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La honte est un sentiment douloureux qui émane lorsqu’une personne expérimente le sentiment d’être exposée au regard désapprobateur d’autrui, d’avoir commis une offense ou contrevenu à un standard personnel ou sociétal important, ou encore lorsqu’elle a l’impression que son statut ou son sentiment d’acceptation sociale sont menacés (Dearing et Tangney, 2011 ; Lansky, 2005 ; Tangney et Dearing, 2002). En d’autres mots, il s’agit d’une condamnation douloureuse de soi qui amène la personne à se sentir mauvaise, sans valeur, faible et méritant le mépris d’autrui (Dearing et Tangney, 2011 ; Giner-Sorolla, 2012). La honte peut être normale et adaptative à tout âge ; en effet, lorsque présente en intensité modérée, ce sentiment peut motiver des actions prosociales comme le désir de réparer un tort commis ou de préserver son image de soi (Giner-Sorolla, 2012 ; Sznycer et coll., 2018). Toutefois, elle peut aussi devenir chronique et envahissante (Unoka et Vizin, 2017). Il ne semble pas y avoir de consensus à ce jour quant aux différentes dimensions de la honte. On retrouve ainsi plusieurs terminologies dans la littérature scientifique, notamment la honte existentielle (c.-à-d. sans cause externe apparente), cognitive (c.-à-d. en lien avec les standards moraux, la compétence ou l’exclusion sociale), caractérielle (c.-à-d. par rapport à sa personne et ses caractéristiques individuelles), comportementale (c.-à-d. la honte par rapport à ses actes et gestes) et corporelle (c.-à-d. la honte de son corps ou de parties de son corps), pour ne nommer que celles-ci (p. ex. Andrews et coll., 2002 ; Scheel et coll., 2014). Enfin, la honte peut être inhérente à certains contextes spécifiques, notamment à celui du processus psychothérapeutique dans la mesure où les personnes exposent des parties d’elles-mêmes qu’elles auraient préféré garder dissimulées (Greenberg et Paivio, 1997).

Certaines personnes présenteraient une propension plus élevée à vivre de la honte (Dearing et Tangney, 2011), notamment celles aux prises avec une fragilité de la personnalité telle que le trouble de personnalité limite (TPL ; Lansky, 2005 ; Schore, 2003). Bien que la honte ne figure pas parmi les critères diagnostiques du TPL dans le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-5 ; American Psychiatric Association [APA], 2013), plusieurs études ont montré que la honte y joue un rôle important, voire déterminant (p. ex. Buchman-Wildbaum et coll., 2021 ; Unoka et Vizin, 2017). En ce sens, la méta-analyse de Buchman-Wildbaum et collaborateurs (2021) révèle que les personnes participantes présentant un TPL rapportent plus de honte que les groupes témoins non cliniques. D’autres études ont mis en lumière que les personnes présentant un TPL rapportent également une plus grande propension à la honte que des groupes témoins cliniques. En effet, Scheel et collaborateurs (2014) ont mené une étude dans laquelle ils ont comparé les scores de honte des personnes présentant un TPL à ceux de 3 autres groupes cliniques dans lesquels les personnes avaient reçu un diagnostic de phobie sociale, de trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité, ou un trouble dépressif caractérisé, ainsi qu’à ceux d’un 4e groupe issu de la communauté. Les résultats montrent que les personnes présentant un TPL ont rapporté plus de honte pour toutes les formes étudiées (honte globale, existentielle, corporelle et cognitive) que les 4 autres groupes. De façon similaire, d’autres chercheurs et chercheuses (Unoka et Vizin, 2017), se sont intéressés aux associations entre la honte et les symptômes limites en comparant un groupe présentant un TPL avec un groupe clinique sans trouble de la personnalité (TP) et un groupe témoin non clinique. Leurs résultats montrent que les personnes présentant un TPL rapportent des scores de honte caractérielle et corporelle plus élevés que les 2 autres groupes, ainsi que des scores de honte comportementale significativement différents du groupe témoin non clinique, mais pas du groupe témoin clinique. Les résultats de leur étude révèlent également que l’instabilité de l’identité chez les personnes présentant un TPL est positivement corrélée avec la honte caractérielle, comportementale et corporelle, alors que les difficultés relationnelles sont positivement corrélées avec la honte corporelle seulement. Ces résultats mettent en lumière le fait que les personnes présentant un TPL rapportent les scores de honte les plus élevés et que ceux-ci sont directement associés à certains symptômes intrapsychiques et interpersonnels du trouble. Une autre étude fait état de scores supérieurs de honte, de culpabilité et d’anxiété à des questionnaires autorapportés pour les personnes présentant un TPL comparativement à un autre groupe composé de personnes présentant une phobie sociale (Rüsch et coll., 2007). D’autre part, dans leur étude longitudinale menée sur une période de 16 ans, Karan et collaborateurs (2014) se sont intéressés aux scores de honte de personnes présentant un TPL comparativement à des personnes présentant un autre TP. Leurs résultats révèlent des scores de honte 2,5 fois plus élevés pour les personnes présentant un TPL. En somme, ces études permettent de constater que la propension à la honte constitue une caractéristique importante du TPL.

