Corps de l’article

INTRODUCTION

Malgré les ressources considérables consacrées et les efforts des nombreux acteurs concernés, l’écart entre la production de connaissances scientifiques et leur utilisation dans la pratique demeure un défi pour le secteur de la santé (Straus et coll., 2013). Les connaissances issues de la recherche demeurent sous-utilisées et la vaste majorité des résultats de la recherche n’est pas mise en pratique en temps opportun, au détriment des personnes qui ne bénéficient pas des interventions fondées sur des données probantes (Bond et Drake, 2017 ; Grol 2001 ; Straus et coll., 2013). Pourtant dans la mesure du possible, tant au niveau clinique et organisationnel qu’au niveau de l’élaboration des politiques, les décisions devraient être fondées sur des preuves solides (Maynard et McDaid, 2003 ; Parent et coll., 2007 ; Torrey et coll., 2012). La prise de décision fondée sur les données probantes ou la pratique basée sur les données probantes (evidence based practice – EBP) s’appuie sur les données scientifiques les plus fiables (Sackett et coll., 1996). Elle implique l’utilisation consciencieuse, explicite et judicieuse des meilleures preuves de recherche disponibles pour éclairer la prestation de services ou de choix d’une intervention (Kiefer et coll., 2005).

Dans cette visée de l’utilisation des connaissances, il est démontré que l’usage des technologies de l’information et des communications (TICs), aux modalités multiples permettant les échanges tels que forums de discussion, blogues, médias sociaux, communautés de pratique virtuelles, conférences en ligne, constitue un facteur facilitant (Griffith et Sawyer, 2006 ; Mairs et coll., 2013 ; Roberts, 2010). Les TICs sont des moyens pragmatiques et opportuns de transférer des informations et de rejoindre l’ensemble des acteurs impliqués (décideurs, gestionnaires, intervenants) indépendamment des contraintes géographiques et de temps (Mairs et coll., 2013). Les TICs contribuent à accélérer le processus entre la production des connaissances et leur mise en application en assurant une diffusion rapide et beaucoup plus large, ainsi qu’en offrant des moyens efficaces d’interaction (Griffith et Sawyer, 2006 ; Roberts, 2010). Elles soutiennent la mise en relation des personnes issues des milieux de la recherche, de la clinique, des décideurs politiques et des personnes utilisant les services pour favoriser la discussion et l’action concertée (Mairs et coll., 2013 ; Parent et coll., 2007 ; 2018 ; Steininger et coll., 2010). Les diverses modalités technologiques disponibles constituent d’excellents moyens de transformation des pratiques et des mentalités pour accompagner les changements et l’amélioration des services (Bond et Drake., 2017 ; Broner et coll., 2001 ; Griffith et Sawyer, 2006 ; Lehman et coll., 2011 ; Torrey et coll., 2012).

Au Québec, depuis plusieurs années déjà, de nombreux partenaires du domaine de la santé mentale soulignent l’importance de se doter de mécanismes de réseautage et de valorisation des connaissances scientifiques utilisant les TICs pour soutenir l’utilisation des données de recherche dans la pratique clinique (Michaud et coll., 2015). La création du Centre d’études sur la réadaptation, le rétablissement et l’insertion sociale (CÉRRIS) en 2010 émerge de ce besoin exprimé par les acteurs clés du milieu à la suite d’une consultation. À l’aide de technopédagogies, ce centre d’expertise et de transfert de connaissances a développé une plateforme virtuelle interactive offrant un accès rapide aux connaissances scientifiques en français via une variété d’outils et d’activités sous la forme d’une bibliothèque multimédia (cerriweb.com). Cette plateforme constitue un véritable lieu d’échanges et de collaborations entre les chercheurs, les gestionnaires et les intervenants. Elle sert d’appui aux milieux de pratique dans leur désir d’amélioration continue en suscitant la réflexion en regard des connaissances scientifiques et leur utilisation dans les pratiques, avec l’objectif de mieux répondre aux besoins des personnes utilisatrices de services en santé mentale.

