Résumés
Résumé
À travers le récit clinique de la prise en charge d’un patient institutionnalisé au long cours nous réfléchissons sur le processus de réhabilitation en psychiatrie adulte. Après une brève présentation de l’unité d’accueil (foyer de post cure pour patients psychotiques) et de ses axes de travail, nous présentons la naissance progressive d’une prise en charge pluridisciplinaire alliant travail infirmier, entretien individuel psychiatrique et travail psychanalytique de groupe. Enfin, en parcourant l’histoire du groupe en trois ans, nous suivons l’évolution du patient et émettons quelques hypothèses sur le lien entre habitat externe (espace institutionnel) et habitat interne (espace intra psychique).
Abstract
Through the clinical narrative of a psychiatric patient in long term care, the article examines the rehabilitation process in adult psychiatry. After a brief presentation of the reception unit (post-cure follow-up for psychotic patients) and its focal areas of work, we present the progressive birth of multi-disciplinary care including nursing, individual psychiatric care and psychoanalytical group sessions. Finally, by exploring the group’s three-year history, we follow the patient’s evolution and propose certain hypotheses on the link between external habitat (institutional space) and internal habitat (intra- psychic space).
Corps de l’article
L’histoire du patient
Rémy est suivi depuis 1987 sur notre secteur psychiatrique et admis au centre de post cure Gerville en novembre 2002. Il présente la particularité de faire un chemin « inverse » des classiques procédés de réhabilitation : il ira de son domicile personnel vers une famille d’accueil. Son parcours nous semble paradigmatique du travail de réseau que l’on peut réaliser dans les structures alternatives à l’hospitalisation, mais également de l’articulation entre travail psychiatrique et psychothérapie.
C’est à l’âge de 30 ans que ce patient commence ses soins psychiatriques. Il vit à l’époque dans son logement à Paris, et travaille depuis une dizaine d’années. Il a été marié et a divorcé. De son histoire familiale ressort une enfance particulièrement chaotique. Aîné d’une fratrie de trois enfants, il a un frère et une soeur avec lesquels il n’a pas de contacts. Ses parents ont divorcé alors qu’il était très jeune, le père étant parti du fait de la pathologie psychiatrique de la mère. Le père a élevé les deux enfants cadets et Rémy a été confié à la garde de ses grands- parents paternels. Il voue une grande affection à ses grands-parents, dont il pense qu’ils l’ont protégé de la folie.
Il décompense sur le plan psychiatrique trois ans après le décès de son grand-père. Dans les comptes rendus de l’époque, il y a notion que le père aurait interdit à Rémy de revoir sa grand-mère paternelle, et que, dans le même temps, il serait revenu dans la vie de son fils après en avoir été totalement absent. C’est à cette époque que Rémy est hospitalisé pour la première fois et depuis les hospitalisations se succèdent, avec des périodes de plus en plus courtes à l’extérieur. Des troubles du comportement se majorent, aggravés par des alcoolisations massives à son domicile partagées avec des inconnus rencontrés dans la rue qu’il invite. Il perd son travail, et l’isolement social est complet.
Les hospitalisations, libres au début, se transforment en hospitalisation sous contrainte, le plus souvent en hospitalisation d’office, dont la dernière en 2001. Des séjours séquentiels entre son domicile et l’hôpital sont mis en place en 1998. La prise en charge à l’atelier thérapeutique de l’ASM13, structure de soin à vocation de réhabilitation par le travail, permet un relatif équilibre, au prix d’hospitalisations quatre à cinq fois par an dans les périodes de troubles du comportement.
Rémy est adressé dans ce contexte pour une admission au centre de post cure Gerville, à l’ouverture de la structure.
La structure d’accueil
Le centre de post cure a ouvert en novembre 2002 dans un contexte de diminution du nombre des lits d’hospitalisation. C’est une structure située au sein de l’hôpital Eau Vive qui accueille des patients psychotiques au long cours, hospitalisés depuis de nombreuses années et dont toutes les tentatives de sortie ont été un échec. C’est le cas de Rémy dont les multiples prises en charge tentées se sont conclues par des échecs, particulièrement usants pour les équipes l’ayant suivi. Il s’agit d’un espace à l’interface du dedans et du dehors, près de structures d’hospitalisation, et éloigné des structures ambulatoires. Cet éloignement permet l’élaboration d’un projet de vie à plus ou moins grande distance avec le lieu de vie initial des patients.
