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Les grandes villes accueillent invariablement les grandes institutions universitaires. C’est le cas de Montréal qui compte quatre universités parmi lesquelles se trouvent deux des quatre facultés de médecine du Québec. Bon nombre de médecins omnipraticiens, de médecins spécialistes et de professionnels du réseau de la santé de la province sont donc formés au coeur de la métropole. À titre d’exemple, en 2010, sur les trente nouveaux psychiatres à intégrer le réseau de la santé au Québec (en excluant les psychiatres étrangers), douze provenaient d’une université montréalaise, dont dix de l’Université de Montréal [1].

Pour assurer le bon fonctionnement des programmes universitaires du domaine de la santé, qui demeure une tâche complexe, les institutions d’enseignement supérieur doivent à la fois se soumettre aux exigences et aux objectifs de formation définis par les organismes d’agrément et conjuguer avec les constituants de son réseau de formation. Ce réseau inclut les acteurs du milieu universitaire lui-même, le corps professoral, la communauté étudiante ainsi que les différents centres cliniques affiliés et leur bassin d’usagers. Chacun de ces constituants exerce un rôle déterminant dans ce système et peut contribuer à son progrès comme à son instabilité.

La formation des futurs professionnels de la santé est en partie théorique, mais elle demeure fondamentalement pratique. L’endroit de prédilection pour les apprentissages est donc le milieu de soins lui-même : les hôpitaux, les cliniques associées et les centres locaux de services communautaires (CSLC). Les milieux cliniques partenaires d’une université ont donc le devoir d’offrir aux étudiants un enseignement qui répond aux exigences de leur programme de formation par des stages adaptés à leurs objectifs. Ceci implique que les professionnels de ces milieux consacrent une partie de leur travail aux activités d’enseignement. En retour, ces derniers s’enrichissent de la présence d’une communauté étudiante qui agit en quelque sorte comme catalyseur du progrès dans leur environnement de pratique. Il ne faut toutefois pas perdre de vue que le mandat premier de toute institution de santé demeure ultimement de prodiguer à ses usagers les services dont ils ont besoin. Le milieu de soins affilié à une institution universitaire est donc soumis à une double contrainte : 1) dispenser des services adaptés à une population spécifique et 2) exercer sa fonction d’enseignement, encadrée par les balises définies par l’université et sa mission académique.

Les caractéristiques d’une population donnée colorent forcément ses besoins et, par conséquent, la nature des services développés par l’institution de santé qui la dessert. Il faut reconnaître que le centre-ville, un environnement très propice à la concentration de populations particulières, est spécialement soumis à ce phénomène. Par ricochet, l’enseignement offert en santé mentale dans le centre-ville est obligatoirement assujetti à des biais populationnels. Bien que cette réalité se répercute dans une multitude de disciplines liées de près ou de loin à la santé mentale, pour des raisons pratiques, nous nous intéresserons plus spécifiquement à la façon dont ce phénomène intervient dans la formation spécialisée en psychiatrie. Cette question est d’autant plus pertinente qu’il peut exister un contraste important entre le cadre de formation des résidents et le contexte de pratique clinique au terme de cette formation. Effectivement, même si l’enseignement en psychiatrie se concentre encore essentiellement dans le milieu urbain, la gestion des effectifs médicaux au Québec se traduit par une majorité de départs des jeunes psychiatres vers les régions périphériques ou éloignées. Ce phénomène se retrouve aussi dans les autres disciplines de la santé mentale, puisque l’offre de services doit couvrir tout le territoire québécois.

Les particularités du centre-ville de Montréal

Montréal compte un peu plus de 1 850 000 habitants, ce qui en fait la ville la plus populeuse du Québec. Selon le recensement de 2006, elle accueille les trois quarts des nouveaux arrivants au Québec et environ le tiers de sa population est né à l’extérieur du pays. Malgré ce multiculturalisme, le français continue d’être la langue de prédilection de la métropole. Il n’en demeure pas moins que 3 % de la population (46 640 personnes) ne parlent ni français ni anglais. Aussi, Montréal compte la plus grande proportion de jeunes adultes de 15 à 24 ans au Québec, notamment en raison de nombreux établissements d’études collégiales et universitaires. Le coût des logements y est plus élevé, ce qui confine la majorité de la population au rôle de locataire et la contraint à une mobilité forcée par les déménagements fréquents, particulièrement pour les habitants du centre-ville. Le prix moyen mensuel d’un logement pour une personne était de 661$ en 2006 et atteignait 735$ au centre-ville. Le centre-ville est d’ailleurs la zone qui héberge le moins de familles. Il suffit de rappeler que le montant de base d’une prestation d’aide sociale est de 574$ par mois pour comprendre les difficultés socioéconomiques des individus qui y ont recours (Ville de Montréal, 2009).

