Résumés
Résumé
Objectif : Cet article traite des rencontres entre des usagers de la psychiatrie et de nouveaux professionnels, les médiateurs de santé pairs (MSP), formés dans le cadre d’un programme expérimental français dirigé par le CCOMS (Centre collaborateur de l’OMS). Les données empiriques que nous présentons ici sont issues d’une enquête sociologique qualitative qui a participé à l’évaluation de ce programme, menée entre 2012 et 2014. Le programme MSP consiste à embaucher dans des services de psychiatrie publique, au terme d’une formation de huit semaines équivalant à un diplôme universitaire et d’une année de stage, d’(ex-) usagers de la psychiatrie, des personnes « ayant eu ou ayant encore des troubles psychiques, rétablis ou en voie de rétablissement ». Au-delà de la création d’une nouvelle profession dans le champ de la santé mentale, le programme s’est donné pour objectif la transformation des pratiques et des représentations des équipes de psychiatrie publique.
Méthode : Sur la base des entretiens et des observations dont disposent les chercheurs, ce deuxième article s’intéresse, d’une part, aux effets thérapeutiques de la relation avec les MSP et, d’autre part, aux limites ou aux impasses de cette relation, telles qu’elles sont estimées par les usagers.
Résultats : Les usagers évoquent des interactions qui reposent sur la facilité du contact, la proximité et la disponibilité du MSP. Cette proximité peut s’assimiler à une forme de camaraderie appréciée dans le contexte institutionnel de prise en charge mais conduit également des usagers à voir dans le MSP un modèle qui donne « espoir ». Les modalités pratiques mises en oeuvre par les MSP sont diverses mais visent généralement une transformation progressive du quotidien, via des techniques et des méthodes favorisant un certain « mieux-être » ou « mieux-vivre ». Si les MSP peuvent développer ainsi une certaine spécificité, ils se confrontent également à des limites de la relation avec les usagers. Celles-ci se traduisent notamment par la réduction de sa fonction à un rôle de compagnie, par une identification difficile au MSP et à son discours, voire à une incrédulité face à l’idée que d’(ex-) malades peuvent aider. L’analyse des rencontres entre MSP et usagers donne un éclairage précieux sur les attentes à l’égard des « savoirs expérientiels » et leurs applications concrètes. Le savoir expérientiel de la maladie a des usages surtout rhétoriques : il sert à entrer en relation. D’autres dimensions de l’expérience doivent également être prises en compte, telles que le savoir expérientiel du métier de patient ou l’expérience du rétablissement personnel, qui sont de nature plus pratique et qui peuvent permettre au MSP de contribuer à ce que l’usager aille mieux.
Mots-clés :
- médiateurs de santé pairs,
- savoir expérientiel,
- santé mentale,
- rencontres MSP-usagers
Corps de l’article
Cet article est le second d’une série de deux articles présentant les résultats d’une recherche évaluative ayant porté sur un programme expérimental[1] consistant, en France, à l’embauche d’(ex-) usagers de la psychiatrie. Il s’agit des personnes ayant eu ou ayant encore des troubles psychiques, « rétablis » ou en voie de « rétablissement » suivant les termes du programme, appelées à mettre à profit cette expérience pour exercer une nouvelle fonction de médiateurs de santé pairs (MSP). Le premier article portait sur les caractéristiques générales du dispositif et son impact sur les représentations des usagers. Celui-ci porte, à partir d’une démarche inductive basée sur des entretiens et des observations[2], sur les effets thérapeutiques, estimés par les usagers, des rencontres avec les MSP. Il met simultanément en évidence leurs limites et leurs impasses.
I. Les effets thérapeutiques vus par les usagers
On emploiera ici « thérapeutique » au sens large : comme réduction des symptômes, aide au rétablissement ou contribution à l’aller-mieux.
Effets communs
Quand il est décrit par les patients, le bienfait thérapeutique apporté par les MSP repose sur deux mécanismes : l’écoute et la rencontre d’un modèle qui donne l’espoir d’un retour à une existence normalisée. Le premier mécanisme thérapeutique réside dans le plaisir affectif dû à une relation confiante et proche, à une camaraderie, avec souvent une bonne humeur contagieuse qui fait « aller mieux » et une écoute (dont l’efficacité thérapeutique est inégale, mais qui est toujours présente et précieuse).