Malgré de tels résultats, la honte continue d’être absente des descriptions diagnostiques du TPL. En effet, la plupart des publications mettent généralement l’accent sur d’autres caractéristiques importantes comme la dérégulation émotionnelle, la perturbation de l’identité, ainsi que l’instabilité dans les relations interpersonnelles (p. ex. APA, 2013 ; Bohus et coll., 2021). Unoka et Vizin (2017) appuient pour leur part la thèse selon laquelle les symptômes du TPL pourraient être conceptualisés comme des tentatives dysfonctionnelles de régulation des sentiments de honte. En effet, selon la théorie de « la boussole de la honte » (Nathanson, 1992), chaque personne est appelée à « choisir » l’une des 4 défenses de prédilection pour réguler les sentiments de honte : a) le retrait ; b) l’évitement ; c) l’attaque de soi ; d) l’attaque de l’autre. Une personne peut avoir recours à plusieurs stratégies ou changer sa stratégie de prédilection selon le contexte. Ainsi, en transposant cette théorie aux symptômes limites, Unoka et Vizin (2017) suggèrent que, par exemple : a) la consommation de substances serait un moyen de se soustraire aux sentiments de honte ; b) les symptômes dissociatifs permettraient d’éviter d’entrer en contact avec la douleur induite par la honte ; c) l’automutilation pourrait être vue comme une attaque envers soi ; d) les manifestations de colère et les relations interpersonnelles houleuses s’apparenteraient à une attaque envers autrui.

La thèse proposée par Unoka et Vizin (2017) trouve un écho chez d’autres auteurs qui se sont également intéressés à la régulation de la honte chez les personnes présentant un TPL. Schoenleber et Berenbaum (2012) rapportent que les stratégies mal adaptées de régulation de la honte contribuent au développement et au maintien des TP en général, incluant le TPL. Ces auteurs présentent diverses stratégies de régulation utilisées par les personnes avec un TPL qui incluent le perfectionnisme, se placer en position de dépendance envers autrui pour éviter de commettre une faute ou de prendre une mauvaise décision, ainsi que diverses formes d’agression, dont l’agression dirigée vers soi. En effet, Brown et collaborateurs (2009) rapportent que la honte agit en tant que prédicteurs des comportements automutilatoires dans le TPL, suggérant l’hypothèse que ces comportements traduisent un désir d’autopunition afin de réguler ce sentiment.