Montréal est riche de culture et de divertissements avec ses nombreux spectacles et festivals, ses musées, ses restaurants et commerces. Plusieurs de ces attractions se déroulent au coeur de son centre-ville. Cet environnement hédoniste attire autant les habitants de la ville et des banlieues que de nombreux touristes. La consommation d’alcool et de drogues, l’industrie du sexe, avec ses bars de danseuses (et danseurs) et ses prostitués, le jeu sont aussi bien présents dans ce milieu urbain. Le centre-ville attire aussi des gens désireux de recommencer à zéro, des jeunes en quête d’emploi ou de nouvelles expériences, ou encore des marginaux à la recherche d’un milieu où ils seront compris ou, du moins, où ils pourront s’exprimer et espérer être acceptés au sein d’un groupe. Certains de ces individus s’adaptent bien et participent à la diversité culturelle alors que d’autres se retrouvent coincés entre la marginalité et le pathologique.

À l’instar d’autres grandes villes, Montréal est confrontée à la problématique de l’itinérance. Les sans-abri se regroupent en son centre principalement par un phénomène de dérive en raison de la relative tolérance et des ressources et dispositifs de survie disponibles (hébergements d’urgence, soupes populaires, organismes de réinsertion sociale, etc.). Le nombre exact d’itinérants est difficile à quantifier. La dernière étude qui a tenté d’en faire un décompte date de 1997 et révélait que 12 666 personnes avaient été sans domicile fixe au cours de l’année précédente à Montréal. À titre comparatif, 3 589 individus s’étaient retrouvés dans la même situation dans la ville de Québec pour la même année. Les personnes itinérantes présentent des problématiques de plus en plus complexes. Bon nombre d’entre elles sont touchées par des problèmes de santé mentale et de toxicomanie, certaines affichent des valeurs excentriques qui cadrent mal avec le système social, plusieurs ont recours à des activités criminelles ou de prostitution pour des raisons diverses. Ces personnes sont particulièrement vulnérables, souvent en rupture avec leur famille et n’ont que peu ou pas de support de l’extérieur. De plus, la population itinérante est dans l’ensemble de plus en plus jeune et compte un nombre grandissant de femmes et de membres des communautés autochtones (Ville de Montréal, 2008 ; MSSS, 2008).

En pratique, deux grandes institutions publiques dispensent des services de santé mentale à la population du centre-ville : le Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM) et le Centre de santé et de services sociaux Jeanne-Mance (CSSS Jeanne-Mance).

Le CHUM est l’unique centre hospitalier francophone à vocation académique sur le territoire du centre-ville, accueillant régulièrement des cohortes d’étudiants aspirant à une profession dans le domaine de la santé (médecine, sciences infirmières, travail social, pharmacie, ergothérapie, psychologie, etc.). Les services de psychiatrie sont essentiellement centralisés à l’Hôpital Notre-Dame. C’est sur ce site que se trouvent les unités internes de psychiatrie générale, la grande majorité des cliniques externes et plusieurs services spécialisés : clinique des jeunes adultes psychotiques, hôpital de jour pour troubles de la personnalité et troubles de l’humeur, hôpital de jour pour les adultes psychotiques, gérontopsychiatrie, clinique de neuromodulation, équipe de crise, consultation-liaison… Les services d’urgence psychiatrique y sont aussi assurés. Une équipe de suivi intensif dans la communauté travaille pour sa part étroitement avec l’Hôpital Notre-Dame, bien qu’elle soit établie à proprement parler au sein du CSSS Jeanne-Mance. À l’hôpital St-Luc, on retrouve une unité médicale de désintoxication, de même qu’une équipe spécialisée en psychiatrie des toxicomanies. Un service de consultation-liaison en psychiatrie est assuré dans les trois hôpitaux du CHUM pour les patients hospitalisés aux soins d’autres spécialités. Le CSSS Jeanne-Mance orchestre pour sa part les services de santé mentale de première ligne sur le même territoire et gère des programmes adaptés aux caractéristiques de ses usagers : équipe itinérance, clinique des jeunes de la rue, etc.

Les exigences de formation

Il faut comprendre les principes qui sous-tendent la formation des résidents en psychiatrie pour mettre en évidence les subtilités de l’arrimage entre le milieu urbain et l’enseignement de cette spécialité.