Y avait beaucoup de rigolade entre nous. On était plus à l’aise, on rigolait, y avait pas de prise de tête […]. Ça m’a évité de penser à ma maladie, voilà. J’étais dans un autre monde. Si j’oubliais de prendre un médicament, je veux dire, c’était pas trop grave, quoi.
U 47
Quand je la vois, ben, du coup, il y a un mieux on va dire. C’est pour ça que je voyais plus trop la nécessité de voir l’infirmier, la psychologue parce que je peux échanger de tout.
U 11
C’est complémentaire, et puis tout de suite, je me suis sentie bien avec elle. Maintenant, je peux vous le dire […] si j’avais eu le bonheur d’avoir une fille, c’est elle que j’aurais aimé avoir. J’aurais pu peut-être l’aider dans sa maladie, tout ça.
U 14
Le besoin d’écoute conduit parfois à un quiproquo amusant, le sociologue est pris pour un MSP en raison de sa pratique d’écoute. Selon ce premier processus thérapeutique, c’est bien l’écoute qui est en jeu, plutôt que l’expérience passée de la maladie. Ce n’est pas le cas du second mécanisme. Le deuxième processus est la rencontre d’une personne qui ne fait pas honte et d’un modèle qui donne espoir : le MSP fonctionne comme un soutien d’identification positive. C’est quelqu’un qui s’en est sorti, qui a notamment retrouvé du travail.
On se dit, on va être compris, on ne va pas être jugé. On va être compris puisqu’elle est passée par des périodes dépressives, certaines périodes assez difficiles. Donc je peux lui raconter ce qui m’est arrivé, je sais que je ne vais pas être jugée. Je sais qu’elle ne va pas me dire : « T’es cinglée, il y en a d’autres qui vivent pire que ça et qui s’en sortent. »
U 2
Elle m’a dit que moi ce serait pareil, elle me l’a promis. Elle m’a dit que même si je voulais être médiatrice, je pourrais, une fois guérie.
U 7
On voit qu’elle fait des efforts pour faire miroir, qu’elle travaille malgré le fait qu’elle prend des médicaments. Elle a quelque chose entre les mains. Elle participe à l’activité avec les médecins, les infirmières. On voit que pour elle il y a une détermination de travailler. Et moi je suis handicapé et je veux faire comme elle.
U 51
Des techniques pour améliorer le quotidien ou se transformer
On peut repérer plusieurs modalités pratiques de mise en oeuvre de ces deux mécanismes thérapeutiques, qui s’ajustent suivant la personnalité et les compétences du MSP et les demandes manifestées par les patients. Mais de manière générale, c’est vers l’amélioration progressive de la vie ordinaire et la mise en place d’actions simples que les MSP orientent leurs interventions, et c’est ainsi que le perçoivent les usagers.
L’une des traductions de ce processus est tout d’abord le fait de « sortir de chez soi », d’aller vers l’extérieur, de reprendre goût à des activités pouvant modifier, même subtilement, le quotidien. Les patients témoignent plus particulièrement de cette progression vers une sociabilité plus dense dans les contextes où le MSP fait de l’accompagnement hors des structures de soin, intervient à domicile ou anime des ateliers dits occupationnels. Leur contact faciliterait pour certains une (re)connexion avec l’environnement immédiat, tandis que d’autres évoquent une conversion plus globale de leur rapport à « la société ».
Je voyais pas grand monde, quoi. J’étais un peu renfermé, quoi. Et c’est vrai que de les voir, ça m’a beaucoup ouvert […] ce que je veux dire en tout cas, c’est que c’est vraiment très utile, je sais pas exactement pourquoi. Mais tu vois, dans le lien social, dans le fait de pouvoir parler avec quelqu’un qui a des opinions un peu différentes. Voilà, et puis je pense que de fil en aiguille, ouais, ça m’a donné envie de voir d’autres gens et tout.
U 33
La MSP, elle est là vraiment dans le but de me pousser vers l’extérieur et de comprendre mieux à quoi sert la vie […]. On lui parle musique, on lui parle sport, on lui parle dessin, elle va trouver une alternative […]. La maladie, ça on en parle pas. On parle uniquement, c’est si un moment donné, on a envie de s’ouvrir vers l’extérieur, on a envie de commencer une activité, on a envie de commencer à sortir, prendre des rendez-vous, pour se soigner, pour des problèmes d’apnée, que ce soit pour des problèmes que moi j’ai eus pour mes cheveux.