En 2015, le CÉRRIS a établi un partenariat avec le Centre national d’excellence en santé mentale du Québec (CNESM) permettant ainsi d’enrichir et d’accentuer la portée de sa bibliothèque virtuelle (Subvention, ministère de l’Économie, de la Science et de l’Innovation, 2015-2018). À ce moment, le CNESM[1], ayant pour mission de soutenir l’appropriation des connaissances scientifiques au sein des équipes de santé mentale au Québec, rencontrait certains défis pouvant être répondus par un partenariat avec le CÉRRIS : 1) étendre la portée de ses activités par l’utilisation des TICs ; 2) s’associer plus étroitement aux milieux académiques générateurs de connaissances et de synthèses de connaissances ; 3) mieux outiller les équipes en matière de soutien clinique. Pour répondre à ces défis, le CÉRRIS et le CNESM ont ainsi concrétisé le projet À portée de main, les meilleures pratiques axées vers le rétablissement. L’objectif de ce projet était de mettre en oeuvre et d’évaluer un programme de transfert et de partage des connaissances utilisant la plateforme virtuelle du CÉRRIS pour faciliter l’accès aux données de la recherche aux équipes en santé mentale offrant des services de soutien dans la communauté ainsi que d’outiller les chefs d’équipe responsables du soutien clinique.

Cet article présente les résultats de l’étude de satisfaction effectuée auprès de ces chefs d’équipe, responsables du soutien clinique dans les équipes de soutien dans la communauté à l’étude. L’objectif spécifique de cette étude consiste à enrichir la compréhension d’enjeux colligés en cours d’implantation, dont l’utilisation des technologies dans le réseau de la santé et des services sociaux du Québec et d’émettre des recommandations en vue d’une mise à l’échelle pérenne du programme d’application des connaissances mis en oeuvre. Des résultats de retombées du projet font l’objet d’autres publications (Briand et coll. 2020).

MÉTHODE

Description du programme de transfert et de partage des connaissances

Le programme de transfert et de partage des connaissances a été offert à 23 équipes de soutien dans la communauté : 10 équipes de suivi intensif dans le milieu (SIM) et 13 de soutien d’intensité variable (SIV). Ces équipes fournissent et coordonnent, à des niveaux d’intensité différents, une gamme de services en réponse aux besoins des personnes atteintes d’un trouble mental grave (MSSS, 2005, 2017). Cinq régions du Québec ont participé au projet : urbaines (Capitale-Nationale, Montréal), semi-urbaines (Lanaudière, Mauricie–Centre-du-Québec) et rurale (Abitibi-Témiscamingue). Chaque équipe impliquait un chef d’équipe[2] responsable du soutien clinique pour un total de 23 chefs d’équipe impliqués dans le projet.

Le programme a été conçu suivant le guide d’animation d’un processus de transfert des connaissances de l’Institut national de santé publique (Lemire et coll., 2009). Ce guide suggère la production de contenus et de formats adaptés à divers publics, mettant de l’avant des connaissances compréhensibles (vulgarisées et utiles) et issus d’un processus d’intégration des connaissances scientifiques, cliniques et de l’expérience vécue des personnes utilisatrices de services de santé mentale. Les contenus jumellent ainsi les savoirs explicites issus de la recherche et les savoirs tacites des praticiens experts et des utilisateurs de services.

Une nouvelle thématique était proposée aux 2 mois. Chacune incluait une kyrielle d’outils et d’activités de partage de connaissances : dossiers Web, résumés de principes clés, fiches aide-mémoires, conférences en mode synchrone et asynchrone, capsules vidéo avec guides d’animation pour le chef d’équipe responsable du soutien clinique, forums de discussion, communautés de pratique, etc. Les thématiques ont été sélectionnées à partir d’un inventaire des meilleures pratiques reconnues dans le domaine de la santé mentale. Ces dernières réfèrent à des interventions recommandées par les guides de pratique qui s’appuient sur les connaissances scientifiques, les meilleures preuves de recherche et l’avis d’experts.

Les thématiques correspondent à des besoins prioritaires rapportés par les conseillers du CNESM relevées dans le cadre de leur pratique, ainsi que de résultats d’une consultation provinciale. Elles s’inscrivent également dans les priorités contemporaines relevées par de nombreux experts en matière de santé mentale et de pratiques axées vers le rétablissement (Davidson et coll., 2008 ; Deegan, 1997 ; MHCC, 2015 ; Shepherd et coll., 2014).

Les thématiques retenues pour la programmation sont :

  • Rétablissement personnel et services axés vers le rétablissement ;

  • Plan d’intervention et plan de rétablissement ;

  • Soutien entre pairs et pairs aidants ;

  • Familles et membres de l’entourage ;

  • Logement autonome ;

  • Emploi et études ;

  • Confidentialité et collaboration avec les membres de l’entourage ;

  • Approche par les forces.

Entre janvier 2016 et mars 2017, chaque équipe à l’étude a consulté les outils et participé aux activités proposées de façon régulière. Les chefs d’équipe assuraient la liaison auprès de leurs équipes respectives, afin de s’assurer d’une participation de membres de leur équipe. Ils animaient les rencontres de soutien clinique à l’aide des outils proposés (au moins une rencontre de groupe par mois).