La psychiatrie est une spécialité médicale, la formation du futur psychiatre débute donc par le programme d’études en médecine. À l’Université de Montréal, il s’échelonne sur une période de cinq ans, les deux dernières années dédiées à l’externat au cours duquel chaque étudiant complète des stages cliniques à l’intérieur des différents milieux de soins. Chaque externe complète minimalement un stage de huit semaines en psychiatrie. La réussite des cinq années d’études médicales et de l’examen du Collège médical du Canada permet d’obtenir le diplôme de doctorat en médecine. Avant de pouvoir pratiquer de façon autonome, le nouveau diplômé doit toutefois compléter un programme de résidence.

Partout au pays, les programmes d’études médicales postdoctorales, ou programmes de résidence, sont soumis à des exigences de formation qui sont déterminées puis évaluées par des organismes d’agrément : le Collège des médecins de famille du Canada pour la médecine familiale et le Collège royal des médecins et chirurgiens du Canada (CRMCC) pour les spécialités. Ces organismes établissent les normes de formation et révisent leurs exigences selon l’évolution des standards de pratique. Ils définissent les objectifs généraux et spécifiques de formation pour chaque programme en s’appuyant sur le modèle d’apprentissage par compétences en pédagogie médicale. Les compétences « CanMEDS » précisent les rôles adoptés dans la profession médicale : la communication, la collaboration, la gestion, la promotion de la santé, l’érudition, le professionnalisme et l’expertise médicale. Les étudiants de tous les programmes de résidence au Canada reçoivent une formation qui leur permet de construire les compétences requises pour pratiquer leur discipline spécifique ; ils sont évalués conséquemment. Les universités doivent se conformer aux exigences de formation émises qui sont vérifiées périodiquement lors des visites d’agrément.

En psychiatrie, l’objectif global du programme de résidence tel que défini par le CRMCC, est de former des « psychiatres généralistes sophistiqués », c’est-à-dire des psychiatres ayant une capacité de pratique éclectique, aptes à intervenir avec compétence dans des domaines variés auprès de populations diverses, en collaboration avec un réseau de soins et de services en santé mentale. Cet objectif reflète la réalité de la pratique psychiatrique contemporaine (Leverette, 2009). C’est dans cet esprit que le CRMCC décrit une séquence de stages sur une période de formation de cinq ans. Essentiellement, la formation est divisée en deux grands domaines : 1) le juniorat, qui s’étend de la première à la troisième année, se consacre à l’apprentissage des bases en psychiatrie générale adulte, pédiatrique et gériatrique ; 2) le séniorat, qui inclut la quatrième et la cinquième année, est dédié aux apprentissages dans les domaines psychiatriques plus spécialisés (psychiatrie des toxicomanies, soins partagés avec la première ligne, réadaptation psychiatrique, consultation-liaison, stages optionnels). S’ajoutent en plus des activités cliniques longitudinales, notamment dans différentes modalités de psychothérapie et dans le suivi long terme de patients atteints de troubles mentaux sévères et persistants. Le CRMCC encourage aussi fortement un modèle d’enseignement pyramidal qui implique des résidents de différents niveaux. Comme toutes les universités canadiennes qui offrent une formation postdoctorale en psychiatrie, l’Université de Montréal doit garantir que son programme de résidence respecte ce cadre de formation en s’appuyant sur les plateformes cliniques qui lui sont affiliées.

Arrimage entre le milieu urbain, les exigences de la formation et la construction des compétences en psychiatrie

De façon générale, un milieu de stage doit offrir à l’étudiant la possibilité de rencontrer différentes pathologies et différentes problématiques qui lui permettront de construire les compétences requises pour une pratique clinique efficace. Un hôpital en centre-ville peut être un milieu d’apprentissage stimulant et enrichissant. Pour répondre à sa vocation d’enseignement, il doit toutefois relever des défis.

L’apprentissage de la psychiatrie générale au centre-ville

Le programme d’études spécialisées en psychiatrie prévoit une année complète d’activités cliniques en psychiatrie générale adulte durant la deuxième année du juniorat. Il s’agit d’une période charnière dans la formation du résident alors qu’il s’initie enfin au domaine de pratique qu’il a choisi. Ce processus est central dans le développement de son identité professionnelle.