U 5
Les médiateurs sont dans la société, la vie […] on re-rentre dans la société, finalement. Et ça, c’est un aspect curatif, parce que c’est la société qui nous guérit, aussi, finalement.
U 32
C’est toutefois une perspective en termes de « petits objectifs » et d’avancement « pas à pas » qui domine la représentation du travail se faisant entre l’usager et le médiateur.
Elle m’a donné des ficelles pour y, pour essayer d’y arriver à me guérir. Si je suis ce qu’elle me dit, je vais guérir […]. Elle m’a dit : « Vous allez voir, si vous suivez ce que je dis, euh… vous allez être guérie. » Parce qu’elle dit : « Je l’ai fait et ça m’a réussi. [Elle sort un papier et le consulte :] Maquillage, ça, c’est fait. Lecture de Philippe Labro, en cours. Et elle m’a marqué « Se mettre en colère devant sa glace ».
U 8
Elle a toujours les petites solutions, les petits trucs pour avancer […]. C’est ma petite parenthèse tous les quinze jours en fait, je raconte mes petites misères et elle essaye de me diriger : « Bon, ça c’est normal, ça par contre, il faut travailler là-dessus » [parvenir à prendre le bus]. » Elle est vraiment très bien.
U 4
« Y a la manière de faire face à la société, avec un handicap mental, finalement. Comment vivre sa stabilisation, le mieux possible, sans tenter le diable en faisant des choses qui peuvent nous faire du mal au psychique, quoi. Comment éviter tout ce qui peut nous faire du mal psychiquement dans la vie quotidienne.
U 32
Les « techniques » prêtées aux médiateurs dérivent de la conception que ces derniers ont du mieux-être, que celle-ci mette l’accent sur les bienfaits de l’expression de soi par la création, de la pensée positive, ou encore sur le soin du corps, faisant appel à des conseils esthétiques ou sanitaires. D’autres techniques relèvent plus explicitement de la prévention ou de la gestion des risques. Tel est surtout le cas quand le médiateur intervient en tant qu’informateur sur des problématiques addictives par lesquelles il aura été lui-même concerné.
Il est passé par des stades par lesquels je suis en ce moment en train de passer, il a… enfin je sais pas exactement, il a arrêté une dépendance, moi je suis en train d’arrêter l’alcool, donc… ben il me donne des conseils en fait.
U 65
Quoi qu’il en soit, ce sont donc plutôt des « astuces » qui sont transmises, venant se placer en sus ou à la périphérie de la prise en charge médicale ou psychologique principale.
Ouais, il me donne des fois, il me donne des petits trucs, des petites astuces, c’est-à-dire même le fait d’en parler ça démêle des choses.
U 75
Elle m’a dit : « Même si vous sortez pas, vous vous maquillez pour vous. » Alors, je l’ai fait
U 9
On a fait du chant. Je sais que c’est essentiellement dans ces moments-là que ça m’a reboosté. Après on a, avant de pouvoir faire des activités à l’extérieur, à l’intérieur de chez moi, on a fait pas mal de choses question relooking et image de moi-même, mais ça m’a incité à moi-même prendre ma voiture et aller faire les magasins, par exemple.
U 16
À souligner cependant que peut être visée là encore, derrière la simplicité des techniques, par l’apprentissage et la répétition, une réelle transformation de l’état de la personne, ambition que l’usager restitue lui-même avec plus ou moins de doute ou de conviction.
Elle m’a appris une méthode pour que je m’en sorte, mais j’oublie de le dire tous les matins, « Soufflez, inspirez, expirez » et dire « je vais m’en sortir » plusieurs fois, « je vais guérir ». (U 7)
Je parle aussi avec lui du côté spirituel. Je me suis mis à la méditation, il m’a conseillé un livre, mais je l’avais déjà repéré. Mais je crois que c’est lui qui m’a vraiment poussé à acheter ce livre. C’est un livre sur la méditation de pleine conscience. Je m’intéresse déjà un peu au spirituel, mais c’est lui qui m’a donné le déclic. Cela m’intéresse beaucoup, c’est l’histoire de vivre à l’instant présent, des choses comme ça. (U 69)
II. Les impasses ou les limites des rencontres
Les limites ou impasses empêchant le MSP de jouer un rôle dans le rétablissement de l’usager peuvent être analysées comme gênant le fonctionnement des deux processus thérapeutiques que nous avons dégagés plus haut. Soit (par rapport au premier processus) la « chaleur humaine » tourne à vide, ou le « courant » passe mal ; soit (par rapport au second) l’identification ne se fait pas ou est refusée. Enfin, l’espoir de guérison et l’identification au MSP ne suffisent pas à produire du rétablissement. Cette limite pose, au-delà du programme expérimental, la question de la connaissance fine des processus de l’aller-mieux.