La prise en charge des patients à Gerville suppose en premier lieu un accueil de la régression suscitée par l’arrêt ponctuel de tout projet vers l’extérieur. Si nous surmontons avec le patient cette période transitoire de régression, à l’aide des différents dispositifs de psychothérapie institutionnelle mis en place dans la structure, le patient peut reconstruire une unité intérieure. Ce n’est qu’à partir de là qu’il pourra investir un extérieur et élaborer une séparation et non pas des ruptures interminables.
La conception du dispositif de soin est assez proche de celle proposée par Racamier (1970). En effet, nous n’appliquons pas la psychanalyse comme technique thérapeutique à l’ensemble de l’institution, mais nous utilisons les outils conceptuels qu’elle propose pour rendre la clinique de la psychose chronique intelligible et construire des techniques de soins adaptés.
Le travail soignant au centre de post cure Gerville repose sur cinq axes fondamentaux (Laugier et Toliou, 2009) :
Prendre soin de l’autre comme étape indispensable au prendre soin de soi. Il s’agit de poser un regard structurant sur le patient qui s’oppose à la fusion destructrice afin de soutenir l’individuation (Pasche, 1988).
Assurer la constance d’un investissement durable. Suivant la ligne de pensée de Winnicott (1947), l’investissement quotidien et soutenu de l’équipe qui vient pointer systématiquement les attaques du patient sur les objets va progressivement donner sens à la destructivité au sein de la relation.
Favoriser un passage par une activité de pensée. En se basant sur les enseignements de Searles (1959), nous tentons d’accompagner par identification les mouvements émotionnels du patient pour soutenir la mise en mots. L’interprétation est secondaire, ce qui compte en premier est la verbalisation d’une expérience vécue et partagée.
Sensibiliser au lien social par la création d’espaces différenciés dans lesquels le patient peut déplacer son rapport à son groupe d’appartenance primaire. Secondairement, et selon la théorisation de Rouchy (1998), ces déplacements peuvent être élaborés dans des espaces thérapeutiques.
Introduire une fin d’éternité. Il s’agit de passer et dépasser la relation symbiotique que les patients psychotiques chroniques nous imposent pour secondairement envisager une séparation sans catastrophe pour leur Moi (Searles, 1959)
Nous proposons plusieurs instruments d’intervention pour répondre à ces axes de travail.
Le réinvestissement du corps par le biais des soins corporels élémentaires permet une restauration de certaines capacités du Moi à retrouver un plaisir de fonctionnement.
L’organisation d’activités concrètes portées par le désir et le savoir-faire des soignants (ce qui garantit leur investissement constant) permet la fabrication d’une réalité partagée et l’émergence d’affect dans la relation avec autrui.
Les entretiens psychiatriques effectués en équipe sont destinés à la narration commune de cette réalité vécue dans l’institution. Secondairement, les affects associés à ce récit permettent la mise en mots de l’histoire personnelle du patient.
L’aménagement d’espaces psychothérapiques en dehors de la présence des soignants, en individuel ou en groupe, crée un espace d’élaboration privé dans la continuité du travail institutionnel.
La scansion du temps, permise par la reprise des rythmes biologiques dans l’institution, contribue à la restauration d’une temporalité en lieu et place d’une éternité.
Comment nos instruments thérapeutiques sont-ils venus soutenir le travail de réhabilitation avec Rémy ?
Penser la prise en charge
Lors de son entrée, la présentation de Rémy est très négligée. Très incurique, son discours est particulièrement dispersé. Il met en scène tous les personnages de sa vie, psychiatres, familles, curateurs dans un tourbillon de mots que nous n’arrivons pas à suivre.
Dès qu’il rentre en contact avec une personne, il s’arrange pour parler de tous ceux qu’il a croisés sur son chemin et ainsi éviter la naissance d’une relation possible et concrète. La difficulté que les soignants ont de le rencontrer psychiquement nous rappelle ces patients décrits par Buie (in Bolognini, 2006), pour lesquels le contact empathique fait courir le risque d’un abandon.
De ce fait, les semaines de Rémy sont rythmées par un programme séquentiel très strict : trois jours et deux nuits par semaine à Paris, où il est sensé passer ses journées à l’atelier thérapeutique, le reste du temps à l’hôpital.
Des nuits à son domicile, on retiendra des alcoolisations et des troubles du comportement essentiellement marqués par sa propension à se travestir, ce en présence de patients rencontrés à l’atelier thérapeutique. Son appartement n’est investi par le patient que comme un espace d’expression de sa folie interne. Il n’a aucun meuble à lui, n’arrive pas à y dormir et ne fait que « festoyer » jusqu’à épuisement… probablement pour ne pas s’effondrer sur un plan narcissique.