De prime abord, on peut penser que l’exigence la plus simple à combler dans le programme de résidence est la formation en psychiatrie générale. Toutefois, un centre hospitalier universitaire, motivé par ses intérêts académiques, notamment ses assises en recherche et son rayonnement, n’est pas tant orienté vers une philosophie de soins généraux, mais souvent davantage vers le développement de soins spécialisés ou surspécialisés. Un des défis pour un milieu de formation universitaire, qui abonde normalement en expertises dites « de troisième ligne », est d’offrir une véritable expérience de psychiatrie générale, où s’articulent harmonieusement les différentes activités retrouvées dans une telle pratique. Celle-ci inclut l’exposition à une diversité de psychopathologies et de problèmes cliniques rencontrés en deuxième ligne dans des contextes de soins standards, à la fois aigus (urgences, unités d’hospitalisations régulières et soins intensifs psychiatriques) et ambulatoires (cliniques externes).

La concentration et la priorisation des soins surspécialisés dans les milieux académiques peuvent limiter l’exposition du résident à la pratique psychiatrique générale. Un risque inhérent au modèle de l’hôpital universitaire est de relayer l’essentiel des soins et services de base à d’autres établissements. S’ajoute à cette problématique la croissance de la communauté étudiante : en effet, les politiques d’admission des programmes d’études médicales se sont élargies en réponse à la pénurie d’effectifs sur le territoire québécois. Par conséquent, le nombre d’étudiants dans les hôpitaux universitaires augmente année après année et sature de plus en plus l’infrastructure d’enseignement. La résidence en psychiatrie est également touchée par cette problématique, quoique dans une moindre mesure. Certains pays occidentaux aux prises avec ce phénomène ont constaté un manque d’exposition aux milieux d’enseignement clinique des grandes villes ; ils ont conclu que ces milieux ne répondaient plus aux besoins de la formation en psychiatrie générale. C’est le cas de l’Australie qui, pour y pallier, a développé de nouvelles structures d’enseignement clinique afin que l’essentiel de la formation des résidents soit donné à l’extérieur des centres urbains (Schweizer et al., 2009). Cette démarche avait aussi pour but de favoriser l’établissement des jeunes psychiatres dans les régions éloignées en pénurie d’effectifs. L’exposition aux régions pendant la résidence semble effectivement favoriser une pratique en milieu rural une fois la formation complétée (Hodges et al., 2006). Au Québec, les mêmes considérations ont motivé la création du campus de la Mauricie par la Faculté de médecine de l’Université de Montréal pour la formation médicale doctorale (préclinique et externat).

L’expérience du résident junior en psychiatrie générale variera en fonction de la façon dont les services de deuxième ligne seront orchestrés dans le milieu d’enseignement. Le modèle dominant est celui de l’organisation des services par programmes, et paradoxalement par « spécialités », qui contraste avec le modèle classique « intégré » de psychiatrie générale. Dans sa forme la plus pure, l’organisation par programmes inclura par exemple une unité de soins aigus dédiée au traitement des troubles affectifs, une autre dédiée aux troubles psychotiques, une unité de soins intensifs psychiatriques, chacune avec ses équipes interdisciplinaires et ses psychiatres respectifs. Le même principe s’applique à la modalité ambulatoire, qui est subdivisée en cliniques spécialisées. Pour un milieu académique, le bénéfice potentiel de ce modèle est de concentrer les expertises et d’uniformiser des populations de patients pour constituer des terrains fertiles à des initiatives de recherche. Du point de vue de l’étudiant, il peut présenter l’avantage de permettre la construction des compétences dans un type de pathologie à la fois, en peaufinant la reconnaissance de ses subtilités et similarités. Ce type d’organisation peut toutefois fragmenter la formation du résident durant son année de psychiatrie générale, qui le contraint à une succession de stages dans différents domaines spécialisés pour couvrir ses objectifs d’apprentissage. Il suggère aussi une représentation un peu clivée du psychiatre généraliste devenu un « multi-spécialiste » de la psychiatrie. Ces apprentissages sont néanmoins transposables dans une pratique générale.

Le modèle classique intégré de psychiatrie générale implique pour sa part qu’une même unité de soins ou une même clinique externe accueille une diversité de problèmes cliniques et qu’un même résident junior traite quotidiennement tout un éventail de psychopathologies. Il promeut aussi la continuité des soins qui permet à un résident de suivre ses patients à travers différentes modalités : depuis l’urgence jusqu’à la clinique, en passant par les unités de soins intensifs et les unités d’hospitalisation standards. Cette structure est habituellement plus fidèle à la nature du travail des psychiatres qui oeuvrent en psychiatrie générale et a l’avantage d’offrir de véritables modèles de rôle de psychiatres généralistes pour les résidents. La stabilité de l’environnement de pratique et du personnel soignant qui entoure le résident dans ce modèle favorise son intégration au sein de l’équipe interdisciplinaire et consolide son identité professionnelle. Toutefois, les enseignants doivent demeurer à l’affût des exigences de formation et pallier au manque d’exposition dans un domaine particulier, le cas échéant.