Objectif de la présente étude

Les écrits théoriques et empiriques suggèrent que la honte occupe une place importante, bien que sous-estimée, dans le TPL. L’objectif de la présente étude est d’apporter des indices supplémentaires afin de documenter la propension à la honte chez les personnes présentant un TPL à partir de données issues de la population générale québécoise en comparant l’ampleur de ce sentiment chez les personnes présentant différents degrés de traits de personnalité limite. Des groupes seront formés selon la classification de la sévérité des symptômes limites proposée par Kleindienst et collaborateurs (2020) à partir d’un instrument évaluant la symptomatologie limite de manière dimensionnelle (la Borderline Symptom List, Bohus et coll., 2009). Nous anticipons que les groupes composés de personnes présentant un degré de sévérité de traits limites plus élevé obtiendront des scores de honte significativement plus élevés comparativement aux groupes présentant un degré de sévérité moindre de traits limites.

Méthodologie

Personnes participantes et procédure

Un échantillon de convenance, comprenant 646 personnes (F = 384 ; H = 250 ; non binaire = 12) qui ont été recrutées via les réseaux sociaux ainsi que des listes de diffusion de courriel d’universités québécoises, a été utilisé. Les personnes ont répondu à une batterie de questionnaires en ligne. Elles étaient âgées de 18 à 78 ans (Mâge = 36,16 ; É-T = 15,48), étaient majoritairement en couple (61,8 %), et occupaient majoritairement un emploi à temps plein (39,2 %) ou étaient aux études (37,9 %).

Instruments de mesure

La version francophone (Théberge et coll., 2021) de l’Experience of Shame Scale (ESS ; Andrews et coll., 2002) a été utilisée pour mesurer la propension à la honte. Il s’agit d’un questionnaire autorapporté de 25 items permettant de mesurer 3 dimensions de la honte se subdivisant en 8 sphères de la vie dans lesquelles il est possible de ressentir de la honte

  1. caractérielle (α = 0,92) qui comprend :

    • 1) habitudes personnelles (α = 0,83),

    • 2) comportement avec les autres (α = 0,80),

    • 3) type de personne (α = 0,82),

    • 4) habiletés personnelles (α = 0,80) ;

  2. comportementale (α = 0,91) qui comprend :

    • 5) faire quelque chose de mal (α = 0,77),

    • 6) dire quelque chose de stupide (α = 0,84),

    • 7) échouer dans une situation de compétition (α = 0,88) ;

  3. corporelle (α = 0,87) qui est considérée à la fois comme une dimension et une sphère.

En plus des scores aux sous-échelles, le score total moyen a également été utilisé (α = 0,95), un score plus élevé représentant une plus grande propension à la honte. Les personnes ont été invitées à répondre à l’ESS à l’aide d’une échelle de type Likert allant de 1 à 4.

Les traits limites ont été mesurés à l’aide de la version francophone abrégée (Nicastro et coll., 2016) de la Borderline Symptom List (BSL-23 ; Bohus et coll., 2009). Il s’agit d’une échelle autorapportée de 23 items permettant de mesurer les traits limites à l’aide d’une approche dimensionnelle de la personnalité. Seul le score total moyen a été utilisé (α = 0,95), un score plus élevé indiquant des traits limites plus importants. Les personnes ont été invitées à répondre à la BSL-23 grâce à une échelle de type Likert s’étendant de 0 à 4.

Analyses statistiques

Dans un premier temps, la distribution des variables à l’étude a été examinée à l’aide de tests de Kolmogorov-Smirnov afin de déterminer si des tests paramétriques ou non paramétriques devaient être utilisés. Des groupes ont ensuite été formés selon la classification de la sévérité des symptômes limites proposée par Kleindienst et collaborateurs (2020) basée sur la BSL-23. Cette classification a été établie selon la répartition des scores à la BSL-23 d’un échantillon de personnes présentant un TPL, puis elle a été validée auprès de 3 échantillons distincts : a) un composé de personnes présentant un TPL en attente d’un traitement ; b) un échantillon témoin clinique sans TPL ; c) un groupe témoin ne présentant aucune psychopathologie. Kleindienst et collaborateurs proposent 6 degrés de sévérité selon le score des personnes à la BSL-23 : 1) aucun ou peu de symptômes (scores entre 0,00 et 0,28) ; 2) faibles symptômes (scores entre 0,28 et 1,07) ; 3) symptômes modérés (scores entre 1,07 et 1,87) ; 4) symptômes élevés (scores entre 1,87 et 2,67) ; 5) symptômes très élevés (scores entre 2,67 et 3,47) ; 6) symptômes extrêmement élevés (scores entre 3,47 et 4,00).