Le MSP est seulement une personne de compagnie
La relation est agréable, elle fait passer le temps, mais n’apporte rien de thérapeutique, ce qu’on pourrait résumer par le fait que le MSP fonctionne avec ces patients comme personne de compagnie.
On fait un tour parce que j’avais dit que je m’ennuyais à mon médecin. Ce n’est pas contraignant, mais ça ne m’apporte rien à part que c’est une heure que l’on passe convivialement, c’est agréable quand même, mais sans plus, ce n’est pas ça qui m’aide pour ma maladie.
U 3
Et donc je vous dis, elle a un sourire merveilleux. [Dit cela deux fois, et peu d’autres choses par ailleurs.]
U 50
Cette vision que les patients développent du médiateur rejoint le fait qu’ils le voient avant tout comme une personne « gentille » et disponible, à entendre pour certains comme occupant une position inférieure aux soignants reconnus dans leurs compétences techniques. D’autres ignorent que le médiateur est un « pair ».
Son rôle c’est d’aider les gens, pas d’administrer de médicaments ou quoi que ce soit ; son boulot, c’est de participer aux groupes, de faire des échanges, de parler. Mais il est pas médecin. Ben que des fois ça va, des fois ça va pas, des fois il me dit : « Bonjour, comment allez-vous ? »
U 68
Ben, un MSP, c’est tout simplement que quand quelqu’un a des difficultés, familiales par exemple, ou d’intégration, il permet de se réintégrer (…) il est pas psychiatre. Donc, lui, à la limite, ce qu’il veut, c’est trouver une solution pour que les gens puissent avoir une activité.
U 55
Ils peuvent ainsi le voir comme un professionnel supplémentaire qui permet de développer de nouvelles activités hors la structure de soins ou aider à certaines tâches dans le cadre de visites à domicile.
Dans un sens c’est vrai que j’attends bien le MSP le mercredi après-midi car je sais qu’il va passer 1 h ou 2 h avec moi, on va ranger les papiers, mais on va discuter aussi et c’est agréable d’avoir quelqu’un qui se déplace et en plus qui est prêt à m’écouter et à essayer de m’aider à la limite, je trouve que c’est pas mal !
U 38
Des investissements relationnels inégaux
Les discours des MSP et les observations dans les services indiquent que les médiateurs privilégient les patients avec des possibilités, qui disposent notamment de bonnes qualités relationnelles et que l’on peut voir « évoluer ».
Des objectifs, il n’y en a pas. C’est le psychiatre qui me l’a adressé et ni moi ni personne dans le service n’est capable de dire pourquoi. Enfin si, c’est pour faire du chiffre pour l’enquête quantitative mais au niveau thérapeutique, il n’y a rien à faire […] il tourne tellement en rond que des fois c’est moi qui parle pour pas qu’il parle. Ça sert à rien.
MSP, à propos d’un usager [35]
Un autre révélateur des limites de la relation entre MSP et usagers est l’importance de la proximité culturelle ou générationnelle, ressentie des deux côtés, notamment par l’usager dans l’extrait ci-dessous :
Peut-être je me dis il est passé par-là un peu plus grave, mais il est passé par-là, lui il est arrivé un peu à s’en sortir, moi je devrais m’en sortir, mais lui il est au début de sa vie, moi je suis à ma fin.
U 37
Les relations entre MSP et usagers ne sont pas non plus indemnes de tensions intersubjectives : sans doute sont-elles d’autant plus aisées à concevoir que le médiateur doit compter sur sa « personnalité » pour construire une relation particulière avec ces derniers. Ainsi, les usagers peuvent témoigner d’un certain malaise relativement à des traits de caractère qu’il perçoit chez le médiateur : dans ce cas la « proximité », ailleurs interprétée positivement, devient plus problématique.