En pratique, plusieurs milieux cliniques universitaires offrent des services sur un continuum qui se situe entre les deux modèles décrits précédemment.

Le centre-ville a certainement le potentiel d’offrir une expérience clinique riche en psychiatrie générale. On pourrait penser que ses caractéristiques populationnelles favorisent une spécialisation des services et qu’elles sont difficilement compatibles avec un modèle classique de psychiatrie générale. Ce n’est toutefois pas nécessairement le cas. En réalité, une grande proportion des usagers en santé mentale au centre-ville présente une pluralité de problèmes. En effet, les comorbidités sont la norme plutôt que l’exception, il est donc souvent laborieux de départager la problématique dominante. Le système de soins doit donc être souple face aux besoins de ces usagers ; en ce sens, on peut argumenter que ces personnes sont mieux desservies par le modèle intégré de psychiatrie générale. L’Hôpital Notre-Dame a choisi d’organiser ses services de soins aigus selon ce modèle, tandis que ses cliniques externes sont organisées par programmes spécialisés. De cette manière, en pratique, un résident junior peut évaluer un patient à l’urgence lors d’une garde un soir, admettre ce même patient à l’unité de soins intensifs le lendemain, poursuivre son suivi à l’étage régulier lors des semaines subséquentes, puis l’intégrer à sa cohorte de patients en clinique externe au terme de son hospitalisation. Il suivra ainsi son patient d’un bout à l’autre de son épisode de soins et l’accompagnera ultérieurement dans sa démarche de réadaptation et de rétablissement. Cette séquence procure souvent au patient beaucoup de réassurance et lui donne la chance d’établir un meilleur lien de confiance avec le résident qu’il investit plus aisément comme son médecin traitant. De plus, cette séquence sensibilise le résident au cheminement du patient dans le système de soins, lui permet de cerner les avantages et les limites de chaque modalité de traitement et le confronte aux conséquences à plus long terme de ses propres décisions cliniques.

L’apprentissage de la psychiatrie spécialisée au centre-ville

Pour un résident senior, le milieu de centre-ville comporte plusieurs avantages. Tout d’abord, comme dans tout milieu universitaire, il bénéficie de la présence de la communauté étudiante pour développer ses aptitudes en enseignement auprès de collègues plus juniors. Cet arrangement lui permet de tester ses connaissances, de vulgariser sa pensée et de développer ses compétences d’érudition et de communication. Cette approche s’inscrit en même temps dans le sens de la formation pyramidale en enseignement encouragée par le CRMCC. La formation en milieu de centre-ville offre aussi la chance au résident de faire preuve de créativité et de proactivité dans l’offre de services à une population difficile en collaboration avec différents professionnels. Il est invité à exercer son leadership et à s’initier aux activités de gestion des institutions. Vu sa vocation académique, il est également dans l’ordre des choses que le CHUM ait développé des expertises de pointe ; par conséquent, les résidents ont des occasions de stages en recherche et en clinique de troisième ligne. La neuromodulation pour les patients souffrant de troubles dépressifs réfractaires en est un exemple.

Simultanément, la situation urbaine a contraint le milieu clinique à établir certains services adaptés autour de populations qui ont des besoins particuliers, en faisant des approches spécialisées. Par exemple, plusieurs usagers adhèrent difficilement aux modalités de soins usuelles, ce qui a inspiré le développement de services de proximité (par exemple : clinique des jeunes adultes psychotiques, suivi intensif). Également, des services de psychiatrie des toxicomanies s’y sont naturellement déployés étant donné la forte prévalence des troubles de dépendances. Les résidents seniors peuvent y acquérir une expérience en troubles concomitants, y travailler en collaboration avec les professionnels en médecine des toxicomanies et s’initier aux approches psychothérapeutiques spécifiques, entre autres la thérapie motivationnelle. Ces expériences seront sans doute utiles au futur psychiatre peu importe son environnement de pratique.

Comment les particularités du centre-ville colorent-elles la disponibilité des ressources nécessaires à la construction des compétences en psychiatrie ?

