatoires qui répondent le mieux à leurs besoins (Barratt et al., 2016 ; ministère de la Santé et des Services sociaux [MSSS], 2011). Souvent engorgées, les urgences sont le baromètre de la qualité du système de santé et témoignent des problèmes liés à l’accès et à la continuité des services (Fleury et al., 2017 ; Health Quality Ontario, 2016). L’utilisation des urgences pour raisons de santé mentale (SM) par des patients ayant des troubles mentaux, dépendances (alcool, drogues) ou crises suicidaires, contribue particulièrement à l’engorgement de ces services (Moe et al., 2021, 2022 ; Saini et al., 2019). Au Québec, en 2014-15, 17 % des utilisateurs des services d’urgence ayant des troubles mentaux avaient visité l’urgence au moins 4 fois, toutes raisons confondues, et de ce nombre 22 % avaient fait autant de visites aux urgences par année pendant 3 à 5 années consécutives (Fleury et al., 2019c). Ces utilisateurs comptaient pour près de la moitié des hospitalisations et du volume des visites à l’urgence pour raisons de SM en 2014-15 (Fleury et al., 2019a). Définis dans la littérature comme utilisant les urgences 3+ fois annuellement, les grands utilisateurs représentent une minorité engorgeant considérablement ces services (Moe et al., 2022 ; Vandyk et al., 2014). Le recours fréquent de ces patients aux services d’urgence est généralement le signe d’une déficience du dispositif de soins ou de l’inadéquation des services offerts à ces patients. Afin de mieux répondre aux besoins des grands utilisateurs des urgences pour raisons de SM et de les desservir de manière plus adéquate, il est indispensable de mieux comprendre les facteurs qui encouragent ces patients à utiliser l’urgence, ou qui au contraire limitent leur propension à l’utiliser.

Plusieurs études quantitatives ont employé les données médico-administratives d’hôpitaux pour identifier les facteurs associées à l’utilisation fréquente des services d’urgence (Birmingham et al., 2017 ; Moe et al., 2021 ; Vu et al., 2015). Les patients avec des dépendances et troubles mentaux concomitants ou troubles de la personnalité seraient parmi les principaux grands utilisateurs des urgences (Fleury et al., 2019b ; Moe et al., 2022). Quelques études, dont une récente revue systématique des connaissances (Gabet et al., 2023), ont identifié des innovations développées dans les urgences pour en limiter l’usage auprès des grands utilisateurs. L’orientation suivant le congé hospitalier (Walker et al., 2021), la gestion de cas (Stanton et Osoteo, 2016), les plans de services (Abello et al., 2012), l’approche « Logement d’abord » pour les personnes en situation d’itinérance (Kerman et al., 2020) sont reconnus avoir contribué à réduire l’utilisation fréquente des urgences. Quelques recherches qualitatives ont exploré la perception des grands utilisateurs quant aux motifs de leur recours fréquent à l’urgence (Digel Vandyk et al., 2018 ; Wise-Harris et al., 2017) ; ces patients auraient notamment peu de soutien social et de multiples problèmes sociaux et de santé (Poremski et al., 2020 ; Wise-Harris et al., 2017). En contrepartie, très peu d’études qualitatives ont examiné les raisons exprimées par les cliniciens et gestionnaires de l’urgence pouvant expliquer le recours fréquent des patients à l’urgence pour raison de SM (Bodenmann et al., 2021 ; Navas et al., 2022 ; Walker et al., 2021), ceci bien que leurs expertises soient importantes pour identifier les problèmes liés aux services d’urgence et les solutions d’amélioration (Choo et al., 2015). Étudier la perspective de ces experts permettrait de mieux exposer les facteurs encourageant à utiliser les urgences, de même que les raisons et innovations pouvant limiter leur usage par les grands utilisateurs.