Plusieurs mois passent, les différentes équipes (atelier thérapeutique, centre de post cure, secteur, service de tutelles de l’ASM13) tentent ensemble de tenir cet équilibre qui paraît lui permettre de poursuivre une vie en partie autonome. Les choses se répètent, avec des périodes d’admission à temps plein au foyer durant les moments de plus grande fragilité. Nous avons en tête à la fois la nécessité d’une prise en charge à plusieurs, forts de l’expérience de nos prédécesseurs, mais aussi le risque que nous prenons en étant en quelque sorte en miroir de son fonctionnement psychique : dans le clivage et la dispersion.
Les rechutes très fréquentes permettent à Rémy, jusqu’alors dans une attitude de déni de ses difficultés à Paris, de s’approprier l’idée qu’il a de plus en plus de mal à vivre dans son appartement. Pourquoi y tient-il à ce point ? Il nous explique alors que c’est un appartement que son père et lui ont choisi, et que c’est le seul endroit où son père serait susceptible de le retrouver s’il le cherchait. En effet, Rémy n’a aucune nouvelle de son père et de sa fratrie depuis plusieurs années.
Il nous semble d’emblée nécessaire de travailler autour des troubles des limites de ce patient. Néanmoins, la dispersion des prises en charge nous empêche d’imaginer une inscription dans un dispositif psychothérapeutique dans un premier temps. De ce fait, pendant trois ans, Rémy ne bénéficiera que des entretiens avec la psychiatre de l’unité, en présence des soignants et de la psychologue. C’est un espace où l’on imagine que le patient, à travers la narration de sa vie quotidienne au sein du foyer, nous laissera entendre ce qui se rejoue pour lui de son passé et de ses interactions précoces au sein de son groupe d’appartenance primaire.
Lors des entretiens Rémy met en scène sa folie et sa dispersion, mais aucune parole ne semble l’accrocher. Nous avons le sentiment qu’il échappe à la relation en permanence. Les soignants disent qu’il attaque le cadre en permanence. Encore faut-il que celui-ci soit reconnu comme tel comme le souligne à juste titre Martine Girard (2001). L’entretien a pour vertu de, chaque fois, rappeler la loi, ce qui fait cadre, et surtout de différencier les personnes.
Compte tenu des difficultés de Rémy à se raconter, nous n’avons que très peu d’éléments de son histoire pour les mettre en lien avec ce qu’il donne à voir pendant nos rencontres. On ne peut que fantasmer les scènes du passé qu’il rejoue.
Le seul élément abordé de manière itérative par Rémy est la folie partagée avec sa mère. Il nous semble à travers son récit entrevoir la description de la « mère morte » faite par André Green (1980). Sa mère vit dans une maison spécialisée depuis de nombreuses années et Rémy lui rend visite tous les deux mois. La manière dont il la décrit nous fait penser à une femme sans vie, qu’il doit en permanence réanimer par une excitation psychique et corporelle qui peut seule solliciter une réaction chez elle. Il se travestit avec elle, en portant ses vêtements, lui donnant ainsi l’image d’un double et perdant sa propre identité. Au sein du foyer, il se clochardise massivement, ce qui reflète la violence de l’attaque narcissique.
Les soignants tentent de lutter contre cette attaque en l’accompagnement quotidiennement pour tout ce qui concerne l’hygiène corporelle et l’investissement de l’image de soi. Cette approche corporelle, à vertu de revalorisation narcissique, semble échouer de même que les entretiens. Rémy, alors qu’il présente les mêmes entraves qu’un patient psychotique grave dans sa capacité à prendre soin de lui, provoque le rejet des soignants. Ceux-ci ont l’impression de se retrouver face à un miroir qui ne renvoie aucun reflet.
À propos du rôle de miroir dans le développement de l’individu, Winnicott (1971) souligne que l’infans cherche en premier de voir son visage dans le regard de la mère pour se reconnaître et créer un sentiment d’identité stable. Dans la relation avec une mère absente, il ne se voit pas et ses capacités créatrices s’atrophient. C’est exactement notre observation dans le travail avec Rémy : nous répétons avec lui de façon stéréotypée les mêmes gestes qui n’aboutissent pas comme si la créativité n’avait pas de place.