Les usagers des services en santé mentale au centre-ville incluent des personnes de tous les niveaux socioéconomiques, mais dont une proportion importante vit en milieu défavorisé. On y retrouve des immigrants de différentes origines et nombre de personnes marginalisées, isolées et désaffiliées. Le recours à la toxicomanie, à la prostitution et à la criminalité y est fréquent. Les patients rencontrés constituent donc une population cosmopolite qui présente de multiples problèmes liés à la fois aux conditions sociales, au mode de vie et aux pathologies psychiatriques. Leur évolution dans le système de soins est marquée par leur mode relationnel et leur grande mobilité. L’apprentissage de la psychiatrie au centre-ville est à l’image de ses habitants : toujours coloré et souvent intense…

Les facteurs sociaux s’enchevêtrent aux problèmes de santé mentale et il peut être étourdissant pour le résident qui débute d’identifier les difficultés rencontrées en clinique. Il faut se rappeler que dans le cours de la formation médicale doctorale, l’étudiant apprend principalement la physiologie, la classification et la différentiation des psychopathologies. Il existe un décalage entre la connaissance de critères diagnostiques et des modèles pathophysiologiques et la réalité, un écart qui peut certainement être massif dans la pratique au centre-ville. En règle générale, on retrouve chez une même personne une multiplicité de problèmes en interaction, qui sollicitent tous les axes diagnostiques (troubles psychiatriques majeurs, troubles de la personnalité, problèmes médicaux et facteurs de stress psychosociaux). Inversement, le contact avec les pathologies « pures » et leur évolution « normale » est certainement moins fréquent dans ces circonstances. Ce phénomène n’est probablement pas tant spécifique au milieu de centre-ville, mais davantage le propre de la pratique contemporaine en psychiatrie, les cas relativement moins complexes pris en charge par les intervenants de la première ligne. Il pourrait être avantageux que l’étudiant rencontre davantage de cas plus simples au début de sa formation afin de consolider ses compétences de base. Par exemple, les présentations cliniques élémentaires, limitées à un diagnostic unique, constituent le terrain idéal pour les premières expériences d’apprentissage en psychothérapie. Par contraste, dès le début de sa formation, le résident est confronté à la complexité. Il ne peut pas se restreindre aux repères qui lui avaient été jusqu’ici enseignés et doit revoir sa façon de comprendre la personne et ses difficultés. Pour se faire, il doit étoffer ses connaissances et acquérir le savoir nécessaire à l’identification et au traitement de chacune des conditions potentiellement présentes chez ses patients, de la plus prévalente à la plus rare. Avec le support de psychiatres d’expérience, il travaille sa capacité de discernement et de synthèse, aiguise son esprit critique et apprend à approcher la personne dans son intégralité. Les milieux d’enseignement participent à la construction de son érudition par le biais de séminaires formels (clubs de lecture, présentations et discussions de cas complexes, etc.) en plus de stimuler sa réflexion au fil des expériences cliniques. Bien au-delà des connaissances, le résident doit aussi façonner son identité de thérapeute et raffiner ses interventions. Ses interactions avec les patients peuvent le confronter à ses préjugés et ses valeurs : la grande diversité culturelle l’amène à visiter d’autres façons de conceptualiser la santé et la maladie et la concentration de populations marginalisées, à explorer les travers et les revers des modes de vie hétérodoxes. Il doit faire preuve d’ouverture, d’humanisme et de souplesse, des qualités qui lui éviteront de « pathologiser » d’emblée ce qui sort de la norme et de se retrouver désarmé. Il peut aussi être difficile et anxiogène d’approcher des patients qui vivent dans la précarité, particulièrement au début de la formation. Si le résident peut parfois faire l’expérience d’un sentiment d’impuissance devant les personnes atteintes de troubles mentaux, cela est d’autant plus vrai lorsqu’ils vivent dans la misère et adoptent des comportements à risque. L’apprivoisement par le résident de ses limites pourra l’aider à insuffler l’espoir et à miser sur les forces de son patient, tout en développant des attentes réalistes. Respecter la liberté de choix des personnes, dans la mesure où elles sont aptes, signifie tolérer que certaines de leurs décisions peuvent leur être nuisibles, ce qui peut entrer en conflit avec ses instincts de soignant. Une approche fréquemment utilisée sera celle de la réduction des méfaits, et le résident sera habilité à transposer ce paradigme d’interventions auprès de ses patients lorsque approprié. Avec les habitudes de vie et les facteurs sociaux et environnementaux (comportements sexuels à risque, toxicomanie, pauvreté, violence, insalubrité, etc.) qui jouent un rôle majeur dans l’apparition et la perpétuation des symptômes, le centre-ville devient un espace privilégié pour construire la compétence de promotion de la santé.