Ces groupes ont ensuite été comparés quant à leurs scores moyens de honte à l’ESS sur les 3 dimensions de la honte (caractérielle, comportementale et corporelle) ainsi que sur les 8 sphères de honte (habitudes personnelles, comportement avec les autres, type de personne, habiletés personnelles, faire quelque chose de mal, dire quelque chose de stupide, échouer dans une situation de compétition, corporelle).

Résultats

Dans un premier temps, la distribution des variables à l’étude a été examinée. Des tests de Kolmogorov-Smirnov ont permis de montrer que la propension à la honte et les traits limites n’étaient pas distribués normalement, respectivement D(631) = 0,09, p < 0,001 (pour le score total moyen de honte) et D(646) = 0,15, p < 0,001 (pour le score moyen de traits limites). Pour cette raison, des tests non paramétriques ont été utilisés.

Nous avons ensuite eu recours à la classification de la sévérité des symptômes limites proposée par Kleindienst et collaborateurs (2020) pour former les sous-groupes de la présente étude. Quatre groupes ont été formés : a) aucun ou peu de symptômes (n = 173 ; F = 57,23 % ; Mâge = 39,36 ans) ; b) faibles symptômes (n = 316 ; F = 59,81 % ; Mâge = 36,56 ans) ; c) symptômes modérés (n = 103 ; F = 62,14 % ; Mâge = 32,84 ans) ; d) symptômes élevés, très élevés ou extrêmement élevés (n = 54 ; F = 59,26 % ; Mâge = 29,83 ans). Pour les besoins de la présente étude, les niveaux de sévérité élevés, très élevés et extrêmement élevés ont été combinés en 1 seul groupe afin d’obtenir un sous-échantillon de taille satisfaisante pour réaliser les comparaisons entre les groupes.

Tableau 1

Différences de moyennes quant aux scores de honte selon le degré de sévérité des symptômes limites (N = 646)

Différences de moyennes quant aux scores de honte selon le degré de sévérité des symptômes limites (N = 646)

Note. Les différences de moyennes entre les groupes sont statistiquement différentes au seuil de 0,05 après correction de Bonferroni. Les scores de l’ESS pour chaque item vont de 1 à 4. d = d de Cohen (taille d’effet) calculés à partir du calculateur en ligne de Lenhard et Lenhard (2016).

* p < 0,001

-> Voir la liste des tableaux

Le Tableau 1, qui présente les comparaisons de moyennes entre les groupes réalisées à l’aide d’un test non paramétrique de Kruskal-Wallis, révèle dans l’ensemble des différences significatives avec de fortes tailles d’effet (d entre 0,72 et 1,39) selon le barème de Cohen (1988)[1] quant aux scores de honte entre les groupes correspondant aux différents degrés de sévérité des symptômes limites, suggérant que les scores de honte moyens augmentent avec le degré de sévérité des symptômes limites. Il est cependant à noter que les groupes présentant des symptômes modérés et des symptômes élevés, très élevés ou extrêmement élevés ne présentaient pas des scores moyens statistiquement différents dans les sphères : a) habitudes personnelles ; b) comportements avec les autres ; c) faire quelque chose de mal.