Ces différents éléments psychiques et corporels rendent toute manifestation d’empathie de la part de l’équipe difficile. Selon Bolognini (2006), l’empathie est une manière d’établir un contact avec la partie incomprise du patient ce qui suppose accepter que l’anomalie du patient est présente en nous dans une certaine mesure. L’« anomalie » de ce patient est tellement difficile à se représenter pour notre équipe que la question même du diagnostic est une interrogation.
En effet, ce patient ne nous paraît pas schizophrène, au sens où il n’a pas un délire construit et que la dispersion apparaît en lieu et place de la dissociation (au sens français du terme). Bien entendu, il est dans la confusion des identités et parfois sur des positions d’omnipotence. La pathologie des limites et les états pseudo-délirants évoquant bien souvent un état oniroïde sont prévalents. L’alcoolisme grave, le trouble de l’identité sexuelle, le vécu carentiel nous font aborder ses troubles plus dans le registre des troubles limite que dans celui de la pathologie schizophrénique stricto sensu.
Ses relations aux autres sont empreintes de séduction. Tour à tour méprisant puis effondré, Rémy est surtout très isolé, faisant peur parfois, suscitant le dégoût ou mettant en colère d’autres fois.
Les seuls moments où il se montre parfaitement adapté à la vie sociale sont les sorties à l’extérieur du foyer, en groupe et accompagnées de soignants. Le récit des soignants est alors très différent : il est agréable, souriant, participatif, pas dispersé… Attitude qui laisse l’équipe perplexe et maintient l’illusion d’un retour possible dans la cité.
De l’autre côté lorsqu’il participe à des activités à l’intérieur du foyer, il exhibe une folie dévastatrice qui attaque constamment le lien avec autrui. Les soignants traversent avec lui des vécus très positifs et très négatifs en même temps, ils ont l’impression d’être en face de deux personnes étrangères l’une à l’autre, et également insaisissables.
Les positions de l’équipe reflètent ces deux personnes étrangères l’une à l’autre : Rémy fou ou Rémy normal, le risque étant de le cantonner à l’un ou l’autre de ces personnages soutenant ainsi un clivage interne non opérationnel.
La première étape pour dépasser ce risque est le passage par une situation conflictuelle. C’est à travers les réunions d’équipe que les soignants croisent leurs regards sur Rémy, les uns pouvant reconnaître en eux la partie souffrante du patient alors que les autres l’expulsent. Cette confrontation peut déboucher sur un changement de regard que le patient va porter sur lui-même.
Racamier (1970), parlant des soins psychiatriques, met en avant la nécessité d’appréhender le patient sous plusieurs angles en les confrontant, car ceci correspond à la réalité très complexe du psychisme de l’être humain. Lorsqu’une équipe « voit » le patient de façon univoque, on risque de lui renvoyer l’image d’un monde interne « simple » ce qui serait illusoire.
La mise en conflit de différentes positions des soignants permet de penser le lien entre le « Rémy fou » dans l’institution contre le « Rémy normal » à l’extérieur de l’institution. Nous acceptons ainsi d’avoir les deux au même endroit afin de permettre au patient de traiter lui aussi son clivage interne.
Trois ans après son arrivée, nous décidons lors d’une réunion inter-équipe de cesser les allers et retours entre Paris et le foyer, de mettre fin à l’effort pour maintenir un équilibre devenu synonyme du maintien d’une illusion. Nous sommes obligés de constater avec lui qu’il n’arrive plus à travailler à l’atelier thérapeutique (alors qu’il avait pu par le passé), que les passages chez lui sont de plus en plus catastrophiques, et que les retours au foyer de Gerville sont chaque fois plus difficiles (alcoolisation et agressivité ou régression massive).
Martine Girard (2001) remarque que le processus d’historicisation du patient « se construit, de part et d’autre sur des renoncements et des deuils – renoncement à des positions mégalomaniaques, deuil d’un délire, abandon de relation d’emprise, côté patient – renoncement au désir de guérir, côté soignant » (p. 55).
Aussi bien pour l’équipe que pour lui, il s’agit de faire le deuil des capacités que l’on lui attribuait jusqu’alors et de les penser en termes de capacités à advenir, mais aussi d’affronter une crainte fantasmatique qui était à la fois la sienne et la nôtre, et qui se formulait de la façon suivante : « l’appartenance à une seule institution signifierait la mort ».