Avec le MSP, il y a un décalage en fait, je n’ai pas envie de le froisser de le… Comment je pourrais dire ? De le contrarier en disant : « Tu es à côté de la plaque ! » Des fois, on ne se comprend pas, mais je ne lui dis pas, des fois je ne comprends pas ce qu’il me dit.
U 36
Par cet autre patient, c’est la normativité, décelée dans le discours du MSP, qu’il n’apprécie pas.
On a travaillé sur mon humeur et tout ça. Une fois que j’ai pas été bien, elle est venue jusque chez moi pour parler, mais elle m’a, comment dire ? Mais c’est de ma faute aussi, j’ai pas été bien, elle m’a un peu fait une leçon de morale. Ça m’a aidé quand même, mais elle m’a donné une leçon de morale. Les médiateurs, ça peut être bien pour le moral, sauf quand elle crie !
UE 8
« Des malades ne peuvent pas aider »
Sans doute cette limite, clairement énoncée par certains usagers, remet-elle le plus en question la philosophie de la compréhension entre « pairs », au nom de la communauté d’expérience. Pour ces derniers, la distance garantie par la différenciation entre le sujet privé et la fonction professionnelle est nécessaire à la relation de soins. Ceci est particulièrement net chez des usagers dont la pathologie alimente la méfiance et la difficulté à établir une relation de proximité avec un autrui méconnu :
Je ne suis pas trop d’accord sur cette histoire des médiateurs, moi, je ne pense pas que ce soit une bonne chose, car même s’ils ont des expériences en psychiatrie, ils sont eux-mêmes suivis et je ne sais pas s’ils sont fiables. Dans leurs discours, on sent qu’ils ont affaire à des psychiatres eux-mêmes.
U 43
Dans un autre contexte, une patiente nous confiait qu’après avoir appris, en raison de l’entretien sociologique, la qualité d’ex-patient du médiateur, la crainte de ne plus « le voir comme avant » (U 85). Pour elle, si ce passé qu’elle découvre existe bel et bien, elle estime alors qu’ « il doit avoir tiré un trait sur ce passé-là ». Les qualités qu’elle lui reconnaît sont bien liées au fait à ses yeux qu’il est désormais « de l’autre côté ». Dans d’autres discussions, l’expression est : « On a plutôt intérêt à travailler avec des gens qui ne sont pas malades ! »
L’identification impossible
La représentation que ce font certains patients du médiateur et de sa trajectoire se traduit par une idéalisation de ce dernier. On pourra alors remettre en question les effets de ce type de relation et de la comparaison qu’elle engendre entre MSP et « simple » patient. La capacité qu’aura eue le médiateur à se « rétablir » ou à « guérir », à s’insérer pleinement dans une vie sociale « normale » peut paraître aux yeux de certains patients un objectif irréaliste ou, tout simplement, cela ne coïncide pas avec leur propre vécu de la maladie.
Sur la guérison quand même, j’ai une part de scepticisme. Mais bon puisque le MSP le dit, je pense que ça doit être vrai.
U 78
La MSP, c’est une ancienne malade qui a réussi à se guérir […] elle a réussi à s’en sortir, mais moi non, je suis toujours en maladie. Elle est payée pour ce qu’elle fait, elle a un emploi, donc bon elle a réussi à s’insérer dans la vie sociale avec sa maladie, mais moi je crois que c’est plus grave qu’elle, mais bon je ne connais pas trop ce qu’elle avait.