À notre connaissance, aucune étude à ce jour n’a exploré les facteurs qui encouragent ou limitent la fréquence d’utilisation de l’urgence des grands utilisateurs pour raisons de SM en s’appuyant sur la perspective des gestionnaires et cliniciens des urgences, des autres services hospitaliers, ou des partenaires de l’urgence tels que les centres de crise ou de prévention du suicide. Il serait important de documenter ces perspectives afin d’expliquer le recours fréquent aux urgences en tenant compte des services ambulatoires et de l’organisation du système global de soins en SM. Les rares études qui tiennent compte de la perspective des prestataires des urgences n’ont pas employé de cadre conceptuel. Tel que mentionné dans une étude similaire, mais non reliée aux grands utilisateurs des urgences (Fleury et al., 2019), les facteurs expliquant le recours fréquent aux urgences peuvent être associés au système de santé, aux profils des patients, et à des caractéristiques professionnelles ou organisationnelles. Fondée sur les perspectives de professionnels de santé issus de différents milieux et balisée par un cadre conceptuel multifactoriel, cette étude a pour objectif de cerner les facteurs encourageant ou limitant l’utilisation des services d’urgence pour raisons de SM par des patients grands utilisateurs de ces services (3+ visites/année).

II. Méthodologie

1. Devis et site de l’étude

Cette étude qualitative est basée sur une étude de cas unique avec des données mixtes (Yin, 2009). Le cas choisi est l’urgence psychiatrique d’un institut universitaire en SM situé dans un grand centre urbain (ci-après « hôpital »). Ce dernier compte plusieurs partenaires sur son territoire, dont quelques centres locaux de services communautaires (CLSC) disposant de guichets d’accès en SM et d’équipes en SM de première ligne, de plusieurs groupes de médecine familiale (GMF) où pratiquent des omnipraticiens, d’un centre de crise et de divers autres organismes communautaires en SM. L’urgence dessert la population locale tout en assumant un mandat suprarégional en SM, c’est-à-dire couvrant pour ses services spécialisés quelques régions du Québec qui en sont dépourvues. Entre le 1er avril 2021 et le 30 avril 2022, 6 292 visites réalisées par 4 246 patients ont été enregistrées à cette urgence psychiatrique.

2. Population de l’étude et recrutement

Cette étude a ciblé des professionnels en SM provenant des services de l’urgence psychiatrique, d’autres services de l’hôpital (p. ex. module d’évaluation-liaison, équipes de suivi intensif ou de soutien d’intensité variable), et des partenaires de l’urgence (p. ex. équipes et guichets d’accès en SM des CLSC, centre de crise). Les participants devaient être des professionnels expérimentés ayant occupé leurs fonctions depuis au moins 6 mois. Certains étaient cliniciens (infirmiers, psychiatres, omnipraticiens, etc.), d’autres gestionnaires de l’urgence liés à sa coordination avec l’hôpital ou ses partenaires. Les participants à l’étude ont d’abord été identifiés par un comité d’orientation formé pour soutenir la recherche, incluant le traitement des données. L’équipe de recherche a ensuite invité ces professionnels à prendre part à l’étude, puis à donner leur consentement à y participer. L’étude avait préalablement obtenu l’approbation éthique du centre de recherche de l’hôpital concerné.

3. Collecte de données

Des entrevues d’une durée moyenne de 60 minutes ont été réalisées entre avril et septembre 2021 via la plateforme Zoom. Les participants ont également rempli un bref questionnaire autoadministré (en ligne sur LimeSurvey) permettant d’obtenir leurs profils sociodémographiques et professionnels. Le guide d’entrevue couvrait les 4 catégories du cadre conceptuel mentionnées dans l’introduction, soit : 1) le système de la santé (p. ex. services offerts dans le réseau, gestion des services) ; 2) les profils des patients (p. ex. principaux motifs de consultation à l’urgence) ; 3) les professionnels de la santé (p. ex. qualité des relations interprofessionnelles) ; 4) l’organisation des services (p. ex. innovations déployées à l’urgence pour réduire son utilisation). Le questionnaire en ligne identifiait l’âge, le sexe, la profession, le poste et les années de service de chaque participant dans la profession et l’organisation. Dans le cas des cliniciens, le questionnaire identifiait également le niveau d’aisance dans la détection et le traitement des dépendances, ou des dépendances avec troubles mentaux concomitants.