À l’annonce de cet arrêt, qui suppose donc un temps plein au foyer, Rémy se montre à la fois en colère et soulagé. Nous avons conscience que, au terme de tous ces efforts, nous proposons à ce patient, dont la problématique principale est la difficulté de construction du lien, de se poser dans un seul espace afin d’y appartenir. Comme le dit Eiguer, dans les problématiques de changement d’espace d’appartenance (migration), il y a un nécessaire passage par un faux self. La condition pour retrouver le vrai self est de vivre le nouvel espace d’appartenance comme suffisamment contenant pour le moi. Nous faisons l’hypothèse que cette appartenance lui permettra un jour de penser à un ailleurs, différent de son logement, ce qui suppose le deuil d’un passé à jamais perdu.
L’avènement d’un espace psychothérapeutique
C’est à ce moment de la prise en charge que nous proposons à Rémy différents espaces d’élaboration à l’intérieur de la même structure, articulés entre eux, pour accueillir et tenter d’élaborer la violence des déplacements du patient. Pendant cette période, où le sentiment d’appartenance à la collectivité du foyer de post cure est directement sollicité, nous lui proposons en particulier de s’investir dans un groupe de psychothérapie psychanalytique.
Les espaces individuels d’élaboration (entretien psychiatrique ou entretien psychologique) aident le patient à médiatiser son rapport au collectif du foyer. Néanmoins, ces espaces restent centrés sur l’individu. Le groupe (équipe soignante) est sollicité pour étayer les efforts du sujet pour donner sens à son expérience. Le groupe thérapeutique psychanalytique a la particularité d’être centré sur les phénomènes groupaux ; ceci signifie que l’individu en tant que monade n’est pas au centre de l’analyse. C’est le « lien » qui se trouve au centre de l’élaboration, ce que le sujet vit dans son rapport aux autres dans le ici et maintenant de la séance (Toliou, 2009) En ce sens, le groupe thérapeutique devient un groupe d’appartenance secondaire pour les sujets (Rouchy, 1998), au sein duquel ils peuvent élaborer leur rapport au cadre institutionnel, et donc leur rapport à la notion de « contenant ». Dans la prise en charge de Rémy, il s’agit de lui proposer un espace qui l’aide justement à élaborer la notion de contenant, à la fois familial mais aussi interne, contenant qui dans son cas semble poreux.
Rémy fait alors une expérience nouvelle : appartenir à un petit groupe (de 6 personnes) qui commence à fonctionner dans notre structure en novembre 2006. Il retrouve toutes les semaines, pendant 1h½, des patients qu’il connaissait déjà dans le contexte du foyer, en dehors du regard des soignants et du grand ensemble des patients.
Les participants du groupe sont tous suivis depuis longtemps en psychiatrie, avec des investissements variables de la vie concrète à l’extérieur : deux d’entre eux habitent dans des appartements thérapeutiques, un autre vit en famille d’accueil thérapeutique.
Pendant le premier mois, qui est aussi celui de l’ouverture du groupe, Rémy répète la dispersion qu’on lui connait par ailleurs. Il déverse des idées confuses qui sont incompréhensibles au niveau du contenu et désorganisées au niveau de la forme. Cela évoque les situations vécues dans son appartement parisien mais aussi les craintes de tous les participants concernant la perte de leurs limites dans le collectif. Son discours fonctionne comme porte-parole de ce que le groupe thérapeutique traverse en tant qu’entité : Rémy dit craindre d’être mélangé « mentalement » avec les autres patients et de perdre sa personnalité.
Il nous présente ainsi l’image d’une marionnette désarticulée, celle qu’il est au sein du foyer et celle du groupe dont la « peau » n’est pas encore constituée. Pour faire face au débordement pulsionnel que suscite tout groupe en voie de constitution, des couples commencent à se former. Rémy trouve un miroir en la personne d’un patient psychotique agité et caractériel dans son fonctionnement. Le comportement de l’un réactive la folie de l’autre. Pour Rémy cette situation fait écho à la relation en miroir avec sa mère, un miroir déformant, qui renvoie des fausses perceptions et rend confus au lieu de structurer. Durant cette période, la peur règne dans le groupe mais ne peut être exprimée en tant que telle.
Parallèlement, les entretiens psychiatriques se remplissent d’irruptions de personnages de son histoire, personnages importants, mais sans que l’on puisse encore faire de liens dans son discours. Il semble que le vécu affectif suscité par les liens naissants dans le groupe génère un matériel différent dans l’espace privé de l’entretien.