La garde en psychiatrie est une occasion pour le résident de travailler de manière plus autonome, épaulé par un clinicien d’expérience qui oeuvre en parallèle ou à distance. Elle s’exerce au sein de l’urgence psychiatrique et consiste à répondre aux consultations émises par les omnipraticiens de l’urgence médicale. Les interventions y sont à la fois évaluatives et thérapeutiques. L’apprenant raffine ses habiletés et ses connaissances et expérimente librement différents types d’approches.

La population du centre-ville et ses débordements créent un biais d’exposition évident lors de la garde. Perçue et investie comme un refuge par plusieurs personnes à court de moyens ou comme une solution par un environnement social dépassé, une urgence au centre-ville cumule les problèmes du registre psychosocial. Les troubles psychiatriques primaires, bien que définitivement réels et présents, y sont relativement moins fréquents. Le résident découvre tranquillement que ses « épisodes maniaques » sont en fait des intoxications aiguës ; que ses « déprimés » sont des personnes atteintes d’un trouble relationnel, dépassées par leurs conditions misérables et leur solitude ; ses « suicidaires », les suites d’un sevrage à l’éveil duquel il n’y a plus d’argent pour le reste du mois ; ses « psychotiques », des marginaux dont les excès de comportement ont troublé l’ordre public ; ses « schizophrènes », des itinérants qui simulent des hallucinations pour bénéficier d’un toit sous lequel passer la nuit… Le résident diagnostiquera en leitmotiv les intoxications, abus et dépendances aux substances, les troubles induits et les troubles de la personnalité. Dans les faits, les patients rencontrés cadrent souvent mal avec les stratégies thérapeutiques prédéfinies ou « guides de pratique ». Une démarche individualisée et adaptée permettra à la grande majorité des patients d’obtenir leur congé en évitant les interventions superflues. Le débit élevé des consultations dans une urgence psychiatrique chargée oblige par ailleurs le résident à répartir son temps de façon efficiente et à utiliser les ressources de manière optimale et ainsi à travailler son rôle de gestionnaire.

Les attributs des patients du centre-ville, à l’urgence comme dans les autres modalités de soins, teintent certainement la construction des compétences de communication et de collaboration. Le fait d’approcher les problèmes en interdisciplinarité aide le résident à se familiariser au rôle spécifique de chacun des professionnels et à reconnaître l’utilité, voire l’indispensabilité, du travail d’équipe en santé mentale. Plus grande sera la complexité des situations, plus les équipes interdisciplinaires devront être créatives, flexibles et pragmatiques. Aussi, le psychiatre devra souvent s’ouvrir à l’expérience et à l’opinion de collègues qui poseront un autre regard sur une impasse thérapeutique. Ces interactions permettent de valider ou de questionner une conduite entreprise, de développer de nouvelles idées et de projeter les suites d’un parcours de soins. Dans la pratique courante, il existe un besoin de communication étroite entre les différentes équipes impliquées auprès d’un même patient, liant les intervenants de l’urgence, de l’interne, de l’externe et de la communauté. La nécessité d’échanger sur les cas difficiles justifie d’ailleurs des initiatives plus formelles, entre autres des séminaires de cas complexes ou encore des réunions hebdomadaires des deux équipes dont les dossiers seront discutés conjointement.

Le besoin de collaboration s’étend aussi plus largement à la santé mentale et la santé physique. De manière générale, les patients atteints de troubles mentaux présentent une morbidité médicale de plus en plus lourde. Ceci est notamment le résultat du vieillissement de la population, des complications des traitements psychopharmacologiques et des habitudes de vie. Plusieurs patients, en particulier ceux atteints de troubles psychotiques, sont de surcroît moins susceptibles de percevoir les signaux d’alarme émis par leur corps (dont la douleur), éprouvent des difficultés à en interpréter le sens et peinent à s’organiser vers la recherche de solutions. Ils tardent conséquemment à manifester des plaintes physiques et à rechercher l’aide médicale appropriée. Typiquement, ces patients sont en plus de piètres historiens. Une dimension plus distinctive du centre-ville est sa propension à rassembler des personnes dont les moeurs et conditions de vie les placent à risque exponentiel pour leur santé : qu’on pense à l’itinérance, la toxicomanie, la prostitution ou à la pauvreté qui les contraint à vivre dans des conditions souvent pitoyables. On voit alors apparaître plus régulièrement le VIH, les hépatites, les grossesses non désirées, les accidents, les plaies surinfectées, les engelures, etc. On peut facilement imaginer que ces personnes, dans la foulée et l’urgence de leurs épreuves quotidiennes, perçoivent leurs « petits malaises » comme étant relativement moins préoccupants. Plusieurs tendent en plus instinctivement à éviter les contacts avec le système de santé et adhèrent difficilement aux traitements proposés. Cette réalité oblige le résident en psychiatrie au centre-ville à être particulièrement vigilant, à entreprendre des examens et consultations plus volontiers et à agir comme défenseur des intérêts de son patient en matière de santé. Il doit alors faire preuve de doigté et de professionnalisme auprès des autres spécialistes. Ceux-ci profitent de leur côté de la contribution des consultants en psychiatrie lorsqu’ils sont confrontés à la désorganisation mentale et comportementale des patients qui appartiennent à leurs services (sevrage, refus de traitement, évaluation de l’aptitude, etc.). Le soutien mutuel entre les différentes disciplines est impératif face à ces populations vulnérables et difficiles d’approche ; de telles expériences sont assurément instructives pour le résident en formation.