4. Analyse des données

Le données qualitatives de l’étude de cas ont été traitées à partir d’une méthode d’analyse de contenu (Drisko et Maschi, 2015) organisée en 6 étapes : 1) transcription des données ; 2) lecture préliminaire ; 3) choix et définition des unités de classification ; 4) élaboration de la grille d’analyse ; 5) segmentation des contenus en unités d’information significatives ; 6) codification des contenus (Wanlin, 2007). Le cadre conceptuel (Figure 1) (Fleury et al. 2019b) a aussi guidé l’analyse des données ; il avait été préalablement adapté à partir de cadres d’analyse visant l’implantation d’innovations dans le système de santé (Damschroder et al., 2009 ; Greenhalgh et al., 2004 ; Kilbourne et al., 2007). Dans les analyses, l’importance perçue des facteurs encourageant (+ : notifications dans les tableaux) ou limitant (-) l’utilisation fréquente de l’urgence fut comptabilisée selon qu’ils étaient mentionnés ou non par les participants ; cette information fut ensuite intégrée aux résultats d’analyse en fonction du cadre conceptuel. Une procédure d’accord interjuges permettant la validation de 20 % du contenu qualitatif découpé et codé a été effectuée. Plusieurs autres mesures ont été prises pour assurer la rigueur de l’étude – réunions régulières de suivi pour discuter du processus d’analyse, inclusion de thèmes émergents, soutien d’une équipe aux expertises diversifiées, etc. Les données quantitatives extraites du questionnaire en ligne ont fait l’objet d’analyses descriptives, incluant des distributions (fréquences et pourcentages) pour les variables catégorielles, et des mesures de tendance centrale pour les variables continues (moyennes et écarts-types, ou médianes et écarts interquartiles, selon la distribution normale ou non des variables).

Figure 1

Cadre conceptuel : facteurs encourageant (+) ou limitant (-) l’utilisation des services de l’urgence psychiatrique par les grands utilisateurs de ces services (3+ visites/année)

Cadre conceptuel : facteurs encourageant (+) ou limitant (-) l’utilisation des services de l’urgence psychiatrique par les grands utilisateurs de ces services (3+ visites/année)

-> Voir la liste des figures

III. Résultats

1. Description des participants de l’étude

Au total, 87 % (n = 20/23) des participants ciblés ont accepté de participer à l’étude, dont 7 professionnels de l’urgence, 7 d’autres services de l’hôpital, et 6 partenaires de l’urgence. Ils furent rencontrés lors de 18 entrevues individuelles, et d’une autre rassemblant deux participants. La majorité des participants (65 %, n = 13) était des femmes ; 35 % des gestionnaires, 35 % des infirmières, 15 % des psychiatres, 15 % exerçaient d’autres professions sociosanitaires, et 90 % (n = 18) travaillaient à temps plein (Tableau 1). La moyenne d’âge était de 49 ans, avec une ancienneté médiane de 14 ans dans la profession, de 11 ans au même établissement, et de 4 ans au poste actuel. Globalement, les participants se sont estimés moyennement à l’aise (score moyen de 7/10) dans la détection et le traitement des dépendances seules, ou des dépendances avec troubles mentaux concomitants. Le personnel des services autres que l’urgence a rapporté les scores les moins élevés, et le personnel de l’urgence a obtenu le score le plus élevé dans la détection et le traitement des troubles liés à l’usage de l’alcool, plus spécifiquement.

Tableau 1

Informations démographiques et professionnelles sur les participants de l’étude

Informations démographiques et professionnelles sur les participants de l’étude

a Moyenne

b Écart-type

c Abus/dépendances : alcool-drogue

d Médiane

e Étendue interquartile

f 0-10 pour chaque variable, minimum = 0, maximum = 10 ; plus élevé = plus grand niveau d’aisance

-> Voir la liste des tableaux

2. Facteurs encourageant (+) ou limitant (-) l’utilisation des services d’urgence par les patients grands utilisateurs de ces services pour raison de SM 

Le Tableau 2 présente les facteurs encourageant (+) ou limitant (-) le recours fréquent aux urgences qu’ont rapporté les participants, incluant le nombre de participants ayant mentionné de tels facteurs. Les résultats de l’étude sont recensés en fonction des 4 catégories du cadre conceptuel explicitées précédemment. Le Tableau 3 contient des extraits des témoignages des participants, en rapport avec les facteurs encourageant ou limitant le recours à l’urgence. Les principaux facteurs reliés au système de santé expliquant le recours fréquent à l’urgence étaient l’indisponibilité de services en SM, et les difficultés d’accès et de gestion des services. L’indisponibilité des services ambulatoires se justifie en partie par l’insuffisance de ressources humaines et financières en SM, ce que la majorité des participants (n = 13/20) ont souligné. Les lacunes dans les suivis de longue durée offerts aux patients ont aussi été identifiées, plus particulièrement par le personnel des autres services de l’hôpital. Les difficultés d’accès qu’ont évoquées les participants concernaient plus spécifiquement les services de première ligne, surtout l’accès à un médecin de famille ou à un suivi psychosocial, particulièrement en CLSC. Les difficultés de gestion des services portaient principalement sur l’orientation des patients, et sur le fait que l’on devait s’assurer qu’ils reçoivent des services ambulatoires adéquats leur permettant d’éviter de recourir fréquemment à l’urgence.