Le tableau 1 présente les activités proposées pour chaque thématique, l’implication et la fréquence recommandée aux équipes participantes. Les chefs d’équipe participaient également à une communauté de pratique mensuelle, au début et à la fin de chaque nouvelle thématique, afin de soutenir leur travail de liaison et d’animation d’activités de soutien clinique[3].

Au cours de la période de mise en oeuvre, de 1 200 à 3 700 utilisateurs uniques ont visité les divers dossiers thématiques du site Internet, de 500 à 3 200 visionnements des capsules vidéo et de 200 à 610 visionnements pour les conférences en ligne ont été colligés. À noter que la plateforme étant en libre accès, son rayonnement va au-delà des équipes participantes à l’étude.

Parmi les visiteurs, 324 personnes (gestionnaires, chefs d’équipe et intervenants) issues des 23 équipes participantes se sont inscrites sur la plateforme collaborative et ont été exposées à la trousse d’outils du programme d’application des connaissances à un moment ou à un autre au cours de la période de mise en oeuvre. Les 23 chefs d’équipe ont participé aux rencontres mensuelles et consulté les outils disponibles.

Tableau 1

Activités de la programmation et fréquence de participation par thématique

Activités de la programmation et fréquence de participation par thématique

* Discussion téléphonique semi-dirigée autour des principes clés à retenir par thématique. Coanimée par la coordonnatrice (courtière de connaissance) et un conseiller clinique du CNESM.

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Devis de recherche privilégié

Pour répondre aux objectifs de l’étude de satisfaction et ainsi documenter tant les défis rencontrés que les enjeux d’utilisation des technologies, et émettre des recommandations dans une perspective de mise à l’échelle provinciale du programme d’application des connaissances mis en oeuvre, un devis qualitatif en recherche évaluative a été privilégié (Brousselle et coll., 2011). Deux entrevues de groupe au terme du processus d’implantation ont été effectuées auprès des chefs d’équipe. Aussi, un journal d’implantation a été utilisé par la coordonnatrice du projet (DR) pour colliger en cours d’étude les défis et les enjeux rencontrés par les chefs d’équipe. La coordonnatrice rencontrait les chefs d’équipe de façon mensuelle dans la communauté de pratique et discutait de façon régulière et informelle avec chacun d’eux (à des moments clés en cours d’implantation ou au besoin). Le tableau 2 présente des éléments de contexte et des défis rapportés par les chefs d’équipe en cours d’implantation.

Tableau 2

Éléments de contexte et défis rencontrés en cours d’implantation*

Éléments de contexte et défis rencontrés en cours d’implantation*

* Bilan des éléments de contexte et des défis colligés au journal d’implantation de la coordonnatrice en cours de projet. Ces éléments ont guidé la formulation des questions d’entrevues de groupe.

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Le guide d’entrevue de groupe a été conçu pour revenir sur les défis relevés en cours d’implantation, documenter les stratégies expérimentées et cibler des recommandations. Les questions d’entrevue étaient les suivantes : En regard des enjeux relevés en cours d’implantation, quelles sont les stratégies d’action et pistes de solutions expérimentées ? Quelles sont les recommandations en vue d’améliorer la poursuite des activités ? En particulier, comment contrer les défis d’accès aux technologies et à Internet ? Dans le cadre de cet article, les résultats présentés concernent particulièrement l’utilisation des technologies.

Recrutement et collecte de données

Les 23 chefs d’équipe de soutien dans la communauté participantes au projet ont été invités par courriel à prendre part aux entrevues. Deux dates d’entrevues de groupe leur ont été proposées. En fonction de leur disponibilité et volonté de participer, les chefs d’équipe ont rempli un formulaire de consentement et participé à l’une ou l’autre des 2 entrevues. Le mode téléphonique (plutôt que visioconférence) a été privilégié en réponse à la demande des chefs d’équipe. (Les chefs d’équipe ont relevé un recul quant à l’accès aux technologies dans le contexte de l’application de la loi 10, simultanément à l’implantation du projet). Les 2 rencontres ont été enregistrées pour permettre la transcription. Les participants s’identifiaient en début d’entrevue afin de s’assurer d’identifier chaque propos à la bonne personne. Par la suite, les verbatim ont été anonymisés. Aucun intervenant des équipes n’a été impliqué dans ce volet de l’étude.

Le recrutement et la collecte de données ont reçu l’approbation du comité d’éthique de la recherche du CIUSSS de l’Est-de-l’Île-de-Montréal, principal comité dans l’étude de ce projet multicentrique.