Au bout de six mois de prise en charge groupal, Rémy se voit encore comme une marionnette qui n’a pas de vie propre et insiste à voir ainsi les autres participants ce qui lui évite tout traitement de l’affectivité : « je ne m’intéresse pas aux petites vies mais aux apparences », dira-t-il. Au sein du groupe la voix du thérapeute lui est indispensable, comme concrétisation d’un surmoi qui limite, protège et permet que la parole soit libre mais pas anarchique.
Il s’agit d’une période où le travail de constitution de la peau groupale (Anzieu, 1987) suppose un tissage des liens à travers les similitudes et les différences de chaque sujet. Rémy commence à abandonner le masque de la marionnette huit mois après son entrée au groupe pour se montrer plus humain et réel. Il peut écouter ce que les autres disent, même si cela lui provoque toujours beaucoup de peur de confusion : il regarde le sol pour éviter tout « mélange de la pensée » car le regard de l’autre est encore un miroir aliénant et menaçant.
Afin d’affronter la peur de l’indifférenciation inhérente à la phase de constitution d’une peau groupale, les participants cherchent à se définir par leurs différences. Rémy s’appuie sur son sentiment d’appartenance au foyer pour se vivre différencié des autres participants. « Toi tu peux délirer chez toi, moi si je délire on m’enferme ».
Le groupe thérapeutique permet aux patients de confronter la représentation qu’ils ont du cadre institutionnel. Les différentes structures d’accueil renvoient à la représentation des différentes structures internes : il y aurait un espace interne qui punit l’activité délirante et d’autres espaces qui lui laissent libre cours. Y aurait-il des espaces qui permettent la naissance du sens ?
A l’extérieur du groupe et durant les entretiens psychiatriques, Rémy commence à parler de la folie maternelle et de l’abandon paternel. Des affects dépressifs émergent de manière concomitante avec une réorganisation de la pensée. Comme si le travail de lien que le groupe réalise l’aidait à adresser sa folie aux soignants, dans la relation avec eux, à susciter leur empathie et à leur permettre enfin d’entendre cette folie inscrite dans une histoire.
Au bout d’un an de la prise en charge psychothérapeutique, les participants ont trouvé leur place au sein du groupe et un jeu d’alliances se profile. Rémy ose se comparer aux autres, il les envie ou pas, il les perçoit comme des images identificatoires étayantes et non pas aliénantes.
Il commence alors à évoquer la relation avec sa mère jusqu’à l’âge de 16 ans, son mariage, son fils, il partage des souvenirs d’enfance à l’école et parle de cette grande absence que symbolise le père pour lui.
Il évoque souvent dans le groupe les entretiens psychiatriques comme un espace où il n’arrive pas à retrouver ses repères identitaires face à la psychiatre : il ne sait plus s’il est homme ou femme, il se perd. Au contraire dans le groupe avec l’appui des autres participants, tous des hommes, et sous le regard de la thérapeute, seule femme dans cet espace, il commence à se sentir « exister parmi les semblables ». Une appartenance à ce groupe semble se mettre en place, là où son identité sexuelle est sollicitée autrement.
Au sein du foyer les soignants constatent que Rémy prend soin de son image et que sa tenue vestimentaire est moins négligée.
Pendant cette période où les participants arrivent à évoquer des souvenirs en groupe, Rémy fait un effort considérable pour retrouver des images en lui afin de reconstruire le fil de sa vie. Une fois celles-ci retrouvées, il a l’impression de les perdre aussitôt, « j’aimerais peindre mes parents pour les avoir en face de moi ». Sa verbalisation n’est pas toujours claire ce qui ne facilite pas le contact avec les autres participants. On lui coupe souvent la parole au moment où il tente de formuler quelque chose d’important et il a besoin d’être soutenu par la parole de la thérapeute à ce moment-là.
Dans le groupe on assiste souvent au phénomène d’attaque contre les liens (Bion, 1959) : coupures du cours associatif de la pensée, moments de désorganisation mentale où les participants ne s’écoutent plus, des voix qui se superposent comme une écholalie. Il s’agit à ce moment de retrouver les limites de soi et de créer un territoire intime où l’on peut penser avec l’autre et non pas contre lui. Ce travail de création d’une co-pensée semble donner des résultats à la fois dans le groupe mais aussi à l’extérieur.
Dans les entretiens psychiatriques, il ne se répand plus. Alors qu’il exprime sa folie, notre connaissance mutuelle nous permet d’y mettre un sens, de le relier au quotidien dans l’institution. Les périodes d’alcoolisation se font plus rares pour disparaître totalement et les transgressions du cadre des soins s’estompent.