Les principaux facteurs se rapportant aux profils des patients grands utilisateurs renvoyaient à certains des motifs de consultation évoqués à l’urgence, ainsi qu’aux problèmes liés aux suivis ou à la connaissance des services en SM. Les motifs mentionnés pour un nombre élevé de consultations à l’urgence s’expliquaient, entre autres, par certains diagnostics (troubles psychotiques, de l’humeur ou de la personnalité) ou problèmes psychosociaux (p. ex. itinérance) plus difficiles à traiter en raison de leur complexité. Plusieurs grands utilisateurs de l’urgence s’y présentaient pour troubles mentaux incidents, ou en période de crise. Les participants ont aussi indiqué que les problèmes psychosociaux étaient largement dus à la vulnérabilité des patients, laquelle pouvait être liée au manque de logement, de ressources financières, ou de soutien de la part des services ou de l’entourage. Les problèmes de suivi les plus souvent mentionnés concernaient les rendez-vous manqués et l’arrêt ou le refus de traitement, avec pour conséquence l’utilisation des services d’urgence comme principal prestataire de soins en SM. Le manque de connaissances de certains patients quant aux services offerts en SM a aussi contribué au risque de les amener à considérer l’urgence comme leur principal fournisseur de soins. Les participants ont rapporté que les immigrants, parce qu’ils connaissent moins le système de santé et les ressources ambulatoires mises à leur disposition, se trouvaient souvent dans cette situation.

Tableau 2

Facteurs encourageant (+) ou limitant (-) l’utilisation de l’urgence psychiatrique par les grands utilisateurs de ces services (3+ visites/année)

Facteurs encourageant (+) ou limitant (-) l’utilisation de l’urgence psychiatrique par les grands utilisateurs de ces services (3+ visites/année)

Tableau 2 (suite)

Facteurs encourageant (+) ou limitant (-) l’utilisation de l’urgence psychiatrique par les grands utilisateurs de ces services (3+ visites/année)

a Personnel de l’urgence

b Personnel d’autres services de l’hôpital

c Partenaires de l’urgence

SM : santé mentale

+ : Facteurs encourageants. – : facteurs limitants l’utilisation fréquente de l’urgence.

= : les participants n’ont pas cité de facteurs contribuant à l’utilisation fréquente de l’urgence

-> Voir la liste des tableaux

Les caractéristiques professionnelles encourageant le recours fréquent à l’urgence étaient particulièrement associées à la qualité des relations interpersonnelles et à l’expertise des professionnels en SM. Selon plusieurs participants, la mauvaise qualité des relations interpersonnelles pouvait s’expliquer par l’importance de la rotation du personnel dans le réseau. L’expertise insuffisante des omnipraticiens face aux soins en SM, le fait que les cliniciens méconnaissaient les ressources en SM de leur territoire – incluant les ressources communautaires – étaient d’autres facteurs pouvant expliquer l’achalandage des patients à l’urgence. Les participants ont rapporté que bon nombre d’omnipraticiens n’étaient pas à l’aise dans le repérage et le traitement des problèmes de SM. Ces omnipraticiens avaient tendance à référer rapidement leurs patients à l’urgence, ce qui a pu encourager leur recours fréquent aux services de celle-ci. Les participants travaillant aux urgences ont mentionné comme facteurs contribuant au recours fréquent des patients à l’urgence le changement courant de psychiatres de garde à l’urgence, ce qui a pu affecter la transmission des informations, le déploiement de bonnes pratiques et la consolidation d’équipes cliniques solides à l’urgence en lien avec les services ambulatoires. Ces participants ont aussi été les seuls à identifier l’importance de la qualité de la formation continue des cliniciens en SM sur leur territoire, susceptible d’encourager le fonctionnement adéquat de l’urgence – un résultat intéressant considérant que c’est ce groupe qui s’estimait le moins confiant dans la détection et le traitement des dépendances, ou des dépendances avec troubles mentaux concomitants.