Analyse des données d’entrevues de groupe

Les verbatim des entrevues ont été soumis à une analyse qualitative de contenu suivant une approche inductive à 3 niveaux de codification (Miles et coll., 1994). À l’aide du logiciel d’analyses qualitatives QDA-Miner, une codification ouverte a d’abord été effectuée par une assistante de recherche afin de faire émerger les idées et de rester le plus près possible des contenus des participants. Plus de la moitié du matériel a été contre-codée par la coordonnatrice et des ajustements ont été effectués. Un 2e niveau de codification permettant une 1re classification a été effectué par l’assistante de recherche et revu par la coordonnatrice (DR) et la chercheure principale (CB). Cette dernière a réalisé le 3e niveau de code pour une dernière classification. Cette classification a été revue par la coordonnatrice du projet.

Pour assurer une validation des résultats et la concordance des propos rapportés, une relecture du résumé du journal d’implantation de la coordonnatrice a été effectuée. Aussi, l’implication à titre de coauteure d’une cheffe d’équipe (BC) ayant participé au projet a permis une validation et une bonification des éléments de discussion. Les auteures se sont aussi assurées que les extraits utilisés étaient représentatifs de l’ensemble du matériel codé.

RÉSULTATS

En ce qui a trait à l’étude spécifique de satisfaction, 14 des 23 chefs d’équipe ont participé à l’une ou l’autre des entrevues de groupe proposées. Cet échantillon représente 61 % de la population cible. Chaque région à l’étude et chaque type de services étaient représentés (SIM : 9/10 ; SIV : 5/13).

Satisfaction élevée de la programmation et défis rencontrés

Les entrevues de groupe avec les chefs d’équipe ont permis de confirmer le haut niveau de satisfaction en regard de la programmation, mais également de valider les nombreux défis rencontrés en matière d’accès aux technologies.

« (…) j’ai trouvé ce projet initialement très inspirant… je le trouve encore très, très, très… important. Évidemment, on ne peut pas être contre ce support-là qui est considérable… depuis le temps qu’on est laissé à nous-mêmes, alors… avoir du support comme ça aux équipes d’avoir une… continuité, c’est très bien. (…) (Cela dit), on a beau avoir des beaux systèmes (…) il faut faire en sorte que les équipes puissent avoir accès, c’est la moindre des choses (…) »

Chef d’équipe #3 SIV

« (…) Ça se poursuit même si le projet est achevé. (…) ça a même encouragé d’autres intervenants (…) à utiliser ces activités-là avec des usagers ou des proches… je souhaite qu’on puisse exploiter à long terme tout ça. (…) (Cependant), dans le contexte où je n’ai pas d’ordi… on a trois ordinateurs pour toute l’équipe… pis les seuls ordis que j’ai, bien j’ai pas moyen d’avoir accès à un Internet qui fonctionne. (…) »

Chef d’équipe #4 SIM

Décalage numérique important

L’un des défis majeurs discutés lors des entrevues de groupe porte sur la désuétude des outils et des infrastructures informatiques du réseau de la santé et des services sociaux. La majorité des équipes de soutien de la communauté participant au projet n’ont pas d’appareil technologique mobile (téléphone, tablette, ordinateur portable) et, ceux qui utilisent un téléphone ou un ordinateur portable (souvent leur appareil personnel) disposent d’un accès limité à Internet. Les équipes ne sont ainsi pas en mesure d’utiliser spontanément et aisément les outils produits (p. ex. capsules vidéo) et d’accéder aux activités de la programmation proposées (p. ex. conférence interactive en ligne). Aussi, les ordinateurs de bureau des équipes (souvent un ordinateur pour plusieurs intervenants) disposent rarement de caméra, de haut-parleurs ou d’accès à Internet. La connectivité Internet est souvent inefficace en raison d’une bande passante limitée. Dans le contexte du projet pilote, les demandes d’accès ponctuelles, de mise à jour ou de remplacement des appareils furent longues et souvent rejetées.