Après une visite chez sa mère dont nous étions informés, Rémy revient non pas fou comme à son habitude mais désespéré. Pour la première fois il prend conscience de la folie que sa mère lui transmet et dont il ne peut se défendre. Cette prise de conscience prend tout son sens lorsqu’on pourra la confronter à la façon dont Rémy se sent incapable de se défendre au sein du groupe face à la folie des autres participants. Des affects dépressifs émergent. Il n’a pas été choisi par le père lors du divorce de ses parents, il était le vilain petit canard de la famille ce qui nous renvoie à la place de « fou » qu’il prend la plupart du temps dans le groupe face aux autres.
L’espace de l’entretien et l’espace groupal semblent s’enrichir l’un l’autre. Cela reflète l’impression des soignants de ne plus avoir devant eux deux personnes qui ne se rencontrent pas, mais un « regroupement » de deux parties ce qui laisse penser que le clivage interne du patient est en cours de modification.
En septembre 2008, une deuxième thérapeute s’intègre au groupe, ce qui suscite des mouvements de rivalité fraternelle au sein de l’espace. Les alliances ses réorganisent, chacun doit retrouver sa place à nouveau. La fratrie est une dimension complexe pour Rémy, et c’est ce qu’il rejoue avec les autres patients dans l’institution mais aussi dans le groupe : il cherche à être l’enfant unique. Durant cette période, ses « explosions d’excitation » dans le groupe peuvent prendre sens : il s’agit des destins de la relation fraternelle.
C’est au sein d’une telle relation que Rémy commence à accepter les limites que les autres patients lui mettent. Il se « pose » dans le groupe avec soulagement, on a l’impression qu’il trouve un « chez soi ». C’est le même chez soi que les soignants lui ont permis au sein du foyer. Il nous dit souvent « j’ai trouvé une cellule psychologique ici je suis pas fou »
Durant toute cette période Rémy était sous Hospitalisation d’office (H. O). Malgré la disparition des troubles du comportement il était impensable d’envisager une levée. Cette mesure de contention externe a représenté longtemps pour lui sa carte d’identité. En fin 2008, il évoque, en entretien psychiatrique avec l’équipe, qu’il n’a plus besoin de cette mesure pour exister. C’est à ce moment-là que nous avons demandé et obtenu la levée d’H.O. Nous pouvions entendre sa demande comme reflet de l’ébauche de la construction d’un contenant interne.
Il s’agit du contenant que le groupe représente pour lui. Rémy verbalise très souvent combien l’espace est important pour lui : « ça me permet de sortir la rage en moi ». Il spécifie ce qui fait symptôme chez lui « une partie de mon cerveau est occupée par ma mère, une autre par mon père ». Il se met à ressentir « mon coeur bat pour une femme ». Il cherche l’affection et fait des efforts pour communiquer aux autres participants ce qui l’effraie par moments dans le groupe.
La dépression que l’équipe constate chez lui se manifeste dans le groupe par un retour sur soi qui l’amène à exprimer une image de soi dévalorisée. Il provoque non plus de la pitié, mais de la tristesse. Il s’agit d’un être humain qui constate l’ampleur des dégâts psychiques. C’est en prenant soin des autres et de la cohésion groupale que Rémy se restaure.
L’arrivée d’un nouveau participant en mars 2009 mettra en péril cette cohésion et mobilisera chaque participant dans son rapport au changement. Rémy se désorganise temporairement devant la crainte de voir le « visage du groupe changer ». Il s’agit de mesurer combien il peut supporter une image de soi en mouvement dynamique.
Il revendiquera son territoire dans le groupe après l’arrivée du nouveau : l’affection des thérapeutes, ses alliances avec les autres participants, ses acquis… probablement ce qu’il n’a pas pu faire lors du divorce de ses parents où il a été le seul à être laissé aux soins de grands- parents. Le changement dans le groupe lui offre l’énergie nécessaire pour se projeter vers l’extérieur. Un premier projet d’appartement thérapeutique est évoqué en juillet 2009, rapidement abandonné, ressenti comme trop dangereux en raison de sa difficulté d’être isolé.
L’annonce de ce projet au sein du groupe provoque des effets étonnants : les autres participants ne le soutiennent pas. Ils le renvoient au contraire à son image de « patient fou », qui ne sait pas tenir à long terme ; ils l’attaquent comme s’il fallait garder au sein du groupe au moins une personne qui incarne la maladie insurmontable. Comme sa mère le faisait il y a très longtemps.