Discussion

L’objectif de cette étude était de comparer l’ampleur de la honte chez les personnes présentant différents degrés de traits de personnalité limite à partir de données issues de la population générale québécoise afin de documenter la propension à la honte dans le TPL. Pour ce faire, une méthodologie ancrée dans une approche dimensionnelle (c.-à-d. utilisant des groupes formés selon une sévérité plus ou moins élevée de traits limites) a été utilisée afin d’obtenir un gradient de sévérité nous permettant de comparer les scores de honte à différents niveaux de ce gradient. Cette perspective dimensionnelle est cohérente avec le changement de paradigme en train de se produire dans l’étude de la personnalité (p. ex. APA, 2013), et semble avoir la faveur de la plupart des personnes expertes dans le domaine qui appuient notamment la thèse que cette perspective semble mieux représenter la pathologie de la personnalité (p. ex. Hopwood et coll., 2018). Concrètement, l’étude des différents degrés de traits limites permet de s’intéresser aux associations entre la honte et les traits limites auprès d’un vaste éventail de personnes présentant plus ou moins de traits limites, autant chez une population ne présentant que peu ou pas de symptômes limites que chez des personnes tendant davantage vers une sévérité des symptômes limites plus près de la pathologie.

Nos résultats ont révélé que plus les traits limites sont présents chez une personne, plus celle-ci est susceptible de présenter un score de honte significativement supérieur comparativement à une autre personne présentant moins de traits limites. Ils montrent que la honte augmente significativement à chaque « palier » de traits limites et suggèrent que la propension à la honte se distingue selon le niveau de sévérité des symptômes limites, et ce, dans toutes les sphères de la vie d’une personne. De plus, ils appuient les écrits théoriques (p. ex. Nathanson, 1992) et empiriques (p. ex. Buchman-Wildbaum et coll., 2021) quant à l’importance qu’occupe la honte chez les personnes souffrant de TPL.

Nos résultats se distinguent toutefois des écrits antérieurs dans la mesure où la plupart des recherches précédentes se sont intéressées soit aux corrélations entre le TPL et la honte, soit à des comparaisons quant aux scores de honte entre des groupes cliniques présentant diverses psychopathologies. Notre étude permet, pour sa part, de mettre en lumière des différences quant à l’ampleur de la honte selon la sévérité des symptômes limites, suggérant que l’expérience de honte est intimement reliée à la symptomatologie du TPL.

Ces résultats soulèvent une question importante, à savoir si la honte représente simplement un corrélat externe important du TPL, ou si elle doit être considérée comme l’une de ses caractéristiques « intrinsèques » fondamentales. Des auteurs voient en effet l’absence de la honte parmi les critères diagnostiques du TPL dans le DSM-5 (APA, 2013) comme une lacune significative dans sa conceptualisation (Cândea et Szentagotai, 2013), et plaident pour accorder à la honte une place centrale dans la définition même du trouble. À l’instar d’Unoka et Vizin (2017) qui proposent une explication des symptômes du TPL comme étant des stratégies dysfonctionnelles de régulation des sentiments de honte, Crowe (2004) établit un parallèle entre la honte et les symptômes du TPL en argumentant que les critères diagnostiques associés pourraient être conceptualisés comme des tentatives dysfonctionnelles de régulation de cette honte. Crowe défend également l’idée selon laquelle des failles dans la régulation des sentiments de honte d’un individu peuvent entraîner une instabilité de l’image de soi si menaçante qu’elle en vient à perturber les relations interpersonnelles, alors que la personne aspire plutôt à une harmonisation totale avec l’autre. Finalement, les comportements agressifs, autre caractéristique notoire du TPL (p. ex. Bohus et coll., 2021), ont été corrélés avec la honte dans d’autres études (p. ex. Peters et Geiger, 2016). Dans ces études, l’augmentation des symptômes de honte en présence de symptômes limites a été associée avec une augmentation de comportements extériorisés, d’hostilité, et de manifestations de colère. Les résultats de la présente étude pointent dans la même direction que les études antérieures en révélant qu’une augmentation des traits limites va de pair avec une augmentation de la honte.