« La difficulté, c’est l’accès à Internet (…) actuellement, on n’a aucun accès Internet. »

Chef d’équipe #10 SIV

« C’est sûr qu’au quotidien on trouve souvent qu’on manque d’outils adaptés à notre réalité actuelle pour bien faire notre travail… un téléphone avec accès à Internet serait déjà une bonne chose… (…) pouvoir aller consulter des documents… ou les services offerts par un organisme communautaire ou avoir accès à des coordonnées, un numéro de téléphone… (…) »

Chef d’équipe #2 SIM

« (…) les gens se retrouvent à devoir le faire sur leur temps personnel. Et là, y a toujours un double enjeu, jusqu’à quel point moi, comme chef d’équipe, ou comme gestionnaire, je peux demander aux gens de faire ça… (…) »

Chef d’équipe #4 SIM

Devant ces contraintes, des stratégies ont été mises en place par les chefs d’équipe pour soutenir la participation des intervenants et la réflexion sur leur pratique : remise de clé USB avec l’ensemble du matériel ; visionnement en groupe des capsules via un ordinateur personnel ; autorisation exceptionnelle de télétravail pour consulter les documents et participer aux activités. L’accès à un appareil technologique mobile (téléphone, tablette, ordinateur) par les intervenants semble indispensable à la fois pour soutenir la réflexion sur leur pratique, mais également pour leur travail auprès de la clientèle qui n’a pas toujours accès à Internet.

« (…) c’est une technologie un peu dépassée, mais moi je les ai tous enregistrés, les vidéos (…) (de chez moi) et je les copiais sur clé USB et je les présentais. Je faisais tout ça par moi-même parce que, avec le système au bureau, ça ne fonctionnait tout simplement pas. Même après 7-8 tentatives de demande d’accès, ça ne fonctionnait pas (…) »

Chef d’équipe #3 SIV

« (…) on a un ordinateur pour toute l’équipe. Un ordinateur sur lequel YouTube ne fonctionne pas. Donc, avoir quelque chose sur lequel le matériel est accessible, ça peut juste optimiser la participation de l’équipe. (…) même pour nos clients, ce serait aidant. »

Chef d’équipe #12 SIM

Accessibilité à une trousse d’outils adaptés

Outre ces défis, les chefs d’équipe soulignent l’importance d’accéder rapidement à des outils mettant de l’avant les meilleures pratiques et les accompagnant dans leur rôle de responsable du soutien clinique. Ces outils leur sont utiles non seulement pour leur propre formation continue, mais également pour l’animation d’activités de soutien clinique auprès des membres de leur équipe. Les résultats montrent que les diverses modalités de la programmation et des outils proposés semblent soutenir la réflexion, la remise en question et le changement dans les pratiques. Ils constituent également une bonne trousse de départ pour les nouveaux (et plus expérimentés) chefs d’équipe.

« (…) j’ai trouvé que les thèmes qui ont été choisis ça répondait vraiment à un besoin. (…) J’ai (aussi) beaucoup apprécié les communautés de pratique, où je pouvais échanger avec d’autres chefs d’équipe. »

Chef d’équipe #13 SIM

« (…) Je suis une nouvelle cheffe d’équipe, j’ai besoin d’aide pour superviser les gens avec qui je travaille (…) dans la fusion du CIUSSS (…) on ne pouvait même pas être remplacé pour faire nos tâches cliniques. Des fois, on est à moins deux, moins trois, moins quatre dans les équipes…

Chef d’équipe #7 SIM

Les chefs d’équipe ont mentionné également combien ces outils sont adaptés aux besoins et à la réalité des équipes et permettent de discuter d’enjeux vécus dans la clinique. En synthétisant et vulgarisant les connaissances scientifiques souvent arides, les outils permettent de soutenir l’appropriation des nouvelles connaissances, le questionnement des pratiques et le sentiment de compétences.

« (…) on l’a fait dans le cadre (de) nos supervisions de groupe… (…) on partait de rien… (…) Mais déjà là (avec les capsules), ça permet beaucoup… ça nous permet d’aller adresser en groupe, des problématiques qu’ils vivent avec leurs clients, qui fait qu’on a accès au soutien de tout le monde. (…) »

Chef d’équipe #14 SIV

« (…) c’est concret… (…) c’est venu mettre des images plus concrètes sur comment comme intervenant je peux mieux m’investir (…) Puis on voyait l’évolution (de la) clientèle à travers l’engagement dans la démarche (…) je pense que ça a remué (…) ça peut être bénéfique pour le sentiment de confiance des intervenants. »

Chef d’équipe #4 SIM

Temps protégé pour le soutien clinique et la réflexion sur les pratiques

Les chefs d’équipe rapportent comme enjeu majeur et facilitateur essentiel le respect du temps consacré au soutien clinique et à la réflexion sur les pratiques dans la planification des horaires de travail. Trop peu de temps est dédié spécifiquement pour s’approprier les données de recherches, consolider ses compétences professionnelles, réfléchir à sa pratique et améliorer les façons de faire.