A cette période Rémy se défend et défend ses capacités à la différence de ce qu’il a pu faire enfant avec sa mère et dans son rapport à sa famille. Il mobilise toute son énergie pour ne pas se désorganiser dans le groupe et pouvoir « tenir l’affrontement ».
Même s’il ne va pas jusqu’au bout de son projet d’appartement thérapeutique, il construira peu après (vers la fin de l’année 2009) un projet de famille d’accueil auquel il porte le plus grand soin. Il renonce définitivement au retour à son appartement parisien et reconnaît la nécessité d’être entouré par « un groupe qui le soutient, sa cellule psychologique »
Cette cellule psychologique, concrétisée par l’appartenance au groupe et l’inscription dans le dispositif de soins de l’équipe du foyer de post cure, représente son contenant interne en construction ; cela lui permettra d’envisager sans risque de catastrophe deux changements majeurs : le projet d’une famille d’accueil en parallèle avec le départ du groupe à Paris.
Le projet de placement familial suscite chez lui des évocations familiales heureuses, du temps où il vivait chez ses grands-parents. Ce projet ne le désorganise pas, au contraire du projet d’appartement qu’il a mis en échec très rapidement par une reprise des alcoolisations que nous avons très vite comprises comme une angoisse trop vive par rapport à cet espace et non pas comme une simple crise liée au changement.
Le fait qu’il puisse à la fois nous faire comprendre son refus d’un projet, et qu’il tienne sans l’attaquer un autre projet, nous laisse penser qu’il est suffisamment en confiance dans son sentiment d’appartenance au foyer pour pouvoir s’en séparer. En effet, il peut être dehors sans que sa place soit remise en question en tant que membre d’un groupe. Cela est probablement favorisé par trois points essentiels : la poursuite du groupe thérapeutique, la poursuite de séjours en séquentiels au Centre de post-cure Gerville (deux journées par semaine) et le travail de lien que nous réalisons par des réunions mensuelles avec l’équipe du Placement Familial.
C’est en avril 2010 où les thérapeutes du groupe décident de le déplacer au sein du CMP. Ceci représente un changement majeur pour la plupart des participants. Il s’agit de renouer avec « la cité » qu’ils ont quittée dans des contextes traumatiques. Même si le CMP appartient au cadre institutionnel large, il représente un contenant nouveau pour la peau du groupe. Ce déménagement provoquera chez chaque participant une mobilisation interne des parties longtemps oubliées.
Pour Rémy, cette perspective représente des retrouvailles tant désirées et tant craintes en même temps. La rencontre avec Paris (il n’y retourne plus depuis un an et demi) ressemble à la rencontre avec un être cher perdu depuis longtemps : il se prépare avec soin, il est ému, il fait des comparaisons entre sa vie passé et sa vie actuelle. Il effectue les trajets d’aller-retour à Paris en transports en commun, de façon autonome.
Ces retrouvailles ne bouleversent en rien son projet de famille d’accueil. Aucune destructivité comme on aurait pu la craindre ne s’exerce sur la façon dont il se voit construire son avenir. Les deux espaces (placement familial et CMP) peuvent coexister et il peut les penser en interaction dynamique.
L’étape suivante se fera certainement par un arrêt des séquentiels, étape qui sera favorisée par une reprise possible de son suivi psychiatrique au CMP. Avec une appartenance solide au groupe, désormais au CMP, Rémy retrouve un lieu fait de nombreux souvenirs qu’il avait laissés en même temps que son admission à temps complet à Gerville. Il continue ainsi le tissage des liens avec ses appartenances antérieures.
Conclusion
Les processus de réhabilitation ne sont pas univoques et nécessitent une prise en charge globale de la personne. Les outils à notre disposition permettent d’envisager bien entendu les soins psychiques mais également la réinsertion par le logement, par le travail et par toute forme de lien avec le socius.
A travers cette présentation nous avons proposé le cas d’un patient vivant en logement autonome pour lequel le processus de réhabilitation est passé par une première phase de vie et de travail institutionnel.
Vivre seul chez soi ne signifie pas forcément avoir un sentiment d’identité et d’appartenance stable permettant d’être en relation avec autrui et l’espace qui nous entoure. Nous avons fait le pari que le préalable indispensable pour Rémy était de trouver sa place dans un groupe d’appartenance secondaire, espace d’élaboration des failles de son groupe d’appartenance primaire afin qu’il accède à un sentiment d’identité plus stable. Nous pensons que c’est avec la certitude de « s’habiter soi-même » que l’on peut habiter finalement un autre espace.
Parties annexes
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