Les participants ont mentionné comme principal facteur organisationnel encourageant le recours fréquent à l’urgence l’insuffisante collaboration entre l’urgence et les ressources externes, mettant en évidence le manque de communication et les difficultés d’orientation ou de transfert des patients. Les lacunes communicationnelles étaient particulièrement importantes au niveau des ressources de première ligne du territoire, tandis que les difficultés d’orientation ou de transfert des patients touchaient surtout les autres services de l’hôpital et les ressources communautaires. Ces lacunes ont encouragé des interventions moins appropriées ou spécialisées, pouvant encourager le recours fréquent aux services d’urgence. Seuls les participants provenant de l’urgence ont noté des facteurs limitant le recours fréquent à l’urgence, notamment le déploiement d’un meilleur continuum de soins s’appuyant sur une coordination importante des services hospitaliers. Des plans d’intervention individualisés auraient ainsi été déployés, quoiqu’uniquement pour une minorité de patients qui étaient grands utilisateurs de l’urgence, ceci dans le but de spécifier et standardiser les interventions offertes aux urgences à ces patients en lien avec les dispensateurs de soins ambulatoires. Élaborés en collaboration avec les patients et leur équipe traitante, ces plans auraient permis de mieux arrimer la prise en charge des patients à l’urgence avec les services ambulatoires, leur évitant parfois de prodiguer des soins aigus non essentiels. Le travail des équipes de suivi intensif et de soutien d’intensité variable déployées depuis plusieurs années a aussi été cité comme contribuant à la réduction de l’utilisation de soins aigus pour ces patients. Le déploiement d’une équipe spécialisée d’intervention rapide et de relais, d’un service de soutien spécialisé relié à l’orientation des patients suivant leur visite à l’urgence (module d’évaluation-liaison) ou d’une unité psychiatrique d’évaluation brève, était également considéré comme pouvant diminuer le recours fréquent des patients à l’urgence – quoique les interventions de ces équipes ne visaient pas spécifiquement les grands utilisateurs des services d’urgence. Le déploiement de comités visant une meilleure coordination de l’urgence avec les autres services de l’hôpital et les partenaires communautaires a finalement été identifié comme une initiative pouvant contribuer à diminuer l’engorgement des urgences.

Tableau 3

Exemples de citations de participants à l’étude concernant les facteurs encourageant (+) ou limitant (-) l’utilisation des services de l’urgence psychiatrique par les grands utilisateurs de ces services (3+ visites/année)

Exemples de citations de participants à l’étude concernant les facteurs encourageant (+) ou limitant (-) l’utilisation des services de l’urgence psychiatrique par les grands utilisateurs de ces services (3+ visites/année)

Tableau 3 (suite)

Exemples de citations de participants à l’étude concernant les facteurs encourageant (+) ou limitant (-) l’utilisation des services de l’urgence psychiatrique par les grands utilisateurs de ces services (3+ visites/année)

Tableau 3 (suite)

Exemples de citations de participants à l’étude concernant les facteurs encourageant (+) ou limitant (-) l’utilisation des services de l’urgence psychiatrique par les grands utilisateurs de ces services (3+ visites/année)

-> Voir la liste des tableaux

IV. Discussion

Cette étude a permis de cerner les facteurs encourageant ou limitant l’utilisation des services d’une urgence psychiatrique du Québec par les patients grands utilisateurs de ces services (3+ visites/année). Globalement, les facteurs liés au système de santé et aux profils des patients ont été davantage abordés que ceux liés aux caractéristiques professionnelles et organisationnelles. Ce sont très majoritairement des facteurs encourageant l’utilisation fréquente de l’urgence qui ont été identifiés, contrairement à ceux limitant son recours, lesquels étaient principalement composés de quelques innovations déployées aux urgences. Peu de variations ont été observées entre les groupes de participants (travailleurs de l’urgence, autres services de l’hôpital, partenaires de l’urgence) au niveau des facteurs contribuant au recours fréquent à l’urgence. Cette conformité du discours peut s’expliquer par le fait que de tels problèmes sont récurrents depuis plusieurs années, par l’alignement des objectifs et missions des établissements de santé d’un même réseau, et par le partage de croyances, valeurs et guides de bonnes pratiques entre les différents professionnels de la santé. Ce contexte a pu mener à une vision commune des problèmes, enjeux et défis à relever au niveau des services en SM, incluant les urgences (Fleury et al., 2018 ; Marchand, 2020 ; MSSS, 2022).