« (…) on ne peut pas continuer à toujours augmenter nos ratios et aussi avoir du temps pour la réflexion, pour la formation continue. Un moment donné, il faut (équilibrer) tout ça pour que ce soit humainement faisable de répondre aux besoins de notre clientèle, mais aussi de s’arrêter comme intervenant comme professionnel pour réfléchir à sa pratique (…) il y a une partie de notre travail comme professionnel qui doit vraiment viser l’amélioration, la consolidation de nos compétences professionnelles… »

Chef d’équipe #12 SIM

« (…) j’ai ce souci-là à ce que vous consacriez du temps pour lire, regarder le site Internet, regarder les différents documents… Prenez-vous une demi-journée par mois. (…) il faut qu’ils se bloquent du temps, parce que sinon ils n’y arrivent pas. Je comprends que c’est la surcharge, le souci clinique… (…) S’ils ne sont pas nourris un peu, ils vont vivre (de) l’épuisement (…) »

Chef d’équipe #3 SIV

Certaines équipes qui ont participé de manière particulièrement active au projet ont planifié à l’horaire des consultations de la bibliothèque virtuelle dans le cadre de leur participation au projet de recherche (temps dédié et entériné par la direction). Les chefs d’équipe ont mentionné comment cette situation a permis de les aider à sensibiliser leur organisation aux bienfaits d’avoir accès rapidement aux données de la recherche et à l’importance de temps dédié pour améliorer les pratiques cliniques.

Mécanismes d’application des connaissances intégrés aux pratiques organisationnelles

Les chefs d’équipe relèvent l’importance d’intégrer ces mécanismes de soutien et la consultation d’outils de transfert et de partage des connaissances à l’intérieur des pratiques organisationnelles, afin qu’ils soient reconnus officiellement et considérés dans l’évaluation de la qualité. Les indicateurs de performance sont prioritairement axés sur le temps clinique passé avec la clientèle et malheureusement trop peu sur des pratiques d’amélioration continue. La culture d’amélioration continue est peu intégrée dans les pratiques en santé mentale et repose encore trop souvent sur une volonté individuelle de formation et d’acquisition des connaissances plutôt que sur des mécanismes de soutien clinique formels, encouragés et soutenus par l’établissement.

« (…) (les intervenants), ils font ça à travers le brouhaha du quotidien SIV (…) Il y a peut-être un temps arrêté ou à être libéré officiellement, parce qu’ils avaient l’impression que c’était une surcharge. (…) »

Chef d’équipe #7 SIV

« (…) C’est 4 heures par mois. (…) Notre direction est d’accord avec ça. On est porté par la direction. »

Chef d’équipe #14 SIV

« (…) justement le rôle de superviseur clinique [chef d’équipe] (…) Dans les défis identifiés (…) Peu de temps (sur) comment on anime une supervision clinique de groupe, comment je peux utiliser mieux mes outils, le manque d’outils qui a été nommé aussi. (…) »

Chef d’équipe #8 SIV

Les chefs d’équipe rapportent l’importance de mécanismes formels de soutien de groupe, des lieux d’échanges pour confronter les idées et bonifier les pratiques existantes. Les capsules vidéo et les guides de réflexion favorisent la remise en question à l’intérieur des équipes. Les communautés de pratique provinciales ont suscité certaines remises en question et manières de faire et de s’inspirer de pratiques expérimentées par d’autres équipes. Les activités de soutien clinique de groupe ont mené à certains changements rapides de pratiques (observés aussi dans les rapports d’homologation du CNESM), et de façons de travailler avec les personnes suivies et avec les partenaires.

« (…) le besoin que je constatais pour ma part, c’est beaucoup de ne pas me sentir isolée (…) mais faire des échanges, des discussions. (…) À chaque fois que je peux en discuter avec quelqu’un c’est plus aidant que juste, mettons recevoir du contenu théorique ou faire des lectures individuellement. »

Chef d’équipe #10 SIV

DISCUSSION

Cet article présente les résultats d’une étude de satisfaction effectuée auprès de chefs d’équipes de soutien dans la communauté. L’objectif visait à relever en particulier les défis rencontrés et les recommandations en vue d’une mise à l’échelle du programme d’application des connaissances mis en oeuvre.