La précarité socioéconomique et le phénomène de désaffiliation sont des facteurs qui exigent de travailler en collaboration avec les organismes communautaires. Les familles sont des partenaires utiles dans le traitement, la réadaptation et le rétablissement des personnes atteintes de troubles mentaux. En l’absence d’un réseau primaire, les soignants doivent élargir leurs horizons et faire appel à d’autres sources de support pour leurs patients. Il s’agit là d’une occasion de découvrir des participants du réseau de la santé mentale auxquels le résident aurait autrement moins tendance à faire appel. Même s’il faut reconnaître que la désaffiliation des patients peut interférer dans une certaine mesure avec l’acquisition par le résident d’habiletés en interventions familiales, il peut le cas échéant utiliser les agents de support communautaires pour développer son savoir-faire dans les approches systémiques, par le biais de rencontres-réseau.

Conclusion

Les particularités du centre-ville apportent leur lot d’avantages et d’inconvénients potentiels dans la formation en psychiatrie. Le bassin d’usagers et l’infrastructure de services offrent des expériences riches, autant en pratique générale que spécialisée, à travers tout le continuum de la résidence. Les cas cliniques diversifiés et complexes constituent un terrain fertile en apprentissages qui permettent la construction de toutes les compétences requises à une bonne pratique. Le parcours peut toutefois être ardu et parfois frustrant pour le résident désireux de se familiariser avec les psychopathologies de base et certaines modalités thérapeutiques spécifiques. Effectivement, les présentations cliniques et leur évolution sont typiquement « polluées » par les problèmes sociaux, les chevauchements sémiologiques et les difficultés des patients à adhérer aux approches traditionnelles. La difficulté du résident à s’acclimater à la pratique au centre-ville variera selon son aisance à sortir des conventions et son appréciation de la nouveauté. Plonger dans cet univers peut être source de stress. Les enseignants et autres professionnels auxquels le résident sera jumelé contribuent grandement à sa découverte de la discipline et peuvent faire toute la différence entre un apprentissage positif et une expérience éprouvante. Avec leur support, la complexité des situations rencontrées peut solliciter l’intégration de l’ensemble de ses compétences et, ultimement, son épanouissement dans le rôle d’expert médical. Des compétences solides lui permettront de s’adapter avec plus d’aisance aux difficultés propres à chaque environnement de pratique.

Les réflexions présentées ici peuvent s’appliquer dans une large mesure à la formation des autres professionnels en santé mentale. Similairement, elles ne sont pas exclusives au centre-ville et trouvent écho dans d’autres réalités sociogéographiques. On rencontre bien sûr partout dans la province des situations cliniques semblables à celles observées dans le centre-ville de Montréal. Elles existent à des degrés variables dans tous les milieux de formation urbains et dans les différentes régions. Le territoire du centre-ville se distingue davantage par le fait que certaines de ces situations y abondent et que le savoir-agir en santé mentale et son enseignement s’y sont façonnés, en conséquence, par la force des besoins. Le même principe s’applique aux milieux périphériques et éloignés, chacun comportant ses qualités populationnelles et ses défis respectifs. Bâtir des liens plus forts avec les régions permettrait d’offrir aux résidents des expériences complémentaires utiles. Cela illustre bien comment le bon exercice d’une profession en santé mentale ne s’opérera jamais comme un dogme : il est constamment en construction, en amélioration et en rénovation, mis à l’épreuve par la population à desservir. Le résident qui aura assimilé cette notion sera en mesure de se l’approprier dans ses activités comme psychiatre, peu importe l’environnement au sein duquel il pratiquera une fois sa formation complétée. Il sera sensible à ce qui caractérise son milieu de pratique et pourra lui offrir sa contribution adaptée.