L’utilisation fréquente de l’urgence peut principalement s’expliquer par le fait que, lorsque les ressources ambulatoires ne sont pas disponibles pour répondre aux besoins des patients, les services d’urgence peuvent devenir le fournisseur « de facto » des soins en SM (Nesper et al., 2016), ou le dernier recours de ces patients (Rimmer, 2021). Dans les dernières années, certains pays ont investi davantage que le Québec dans la consolidation de leurs services en SM : alors qu’en Grande-Bretagne l’investissement en SM atteignait 13 % du budget de la santé, cet investissement n’était que de 5 à 7 % au Canada et 5,9 % au Québec en 2020-2021 (Bartram, 2019 ; MSSS, 2021 ; Wang et al., 2018). En plus de favoriser l’engorgement des urgences, cette situation est l’un des principaux facteurs susceptibles d’affecter l’efficacité de l’urgence à traiter les patients et à les coordonner vers les services ambulatoires appropriés (Morley et al., 2018 ; Zaboli et al., 2016).

Au Québec, l’accès limité aux omnipraticiens, particulièrement pour certaines clientèles vulnérables, ainsi qu’aux services de soutien de plus longue durée intégrant le soutien en logement sont d’autres facteurs pouvant expliquer l’utilisation fréquente des urgences (Armoon et al., 2022 ; Fleury et al., 2019a). Bien que l’accès à la psychothérapie ait démontré son efficacité dans des pays comme la Grande-Bretagne et l’Australie (Chen et Cardinal, 2021 ; Clark, 2018), cela demeure toujours un enjeu clé au Québec (Institut national d’excellence en santé et en services sociaux [INESSS], 2017 ; Vasiliadis et al., 2015). Les équipes de SM déployées en CLSC à partir des années 2007 ont permis la consolidation de ces services, mais leur accès est contraint par d’importantes listes d’attente, variant selon les cas prioritaires (Fleury et al., 2018 ; Pilon-Larose, 2022). Selon un rapport récent, seulement deux tiers des Canadiens auraient accès à une assurance privée offerte par l’employeur et donnant accès à du soutien psychologique, et cet accès demeure souvent limité (Canadian Life and Health Insurance Association [CLHIA], 2018). Visant à améliorer l’accès et la qualité des soins en SM de première ligne, le « Programme québécois pour les troubles mentaux : des autosoins à la psychothérapie » (PQPTM) a récemment été implanté et intègre des guides de bonnes pratiques et du monitorage clinique continu orienté vers l’approche de soins par étape (MSSS, 2020). Dans les dernières années, les équipes psychosociales en GMF ont aussi été élargies et incluent maintenant, entre autres, des travailleurs sociaux (Pépin et al., 2021). Mais l’implantation de ces initiatives demeure insuffisante et contribue à l’engorgement de l’urgence. Les résultats d’une étude américaine recommandent la consolidation des services de première ligne comme stratégie pour réduire la fréquence de recours aux services d’urgence (Tsai et al., 2018).

Au niveau des profils des patients grands utilisateurs, les facteurs rapportés comme pouvant encourager leur recours à l’urgence sont conformes à la littérature, laquelle identifie ces patients comme ayant des troubles psychotiques, de la personnalité et de dépendance, ainsi que des problèmes physiques chroniques associés (Gentil et al., 2021 ; Slankamenac et al., 2020). Le traitement de la schizophrénie, par exemple, entraîne souvent des complications reliées à la gestion des effets secondaires de la médication et des maladies physiques chroniques (Hardy et al., 2018 ; Shim et al., 2014). Ces patients ont souvent des situations de vie précaires (p. ex. instabilité résidentielle) pouvant mener à une utilisation fréquente de l’urgence (Fiorillo, 2018 ; Sullivan, 2012). Plusieurs années peuvent s’écouler entre le premier épisode psychotique et les premiers traitements (Bernardin et al., 2017), pouvant aussi expliquer dans leur cas le recours à l’urgence. Quelques études démontrent que les grands utilisateurs des services d’urgence sont majoritairement en situation économique précaire, sans emploi et isolés socialement, ce qui contribue à leurs difficultés d’accès aux services ambulatoires et peut justifier leur utilisation fréquente des urgences (Chen et al., 2021 ; Moe et al., 2021). Les patients ayant des dépendances sont aussi souvent identifiés comme ayant des difficultés d’adhésion à leurs traitements (Haddad et al., 2014 ; Lew et al., 2006), pouvant expliquer l’utilisation élevée des services d’urgence. Tel que suggéré dans une étude récente (Banerjee et al., 2021), il est recommandé de mieux informer les patients au sujet de leur traitement et de les motiver à y adhérer, ce qui pourrait contribuer à diminuer leur recours à l’urgence. Un plus vaste déploiement de certaines interventions dans les urgences, dont des infirmières de liaison visant le dépistage, le déploiement d’interventions brèves, l’orientation des patients vers des services (Nakai et al., 2022), ainsi qu’un plus grand nombre de services de différente intensité de type « gestion de cas » dans les services ambulatoires, sont des initiatives qui pourraient permettre de mieux cibler les patients vulnérables et grands utilisateurs de l’urgence qui ne sont pas adéquatement desservis par les services ambulatoires, et de mieux répondre à leurs multiples besoins (Stanton et Osoteo, 2016).