Ainsi, les résultats d’études antérieures, de même que ceux obtenus dans la présente étude, invitent à une réévaluation de la place de la honte dans la conceptualisation contemporaine du TPL. Une avenue possible pourrait consister en l’inclusion de la propension à la honte à titre de facette dans le Modèle alternatif pour les troubles de la personnalité (MATP) présenté dans la Section 3 du DSM-5 (APA, 2013). Dans ce modèle, les TP sont conceptualisés comme des altérations du fonctionnement de la personnalité ainsi que par diverses facettes (ou traits) pathologiques. Le MATP comprend 25 facettes classées dans 5 grands domaines (affectivité négative, détachement, antagonisme, désinhibition et psychoticisme). Le modèle comprend également 6 troubles dont le TPL, qui inclut pour sa part plusieurs facettes (dépressivité, hostilité, impulsivité, insécurité face à la séparation, labilité émotionnelle, prise de risque et tendance anxieuse). Introduire la propension à la honte à titre de facette dans le MATP gagnerait à faire l’objet d’une réflexion, puisque cet ajout serait à la fois congruent avec la littérature actuelle sur les TP (p. ex. Schoenleber et Berenbaum, 2012), et informatif pour l’orientation clinique.

Malgré la place importante que la honte occupe dans la symptomatologie limite, elle ne figure pas parmi les cibles thérapeutiques centrales proposées par les différents modèles de psychothérapie, y compris dans les psychothérapies « manualisées » comme la thérapie dialectique comportementale (Linehan, 1993), la psychothérapie focalisée sur le transfert (Yeomans et coll., 2015), ou le Good Psychiatric Management (GPM ; Gunderson et Links, 2014). Pourtant, peu importe l’approche théorique, ignorer les sentiments de honte en psychothérapie peut sérieusement compromettre le suivi psychologique considérant le rôle que joue la honte dans la symptomatologie limite et le monde interne de la personne (Rizvi et coll., 2011 ; Rüsch et coll., 2007). Par définition, la honte fait en sorte que l’individu ressent le désir de se cacher, de se soustraire au regard désapprobateur d’autrui (Lewis, 1971 ; Tangney et Dearing, 2002). Ainsi, la honte peut influencer le degré de détresse psychologique, et nuire à la formation et au maintien de relations intimes, incluant la relation thérapeutique, risquant ainsi de compromettre le développement de l’alliance thérapeutique (Black et coll., 2013 ; Dearing et Tangney, 2011). La honte est inhérente au processus psychothérapeutique, bien qu’elle puisse être subtile, du fait que la psychothérapie nécessite le dévoilement de parties intimes de soi (Dearing et Tangney, 2011 ; Greenberg et Paivio, 1997). Si le thérapeute échoue à reconnaître cette honte ou n’y est pas sensible[2], il est possible que les difficultés ou symptômes limites de la personne qui découlent de ce sentiment se perpétuent, qu’elle se sente incomprise, et que la psychothérapie prenne fin prématurément. Pour toutes ces raisons, il est primordial que la honte des personnes soit reconnue et abordée autant pour le développement de l’alliance thérapeutique que pour l’apaisement de la détresse émotionnelle engendrée par cette honte et le développement de saines stratégies de régulation affective (Cândea et Szentagotai, 2013 ; Dearing et Tangney, 2011 ; Lansky, 2005). Plus spécifiquement, Rizvi et collaborateurs (2011) indiquent que travailler la honte en psychothérapie requiert une relation thérapeutique authentique et véritable, et proposent un traitement de la honte chez les personnes présentant un TPL par l’action opposée, c’est-à-dire encourager et renforcer des actions allant à l’encontre des comportements découlant de la honte. Pour ce faire, ils proposent une série de 5 étapes : 1) déterminer les indices de honte et les tendances à l’action conséquentes ; 2) évaluer si la honte est justifiée (c’est-à-dire si l’action ou l’événement risque de mener au rejet de l’individu ou contrevient aux valeurs morales de la personne) ou injustifiée ; 3) exposer l’individu aux indices de honte ; 4) bloquer les actions inadaptées ou les comportements de la personne en réponse à la honte (p. ex. le blâme de soi) ; 5) encourager et renforcer des actions allant à l’encontre des comportements découlant de la honte (Rizvi et coll., 2011 ; Rizvi et Linehan, 2005). Malgré quelques recommandations générales, très peu d’auteurs se sont intéressés empiriquement au traitement de la honte en psychothérapie. De plus, la honte, sa régulation et son traitement figurent rarement au cursus de la formation clinique de futurs psychothérapeutes. En s’intéressant à l’importance de la honte dans les traits limites, les résultats de la présente étude pourraient suggérer la nécessité de porter attention à la honte avec les personnes présentant ces traits.