Les résultats mettent d’abord en évidence l’important décalage numérique du réseau de la santé et des services sociaux du Québec en comparaison aux secteurs privés et éducatifs, et ce, tant au niveau de l’accès à des outils technologiques que des infrastructures informatiques. Cet écart est même qualifié par certains auteurs de fracture numérique (Hollis et coll., 2015). Malheureusement, ces enjeux d’accès aux technologies ont constitué un frein au déploiement optimal de la programmation en considération des modalités initialement visées lors de l’élaboration du projet. À titre d’exemple, les communautés de pratiques ainsi que les entrevues de groupe ont été menées par téléphone plutôt que par des technologies de visioconférence. Bien que les appareils mobiles soient omniprésents au plan personnel, la sensibilisation et la volonté d’utiliser les technologies mobiles pour le développement de compétences professionnelles sont encore peu répandues (Kuciapki, 2017). En contexte d’inaccessibilité à Internet et aux outils en ligne, des problèmes d’application des connaissances sont indirectement engendrés et nuisent à la réflexion sur les pratiques (Mairs et coll., 2013). Ces écarts maintiennent donc les équipes cliniques en position de désavantage en regard de leur capacité à maintenir une pratique de qualité (Ben-Zeev, 2017). Cette situation entrave le développement d’une culture d’amélioration continue et l’utilisation en temps réel des connaissances dans la prise de décision, où l’utilisation d’outils et d’activités technoéducatifs est désormais essentielle.

Les chefs d’équipe ont confirmé l’utilité des outils proposés et mécanismes de soutien, et ce, à la fois pour leur rôle de responsable du soutien clinique que pour la formation continue des équipes et l’amélioration des pratiques. Ils ont confirmé l’importance que les intervenants aient accès rapidement et facilement à l’information portant sur les meilleures pratiques et que du temps soit dédié pour qu’ils puissent réfléchir à leur pratique. Le niveau de satisfaction était plus élevé dans les équipes où du temps avait été protégé pour la participation à la programmation et par les chefs d’équipe qui participaient activement à l’animation des activités de soutien clinique.

Les résultats permettent également de rendre compte des défis rencontrés par les chefs d’équipe en tant que responsables du soutien clinique. Le manque de temps protégé et dédié à la réflexion sur les pratiques ainsi que le manque d’outils et d’accompagnement dans ce rôle ont été les principaux défis mentionnés par les chefs d’équipe lors des entrevues. Pour permettre l’efficacité de ce type d’initiative, les mécanismes de soutien à l’application des connaissances doivent être intégrés aux pratiques organisationnelles et faire partie de la tâche et du travail quotidien des professionnels (et des chefs d’équipe qui assument le rôle de responsable du soutien clinique) (Bond et Drake 2017 ; Cabrera et Cabrera, 2007). Ils doivent faire partie des critères d’évaluation, des exigences de travail et des indicateurs de performance (Maynard et McDaid, 2003). Le transfert et le partage des connaissances dans le cadre de pratiques organisationnelles régulières assurent une appropriation efficace des meilleures pratiques (Cabrera et Cabrera, 2007). Cette appropriation, favorisant l’amélioration continue des pratiques, relève d’actions concertées entre directions, gestionnaires et professionnels qui ont tous la responsabilité de légitimer et de protéger le temps dédié au soutien clinique et à la réflexion sur les pratiques (Briand et Menear, 2014 ; Dorsey et coll., 2017). À cet égard, le rôle clé du chef d’équipe a été plusieurs fois mentionné ; il constitue un acteur à l’interface entre les demandes de l’organisation, les recommandations des données de la recherche et le soutien clinique des professionnels. Il faut les outiller et les accompagner dans ce rôle.

Les meilleurs mécanismes de soutien à l’application des connaissances sont variés, formels et informels, utilisent la technologie ; ils permettent les échanges et une souplesse d’application (Griffith et coll., 2006 ; Pan et Leidner, 2003 ; Parent, 2007). Les chefs d’équipe ont souligné à maintes reprises combien la richesse et la variété des outils proposés leur a permis une certaine souplesse d’application. De nombreux intervenants retournent spontanément et avec plaisir consulter les outils en ligne après la fin du projet (p. ex. aide-mémoires, synthèses des dossiers, conférences) et ils entrevoient d’élargir l’utilisation des outils avec les personnes qu’ils accompagnent. En plus des outils de sensibilisation et de transmission d’informations, il est aussi recommandé d’offrir des activités qui permettent aux intervenants d’intégrer ces connaissances et de les transférer dans leur pratique au quotidien (CIUSSS Estrie, 2019). L’intégration de nouvelles connaissances dans les pratiques ne repose pas uniquement sur l’acquisition unidirectionnelle des connaissances (de l’expert vers le professionnel), mais sur des mécanismes mettant de l’avant des dialogues multidirectionnels entre experts théoriques, cliniques et de l’expérience vécue (MHCC, 2015 ; Shepherd et coll., 2014). En ce sens, les communautés de pratique ont été particulièrement enrichissantes pour les intervenants et chefs d’équipe. Mieux outillés et inspirés par l’expérience des autres équipes, gagnant en assurance, ces derniers soutiennent ensuite leur équipe respective et les personnes qu’ils accompagnent dans un réel espace de réflexion et de discussion. En combinant une variété de modalités et de canaux d’échanges à même le travail quotidien des professionnels, on permet l’installation d’une pratique réflexive en continu et d’une culture d’innovation et d’amélioration des pratiques (Pan et Leidner, 2003). Les activités de soutien clinique favorisent à la fois l’intégration de nouvelles connaissances, le développement de compétences professionnelles, le respect des normes de la pratique et exigences de qualité et le développement de sa capacité de prise de décision clinique (CIUSSS Estrie, 2019). De nombreux effets positifs sont relevés dans la littérature en ce qui a trait à l’accompagnement des équipes : il améliore notamment la satisfaction au travail, le sentiment de compétence et d’efficacité professionnelle, diminue le stress et l’épuisement professionnel, améliore la qualité des services offerts et permet de renforcer le pouvoir d’agir des professionnels qui contribuent à leur tour à renforcer le pouvoir d’agir des personnes qu’ils accompagnent (CIUSSS Estrie, 2019).