Au niveau des caractéristiques professionnelles, l’insuffisance de communication, l’instabilité et la rotation du personnel peuvent expliquer les difficultés du travail d’équipe à l’urgence comme dans les services de première ligne du territoire. Des études ont démontré que les problèmes de communication entre coéquipiers réduisent la qualité des soins prodigués aux patients et peuvent entraîner leur retour dans ces services pour répondre à des besoins non satisfaits (Babiker et al., 2014 ; Rosen et al., 2018). La rotation et l’instabilité du personnel entraînent des investissements importants dans la formation et la supervision des nouveaux employés, contraignant ainsi les ressources des organisations (Halter et al., 2017 ; Knight et al., 2013). Ces difficultés peuvent aussi s’expliquer par des problèmes de coordination et de leadership au sein de l’hôpital (Benzer et al., 2012 ; Hagemann & Kluge, 2017), et par l’autonomie du corps médical, qui empêche parfois les médecins de s’intégrer adéquatement aux équipes cliniques (Kozlowska et al., 2018).

Notre étude a souligné comment la complexité de l’organisation des services en SM et de la gestion de l’urgence peut favoriser l’utilisation fréquente de ces services. La littérature confirme que l’urgence est un milieu stressant où l’état des patients est souvent critique, et où les soignants doivent faire face à une charge de travail élevée comprenant un rythme rapide de travail, des situations souvent difficiles et des problèmes de santé diversifiés (Franklin et al., 2011). Ces situations simultanées et souvent complexes impliquent que les professionnels qui y exercent développent des compétences « multitâches » (Augenstein et al., 2021) qui ne sont pas faciles à acquérir et qui, si elles ne sont pas maîtrisées, peuvent causer stress et épuisement professionnel – ce qui peut diminuer la sécurité et l’efficacité des soins, conduisant potentiellement au retour des patients à l’urgence (Hacimusalar et al., 2021 ; Westbrook et al., 2018). Le travail des équipes de l’urgence implique aussi l’orientation ou le transfert des patients lors de leur congé, ce qui requiert une bonne connaissance des ressources ambulatoires du territoire. Mais à l’instar de la littérature (Samuels-Kalow et al., 2020), notre étude a souligné que le personnel de soins et les patients ont une connaissance insuffisante des ressources ambulatoires existantes. Cette lacune a surtout été signalée par les participants travaillant à l’urgence et les partenaires de l’urgence, ceci en dépit du fait que ces 2 groupes ont rapporté une ancienneté plus élevée que les participants issus de services autres que l’urgence de l’hôpital. Enfin, la réticence des omnipraticiens, principaux dispensateurs de services de première ligne, à traiter les patients ayant des troubles mentaux sévères ou complexes pourrait expliquer en partie l’achalandage aux urgences (Fleury et al., 2019b ; Karazivan et al., 2017). Le traitement de ces patients s’avère difficile en première ligne en raison de l’incertitude inhérente aux présentations psychiatriques indifférenciées lors des premiers signes de la maladie, et du temps de consultation souvent très limité (Silveira et al., 2016). La fonction de médecin spécialiste répondant en psychiatrie en première ligne, particulièrement auprès des groupes de médecine de famille, a aussi été peu implantée globalement (Fleury et al., 2021), ce qui restreint son effet positif potentiel sur la fréquence d’utilisation des urgences.