Limites

D’abord, cette étude utilise un devis transversal et est réalisée à partir de questionnaires autorapportés administrés à un échantillon de convenance issu de la communauté. Nous ne pouvons exclure la présence de biais liés au style de réponse des personnes ou à des facteurs personnels (p. ex. introspection limitée), et il nous est impossible de nous assurer que les personnes participantes soient représentatives de la population générale. De futures études pourraient utiliser un devis plus sophistiqué et inclure des variables propres aux personnes, telles que l’âge ou le genre, à l’étude des liens entre la honte et les traits limites. Cette étude ne comptait pas d’échantillon clinique de comparaison ou n’incluait pas de mesure ou d’entrevue permettant de confirmer un diagnostic de TPL, bien qu’une certaine proportion des personnes ont rapporté un niveau particulièrement élevé de traits limites, appuyant ainsi la pertinence clinique de nos résultats. Finalement, la honte n’est pas exclusive au TPL (p. ex. Cândea et Szentagotai, 2013 ; Schoenleber et Berenbaum, 2012), mais nos résultats ne nous permettent pas de discuter des comparaisons entre les scores de honte associés aux traits limites avec d’autres psychopathologies puisque des mesures de ces autres troubles mentaux n’ont pas été incluses dans la présente étude. D’autres études ont toutefois montré que le TPL présente des associations plus fortes avec la honte comparativement à d’autres troubles (p. ex. Karan et coll., 2014 ; Rüsch et coll., 2007 ; Scheel et coll., 2014), ou du moins différentes comparativement, entre autres, au narcissisme pathologique (p. ex. Ritter et coll., 2014 ; Théberge et Gamache, 2022).

Conclusion

Nos résultats contribuent aux connaissances sur les relations entre les traits limites et la propension à la honte, suggérant que les personnes avec des traits limites plus sévères manifestent également une honte plus intense comparativement à des personnes présentant des traits limites faibles. Ces résultats portent à réfléchir sur la conceptualisation du TPL, notamment quant à la place accordée à la honte dans la définition et le traitement du trouble. Malgré les recherches attestant de l’importance de la honte dans l’expérience subjective des personnes présentant des symptômes limites, la honte n’est que rarement citée comme cible de traitement psychologique.

Les recherches futures doivent continuer à s’intéresser à l’association entre la honte et le TPL, notamment à la lumière des théories suggérées par Crowe (2004) et Unoka et Vizin (2017). Les symptômes intériorisés du TPL étant surreprésentés dans la BSL-23, des études utilisant des questionnaires davantage axés sur les comportements externalisés pourraient permettre d’approfondir les résultats obtenus dans la présente étude. Les chercheurs et chercheuses devraient également tenter de mieux comprendre comment aborder et transformer la honte en psychothérapie, notamment avec les clientèles présentant une forte propension à la honte telle qu’observée dans le TPL, la vulnérabilité narcissique et les phobies sociales, pour ne nommer que celles-ci.