U 82
Le risque de normalisation du discours et de la pratique du MSP
L’une des fragilités inhérentes à la construction de la profession de médiateur réside dans le risque de normalisation de la position et des pratiques de ce dernier. Alors que la visée au fondement du projet médiateur réside dans une recherche d’alternative à la relation soignante traditionnelle – certes également de complémentarité –, c’est le caractère différentiel du MSP qui est surtout valorisé, l’institutionnalisation des MSP est susceptible d’en faire des auxiliaires des professionnels en présence. Ce risque est finalement déjà suggéré par la récurrence du terme de « professionnel comme un autre », signifiant pour les MSP ou leurs collègues une intégration réussie. Cette position est-elle compatible avec la volonté de produire une relation thérapeutique innovante ? Si une telle évolution était la condition de la dé-marginalisation du MSP au sein des équipes, rien ne montre qu’il constituerait pour les usagers un véritable apport – en termes thérapeutiques tout au moins. Les discours sur le « sortir de la maladie » constituent pour les MSP une possibilité de développer leur spécificité, en travaillant sur la manière dont ils construisent et transmettent leur expérience. Mais ces discours sont en même temps exposés à la normativité médicale en matière de rétablissement et/ou de guérison, variable suivant les courants et les philosophies des services. Un fait qui révèle en creux les mécanismes et les risques de normalisation est que les appréciations les plus positives de l’apport du MSP par les usagers renvoient généralement à une relation interindividuelle en face à face sans la présence d’un autre professionnel. Autrement dit, la dimension proprement intime de la relation détermine nettement le fait que l’usager estime trouver « autre chose » auprès du MSP qu’auprès des médecins, infirmières ou travailleurs sociaux. Une vision globalisante des intervenants s’exprime davantage quand le MSP se « cale » sur le style d’intervention des infirmières ou des travailleurs sociaux. C’est alors très « normalisé » que le médiateur apparaît aux patients, ce qui rejoint parfois les qualités retenues lors du recrutement par la hiérarchie. Cette normalisation peut entraver l’identification recherchée de l’usager au MSP :
Il me semble plus proche des patients, et en même temps, je sais pas bien. J’ai du mal à expliquer, je sais pas trop quoi dire en fait […]. Je l’assimile beaucoup à un infirmier quand même, malgré tout. J’ai conscience qu’il a eu ces problèmes-là et qu’il me donne des bons conseils, mais j’ai du mal à l’imaginer en fait sous alcool ou je sais pas quoi. Je ne peux pas m’imaginer qu’il a été malade.
U 66
Deux cas de figure se dégagent quant à cette invisibilisation de la différence du MSP : soit il souhaite implicitement devenir ce « professionnel comme un autre » et tend alors à minorer sa spécificité dans ses discours et ses pratiques (par exemple en ne faisant pas état de sa condition d’[ex]-patient) ; soit ses conditions de travail ne lui permettent pas de valoriser cette spécificité – tel est le cas quand il travaille exclusivement en binôme avec un autre soignant, ou quand il participe à des groupes d’éducation thérapeutique.
Je pense que le médiateur et les infirmières sont très liés. Il ne doit pas y avoir beaucoup de différences entre eux. Je pense que le médiateur doit quand même avoir des bonnes connaissances d’un point de vue médical au niveau des noms des médicaments et de leur efficacité.
U 78
Les MSP le soulignent parfois en évoquant les limites auxquelles les confronte l’institution, mais les usagers l’expriment également quand ils peinent à percevoir la spécificité du MSP.
En fait, c’est grâce à vous [au sociologue] que je sais qu’il a été… enfin je savais qu’il avait eu une expérience, mais je ne savais pas que les MSP étaient obligés d’avoir eu un vécu auparavant par rapport à la maladie, ou une addiction et c’est grâce à vous en fait que j’ai su ça.
U 63
Pour conclure sur cette question de la normalisation, rappelons la volonté de certains MSP de rejoindre à plus ou moins long terme une autre profession du secteur psycho-médico-social. Cela indique la difficulté à stabiliser la professionnalité du médiateur, tant pour lui-même – sa vision de son identité professionnelle est encore incertaine –, que pour les usagers. C’est aussi par la volonté d’accéder à certaines formations stratégiques comme celle à l’éducation thérapeutique (qui inclut forcement une collaboration à l’observance aux traitements médicamenteux[3]) ou, nous l’avons vu sur l’un des sites, à des méthodes cognitivo-comportementales de thérapie brève, que l’on constate cette tendance à la normalisation, laquelle est explicitement redoutée et critiquée par d’autres MSP.
Les incertitudes du rétablissement
Avoir espoir et s’identifier au MSP ne suffit pas nécessairement à se rétablir. Le risque serait ainsi que le MSP ne fasse que s’ajouter à la liste des accompagnants en ville. Un usager explique qu’il lui est difficilement envisageable de vivre en couple, à cause de sa dépendance au système de soins :
Remplacer des infirmiers, une auxiliaire de vie, des MSP, une psychologue, des psychiatres. Qu’une seule personne puisse remplacer tous ces gens, ce n’est pas possible, et une famille en plus… Donc, je m’arrête à une forme de célibat.