Les résultats permettent de confirmer la pertinence de mettre en place des mécanismes de soutien et d’échange des connaissances utilisant les technologies pour soutenir la pratique et accompagner les chefs d’équipe dans leurs activités de soutien clinique. L’utilisation des technologies est l’un des meilleurs moyens pour rendre accessible, à faible coût, des outils pratiques de synthèse et d’échange de connaissances (Ben-Zeev, 2017 ; Cabrera et Cabrera, 2007 ; Mairs et coll., 2013). La convivialité de la technologie par rapport à d’autres solutions, et l’autonomie des utilisateurs dans le choix et l’utilisation du type d’outils ont un fort impact sur l’intention d’utilisation des technopédagogies (Kuciapki, 2017). Combinées à l’utilisation et l’accès à Internet, ces retombées sont décuplées comparativement au potentiel de chacune des stratégies prises individuellement (Christensen et Petrie, 2013). Un meilleur accès aux outils et la tenue d’activités régulières de transfert et de partage des connaissances par les équipes sont souhaités. Une seconde phase d’implantation vise notamment le développement d’une application mobile qui permettra d’accroître le soutien aux intervenants et aux chefs d’équipe, ainsi que l’accès aux outils directement à partir d’un téléphone intelligent.

Limites

Même si les participants ont exprimé spontanément et de vive voix leur expérience de participation au projet, l’effet de groupe et de désirabilité sociale peut avoir nui à l’émergence de certains propos et mener à une surestimation positive de la satisfaction du programme. Les entretiens téléphoniques individuels réalisés par la coordonnatrice de façon régulière et informelle avec chacun des chefs d’équipe en cours d’implantation du projet auront potentiellement facilité l’expression de certaines critiques. De plus, dans une perspective de pérennisation, les participants ont été informés que tous les commentaires, positifs ou négatifs, visaient à adapter le programme afin qu’il puisse répondre le plus adéquatement possible à leurs besoins. Ce contexte d’amélioration continue a pu permettre aux chefs d’équipe une critique constructive transparente et réduire l’effet du biais de désirabilité sociale lors des rencontres de groupe.

Bien que seulement 14 des 23 chefs d’équipe aient participé à l’étude, les propos ont le potentiel d’être représentatifs de l’expérience vécue par l’ensemble des chefs d’équipe puisque chacune des régions et des services (SIM et SIV) étaient représentés.

L’objectif de l’étude de satisfaction était de sonder les chefs d’équipe au centre de l’expérience, à titre de responsables du soutien clinique et de la mise en oeuvre de la programmation d’application des connaissances et de l’utilisation des outils. Les intervenants issus des équipes de soutien dans la communauté, les personnes utilisatrices de services ou les membres de leur entourage n’ont donc pas été sondés. Toutefois, leurs points de vue ont été pris en compte dans un autre volet de l’étude (Briand et coll. 2020).

CONCLUSION

Au cours de l’implantation du projet, les équipes participantes ont été confrontées à de nombreux défis d’accès aux technologies de l’information et de la communication. Cette réalité mène au constat qu’une importante mise à niveau est requise au sein du réseau de la santé et des services sociaux.

Néanmoins, les chefs d’équipe responsables du soutien clinique ayant participé à l’étude confirment la pertinence d’utiliser les technopédagogies comme principal moyen pour soutenir l’application des connaissances et la transformation des pratiques. Les outils et la programmation développés semblent faciliter l’accès aux meilleures pratiques en santé mentale et favoriser leur adoption.