Peu de facteurs limitant le recours fréquent à l’urgence ont été identifiés. De toutes les innovations développées pour endiguer l’utilisation de l’urgence par les grands utilisateurs de ces services, seuls les plans d’intervention ont été mentionnés, mais ils n’ont été établis que pour une minorité de patients. Les patients grands utilisateurs contribuent ainsi à l’augmentation des dépenses globales en santé et nuisent à la prise en charge de l’ensemble des patients (Moschetti et al., 2018 ; Stone et al., 2014). L’insuffisance des innovations à l’urgence peut s’expliquer par l’instabilité du personnel et le manque de communication entre les différents acteurs, deux facteurs pouvant compromettre le succès et la durabilité des innovations envisagées (Kahan et al., 2016 ; Knight et al., 2013). Et si la littérature démontre que les plans d’intervention sont efficaces pour freiner le recours fréquent aux urgences (Gabet et al., 2023 ; Pope et al., 2000), d’autres innovations gagneraient aussi à être déployées, notamment la gestion de cas (Lintzeris et al., 2020) et, potentiellement, les pairs aidants déployés aux urgences qui pourraient favoriser l’engagement des patients envers les services ambulatoires (Nossel et al., 2016).

V. Forces et limites de l’étude

Cette étude comporte plusieurs forces et limites. Elle est originale en ce sens qu’elle examine les perceptions complémentaires des professionnels de soins de l’urgence, des autres services de l’hôpital et des partenaires de l’urgence dans le but de cerner les raisons expliquant l’utilisation fréquente de l’urgence en lien avec son réseau de soins ambulatoires. La problématique des grands utilisateurs des urgences en SM au Québec demeure à ce jour peu étudiée. Concernant les limites de l’étude, les participants ont été recrutés dans un seul service d’urgence, celui d’un institut universitaire en SM situé dans un grand centre urbain, par conséquent les résultats ne peuvent pas être généralisés à d’autres types d’hôpitaux, aux urgences non psychiatriques ou à des territoires autres qu’urbains. Les innovations déployées pour les grands utilisateurs de l’urgence étaient peu nombreuses dans le site à l’étude, ce qui restreint l’étude des facteurs ayant pu limiter son utilisation par ces patients. Les facteurs encourageants et limitants identifiés ici ne peuvent pas non plus être considérés comme équivalents : un seul de ces facteurs peut affecter ou masquer l’effet de plusieurs facteurs de moindre importance. Enfin, les perspectives des grands utilisateurs des services d’urgence et de leurs proches n’ont pas été explorées, bien que leurs points de vue soient importants et puissent différer de ceux des professionnels de soins.

VI. Conclusion

Basée sur les perceptions des professionnels de soins d’une urgence psychiatrique du Québec, cette étude a permis d’identifier les facteurs clés encourageant ou limitant l’utilisation des services d’urgence des patients grands utilisateurs de ces services pour raisons de SM. Globalement, peu de facteurs limitant l’utilisation fréquente de l’urgence ont été signalés. Nos résultats soulignent des lacunes importantes dans la disponibilité et la coordination des services en SM, dans l’expertise et la stabilité des équipes cliniques de soins, et dans la prise en charge de patients vulnérables ayant des troubles mentaux complexes. De telles lacunes contribuent à encourager ces patients à utiliser fréquemment l’urgence. L’étude soutient l’importance de développer davantage d’innovations à l’urgence, en lien avec les autres services de l’hôpital et de la communauté, afin de mieux répondre aux besoins des grands utilisateurs de l’urgence et d’ainsi réduire leur utilisation de ces services. L’urgence pourrait notamment mieux dépister les patients grands utilisateurs de ses services et développer pour eux des plans d’intervention en lien avec les services ambulatoires. Des interventions motivationnelles visant une meilleure adhésion aux traitements, des services d’orientation et des interventions brèves ou de gestion de cas pourraient être mieux déployés à l’urgence, jusqu’à la prise en charge ambulatoire des patients. Baromètre de la qualité des services en SM, l’urgence devrait être mieux arrimée aux services ambulatoires, et monitorer sur une base continue la qualité de ses services en lien avec les services ambulatoires de son territoire à partir d’indicateurs de performance ; cette stratégie permettrait d’identifier les principaux problèmes d’adéquation des soins afin de mieux répondre aux besoins. Enfin, l’urgence ne devrait jamais remplacer les services ambulatoires nécessaires pour le suivi continu ou l’accès aux soins de patients ayant des troubles mentaux et particulièrement vulnérables.