U 55
Ce problème de la difficulté à lever la dépendance au système de soins, même quand celui-ci est centré sur les soins en ville, même quand la dimension sociale est travaillée, excède bien sûr la question de l’efficacité spécifique du programme expérimental. Les MSP sont conscients de la difficulté, notamment ceux qui sont fortement « orientés rétablissement » pour reprendre l’expression à la mode : « Je leur donne un peu de bonheur, c’est sûr, mais le rétablissement… là franchement, je ne le vois pas vraiment » ; « C’est très long, c’est usant, ça va faire maintenant deux ans que je les suis et ça ne bouge pas beaucoup ». Peu nombreux sont finalement les cas où le discours de l’usager et celui du MSP convergent vers le constat partagé d’un processus de rétablissement objectivable et où le MSP a eu un rôle essentiel. Cela n’interdit pas qu’il puisse y avoir d’autres processus de rétablissement dus spécifiquement à la présence du MSP, mais, dans ce cas, les patients n’en sont pas conscients et/ou ne nous en ont pas parlé.
Conclusion : Les apports spécifiques des MSP
Les rencontres MSP/usagers sont surtout caractérisées par ces derniers dans le registre d’un relationnel ordinaire, dont la simplicité et la promiscuité qu’il permet contrastent avec les échanges, plus codifiés, avec les autres professionnels soignants. Souvent ramené à une relation « agréable », ce type de relationnel peut pour certains usagers favoriser une identification au MSP, le plaçant plus directement dans une position de « pair » qui a « vécu » comparable. Dans tous les cas, les MSP s’appuient sur une philosophie du petit pas, qui vise modestement un mieux-être réalisable dans le contexte du quotidien ou évoque de façon plus ambitieuse l’objectif de « guérison ». Les techniques qu’ils utilisent dans ces contextes font appel aux compétences et aux ressources identifiées chez les usagers : de cette manière, elles se rapprochent d’un « petit comportementalisme », pour paraphraser P. Pignarre[4] qui, au sujet de la psychiatrie, parle d’une « petite biologie » et d’une « petite psychologie ». Simultanément, les MSP tendent tous à cultiver une approche relationnelle globale, que les usagers évoquent en soulignant leur patience et leur faculté à écouter les préoccupations quotidiennes comme leur aide à verbaliser des problèmes et des traumatismes passés. La coexistence de ces différents niveaux d’action ouvre en ce sens sur des perspectives nouvelles quant à ce que signifie l’aide à l’« aller-mieux ». Enfin nous pouvons dégager une certaine tendance quant aux situations dans lesquelles les usagers parlent d’un processus de rétablissement et l’attribuent (en général de manière non exclusive, mais cependant spécifique) au MSP. Il s’agit de cas, peu nombreux dans notre échantillon, où le MSP voit en face à face le patient une fois par semaine, assez longuement (au moins une heure), en particulier dans le cadre d’entretiens, en visites à domicile, au centre médico-psychologique, ou de sorties. Il faut donc que le MSP suscite et soutienne un certain transfert permettant que la rencontre soit un « travail ». Dans ces cas, les savoirs expérientiels mobilisés sont plutôt ceux du rétablissement. Car le savoir expérientiel de la maladie a des usages surtout rhétoriques, il sert à créer le lien, à installer la confiance et l’identification en miroir, il fait essentiellement appel à l’imaginaire du patient, et on pourrait même le dire du côté du MSP, pour soutenir la dimension de l’empathie. En revanche, la mise en jeu de l’expérience du métier de patient, celle d’une manière personnelle de s’en sortir et d’aller mieux, est de nature plus pratique et permette à un MSP d’avoir une certaine efficacité. Mais toutes les situations organisationnelles de service et toutes les personnalités de MSP ne sont pas à même de permettre le soutien de ce type de démarche.
Parties annexes
Notes
-
[1]
Porté par le Centre collaborateur de l’OMS en France (CCOMS).
-
[2]
On a réalisé 74 entretiens semi-directifs avec des usagers ; les observations menées ont duré de trois jours à trois semaines suivant les sites.
-
[3]
Dans le domaine de la santé somatique, les « patients-experts » impliqués dans les actions d’éducation thérapeutiques, s’ils passent au statut de « volontaires » (défrayés et indemnisés) ou salariés, tiennent, pour éviter l’ambiguïté, à ce que ce soit dans le cadre de leurs associations et non dans celui des hôpitaux (journée d’étude sur LETP, Lille, 26 juin 2014).
-
[4]
Ph. Pignarre, 2001, Comment la dépression est devenue une épidémie, La Découverte.